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- Des républiques, une démocratie
Par Didier Cariou, maitre de conférences HDR en didactique de l'histoire à l'Université de Brest Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3 (2023) : Des républiques, une démocratie : des libertés, des droits et des devoirs. À partir de quelques exemples accessibles, on montre que les libertés (liberté d’expression, liberté de culte…) et les droits (droit de vote, droits des femmes…) en vigueur aujourd’hui, sous la Ve République, sont le fruit d’une conquête et d’une évolution de la démocratie et de la société et qu’ils sont toujours questionnés. On découvre des devoirs des citoyens. Introduction Le programme et la fiche EDUSCOL qui lui est associée nous demandent de voir dans ce chapitre en quoi la République française relève de la démocratie libérale. Celle-ci associe la souveraineté nationale à l’affirmation des libertés politiques et des libertés individuelles et à la garantie de certains droits sociaux. Ces différentes notions trouvent leur origine dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 mais elles n’ont été imposées dans la réalité sociale et politique qu’à l’issue de nombreux combats, tout au long des XIXe et XXe siècle. Certains acquis restent fragiles et sont toujours menacés. Nous savons que la démocratie et les acquis sociaux sont actuellement en danger dans le monde comme en France. C’est pourquoi ce chapitre est important, certes pour la préparation du concours, mais surtout pour connaître les droits pour la défense desquels il est important de se mobiliser encore et toujours. Ce chapitre doit être travaillé en lien avec l’EMC. 1. Les caractéristiques des régimes républicains en France 1.1. Des principes énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 aout 1789 Le texte de la DDHC est disponible sur ce lien : La déclaration des droits de l'homme et du citoyen | Élysée Il est important de le lire et de le relire. Bien entendu, la DDHC n’a pas fourni les caractéristiques d’une république puisque, entre 1789 et 1792, le régime politique de la France était celui d’une monarchie constitutionnelle dirigée par Louis XVI. Mais le texte de la DDHC énonça de nombreux principes encore en vigueur aujourd’hui et qui fondent une démocratie libérale. Comme la DDHC figure explicitement en tant que référence officielle dans le préambule de la Constitution de la Cinquième République, elle possède toujours aujourd’hui une dimension constitutionnelle et les principes qu’elle énonce doivent toujours être respectés. C’est la raison pour laquelle nous indiquons plusieurs articles de la DDHC qui précisent les principes à la base de notre système politique dans les passages qui suivent. Un premier principe est celui de la souveraineté nationale : la nation, composée des citoyens, exerce ou délègue le pouvoir par le suffrage et l’élection. Lorsque la nation élit ses représentants censés incarner la volonté de la nation, on parle de régime représentatif . Alors que, sous la monarchie absolue de droit divin, le pouvoir émanait de Dieu, la nation devint la source de la légitimité de tout pouvoir. Le principe de la souveraineté nationale avait été proclamé le 17 juin 1789 et il apparaît dans les articles 3 et 6 de la DDHC : Article 3. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. Article 6. La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Un autre grand principe est celui de la séparation des pouvoirs théorisé par Montesquieu à partir de l’exemple britannique dans De l’esprit des lois en 1748 . Ce principe s’oppose au fonctionnement de la monarchie absolue où le roi concentrait entre ses mains tous les pouvoirs. La séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire est considérée comme garantissant la liberté publique contre l’établissement d’une dictature grâce à un équilibre entre les pouvoirs qui se contrôleraient réciproquement. Elle suppose nécessairement la rédaction d’une constitution , texte dont la fonction est précisément de fixer la nature et la répartition des pouvoirs, ainsi que les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Pour la première fois en France, le Serment du jeu de paume du 20 juin 1789 affirma la nécessité de rédiger une constitution. Si les États-Unis n’ont connu qu’une seule constitution depuis 1783, la France est sous doute le pays champion du monde des changements de constitutions (au moins douze depuis 1791), à l’occasion de révolutions ou de crises profondes des régimes en place. Article 16. Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. Le texte de la DDHC énonce également une série de droits inaliénables : la liberté, la propriété, la sûreté (à savoir la liberté individuelle) et la résistance à l’oppression (la garantie de vivre dans un État qui respecte les droits de chacune et de chacun). Un autre droit tout aussi essentiel est celui de l’égalité juridique qui garantit à tous une égalité de droits, une égalité devant la loi et devant les emplois (mais pas une égalité sociale). Article premier. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Article 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. Article 6. La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. (souveraineté nationale et égalité devant la loi et les emplois) Article 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. (droit à la propriété) Enfin, le texte de la DDHC précise un certain nombre de droits individuels toujours essentiels aujourd’hui dans le domaine judiciaire et politique : la sûreté individuelle qui permet de ne pas être incarcéré sans jugement (article 7), une échelle de peines fixée par la loi (article 8), la présomption d’innocence (article 9), la liberté d’opinion (article 10) et la liberté d’expression. Article 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant ; il se rend coupable par la résistance. (Nul ne peut être emprisonné sans procès : qu’en est-il alors de la détention provisoire ?) Article 8. La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. (pas de loi à application rétroactive) Article 9. Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. (présomption d’innocence) Article 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. (liberté d’opinion) Article 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. (liberté d’expression) Ces principes et ces droits furent et sont respectés à des degrés divers par les trois Républiques dont nous allons maintenant brosser grossièrement les traits. 1.2. Un régime parlementaire, la Troisième République (1875-1940) L a Troisième République La Troisième République n’avait pas de constitution officielle. Dans un contexte politique complexe et dominé par les monarchistes, la Troisième République fut instaurée subrepticement grâce à un accord entre républicains conservateurs et monarchistes orléanistes (voir le post sur « 1892. le centenaire de la république »). Le 31 août 1871, la loi Rivet décerna à Adolphe Thiers (élu chef du pouvoir exécutif par l’Assemblée élue en 1871) le titre de « président de la République », sans rien préciser davantage sur la nature du régime en place. Le 30 janvier 1875, l’amendement Wallon, voté de justesse par l’Assemblée (353 voix contre 352), stipulait : « Le président de la République est élu par le Sénat et la Chambre ». Cet amendement à une loi constitutionnelle est considéré comme l’acte de naissance de la Troisième République en tant que régime parlementaire composé de deux chambres (le Sénat et la Chambre des députés) qui élisent et, donc, contrôlent le chef du pouvoir exécutif. Le 24 février 1875 fut votée la loi sur le Sénat. Enfin, le 16 juillet 1875 fut votée la loi sur « les rapports entre les pouvoirs publics », organisant les relations entre pouvoir exécutif, pouvoir législatif et pouvoir judiciaire. Ces textes législatifs furent votés par les députés républicains conservateurs et par les députés orléanistes, monarchistes modérés. Ces derniers considéraient en effet que ce régime politique n’était pas incompatible avec une éventuelle restauration monarchique et pouvait évoluer aisément vers une monarchie constitutionnelle. C’est la raison pour laquelle il fut décidé que le président de la République serait élu pour sept ans : cela laissait le temps de trouver un candidat monarchiste à cette magistrature, ou bien cela offrait la possibilité d’installer un roi à cette fonction et de garder le reste des institutions qui aurait pu se muer aisément en une monarchie constitutionnelle. La Constitution de la Troisième République. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Organigramme_Troisi%C3%A8me_R%C3%A9publique.png Comme l’indique l’organigramme de la Troisième République, ce régime respectait le principe de la souveraineté nationale : les citoyens mâles âgés de plus de 21 ans élisaient les députés au suffrage direct et les sénateurs au suffrage indirect. Députés et sénateurs, réunis en Assemblée nationale (ce que la Cinquième République nomme un Congrès) à Versailles élisaient le président de la République pour sept ans. Ce dernier nommait et révoquait le président du Conseil qui dirigeait le gouvernement. Ce dernier était responsable devant la Chambre des députés et le Sénat qui pouvaient le renverser. Enfin, le président de la République pouvait dissoudre la Chambre des députés après avis conforme du Sénat, mais cela n’arriva jamais plus après la crise du 16 mai 1877. Enfin, tous les actes du président de la République devaient être contresignés par le ministre compétent. Ce régime respectait également le principe de la séparation des pouvoirs : le pouvoir législatif était exercé par la Chambre des députés et le Sénat, le pouvoir exécutif par le président du Conseil (le chef du gouvernement) et par le président de la République (le chef de l’État). La fonction principale de ce dernier était de nommer les présidents du Conseil. Cependant, comme le gouvernement était responsable devant la Chambre des députés et le Sénat et comme ces deux assemblées élisaient le président de la République, le pouvoir législatif avait une prééminence sur le pouvoir exécutif. En conséquence, on désigne la Troisième République comme un régime parlementaire. La Troisième République fut suspendue par le vote des pleins pouvoirs attribués à Pétain le 10 juillet 1940 et par le vote des actes constitutionnelles du lendemain qui mirent en place la dictature du régime de Vichy. 1.3 Un régime parlementaire, la Quatrième République (1946-1958) 1.3.1 La Constitution de la Quatrième République Les 29 avril et 13 mai 1945 eurent lieu les élections municipales lors desquelles les femmes votèrent pour la première fois. Le 21 octobre 1945 eurent lieu en même temps les élections législatives et un référendum : 96 % des votantes et des votants décidèrent de ne pas revenir à la Troisième République et de changer de République. L’Assemblée élue ce jour-là eut donc pour fonction de rédiger la Constitution de la Quatrième République. Les conflits portant sur la nature de cette constitution furent alors nombreux. De Gaulle, chef du gouvernement, démissionna de sa fonction le 20 janvier 1946 car il était en désaccord avec l’orientation parlementaire de la future Constitution (il était persuadé que l’on le supplierait bien vite de reprendre sa fonction, mais il dut en réalité attendre… 12 ans !). Un premier projet de constitution fut rejeté par référendum. Le second projet fut adopté par un second référendum, le 13 octobre 1946. Cette Constitution était le fruit d’un compromis entre les trois principaux partis de l’Assemblée issus de la résistance : le Parti communiste, le Parti socialiste (la SFIO) et le Mouvement des Républicains Populaires (MRP, démocrates chrétiens, centre droit). Document: La Constitution de la Quatrième République. Source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Organigramme_de_la_IVème_République.png L’ Assemblée nationale se trouvait au cœur du dispositif institutionnel : elle seule votait la loi, elle investissait le président du conseil et peut renverser le gouvernement. Le Conseil de la République n'était pas l’équivalent de notre Sénat : il s’agissait essentiellement d’une chambre de réflexion qui ne servait pas à contrebalancer l’action de l’Assemblée nationale. L’Assemblée nationale et le Conseil de la République élisaient ensemble le président de la République pour sept ans. Le président de la République jouait un rôle limité : il désignait le président du Conseil, il était le chef des armées et ratifiait les traités internationaux. Il présidait le Conseil des ministres, le Conseil de la magistrature et le Conseil de l’Union française (nouveau nom pour l’Empire colonial). Il pouvait dissoudre l’Assemblée, ce qui n’eut lieu qu’un seule fois en 1955. C’est le président du Conseil , investi par la majorité des députés de l’Assemblée nationale, qui dirigeait le gouvernement et le pouvoir exécutif. La Quatrième République respectait la séparation des pouvoirs mais la prééminence de l’Assemblée nationale en faisait un régime parlementaire . Toutes proportions gardées et en exagérant un peu, la Quatrième République était un régime assez semblable aux régimes politiques allemand et italien actuels. 1.3.2 Le préambule de la Constitution de 1946 Un préambule d’une constitution sert à préciser les valeurs, les principes et les droits garantis par la constitution en question. Le préambule de la Constitution de la Quatrième République reste un texte important car il figure dans le préambule de la Cinquième République elle-même. Il est surtout important car il est le premier texte de cette ampleur à garantir en France les droits sociaux, qu’il s’agisse de droits anciens et de droits récemment acquis. Ce préambule permet de comprendre la définition de la République rédigée dans l’article 1 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Entre parenthèses dans le texte de ce préambule, quelques commentaires de ma part dont la lectrice ou le lecteur fera ce que bon lui semble. Document : Préambule de la Constitution de la Quatrième République Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Il proclame, en outre, comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes politiques, économiques et sociaux ci-après : La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme. (Référence au droit de vote des femmes acquis par l’ordonnance du 21 avril 1944 qui leur ont permis de voter la première fois aux élections municipales du 29 avril 1945). Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d'asile sur les territoires de la République. Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. (Droit à l’emploi) Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix. (Rappel du droit syndical obtenu par la loi de 1884) Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. (Rappel du droit de grève obtenu en 1864). Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. (Rappel de la légalisation des conventions collectives obtenue en juin 1936) Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. (Référence aux nationalisations de 1945-1946 : Charbonnages de France, EDF, GDF, SNECMA (actuel Safran), Renault, les banques de dépôt, Air France + la SNCF nationalisée en 1937). La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence. (Référence aux congés payés instaurés en 1936 et à la Sécurité sociale : voir plus loin). La Nation proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales. La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État. La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international. Elle n'entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple. (Pourtant, la Quatrième République fut constamment en guerre : guerre d’Indochine (1946-1954) et guerre d’Algérie (1954-1962). Mais ce n’étaient pas des guerres de conquête...) Sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l'organisation et à la défense de la paix. La France forme avec les peuples d'outre-mer une Union fondée sur l'égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion. (Référence à l’Union française, nouveau nom de l’Empire colonial français. En 1946, furent créés les DOM : Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion et trois départements algériens) L'Union française est composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-être et assurer leur sécurité. Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ; écartant tout système de colonisation fondé sur l'arbitraire, elle garantit à tous l'égal accès aux fonctions publiques et l'exercice individuel ou collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés ci-dessus. (Effectivement, le code de l’indigénat légalisant le travail forcé des populations d’Afrique Subsaharienne fut aboli en 1946. Les populations colonisées obtinrent le droit de vote. Cependant la situation coloniale était toujours fondée sur l’arbitraire) Source : https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-de-1946-ive-republique Cette république, affaiblie par les guerres coloniales, fut remplacée par la Cinquième République en 1958. 1.4 Un régime semi-présidentiel : la Cinquième République 1.4.1 La Constitution de la Cinquième République Sur la Constitution de la Cinquième République, on peut lire le petit livre très stimulant d’Eugénie Mérieau, constitutionnaliste à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Constitution , aux éditions Anamosa, 20025. Le coup d’État du 13 mai 1958 à Alger, mené par des militaires et des algérois favorables à l’Algérie française, permit à De Gaulle de revenir au pouvoir : il fut investi comme président du Conseil le 1 er juin 1958 avec les pleins pouvoirs pour rédiger une nouvelle constitution. Celle-ci fut surtout rédigée par Michel Debré, proche de De Gaulle et ministre de la justice, acceptée par le référendum constitutionnel du 28 septembre 1958 (82 % de oui) et promulguée le 4 octobre 1958. De Gaulle avait édicté plusieurs principes pour guider la rédaction de cette constitution : respecter le suffrage universel, revenir à une véritable séparation des pouvoirs (il considérait que, dans la Quatrième République, l’Assemblée l’emportait trop sur les autres institutions) en réaffirmant la place du pouvoir exécutif. Document : La Constitution actuelle de la Cinquième République. Source : ttps:// fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Organigramme_de_la_V%C3%A8me_R%C3%A9publique.png La Cinquième République est considérée comme un régime semi-présidentiel . Cette catégorie, forgée par le constitutionnaliste Maurice Duverger suppose un dualisme opposant les régimes parlementaires aux régimes présidentiels. L’expression « régime semi-présidentiel » laisse supposer que la Cinquième république est un régime parlementaire « tempéré » par une dose de pouvoir exécutif. En réalité, elle se rapproche plutôt d’un régime présidentiel. En effet, le président de la République est désormais le personnage central des institutions françaises. En 1958, il était élu pour sept ans par un collège de 80 000 élus et non plus par les deux assemblées. Ce mode d'élection augmente sa légitimité. Après avoir échappé à un attentat mené par les officiers d’extrême-droite nostalgiques de l’Algérie française, De Gaulle décida, avec la réforme de 1962, que le président serait désormais élu au suffrage universel direct pour sept ans, afin de renforcer sa légitimité (voir ci-dessous, § 1.4.2). La première élection du président de la République au suffrage universel se tint en 1965. De Gaulle l'emporta au second tour contre Mitterrand. Depuis 2002, le président est élu pour cinq ans. Le président dispose de pouvoirs très importants. Il nomme le premier ministre et préside le Conseil des ministres (ce dernier point est contraire aux usages des régimes parlementaires). Il peut consulter les citoyen·nes par référendum sur tout projet portant sur des réformes constitutionnelles (cela signifie qu’il passe ainsi outre l’avis des députés pour consulter les citoyen·nes alors que les députés sont censés incarner la volonté des citoyen·nes). L'usage du référendum renvoie clairement aux constitutions fort peu démocratiques des Premier et Second Empires. Le président peut dissoudre l’Assemblée nationale après consultation du premier ministre et des présidents des deux assemblées (voir ci-dessous, § 1.4.2). Pour dissoudre l’Assemblée, le 9 juin 2024, il semble que le président Macron a consulté des personnes, mais n’a pas tenu compte de leur avis. On voit ainsi le déséquilibre entre les pouvoirs : le président peut dissoudre l’Assemblée, mais le Parlement ne peut rien contre le président car il ne peut que renverser le gouvernement par la motion de censure. Il n'existe pas en France de procédure semblable à celle de l' impeachment américain. Enfin, le président peut assumer des pouvoirs exceptionnels en cas de crise grave pour les institutions de la République (article 16). De Gaulle convoqua l’article 16 en avril 1961 pour mettre fin au « putsch des généraux », des généraux factieux qui avaient pris le pouvoir en Algérie et qui prévoyaient d’établir une dictature militaire en France afin de garder l’Algérie française. Le président de la République est également le chef des armées (article 15) et, surtout, il dispose, seul, de la possibilité d’utiliser la force nucléaire, sans consulter qui que ce soit. C’est la base de la « dissuasion nucléaire » : tout agresseur potentiel doit savoir qu’il risque un bombardement nucléaire quasiment instantané s’il s'en prend militairement à l’intégrité de la France. Cela explique que le président est toujours accompagné dans ses déplacement d’un officier tenant à la main une mallette contenant les codes de déclenchement de l’arme nucléaire. Le premier ministre n’est plus le président du Conseil, comme sous les Troisième et Quatrième Républiques, mais le premier des ministres : il dirige le gouvernement (alors que le président de la République le préside) et, normalement, il applique le programme du président de la République. Ce n'est pas non plus le cas dans un régime parlementaire. On qualifie souvent le premier ministre de "fusible" du président : lorsque la politique gouvernementale déplait trop ou montre son inefficacité, le président de la République change de premier ministre. En outre, le gouvernement et le premier ministre peuvent être renversés par l’Assemblée nationale par le vote d’une motion de censure à la majorité des députés (deux fois seulement sous la Cinquième République : en 1962 et contre le gouvernement Barnier en 2024) ou par le rejet de la confiance au gouvernement lorsque le premier ministre engage sa responsabilité (une fois seulement : contre le gouvernement Bayrou en 2025, voir ci-dessous, § 1.4.2). Le premier ministre est donc responsable devant l'Assemblée qui peut le démettre (comme dans un régime parlementaire), tout en rendant des comptes au président (comme dans un régime présidentiel) : une situation très inconfortable. Normalement, le premier ministre applique le programme politique du président de la République. A trois reprises, ce ne fut pas le cas, lors des épisodes de cohabitation , lorsque l’Assemblée nationale était majoritairement de l’autre bord politique que celui du Président de la République. En 1986, les élections législatives donnèrent la majorité à la droite. Mitterrand (PS) fut obligé de nommer Chirac (RPR) premier ministre (1986-1988). Mitterrand prit un malin plaisir à laisser Chirac commettre de nombreuses erreurs, ce qui permit à Mitterrand d'être réélu en 1988. En 1993, les élections législatives donnèrent à nouveau la majorité à la droite. Mitterrand fut obligé de nommer Balladur (RPR) premier ministre (1993-1995). Chirac avait refusé le poste car il avait compris qu'il ne faisait pas le poids face à Mitterrand, qui se fit un malin plaisir à discréditer publiquement Balladur (ce qui n'était pas très difficile). En 1997, Chirac, président depuis 1995, dissout l’Assemblée, majoritairement de droite, élue en 1993. Mais la « gauche plurielle » l’emporta aux élections législatives et Chirac nomma Jospin (PS) premier ministre. Les présidents Mitterrand puis Chirac n’avaient pas le choix. S’ils avaient nommé un premier ministre de leur bord politique, ce dernier aurait été aussitôt renversé par une motion de censure votée par la majorité des députés de l’autre bord politique. D'une certaine manière, les périodes de cohabitation ont ramené la Cinquième République à une logique de démocratie parlementaire. Document : les présidents et les premiers ministres de 1958 à 2017. Source : Source : https://www.lelivrescolaire.fr/page/16858398 Pour éviter de nouveaux épisodes de cohabitation, on décida en 2000, par une réforme constitutionnelle, de ramener le mandat présidentiel à cinq ans afin de gagner en stabilité gouvernementale. A partir des élections de 2002, le président de la République puis l’Assemblée nationale sont élus à quelques semaines d’intervalle, tous deux pour cinq ans. Normalement, depuis 2002, l’Assemblée nationale est du même bord politique que le président de la République. Cependant, la dissolution de 2024 a tout bouleversé : l'Assemblée élue en 2024 devrait se prolonger jusqu'en 2029, alors que le prochain président ou la prochaine présidente sera élu·e en 2027. En outre, cette réforme n'a pas assuré une stabilité politique en France : 14 premiers ministres entre 2002 et 2025 (10 en Italie, 8 au Royaume Uni, 4 en Espagne et en Allemagne sur la même période), dont 8 entre 2017 et 2025. Aujourd'hui, en 2025, il est difficile de savoir ce qui est normal dans le monde politique français et de savoir si les errements politiques de la France proviennent de la Constitution ou de l'exercice du pouvoir dans le cadre de cette Constitution. Encart : les premiers ministres d'Emanuel Macron Edouard Philippe I : 1 mois et 4 jours (du 15 mai 2017 au 19 juin 2017) Elections législatives Edouard Philippe II : 3 ans et 14 jours (du 21 juin 2017 au 3 juillet 2020) Jean Castex : 1 an, 10 mois et 13 jours (du 3 juillet 2020 au 16 mai 2022) Elections présidentielles Elisabeth Borne : 1 an, 7 mois et 24 jours (16 mai 2022 au 9 janvier 2024) Gabriel Attal : 7 mois et 27 jours (9 janvier au 5 septembre 2024) Michel Barnier : 3 mois et 8 jours (5 septembre au 13 décembre 2024) Vote d'une motion de censure contre le gouvernement François Bayrou : 9 mois et 19 jours (13 décembre 2024 au 9 septembre 2025) Refus par l'Assemblée de voter la confiance au gouvernement Sébastien Lecornu I : 28 jours (9 septembre 2025-6 octobre 2025) Sébastien Lecornu II : (10 octobre 2025...) Les pouvoirs du Parlement (Assemblée nationale et Sénat) sont contrôlés par le pouvoir exécutif. Le Parlement partage l’initiative des lois avec le gouvernement. Un texte proposé par l’Assemblée s’appelle une "proposition de loi", un texte proposé par le premier ministre au nom du gouvernement s’appelle un "projet de loi". De fait, aujourd’hui, c’est surtout le premier ministre qui propose des textes à voter par l’Assemblée et le Sénat, s’arrogeant ainsi une bonne partie des attributions du pouvoir législatif. En outre, pour faire adopter une proposition de loi sans vote par l'Assemblée nationale quand celle-ci se montre réticente à l’accepter, le premier ministre peut engager la responsabilité du gouvernement en activant l' article 49.3 de la Constitution : un texte est considéré comme adopté sans vote si une motion de censure contre le gouvernement n'est pas votée par l'Assemblée nationale. À l'inverse, si une motion de censure est votée par l’Assemblée nationale, le gouvernement est renversé et le texte est rejeté. Cette situation ne s’est produite qu’une seule fois sous la Cinquième République, contre le gouvernement Barnier en décembre 2024 (voir ci-dessous, § 1.4.2). La Cinquième République est un régime qui respecte certes la séparation des pouvoir mais, à l’inverse de la Quatrième République, le pouvoir exécutif exerce une prééminence sur le pouvoir législatif. L'usage parfois intensif de l'article 49.3 par les premiers ministres peut laisser penser que le pouvoir exécutif muselle le pouvoir législatif. Par exemple, Elisabeth Borne, première ministre de mai 2022 à janvier 2024, a utilisé cet article à 23 reprises, notamment pour faire passer sa réforme des retraites. Source : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/11/23/avec-dix-huit-recours-en-dix-huit-mois-le-gouvernement-borne-banalise-l-article-49-3_6199896_4355771.html Enfin, le Conseil constitutionnel est une innovation de cette Constitution. Il sert à vérifier la constitutionnalité des lois (leur conformité avec la constitution) votées par le Parlement. Il est composé de neuf membres nommés pour neuf ans non renouvelables par le président de la République, le président du Sénat et le (ou la) président·e de l’Assemblée nationale. L’un de ces membres est nommé président du Conseil constitutionnel par le président de la République. Inspiré par la Cour suprême américaine, le Conseil constitutionnel pouvait jusqu’en 1974 n’être saisi que par le président de la République, le premier ministre et les présidents des deux assemblées. On ne pouvait donc pas le saisir pour vérifier la constitutionalité d'une loi votée par le camp du président lui-même ! Depuis la réforme de 1974, 60 députés et les sénateurs peuvent le saisir. Depuis 2008, les citoyens peuvent le saisir par une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC). C’est seulement depuis ce moment que le Conseil constitutionnel joue un rôle important dans la vie politique et qu’il s’apparente vraiment à la Cour suprême américaine. Quelques présidents du Conseil constitutionnel : Robert Badinter (ancien ministre de la justice, 1986-1995), Jean-Louis Debré (ancien ministre de la justice 2007-2016), Laurent Fabius (ancien premier ministre, 2016-2025), Richard Ferrand (ancien député et ancien président de l’Assemblée nationale) depuis mars 2025. Normalement, le président du Conseil constitutionnel est une figure de la République reconnue pour ses fonctions et son œuvre législative passées. Ce n’est pas tout à fait le cas de Richard Ferrand. Mais il a joué un rôle important dans l'élection du président Macron en 2017. 1.4.2 L’évolution institutionnelle de la Cinquième République Évoquons les dissolutions de l’Assemblée nationale et les motions de censure La première dissolution de l’Assemblée nationale fut celle de 1962. A l’été 1962, De Gaulle avait proposé que le président soit désormais élu au suffrage universel. Il recourut à cet effet un référendum législatif (article 11) et non pas au référendum constitutionnel (article 89), qu’il aurait dû mobiliser pour réformer la Constitution mais qui aurait supposé l’accord préalable du Parlement. L’Assemblée nationale (majoritairement de droite) s’y opposa en considérant que De Gaulle commettait une "forfaiture". En effet, jusque là, le seul président élu au suffrage universel fut en 1848 Louis-Napoléon Bonaparte qui mit en place le Second Empire. L'Assemblée vota une motion de censure en vertu de l’article 49.2, le 5 octobre 1962, pour s’opposer aux libertés prises par De Gaulle avec la Constitution qu’il avait lui-même inspirée. Le gouvernement dirigé par Georges Pompidou fut alors renversé. En réponse, De Gaulle décida de dissoudre l’Assemblée nationale (article 12). En octobre 1962 eurent lieu un référendum législatif sur la réforme de l’élection du président de la République (acceptée par 62 % des votants) et l’élection d’une nouvelle Assemblée. En recourant au référendum législatif, à la place du référendum constitutionnel et à la dissolution de l’Assemblée pour imposer sa réforme malgré le Parlement, De Gaulle procéda à deux coups de force peu constitutionnels. De Gaulle a ensuite dissous l’Assemblée nationale le 30 mai 1968 pour mettre fin aux événements de mai 1968. François Mitterrand a dissous deux fois l’Assemblée. Une première fois juste après son élection en 1981 car la majorité de l’Assemblée élue en 1978 était majoritairement à droite. De même, en 1988, il a dissous l’Assemblée élue en 1986 et majoritairement à droite. Les deux dernières dissolutions, restent incompréhensibles. En 1997, Chirac a dissous l’Assemblée élue en 1993 alors qu'elle était majoritairement à droite. La nouvelle Assemblée fut majoritairement de gauche ! Chirac dut alors subir cinq années de cohabitation avec le gouvernement Jospin de "gauche plurielle". Dans le même ordre d’idée, Macron a dissous l’Assemblée le 9 juin 2024, le soir des élections européennes qui n'avaient rien à voir avec la situation politique intérieure. La nouvelle Assemblée est devenue ingouvernable ! Deux motions de censures furent votées sous la Cinquième République : la première en 1962 en vertu de l’article 49.2 (voir ci-dessus) et la seconde en 2024 contre le gouvernement Barnier. En effet, après que le premier ministre avait engagé la responsabilité de son gouvernement en vertu de l’article 49-3 pour le vote du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, une motion de censure a été votée le 4 décembre 2024. C'est la première fois sous la Cinquième République qu'une motion de censure est adoptée après le déclenchement de l'article 49.3. Barnier a dû alors ensuite présenter la démission de son gouvernement au président de la République. Enfin, le seul gouvernement de la Cinquième République renversé après avoir engagé sa responsabilité fut celui de Bayrou (article 49.1) en septembre 2025. En appliquant l'article 49.1 de la Constitution, le premier ministre a demandé un vote de confiance à l'Assemblée nationale, le 8 septembre 2025, après avoir prononcé une déclaration de politique générale. La majorité de l’Assemblée a voté contre la confiance et Bayrou a dû ensuite présenter la démission de son gouvernement au président de la République. D’une certaine manière, grâce au président Macron, les citoyen·nes français·es sont devenu·es des spécialistes de droit constitutionnel : nous avons vécu entre juin 2024 et septembre 2025 une dissolution de l’Assemblée, le vote effectif d’une motion de censure contre le gouvernement Barnier et le refus d’un vote de confiance à l’égard du gouvernement Bayrou. Sans compter les débats politiques à l'occasion des nombreuses applications de l’article 49.3 par les premiers ministres successifs de Macron. Encart : Les démissions d’un gouvernement provoquée par l’Assemblée nationale Si l’article 20 de la Constitution de 1958 dispose que le Gouvernement est « responsable devant le Parlement », l’article 50 précise que seul un vote émis par l’Assemblée nationale peut entraîner la démission du Gouvernement. Trois procédures de mise en cause de la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sont définies par l’article 49 de la Constitution : - l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou sur une déclaration de politique générale (article 49, alinéa premier) couramment dénommé « question de confiance » ; - le dépôt d’une motion de censure à l’initiative des députés (article 49, alinéa 2) ; - l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un texte (article 49, alinéa 3), suivi du vote d'une motion de censure. Source : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/synthese/fonctionnement-assemblee-nationale/evaluation-politiques-publiques-controle-gouvernement/la-mise-en-cause-de-la-responsabilite-du-gouvernement 1.4.3 Les principes de la Constitution de la Cinquième République Nous présentons ci-dessous le préambule de la Constitution de 1958 et les articles 1 et 2 de la constitution qu’il convient de bien connaître. Le préambule est extrêmement court. Il évoque la DDHC et le préambule de la constitution de la Quatrième République comme des textes de référence pour la constitution. En 2004, la président Chirac y a fait intégrer la Charte de l’environnement qui précise notamment le droit pour chaque citoyen·e français·e de vivre dans un environnement sain qui ne porte pas atteinte à la santé (la France est régulièrement astreinte à des amendes par l’Union européenne pour non respect de cette clause) ainsi que le principe de précaution : tout substance simplement soupçonnée de porter atteinte à l’environnement, et dans l’attente d’études scientifiques décisives à son propos, doit être proscrite (sans commentaire concernant le glyphosate, l’acétamipride, les PFAS, etc.). L’article 1 précise les principes qui doivent guider l’action politique : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Elle doit respecter l’égalité de tout·es les citoyen·nes devant la loi et l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle est laïque, respecte toutes les croyance et assure ainsi le respect de la liberté religieuse. L’article 2 précise les différents symboles de la République. Document : Le préambule et les deux premiers articles de la constitution de la Cinquième République PRÉAMBULE. Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004. En vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique. ARTICLE PREMIER. La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de sexe ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. ARTICLE 2. La langue de la République est le français. L'emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge. L'hymne national est « La Marseillaise ». La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ». Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Source : https://www.elysee.fr/la-presidence/la-constitution-de-la-cinquieme-republique A près avoir grossièrement vu le fonctionnement des trois Républiques, voyons maintenant ce qui est constitue les fondements commun : les droits et les libertés, la citoyenneté et la nationalité. 2. L’affirmation des droits et libertés 2.1 Les libertés garantissant le fonctionnement de la démocratie Quatre libertés léguées par la Troisième République Pour les républicains modérés des années 1880, le respect des libertés publiques était une condition essentielle pour l’affirmation et le respect de la vie démocratique. Quatre lois structurant la vie démocratique, très précieuses pour la garantie de la démocratie et qui sont toujours en vigueur aujourd’hui, peuvent être rappelées ici. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté d'expression découlant de l’article 11 de la DDHC (la liberté d’expression) organise la liberté de la presse mais également l’affichage sur la voie publique. Cette loi supprima les principes peu démocratiques de l’autorisation préalable et du cautionnement de la presse (le dépôt d’une forte somme d’argent pour obtenir l’autorisation de publication) qui avaient cours jusque là. Désormais il suffit de déclarer officiellement le titre de la publication, le nom du directeur de la publication et le nom de l’imprimerie : la déclaration remplace l’autorisation. La loi permet une liberté totale d’expression et réprime a posteriori certains délits. Ces délits sont l’offense au président de la République (abrogée en 2013), l’appel à commettre un acte illégal contre des personnes (la provocation) et la diffamation définie comme « toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». La procédure pénale peut être engagée par les victimes et garantit théoriquement aux plaignants comme aux accusés un procès équitable. Cela revient à dire que la provocation et la diffamation peuvent tomber sous le coup de la loi. La loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion permet à un groupe de personnes a de se réunir temporairement en un même lieu après déclaration préalable (disposition supprimée en 1907), pourvu que ne soit pas porté atteinte à l’ordre public. Il s’agit là aussi d’une loi essentielle au bon fonctionnement de la démocratie. La loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 relative à la création des syndicats professionnels abrogea la loi le Chapelier de 1791 qui interdisait les « coalitions » et reconnaît la liberté pour les syndicats de se constituer sans autorisation du gouvernements. Elle concerne aussi bien les syndicats ouvriers que les syndicats patronaux. Elle suppose le dépôt des statuts et la publication du noms des responsables du syndicat. Les syndicats ont pour fonction la défense des intérêts professionnels de leurs adhérents. Dans l’esprit de ses promoteurs, cette loi n’était pas une loi sociale. Il s’agissait en fait d’une loi d’inspiration libérale visant à limiter les conflits sociaux en favorisant les négociations et les démarches contractuelles entre ceux que l’on nomme aujourd’hui les « partenaires sociaux ». Au départ, les militants ouvriers n’adhérèrent pas à l’esprit de cette loi et il fallut attendre 1995 pour que soit créé le premier syndicat ouvrier, la CGT. La loi du 1 er juillet 1901 sur les associations est également un pilier de la vie démocratique et joue un rôle essentiel dans le milieu associatif encore aujourd’hui. Cette loi est assez similaire à la loi de 1884 sur les syndicats : une association doit déposer ses statuts en préfecture et les voir publiés au Journal officiel, afin qu’elle devienne une personne morale dotée d’un statut juridique. Une personne est jugée responsable de l’association qui est organisée comme elle le souhaite. Une association ne doit pas avoir pour objectif de partager des bénéfices (c'est le rôle des entreprises). 2.2. Liberté de conscience et laïcité 2.2.1. La loi de 1905 La loi votée le 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État est une loi essentielle dont il faut connaître le texte qui peut être consulté à : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000508749#:~:text=La%20R%C3%A9publique%20ne%20reconna%C3%AEt%2C%20ne,%C3%A0%20l'exercice%20des%20cultes Il convient de rappeler que la République s’est imposée en France contre les monarchistes dans les années 1870 et contre l’Église catholique jusqu’à la fin du siècle. C’est seulement à partir de la publication de l’encyclique du pape Léon XIII Inter sollicitudines (Au milieu des sollicitudes) le 16 février 1892 appelant les catholiques français à accepter les institutions de la République, que ces derniers se rallièrent à la République et commencèrent à participer à la vie politique en France. On appela ce mouvement le « Ralliement ». Le pape souhaitait mettre fin au conflit avec les républicains laïques. Cependant des conflits avec des congrégations religieuses se poursuivirent. La loi de 1905 permit de clarifier les positions respectives de la République et de l’Église catholique. La loi de 1905 est considérée comme le texte fondateur de la laïcité en France, même si ce mot n’y figure pas. Cette loi assure en effet le respect de toutes les religions, l'égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et la garantie du libre exercice des cultes. C’est pourquoi la laïcité est considérée comme un principe qui garantit le respect des valeur de l’égalité et de la liberté. En conséquence, elle est censée également garantir la fraternité puisque le libre exercice d’une religion (ou l’absence de religion) est assuré à tout le monde et ne doit engager nulle discrimination. Cette loi doit être envisagée dans un premier temps comme une loi sur la liberté de conscience. Elle se situe donc dans la continuité de l’article 9 de la DDHC (liberté de conscience) comme l’indique son article premier : Article 1 : La République assure la liberté de conscience . Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. Il est alors apparu que, pour garantir la liberté de conscience, il était nécessaire de séparer l’Église de l’État (la version actuelle indique : « les églises » pour tenir compte des diverses religions présentes en France) comme l’indique l’article 2 de la loi qui met fin au Concordat de 1801 selon lequel les ministres des différents cultes étaient rémunérés par l’État. L'Etat ne finance plus aucun culte dont l'exercice devient un affaire privée que ne regarde plus l'Etat. Aristide Briand, le rapporteur de la loi, avait imposé le principe de la "double incompétence" : incompétence de l'Etat à l'égard des religions, incompétence des religions (et surtout de l'Eglise catholique) à l'égard de l'Etat. Désormais les officiants étaient rémunérés par des associations cultuelles type loi 1901, sauf ceux de l’Église catholique qui refusa ce statut. Un accord fut trouvé en 1923 : l’Église catholique s'organisa désormais autour d’associations diocésaines spécifiques. Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte . En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. L’article 28 en expose une conséquence : Article 28 : Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. Pourtant, de nombreux signes religieux sont visibles dans l’espace public, notamment des croix à certains carrefours. Il s’agit de signes religieux antérieurs à la loi de 1905 qui, de ce fait, sont tolérés (dans un État de droit, aucune loi n'est rétroactive). En revanche, depuis 1905, aucun signe religieux ne peut être placé dans l’espace public. L'espace public est donc marqué uniquement par l'empreinte de la religion catholique. Lors des débats parlementaires sur la loi de 1905, un député proposa d’interdire aux prêtres le port de la soutane. Le rapporteur de la loi, Aristide Briand, répondit qu’en régime de séparation le prêtre devenait un citoyen ordinaire, et que la tenue vestimentaire des citoyens n’intéressait pas la République. Il indiqua avec humour : « Tout le monde a le droit de porter une soutane, même les prêtres ! » Il expliqua même que, si quelqu'un voulait se déguiser en portant une soutane, l’État ne pouvait pas le lui interdire. En conséquence, le texte de la loi de 1905 n’évoque à aucun moment la tenue vestimentaire des religieuses et des religieux qui ne tombe pas sous le coup de la loi. Mais l’essentiel de la loi porte sur les bâtiments religieux et sur le financement de l’exercice des cultes. En effet, comme l’État ne finançait plus les cultes, ces derniers furent financés par des associations cultuelles qui salarient désormais les prêtres, les pasteurs et les rabbins et, plus tard, les imams. Concernant les bâtiments religieux, l’État restait propriétaire des bâtiments édifiés avant 1905 et les communes en assuraient le gros entretien. La jouissance de ces bâtiments était transférée aux associations cultuelles. Bien entendu, les bâtiments religieux construits après la loi de 1905 devinrent l’entière propriété des associations cultuelles qui les construisent et qui sont responsables de leur entretien. On voit ici poindre une inégalité dans l’exercice des religions : l’immense majorité des lieux de culte catholiques fut construite avant 1905 et reste propriété de l’État qui est chargé de leur entretien, ce qui est moins vrai pour les cultes protestant et juif. Ce n’est plus du tout vrai pour les bâtiments du culte musulman, tous construits après la loi de 1905 et tous entièrement à la charge des associations musulmanes. Article 4 : Dans le délai d'un an, à partir de la promulgation de la présente loi, les biens mobiliers et immobiliers des menses, fabriques, conseils presbytéraux, consistoires et autres établissements publics du culte seront, avec toutes les charges et obligations qui les grèvent et avec leur affectation spéciale, transférés par les représentants légaux de ces établissements aux associations qui, en se conformant aux règles d'organisation générale du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice, se seront légalement formées, suivant les prescriptions de l'article 19, pour l'exercice de ce culte dans les anciennes circonscriptions desdits établissements. Article 12 ( Modifié par Loi n°98-546 du 2 juillet 1998 - art. 94 ). Les édifices qui ont été mis à la disposition de la nation et qui, en vertu de la loi du 18 germinal an X, servent à l'exercice public des cultes ou au logement de leurs ministres (cathédrales, églises, chapelles, temples, synagogues, archevêchés, évêchés, presbytères, séminaires), ainsi que leurs dépendances immobilières et les objets mobiliers qui les garnissaient au moment où lesdits édifices ont été remis aux cultes, sont et demeurent propriétés de l’État, des départements, des communes et des établissements publics de coopération intercommunale ayant pris la compétence en matière d'édifices des cultes. La conséquence de ces mesures fut la nécessité de procéder à des inventaires des biens des cultes, et surtout des biens de l’Église catholique, pour connaître le nombre et la nature des biens dont la jouissance était transmise aux associations. Le décret du 29 décembre 1905, prévoyait en effet l’inventaire des biens des Églises, et essentiellement de l’Église catholique. Dans certaines régions reculées caractérisées par une forte pratique religieuse (Massif central, Bretagne, Vendée), ces inventaires furent perçus comme un préliminaire à la spoliation. La population s’opposa à ces inventaires et la gendarmerie fut parfois obligée d’intervenir. Source : http://enenvor.fr/eeo_actu/bellepoque/la_revolte_une_arme_pour_s_opposer_aux_inventaires_des_biens_de_l_eglise.html Document : L’inventaire à Briec (Finistère). Devant le porche de l’église, on distingue les képis des gendarmes essayant de pénétrer dans l’église. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Briec_querelle_des_inventaires.jpg Pour terminer, n’oublions pas que la loi de 1905 ne s’applique toujours pas en Alsace-Moselle, départements rattachés à l’Allemagne entre 1871 et 1918, et toujours sous le régime du Concordat de 1801 (l’État rémunère les cultes). Elle ne s’applique pas non plus à la Guyane où perdure l’ordonnance royale de 1828 qui fait du catholicisme la religion d’État (seuls les prêtres catholiques sont rémunérés par l’État, et désormais par le département guyanais qui entretient également les lieux de culte catholiques) ! En effet, en 1911, les notables guyanais s’opposèrent à l’extension de la loi de 1905 rendue alors effective en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion. Depuis, rien n’a changé en Guyane. 2.2.2. La législation actuelle sur la laïcité Si le mot « laïcité » ne figure pas dans la loi de 1905, il apparaît officiellement dans l’article premier de la Constitution de la Quatrième République : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » et à nouveau, avec les mêmes termes, dans la Constitution de la Cinquième République. Durant trois décennies, la laïcité n’a pas soulevé de débats. L’affaire dite des « foulards de Creil » relança le débat sur la laïcité toujours pas résolu aujourd’hui. En septembre 1989, le principal du collège Gabriel-Havez de Creil (Oise) décida d’exclure trois jeunes filles d’origine marocaine qui portait un foulard sur la tête. Il considérait qu’il s’agissait d’un signe religieux incompatible avec le bon fonctionnement d’un établissement scolaire. A la suite d’une conciliation, il fut entendu que les jeunes filles assisteraient aux cours la tête nue et pourraient remettre leur foulard une fois sorties du collège. Cette affaire suscita un emballement médiatique et politique autour de la question : fallait-il ou non admettre dans un établissement scolaire des jeunes filles portant un foulard ? Le principe de la laïcité ne risquait-il pas de porter atteinte à la liberté religieuse ? Le ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, renvoya aux enseignants la responsabilité d’accepter ou non des élèves portant un foulard, au cas par cas. Les enseignants eurent alors l’impression d’être abandonnés par leur ministre qui leur disait en substance de se débrouiller tout seuls, alors que, dans de nombreux établissements, un nombre croissant d’élèves venaient en classe avec un foulard sur la tête. L’affaire fut temporairement réglée en 1994 par la circulaire Bayrou (alors ministre de l’Éducation nationale) qui distingua les signes religieux discrets et autorisés (une petite croix, un main de Fatma ou une étoile de David de taille réduite et portées en pendentif) des signes religieux ostentatoires . Ces derniers étaient considérés comme manifestant délibérément une volonté de prosélytisme religieux. Dans tous les établissements scolaires le règlement intérieur fut modifié pour intégrer l’interdiction du port de tout couvre-chef (casquette, foulard, kippa) dans l’enceinte de l’établissement. La circulaire Bayrou apaisa temporairement la situation. Cependant, au début des années 2000, des jeunes fille revinrent à nouveau dans leur établissement scolaire en portant un foulard, désigné désormais par le terme de voile islamique ou de hijab. Le président Chirac missionna une commission présidée par Bernard Stasi, la Commission Stasi, pour rendre un rapport sur cette question qui donnerait lieu au vote d’une loi. En effet, la circulaire Bayrou pouvait être attaquée au Tribunal administratif ce qui n’était pas le cas d’une loi. La loi du 15 mars 2004 sur la laïcité interdit dans les établissements scolaires le port de tout signe religieux ostensible , à savoir inclut le voile "islamique" mais aussi la kippa, et des grandes croix. La loi permet le port de symboles discrets, tels que petites croix, médailles religieuses, étoiles de David, ou mains de Fatma. Le port de signes religieux ostensibles sont interdits aux élèves mineurs et influençables. Donc la loi ne s’applique pas dans les universités qui accueillent des étudiant·es majeur·es. La loi de 2004 fut complétée par la circulaire interprétative du 18 mai 2004 : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d'une procédure disciplinaire est précédée d'un dialogue avec l'élève. » La différence avec la circulaire Bayrou est relativement mince. Les textes de 2004 reprennent la distinction entre les signes religieux discrets et les signes plus visibles. La différence tient au terme ostensible qui remplace le terme ostentatoire dans la circulaire Bayrou. Un signe ostentatoire signale une intention supposée ou une volonté de prosélytisme. Un signe ostensible est un signe objectif qui manifeste clairement une appartenance religieuse. Précisons qu’il est totalement interdit aux enseignantes et aux enseignants, fonctionnaires de l’État, d’arborer le moindre signe religieux, même discret. En revanche, cette loi ne concerne absolument pas les parents d’élèves lors des sorties scolaires ou des réunions dans les établissements scolaire, car ces derniers sont des usagers majeurs d’un service public. La loi de 2004 fut suivie de la publication de la Charte de la laïcité à l’école en 2013. Elle est due à Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale. Cette charte est affichée dans tous les établissement scolaires publics. En effet, les établissements scolaires privés ne sont pas soumis à la loi de 2004, si bien que de nombreuses jeunes filles pratiquant la religion musulmane sont scolarisées dans des établissement privés catholiques qui les autorisent à porter un voile ou un foulard jusque dans les classes. Enfin, à la rentrée scolaire scolaire 2023, le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal, interdit par une circulaire le port de l’ abaya pour les filles et du qamis par les garçons. Aujourd’hui, la situation semble à peu près stable. Cependant, rien n’est réglé car des femmes et les hommes politiques, proclamant des solutions simplistes et démagogiques à la question du port des signes religieux dans les établissements scolaires ou dans l’espace public, ont rendu impossible la tenue d’un débat de fond sur le sujet. Dans certains milieux, la laïcité est considérée comme une atteinte à la liberté individuelle car elle est assimilée à l’interdiction de s’habiller comme on le désire. Dans d’autres milieux, toute « atteinte à la laïcité » est considérée comme une atteinte à l’ordre public voire même à l’unité de la nation. Alors que la loi de 1905 avait permis d’apaiser les relations entre l’État et l’Église catholique, il semble que nous avons bien régressé depuis lors. 3. La nationalité et la citoyenneté 3.1 La loi sur la nationalité 3.1. 1 La loi de 1889 sur la nationalité L’acquisition de la nationalité française reste encore aujourd’hui régie en partie par la loi du 26 juin 1889 , même si les dispositions de cette loi sont constamment détricotées par les gouvernements successifs depuis 1993 pour satisfaire les préjugés contre les migrants et les potentiels accédants à la nationalité française. Avant 1889, on faisait peu de différences entre les citoyens français et les étrangers, si ce n’est que ces derniers ne pouvaient pas participer aux élections. En revanche, l’accès des enfants à l’école, à l’emploi et aux services municipaux de bienfaisance, étaient liés à la présence sur le territoire de la commune, sans distinction de nationalité. Mais, à la fin des années 1880, il était nécessaire d’augmenter le nombre d’hommes astreints au service militaire, dans la perspective de la Revanche sur l’Allemagne. Il fallait donc pouvoir incorporer les hommes étrangers résidant en France depuis plusieurs années. Ces hommes étaient nombreux car la France était une terre de forte immigration. La loi de 1889 peut être considérée comme le premier « Code de la nationalité » français, puisqu'elle concerne à la fois l'acquisition de la qualité de Français et la naturalisation. Elle fait désormais coïncider la citoyenneté (qui permet la participation des individus à la vie de leur État, notamment par l’élection) avec la nationalité (qui accorde à ces individus une identité et la protection de leur État). Or, jusqu’alors, citoyenneté et nationalité étaient disjointes. Cette loi opéra aussi un changement essentiel par rapport au Code civil de Napoléon, puisqu'elle introduisit un droit du sol contraignant pour les étrangers nés en France. Elle imposa en effet la nationalité française à la naissance à toute personne née en France dont un parent est également né en France (c'est le « double droit du sol »). L'enfant né en France d'un père étranger né à l'étranger peut devenir français à sa majorité, mais peut décliner la qualité de Français ; il peut également devenir français avant sa majorité par déclaration. Enfin, cette loi facilitait les naturalisations pour les étrangers présents en France depuis trois ans. Mais un nombre non négligeable d’entre eux, pour éviter un service militaire long et contraignant, préférèrent alors refuser la naturalisation. L’adoption de cette loi entraîna deux conséquences majeures : la distinction entre les nationaux français et les étrangers (notamment sur la question des aides sociales) ainsi que la mise au point de papiers d’identité pour contrôler les étrangers désormais perçus négativement. Après la saignée de la Première Guerre mondiale, la loi du 10 août 1927 assouplit davantage les conditions de naturalisation dans une logique de repopulation de la nation. La durée de résidence pour demander la naturalisation fut réduite à trois ans et disposait surtout que les enfants nés d’une mère française et d’un père étranger étaient Français. En outre, les femmes françaises qui épousaient un étranger gardaient la nationalité français, contrairement à l'usage précédent où les femmes prenaient la nationalité de leur époux. Il ne s'agissait pas vraiment d'une mesure féministe, mais plutôt de la garantie que ces femmes enfanteraient des petits français. Cette loi imposait aux nouveaux naturalisés une période probatoire de 10 ans durant laquelle ils pourraient être déchus de la nationalité française s’ils avaient fait preuve de « déloyauté » envers la France. Cette loi instaurait donc un statut juridique intermédiaire entre celui des étrangers et celui des nationaux. Le 22 juillet 1940, le régime de Vichy décida de réviser de façon rétroactive les naturalisations opérées depuis la loi de 1927. Cette loi visait notamment les juifs polonais victime de persécutions dans leur pays d’origine. La révision des naturalisations et la déchéances de la nationalité de ces personnes fut le premier pas vers l’accomplissement de la Shoah en France. C’est pourquoi la proposition du président Hollande de déchoir de leur nationalité française les délinquants d’origine étrangère en 2016, le discrédita absolument. 3.1.2 Une situation différente dans l'empire colonial Il convient cependant de rappeler que ces lois ne concernaient les populations colonisées. En effet, le 28 juin 1881, parmi le vote des lois libérales de la Troisième République, fut adopté le Code de l’indigénat en Algérie. Il fut étendu à toutes les colonies en 1887. Ce code distinguait deux types de populations : les citoyens français disposant de la nationalité française et des droits afférents et vivant dans les colonies, et les sujets français , à savoir les populations coloniales autochtones, dépourvus de droits. Seules leur religion et les traditions coutumières étaient reconnues. Ces populations étaient soumises au travail forcé, à l’interdiction de circuler librement et de circuler la nuit, aux paiement d’impôts et de taxes, à des peines dégradantes et injustes en cas d’infractions (peines de prison, déportation, mutilations). En Afrique subsaharienne, le travail forcé (non rémunéré) s’apparentait à une forme d’esclavage terrifiant. Par exemple, lors de la construction du chemin de fer « Congo-Océan » (dans l’actuel Congo-Brazzaville), d’une longueur de près de 800 km, on racontait qu’il y eut autant de décès de travailleurs africains forcés pour cause de mauvais traitements, malnutrition, maladies, que de traverses de rail déposées (soit 600 000 morts). Ce scandale fut dénoncé par l’écrivain André Gide et le journaliste Albert Londres. La loi du 7 avril 1946 abolit le Code de l’indigénat et le travail forcé, mais pas les mauvais traitements et les discriminations envers les populations colonisées. 3.2 Un devoir des citoyens : le service militaire 3.2.1. Vers un service militaire universel En contrepartie les droits liés à la citoyenneté et à la nationalité, des devoirs incombent aux citoyens et aux citoyennes : respecter la loi, payer ses impôts, effectuer son service militaire ou service national (pour les hommes), jusqu’en 1997. Les lignes qui suivent récapitulent l’évolution de service militaire en France dont il n’est pas nécessaire de connaître les détails. Mais cette histoire est intéressante. Jusqu’en 1798, l’enrôlement dans l’armée résultait d’un engagement volontaire des individus. La loi Jourdan du 5 septembre 1798 (19 fructidor an VI) institua la « conscription universelle et obligatoire » pour tous les hommes français âgés de 20 à 25 ans, c'est-à-dire un service militaire obligatoire pour une durée de cinq ans. En fait, tous les conscrits (ce terme désigne désormais les jeunes hommes appelés à rejoindre l’armée) ne rejoignaient pas l’armée : le nombre d’engagements était fixé par le pouvoir législatif. Chaque année, on recrutait les plus jeunes d’une classe d’âge (les plus jeunes parmi les jeunes hommes âgés de vingt ans dans l’année). Ce texte fondateur du service militaire en France, contribua à former une armée de masse et permit ensuite à Napoléon d'alimenter ses armées et de mettre l’Europe à feu et à sang jusqu'en 1815. Le 29 décembre 1804, un décret impérial mit en place le conseil de révision, le tirage au sort et le remplacement. Le conseil de révision servait à sélectionner les jeunes hommes, qui passaient une visite médicale et une série de tests sur leur degré d’alphabétisation, et à exempter les soutiens de famille et ceux qui ne répondaient pas aux critères physiques et sanitaires attendus. Le tirage au sort permettait de déterminer chaque année le nombre de soldats à recruter. Un « bon numéro » signifiait l’exemption du service militaire, un « mauvais numéro » entraînait l’incorporation. Les familles aisées pouvaient recourir au remplacement : elles payaient un remplaçant (souvent un miséreux qui avait tiré un bon numéro) pour éviter l’incorporation à leurs fils quand ils avaient tiré un mauvais numéro. Pendant plus d’un siècle, le conseil de révision devint une sorte de rite de passage des jeunes hommes, de l’adolescence à l’âge adulte. Ceux qui étaient réformés en raison de déficience physique étaient alors stigmatisés car ils ne correspondaient aux critères de l’homme viril, et ils avaient parfois du mal à se marier. Des insignes, des médailles, des billets imprimés étaient vendus aux conscrits avec la mention : « Bon pour le service, bon pour les filles », jusqu’aux années 1930. Les conscrits pouvaient porter l’insigne tel que le suivant (dont on appréciera la délicatesse) au revers de leur veste après avoir été déclarés aptes par le conseil de révision : La période de la Restauration abolit le service militaire universel considéré comme un héritage révolutionnaire et le remplaça par l’engagement volontaire évoquant davantage l’Ancien Régime. Cependant, ce système montra très vite ses limites et la loi Gouvion-Saint-Cyr du 10 mars 1818 , instaura un service militaire de six ans avec recrutement par tirage au sort, tout en permettant le remplacement. Ce système perdura durant un demi-siècle. La durée du service militaire depuis la loi Jourdan de 1798 signifiait un déracinement définitif pour les jeunes ruraux : en temps de guerre, ils risquaient de disparaître sur un champ de bataille lointain, en temps de paix, ils perdaient souvent le contact avec leur famille, ils expérimentaient un métier beaucoup moins difficile que les travaux des champs, même si les conditions de vie dans les casernes n’étaient pas une sinécure. Il n’était pas rare qu’ils effectuent un second remplacement car ils n’étaient plus capables de travailler dans les champs. De ce fait, tout au long du XIXe siècle, l’armée de conscription se mua partiellement en armée de métier. La loi Cissey du 27 juillet 1872 , deux ans après la défaite de l’armée française face à l’armée prussienne rendit le service militaire de cinq ans obligatoire pour tous les hommes âgés de 19 ans. Comme les casernes de l’époque ne pouvaient pas accueillir plus de 400 000 hommes, le tirage au sort permettait un recrutement en fonction des capacité d’accueil de l’armée (le nombre de mauvais numéros dépendait des besoins de l’armée). Le remplacement devint impossible mais les dispenses (élèves de grandes écoles, instituteurs, séminaristes, membres du clergé, soutiens de famille) et les sursis étaient nombreux. Les étudiants issus de la bourgeoisie qui payaient 1 500 francs servaient pendant un an (souvent comme officiers) au lieu d'effectuer le tirage au sort et de risquer de partir pour cinq ans. En outre, cette loi refusait le droit de vote aux militaires. L'armée devint ce que l’on appela « la Grande Muette ». Ce système restait donc foncièrement injuste socialement car on gardait le système instauré depuis le Premier Empire : un petit nombre d’hommes recrutés pas tirage au sort pour une longue durée, avec possibilité de remplacement. La loi Freycinet du 15 juillet 1889 (le lendemain de la fête nationale, le symbole est de taille) est à mettre en parallèle avec la loi sur la nationalité votée le 26 juin 1889 (voir le paragraphe précédent). Le service militaire passa de cinq ans à trois ans, mais le tirage au sort perdura : les mauvais numéros accomplissaient cinq ans de service militaire, les bons numéros six mois ou un an. Cette loi supprima les dispenses de service militaire accordées auparavant aux enseignants, aux élèves des grandes écoles et aux membres du clergé. Les anticléricaux se réjouirent de cette dernière mesure qui mettait « les curés sac au dos ». Cette loi marquait donc une rupture avec les pratiques du XIXe siècl e. La loi Berteaux du 21 mars 1905 supprima le tirage au sort, ainsi que les exemptions (sauf pour inaptitude physique). Désormais tous les hommes étaient appelés pour deux ans, pour un service militaire égal pour tous et obligatoire. Comme il y avait plus de conscrits, le service pouvait être réduit à deux ans. Dans la continuité de la loi de 1889, cette loi est la loi fondatrice du service militaire véritablement universel du XXe siècle. Avec l’école, la caserne devenait un espace de socialisation républicaine, pour les hommes. Enfin, devant la montée des périls et perspective éventuelle d’une guerre prochaine, la loi Barthou du 7 août 1913 ( la loi des trois ans ) porta la durée du service militaire à trois ans afin d’augmenter le nombre de soldats dans l’armée française. Au passage, deux décrets en 1912 fixèrent le recrutement des « tirailleurs algériens » par tirage au sort et pour une durée de service pour une durée de trois ans et la possibilité de recrutement des « tirailleurs sénégalais » pour un service d’une durée de quatre ans, qui pouvait s’effectuer en métropole. Une petite précision qui a son importance : les musulmans algériens et les Sénégalais, régis par le « code de l’indigénat », n’étaient pas des citoyens français. On comprend que des révoltes éclatèrent dans les colonies lors des campagnes de recrutement durant la Première Guerre mondiale. 3.2.2. L'évolution du service militaire au XXe siècle Après la Première Guerre mondiale, la durée du service militaire varia en fonction du nombre de jeunes hommes mobilisables et de la conjoncture internationale : 18 mois en 1923, un an en 1928, dans le contexte de la détente des relations avec l'Allemagne, mais deux ans en 1935 en raison du réarmement allemand. La conscription ne pouvait plus être appliquée lors de l’Occupation. En 1946, le service militaire fut rétabli pour une durée d'un an. Cette loi restaura un service militaire universel et égalitaire. Les militaires retrouvèrent leur droit de vote. Cependant, les engagés (anciens résistants, anciens soldats allemands, troupes coloniales) représentèrent l’essentiel des effectifs et partirent combattre en Indochine. En 1950, la durée du service militaire fut portée à 18 mois pour répondre aux besoin de l’OTAN durant la Guerre froide. Durant la Guerre d’Algérie (1954-1962), certaines classes qui avaient déjà effectué leur service militaire furent « rappelées » en 1955. Des jeunes hommes, qui avaient parfois fondé une famille à leur retour du service militaire accompli entre 1951 et 1954, durent partir faire la guerre en Algérie. Le gouvernement socialiste de Guy Mollet décida en 1956 d’envoyer tous les appelés du contingent en Algérie et porte donc une très lourde responsabilité dans la poursuite d’une guerre de décolonisation qui fut atroce pour les populations civiles et bien souvent traumatisante pour les appelés. Par la suite, les appelés du contingent virent la durée de leur service militaire s’allonger progressivement. Mon père, parti pour 18 mois de service militaire en Algérie en 1958, effectua en réalité un service de 28 mois. Pour certains, le service militaire dura jusqu’à 30 mois. Les allongements successifs de la durée du service militaire permirent de maintenir en permanence 400 000 appelés en Algérie jusqu’en 1962. Tous les jeunes hommes français (paysans, ouvriers, membres de la bourgeoisie comme Jacques Chirac, intellectuels comme Pierre Bourdieu) nés entre 1935 et 1942, soit 1,5 millions d’hommes, firent la guerre en Algérie. La durée du service militaire fut ramenée à 18 mois après la fin de la Guerre d’Algérie. En 1965, la service militaire, réduit à une durée de un an, fut renommé service national . Le statut d’objecteur de conscience fut clairement institué et permettait de ne pas effectuer le service militaire pour des raisons philosophiques ou religieuses, en échange d’un service civil dans une association, pour une durée de deux ans. La coopération permettait également d’éviter le service militaire en effectuant un service civil à l’étranger (la plupart du temps dans les anciennes colonies d’Afrique subsaharienne). La fin de la Guerre froide et la disparition du bloc soviétique en 1989-1991 réduisirent les besoins de l’armée française qui se retira notamment du territoire de la République fédérale allemande (RFA). En effet, de nombreux appelés du contingent (souvent les moins diplômés) effectuaient leur service militaire dans des compagnies de combat au sein des Forces françaises en Allemagne (FFA) qui occupaient une partie de l’Allemagne de l’Ouest depuis 1945. On espérait également tirer « les dividendes de la paix » en réduisant le montant des dépenses militaires françaises et en réduisant le format de l’armée française qui devint exclusivement une armée de métier. A cet effet, la loi Joxe du 4 janvier 1992 réduisit la durée du service militaire à dix mois et celle des coopérants et des objecteurs de conscience à vingt mois. Le service militaire fut totalement suspendu par la loi du 28 octobre 1997 qui ne supprima cependant pas la possibilité d’un retour à la conscription. Le service militaire fut remplacé par la Journée d’appel de préparation à la défense (JAPD) étendue aux jeunes femmes. L’armée française devenait alors une armée de professionnels, engagés volontaires. En 2018, le président Macron annonça la création du Service militaire universel ( SNU ), brillante idée rapidement discréditée et suspendue le 19 septembre 2025 par le premier ministre Sébastien Lecornu. 4. L’affirmation de droits sociaux : la Sécurité sociale 4.1. La création de la Sécurité sociale 4.1.2. La création de la Sécurité sociale La création de la Sécurité sociale découle de la volonté du Conseil national de la Résistance (CNR), fondé par Jean Moulin en 1943 et regroupant toutes les tendances de la Résistance, sous l’autorité de De Gaulle. Le but, affiché dans le programme du CNR, était de mettre en place « un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 signées par le ministre du travail Alexandre Parodi, mirent en place la Sécurité sociale pour appliquer ce programme. Mais l'histoire a surtout retenu les noms de Pierre Laroque (1907-1997), haut fonctionnaire gaulliste et résistant qui a construit cette institution, et d'Ambroise Croizat (1901-1951) qui l'a portée politiquement. Cet ancien ouvrier métallurgiste et syndicaliste CGT, était le ministre communiste du travail dans le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF), dirigé par De Gaulle, à partir du 21 novembre 1945. Ces deux hommes, que tout aurait dû opposer, s'entendirent pour imposer, avec le soutien de De Gaulle, la Sécurité sociale aux syndicats (qui trouvaient que ce n'était pas assez) comme au patronat (qui trouvait que c'était trop). Selon le texte de l’ordonnance du 4 octobre 1945, la sécurité sociale « est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes ». Elle repose sur le principe de solidarité de tous, car les cotisations sont redistribuées aussitôt aux assuré·es qui en ont besoin. Elle garantit à chacun une protection contre les aléas de la vie, de la naissance au décès, comme l'indique toujours le texte de l'ordonnance : " Le problème qui se pose alors est celui d'une redistribution du revenu national, destinées à prélever sur le revenu des individus favorisés les sommes nécessaires pour compléter les ressources des travailleurs et des familles défavorisés ". Document : Ambroise Croizat, maitre d'oeuvre de la sécurité sociale et ministre du Travail entre 1945 et 1947, trop injustement méconnu aujourd’hui. Source: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambroise_Croizat.jpg 4.1.3. Le fonctionnement de la Sécurité sociale La Sécurité sociale est en principe un régime universel qui se substitua aux anciennes assurances sociales patronales instaurées entre 1928 et 1930. Ces dernières reposaient sur le principe de la capitalisation : les salariés versaient pour eux-mêmes une cotisation dont le montant dépendant de leurs propres revenus. Ce système était donc très inégalitaire et avait montré ses limites aux cours de la crise économique des années 1930. La Sécurité sociale est assise sur les cotisations prélevées sur les sal aires et les cotisations des entreprises, et n on pas sur l’impôt comme c’est le cas du National Health Service britannique. Un modèle était également celui de la Social Security mise en place dans le cadre du New Deal de Roosevelt. Le rôle de la Sécurité sociale dans le fonctionnement de notre société et de l’économie est absolument crucial. Sa dimension universelle et solidaire a garanti sa réussite. Elle a permis une amélioration spectaculaire de l'état de santé de la population par une modernisation considérable des infrastructures de santé, une réduction notable de la mortalité infantile et la sortie de la misère pour les retraités. Application du principe d'universalité de la Sécurité sociale, le « régime général » de la Sécurité sociale, couvre 90 % de la population. Il se distingue des "régimes spéciaux" (cheminots, électriciens, gaziers, mineurs, marins) créés durant les années 1930, et du régime des fonctionnaires et des cadres qui disposent de leurs propres mutuelles. Le régime général définit cinq branches qui couvrent chacune une catégorie de risques : la branche maladie (maladie, maternité, invalidité, décès) gérée par l’Assurance maladie ; la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT/MP) gérée également par l’Assurance maladie ; la branche famille (petite enfance, jeunesse, minima sociaux) gérée par les Allocations familiales ; la branche retraite gérée par l’Assurance retraite ; la branche autonomie (personnages âgées, personnes handicapées) gérée par la Caisse nationale de solidarité pour l'Autonomie. Il convient de resituer la création de la Sécurité sociale dans son contexte historique. Elle a contribué à remettre au travail une population très affectée par les restrictions sanitaires et alimentaires de l'après-guerre. Elle était également conçue selon une logique que nous qualifierions aujourd'hui de "patriarcale" : l'homme travaillait et cotisait, sa femme et ses enfants étaient ses ayants-droits. En outre, les Allocations familiales relevaient clairement d'une politique nataliste considérant les femmes d'abord comme des mères de famille. Soyons optimistes et considérons que la société et les mentalités ont changé depuis 1945. Malgré tout, La Sécurité sociale est l'application de principes irréfutables. Depuis le départ, la Sécurité sociale repose sur un principe de solidarité : les cotisations sont proportionnelles aux revenus de chacun, mais les soins sont identiques pour tous. Comme le disait Ambroize Croizat, " Je cotise selon mes moyens, je reçois selon mes besoins ". De même, pour ce qui concerne les retraites : les cotisations des actifs, proportionnelles au revenu de chacun, financent immédiatement la retraite des plus âgés par un système par répartition. Aujourd’hui, les salariés reçoivent leur salaire le 27 ou le 28 de chaque mois et leurs cotisations sont reversées aux retraités le 5 du mois suivant. D'immenses sommes d'argent marquant la solidarité entre les générations transitent ainsi chaque mois des actifs aux retraités. Evidemment, des banques ou des compagnies d'assurance aimeraient mettre la main sur ce pactole, sous des prétextes divers et variés, tous plus mensongers les uns que les autres. Le prétexte le plus couramment usité est celui du déséquilibre démographique croissant entre les actifs de moins en moins nombreux, et les retraités de plus en plus nombreux. Il faudrait donc réformer les retraites (c'est-à-dire baisser leur montant) pour que leur poids reste supportable pour les actifs cotisant : on est passé de 4,3 cotisants pour 1 retraité en 1965 à 1,2 pour 1 en 2023. On oublie cependant que la hausse colossale de la productivité depuis des décennies fait que chaque actif produit toujours plus de richesses. Le problème n'est donc moins celui du nombre de retraités que celui de la répartitions toujours plus inégale des richesses et celui de la rémunération du capital (en hausse) et celle du travail (en baisse). Depuis 1967, la gestion de la Sécurité sociale est assurée à parité par les syndicats de salariés et les syndicats patronaux. Le budget de la Sécurité sociale est voté par l’Assemblée nationale et le Sénat sur proposition du gouvernement. La Sécurité sociale est en effet une institution de droit privé qui remplit une mission de service public et qui est de plus en plus contrôlée par l'Etat. En 2024, la Sécurité sociale a réalisé le versement de 628 milliards d’euros et son déficit budgétaire était de 15,3 milliards d’euros. A titre de comparaison, en 2024 également, les dépenses totales de l’État étaient de 443 milliards d’euros, avec un déficit budgétaire de 156 milliards d’euros (10 fois supérieur à celui de la Sécu !). En général, lorsque les politiques et les journalistes parlent du « trou de la Sécu », elles et ils citent le chiffre brut du déficit de la Sécurité sociale, qui impressionne, sans le rapporter au budget total de la Sécurité sociale, ce qui rend le déficit beaucoup moins impressionnant (un peu plus de 2 % des dépenses). Cependant, il n'est pas possible de balayer la question du "trou de la sécu" d'un revers de main : il est surtout dû aux exonérations dont bénéficient les entreprises depuis une quarantaine d'années et au chômage des salariés qui réduisent le volume des cotisations. En outre, les exonérations des cotisations patronales doivent être théoriquement compensées par l'Etat, qui ne les compense pas totalement. En 2024, il manquait 5,5 milliards d'euros de versements de l'Etat. Si le "trou de la sécu" n'est pas plus profond, c'est au prix de la baisse des remboursements des frais de santé et du sous-financement catastrophique de l'hôpital public. Depuis plusieurs décennies, le principe de la solidarité à la base du fonctionnement de la Sécurité sociale est régulièrement critiqué et remis en cause. Certaines personnes préféreraient un système d’assurances privées pour les soins médicaux (chacun cotiserait pour financer ses propres soins) et un système de retraite par capitalisation (chacun cotiserait à un fonds de pension pour financer plus tard sa propre retraite plus tard). Contre la solidarité entre les citoyens et les générations, ces personnes veulent promouvoir l’individualisme et les inégalités qui en découleraient. Cette alternative renvoie à deux choix de société opposés. 5 Vers l’égalité en droits des femmes et des hommes 5.1 Les relations à l’intérieur des couples 5.1.1 La législation sur le divorce La possibilité de divorcer est un indicateur du degré de liberté des femmes sur le plan juridique. Elle est également un enjeu concernant le contrôle du corps des femmes. Au cours du XIXe siècle, l’histoire du droit au divorce fut particulièrement chahutée. La loi du 20 septembre 1792 institua la laïcisation de l’État civil (qui était désormais tenu par la mairie de la commune et non plus par le curé de la paroisse) et l'autorisation du divorce. Cette loi consacrait l’égalité entre les époux car elle instaura le divorce par consentement mutuel et pour incompatibilité d'humeur et de caractère. L’autorisation du divorce permettait de s’attaquer à ce qui était considéré comme un sacrement (avec le baptême et l’enterrement religieux) par l’Église catholique. Le Code civil de 1804 maintint le divorce, mais seulement pour faute (adultère). Cependant, le simple adultère était considéré comme une faute pour la femme, tandis que la faute pour le mari consistait à faire venir sa maîtresse au domicile conjugal. La loi du 8 mai 1816, sous la Restauration, abrogea le divorce pour des raisons religieuses et pour revenir au régime d'avant la Révolution. C’est seulement la loi Naquet du 27 juillet 1884 qui rétablit le divorce, mais sous la seule forme du divorce pour faute (adultère). Mais on sait bien que l’adultère était surtout reproché à la femme. Mais il était considéré comme normal que les hommes de la bourgeoisie entretiennent des m aîtresses ou fréquentent des prostituées. Le divorce par consentement mutuel ne fut cependant pas rétabli. Cette situation de soumission de la femme et de liberté du mari perdura pendant presque un siècle. C’est seulement la loi du 11 juillet 1975 qui rétablit le divorce par consentement mutuel inventé en 1792. Cette loi (contemporaine de la loi sur l’IVG) correspondait à la volonté du président Valéry Giscard d’Estaing de tenir compte des évolutions et de la libéralisation de la société française après Mai 1968. La procédure du consentement mutuel concrétisait la volonté de dédramatiser le divorce ainsi que d'en régler définitivement les conséquences lors de son prononcé par un juge. Cette procédure est applicable quand les deux époux sont d'accord pour mettre fin à leur mariage, et qu'ils sont d'accord sur les conséquences juridiques de leur séparation (partage des biens du ménage, pension alimentaire, garde des enfants). La loi de 1975 maintenait le divorce pour faute, en cas de violation grave et renouvelée des obligations du mariage, rendant intolérable le maintien de la vie commune. Elle instituait par ailleurs le divorce pour rupture de la vie commune pendant une durée supérieure à six années. Il devenait ainsi moins difficile pour les femmes de divorcer. Bien entendu, la situation, encore aujourd’hui, est loin d’être idyllique : peu hommes versent la pension alimentaire décidée lors du jugement de divorce pour l’entretien des enfants, sans compter les violences et les féminicides dont les femmes sont victimes lorsqu’elles annoncent à leur conjoint leur volonté de divorcer. 5.1.2 La réforme du régime matrimonial de 1965 La loi du 13 juillet 1965 réformant les régimes matrimoniaux fixés par le Code civil de 1804 permit d’instaurer l'égalité entre l'homme et la femme au sein du couple en limitant les droits du mari sur son épouse. Cette loi rendit effective la capacité juridique de la femme mariée : une femme pouvait exercer désormais un métier et disposer d’un compte en banque sans l’autorisation de son mari. La femme n’était désormais plus sous la tutelle financière de son mari ! La loi établit en outre l’égalité des époux dans la gestion des biens : les achats à crédit, ainsi que la vente ou l'hypothèque du domicile conjugal requéraient désormais le consentement des deux époux. La réforme des régimes matrimoniaux de 1965 (il y a seulement soixante ans !) introduisit une égalité juridique entre homme et femme au sein du foyer, et constitua une avancée capitale pour les femmes au sein de la société. Une vidéo de l’époque (très drôle, ou atterrante, au choix ) présente très clairement les changements introduits par cette réforme : https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000799/la-reforme-des-regimes-matrimoniaux-de-1965-vers-l-egalite-au-sein-du-couple.html 5.2 Le droit à la contraception et à l’IVG 5.2.1 Le droit à la contraception Jusqu’à la fin des années 1960, les femmes disposaient de moyens de contraception peu efficaces : coitus interrumptus , méthode des températures, préservatifs peu fiables (les industriels ne les rendront vraiment efficaces qu’à la fin des années 1980, lors de l’épidémie de SIDA). La vente des contraceptifs oraux (la pilule contraceptive) était illégale. Le Mouvement français pour le Planning familial fut fondé en 1960 pour promouvoir la contraception et limiter ainsi les avortements clandestins (entre 400 000 et 600 000 chaque année à l’époque) dont l’issue pouvait être fatale aux femmes qui le pratiquaient. Ce mouvement organisa l’importation, la vente et la prescription illégale par des médecins sympathisants de diaphragmes, de gels spermicides et surtout de pilules contraceptives. Des centres clandestins ouverts dans toute la France assuraient la formation des personnels de santé et la vente illégale des produits contraceptifs. Cet activisme joua un rôle essentiel en montrant le besoin d’une législation libérale sur la question de la contraception. La loi Neuwirth du 19 décembre 1967 , autorisa l’usage des contraceptifs, et notamment la contraception orale . Elle abrogea la loi du 31 juillet 1920, intitulée : "loi réprimant provocation à l'avortement et la propagande anticonceptionnelle". Ancien résistant, le gaulliste Lucien Neuwirth , partisan de longue date de l'abrogation de la loi de 1920 contre l’avortement, menait un combat pour la libéralisation de la contraception, malgré l'opposition de la majorité parlementaire de droite. Il obtint une audience à l’Élysée auprès de De Gaulle. Au terme d’un exposé d’une quarantaine de minutes, Neuwirth déclara : « Écoutez mon Général, à la Libération vous avez donné le droit de vote aux femmes. Elles l’avaient bien mérité par leurs luttes dans la résistance. Elles avaient gagné leur droit de vote. Eh bien maintenant, je crois que le temps est venu de leur donner le droit de maîtriser leur fécondité. Les femmes représentent la moitié de notre population ». Ce à quoi De Gaulle répondit : « C’est vrai, transmettre la vie, c’est important. Il faut que ce soit un acte lucide, continuez ». Cependant, la loi ne fut pas appliquée tout de suite en raison de l’opposition des ministres gaullistes à ce nouveau droit des femmes. C’est seulement le 24 avril 1972, que fut publié le décret d'application de la loi Neuwirth permettant la vente des pilules en pharmacie, sur ordonnance médicale. Ce délai montre que les ministres de l’époque avaient tout fait pour reculer l’application de la loi Neuwirth. Une dernière précision : cette loi ne provoqua pas la baisse de la natalité en France. Cette baisse s’était déjà amorcée au début des années 1960. Il n'est pas possible de terminer ce paragraphe sans citer la célèbre chanson d'Antoine (1966), Les élucubrations d'Antoine , notamment pour sa dernière strophe (à voir aussi sur : https://www.youtube.com/watch?v=taqh-zX0Z74 ) : Encart : Les élucubrations d'Antoine (1966) Ma mère m'a dit "Antoine, fais-toi couper les cheveux" Je lui ai dit "ma mère, dans vingt ans si tu veux Je ne les garde pas pour me faire remarquer Ni parce que je trouve ça beau mais parce que ça me plaît" Oh, yeah L'autre jour, j'écoute la radio en me réveillant, c'était Yvette Horner qui jouait de l'accordéon Ton accordéon me fatigue Yvette, si tu jouais plutôt de la clarinette Oh, yeah Mon meilleur ami, si vous le connaissiez, vous ne pourriez plus vous en séparer L'autre jour il n'était pas très malin, il a pris un laxatif au lieu de prendre le train Oh, yeah Avec mon petit cousin qui a dix ans, on regardait gros nounours à la télévision À nounours il a dit "bonne nuit mon bonhomme", il est parti danser le jerk au Paladium Oh, yeah Le juge a dit à Jules "Vous avez tué", "Oui j'ai tué ma femme, pourtant je l'aimais" Le juge a dit à Jules "Vous aurez 20 ans", Jules a dit "Quand on aime, on a toujours 20 ans" Oh, yeah Tout devrait changer tout le temps, le monde serait bien plus amusant On verrait des avions dans les couloirs du métro et Johnny Hallyday en cage à Médrano Oh, yeah Si je porte des chemises à fleurs c'est que je suis en avance de 2 ou 3 longueurs Ce n'est qu'une question de saison, les vôtres n'ont encore que des boutons Oh, yeah J'ai reçu une lettre de la Présidence me demandant "Antoine, vous avez du bon sens Comment faire pour enrichir le pays ?", "Mettez la pilule en vente dans les Monoprix" Oh, yeah Que l'on se rassure au sujet de Johnny Halliday : il a su se défendre et a répondu à Antoine par la chanson (elle aussi mémorable) : Cheveux longs, idées courtes . 5.2.2 Vers la légalisation de l’IVG Concernant le droit des femmes, la bataille la plus importante fut menée au sujet du droit à l’avortement. Ce droit relevait d’une question de santé publique (une femme mourrait chaque jour des suites d’un avortement clandestin dans les années 1960) mais surtout de la question du droit des femmes à disposer de leur corps. Ou, plus exactement, de savoir qui contrôle du corps des femmes. C'est pourquoi la question de l'avortement ne sera jamais réglée tant que des hommes voudront contrôler le corps des femmes malgré ces dernières. Ces questions avaient été abordées dès 1949 par Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe . Outre la célèbre phrase "On ne nait pas femme, on le devient", elle y remettait en cause "l'instinct maternel" et la domination masculine, elle y défendait le droit à la contraception et à l'avortement. Simone de Beauvoir fut la grande inspiratrice du combat féministe jusque dans les années 1970. L’article 317 du Code pénal de 1810 définissait l’avortement comme un crime jugé par une cour d’assises et puni d’une peine de réclusion. Les membres du corps médical ayant pratiqué un avortement étaient passibles d’une peine de travaux forcés. La loi du 31 juillet 1920 renforça cette répression en interdisant également la simple incitation à l’avortement et la propagande en sa faveur. C’est donc à la fois l’acte et le discours qui étaient désormais sanctionnés. Cette loi était une loi nataliste destinée à redresser la courbe des naissances après la boucherie de la Première Guerre mondiale, mais également une loi réactionnaire votée par une Chambre des députés très à droite (la Chambre « bleu horizon »). Toute loi sur l'avortement , dans tous les pays du monde et à toutes les époques, concerne d'abord et avant tout la place et le rôle assignés aux femmes dans la société. La loi de 1923 transforma paradoxalement ce crime en délit : les jurés des cours d’assise (qui jugent les crimes) étant jugés trop laxiste dans ces affaires, on pensait que les jury professionnels des tribunaux correctionnels (qui jugent les délits) seraient plus sévères. Sous le régime de Vichy, la loi du 15 février 1942 considérait l’avortement comme un crime d’État passible de la peine de mort. Pour avoir procédé à 27 avortements, Marie-Louise Giraud fut guillotinée le 30 juillet 1942 (à ce sujet, on peut voir le film Une affaire de femmes de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert) dans la cour de la prison pour femmes de la Roquette, à Paris. Le 22 octobre 1943, Désiré Pioge fut exécuté pour avoir aidé 3 femmes à avorter. Cette loi fut abrogée à la Libération. Mais l’avortement n’en restera pas moins un délit jusqu’en 1975. Dans les années 1960, près de 400 000 avortements clandestins avaient lieu chaque année, soit au moins 1 000 par jour. Une femme mourrait chaque jour des suites d’un avortement (septicémie, hémorragie), plusieurs étaient gravement mutilées. En effet, si les femmes de milieu aisé pouvaient avorter dans des cliniques à l’étranger, dans les pays où l’avortement était légal, celles qui n’en avaient pas les moyens consultaient des « faiseuses d’anges » qui opéraient dans des conditions indignes avec des aiguilles à tricoter ou des cintres. Les cas d’infection et d’hémorragie étaient fréquents. Cette situation dramatique, ajoutée à la volonté des femmes de contrôler leur propre corps, explique l’ampleur des revendications pour le droit à l’avortement. Elle explique également la nécessité absolue de préserver le droit à l’avortement encore aujourd’hui pour éviter le retour à ces pratiques d’un autre âge qui sont un autre symptôme de la domination masculine. De nombreux mouvements revendiquèrent le droit à l’avortement. Le plus célèbre était le Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce mouvement féministe autonome, que nous qualifierions aujourd’hui de non-mixte, luttait contre tous les formes d’oppression sexiste et revendiquait la libre disposition de leur corps par les femmes et l’égalité des droits avec les hommes. La naissance du MLF fut notamment marquée par la manifestation du 26 août 1970, quand un groupe de neuf de femmes tenta de déposer sous l' Arc de triomphe à Paris , une gerbe de fleurs « à la femme du soldat inconnu » (en solidarité avec la grève des femmes américaines, qui célébraient ce jour-là le cinquantième anniversaire du suffrage féminin aux États-Unis). Notons également que le 26 août (1789) est le jour anniversaire de la proclamation de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Sur leurs banderoles, on pouvait lire : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme » ou encore « Un homme sur deux est une femme ». Elles furent arrêtées par la police au cours de leur progression vers l'Arc de triomphe et le dépôt de gerbe n'eut pas lieu. Document : Le dépôt empêché de la gerbe à la mémoire de la femme du soldat inconnu par les membres du MLF, le 26 août 1970. Source : https://www.radiofrance.fr/franceculture/la-naissance-du-mlf-il-y-a-encore-plus-inconnu-que-le-soldat-inconnu-sa-femme-3411932 La première grande manifestation de rue appelée par le MLF eut lieu le 20 novembre 1971 à Paris, il s'agissait d'une marche internationale des femmes pour la contraception (rappelons que les décrets d’application de la loi Neuwirth n’étaient toujours pas publiés) et l'avortement libres et gratuits. Parallèlement, Simone de Beauvoir et l’avocate Gisèle Halimi créèrent l’association Choisir la cause des femmes en 1971. En 1973 fut créé le Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC), regroupant des militantes du Planning familial et du MLF, après la publication du "Manifeste des 343" et du "Manifeste des 331". En effet, le 5 avril 1971, des femmes célèbres, actrices ou écrivaines (Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Brigitte Fontaine, Marguerite Duras, Bernadette Lafont, Jeanne Moreau, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, Agnès Varda…) et de nombreuses militantes du MLF signèrent le Manifeste des 343 publié par le Nouvel Observateur. Le texte du manifeste rédigé par Simone de Beauvoir était le suivant : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l'une d'elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l'avortement libre. » Document : « Le Manifeste des 343 », publié par Le Nouvel Observateur , le 5 avril 1971. Source : https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/03/06/manifeste-des-343-dans-les-coulisses-d-un-scandale-sur-histoire-tv-interruption-volontaire-d-un-tabou_6220512_3246.html Ce manifeste tira également sa notoriété de la caricature (solidaire des signataires du manifeste) publiée en couverture de Charlie Hebdo la semaine suivante. Le « Manifeste des 343 » devint alors plus connu sous le nom du « Manifeste des 343 salopes » pour vilipender non pas les femmes qui avaient signé le manifeste, mais les hommes qui considéraient que les femmes qui avortaient était des « salopes ». En outre, le personnage figurant sur la couverture était Michel Debré, rédacteur de la Constitution de la Cinquième République, ministre de De Gaulle et pourfendeur notoire des droits des femmes. Le 3 avril 1973, toujours dans le Nouvel Observateur, fut publié « Le Manifeste des 331 », pétition dans laquelle 331 médecins reconnaissaient avoir pratiqué des avortements. Alors que des poursuites pénales entraînant des peines de réclusion auraient pu être engagées contre les femmes du « Manifeste des 343 » et des médecins du « Manifeste des 331 », personne ne fut inquiété. Il devenait évident aux yeux du pouvoir que la répression de l’avortement était passée de mode. Mais l’événement qui précipita le cours des choses fut le Procès de Bobigny qui s’est tenu le 8 novembre 1972. Marie-Claire Chevalier, 16 ans, avait avorté après avoir été violée par son petit ami, Daniel P. L’avortement ayant provoqué une hémorragie, Marie-Claire fut hospitalisée. Quelques semaines plus tard, Daniel P., le violeur de la jeune fille, lui aussi mineur, soupçonné d'avoir participé à un vol de voitures, fut arrêté. Il dénonça Marie-Claire dans l'espoir que cela détournerait les policiers de l'affaire dans laquelle il était impliqué. Plusieurs policiers se rendirent alors au domicile de Marie-Claire et de Michèle Chevalier. Ils la menacèrent de prison pour elle et sa fille si elle n'avouait pas, ce qu'elle fit alors immédiatement. Cinq femmes furent jugées en correctionnelle à Bobigny (Seine-Saint-Denis) : la jeune femme mineure, Marie-Claire, sa mère Michèle Chevalier et trois de ses collègues salariées de la RATP, pour complicité ou pratique de l'avortement. La défense de la jeune femme fut assurée par Gisèle Halimi qui avait défendu Djamila Boupacha pendant la guerre d'Algérie. Elle décida de faire du procès le procès de l’interdiction de l’avortement. Ce procès très médiatisé eut un énorme retentissement. Bien que condamnées à des peines de prison avec sursis, les accusées bénéficièrent d’un immense soutien populaire. De fait, il était désormais devenu impossible d'appliquer les sanctions pénales en vigueur (la prison ferme) aux femmes ayant interrompu volontairement leur grossesse. Avec le recul, il apparaît clairement que c’est le « Manifeste des 343 (salopes) » et le Procès de Bobigny qui accélérèrent le mouvement dépénalisation de l' interruption volontaire de grossesse en France . Document : Maître Gisèle Halimi (deuxième en partant de la gauche), l’avocate de Marie-Claire Chevalier (à droite), après le verdict au tribunal de Bobigny, le 22 novembre 1972. - / AFP Source : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/01/26/marie-claire-chevalier-la-femme-qu-avait-defendue-gisele-halimi-lors-du-proces-de-bobigny-sur-l-avortement-est-morte_6110975_3382.html Le Président de la République de centre-droit, Valéry Giscard d'Estaing, élu en mai 1974 et soucieux de prendre en compte les effets du mouvement de Mai 1968 sur l’évolution de la société, annonça lors d'une conférence de presse du 25 juillet 1974 qu'aucune poursuite ne serait engagée pour avortement et il annonça le prochain vote d'une loi autorisant l’avortement. Giscard d’Estaing chargea sa ministre de la santé, Simone Veil de défendre la loi qui dépénalisait l' interruption volontaire de grossesse (IVG) lors des dix premières semaines de grossesse, ce qui correspond à douze semaines d'aménorrhée. Cette loi fut votée par l' Assemblée nationale dans la nuit du 29 novembre 1974. Lors de son discours devant l’Assemblée nationale Simone Veil subit des insultes, et notamment des insultes antisémites, de la part de députés de son propre camp. Depuis ce discours, Simone Veil devint à juste titre une icône. La loi Veil sur la légalisation de l’IVG fut promulguée le 17 janvier 1975 , pour 5 ans et à titre expérimental. Elle fut reconduite sans limite de temps et rendue définitive par la loi du 31 décembre 1979. Yvette Roudy, ministre des Droits des femmes du gouvernement socialiste de 1981 à 1986, fit voter la loi Roudy pour l'IVG du 31 décembre 1982, autorisant le remboursement par la Sécurité sociale de l'interruption volontaire de grossesse. En 2001, Martine Aubry, porta le délai pour avorter à quatorze semaines d’aménorrhée. Document : Simone Veil à la tribune de l’Assemblée nationale, lors du débat sur la loi sur l’avortement, le 26 novembre 1974. Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/avortement-la-revolution-continue 5.2.3 L'IVG aujourd'hui Enfin, à l’initiative du président Macron, la liberté du recours à l’IVG a été inscrite dans la Constitution à la suite de l’abrogation par la Cour suprême des États-Unis en 2022 de l’arrêt « Roe versus Rode » de 1973 qui légalisait le recours à l’IVG. Cette inscription dans la Constitution de la liberté à recourir à l’IVG est censée sauvegarder ce droit. Le Congrès (Assemblée nationale + Sénat) réuni à Versailles s'est prononcé le 4 mars 2024, par 780 voix pour, 72 contre (essentiellement des parlementaires LR et RN) et 50 abstentions, en faveur de l'inscription dans l'article 34 de la Constitution du texte suivant : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. » En conséquence, la garantie de la liberté du recours à l’IVG fut promulguée en tant que loi constitutionnelle, le 8 mars 2024 , à l’occasion de la journée des droits des femmes. Cependant, ce texte est ambiguë : les associations féministes auraient préféré que la Constitution évoque le « droit à l’IVG », plutôt que la « liberté du recours à l’IVG ». Cette seconde formulation convenait mieux aux députés et sénateurs conservateurs, très frileux sur la question de l’IVG, alors que le droit à l’IVG aurait impliqué le droit pour chaque femme de recourir à l’IVG partout sur le territoire national, ce qui est loin d’être le cas. En effet, des médecins invoquent la clause de conscience pour ne pas pratiquer d’IVG et, surtout, il est très difficile de procéder à des IVG dans les déserts médicaux. Le droit à l'IVG aurait nécessité de gros investissements dans le domaine de la santé sur tout le territoire français. Rappelons que, en 2012, Marine Le Pen avait déclaré que les « avortements de confort » se multipliaient et qu’il convenait donc de dérembourser les IVG. En 2024, Gérard Larcher, le président LR du Sénat, s’opposa à l’inscription de liberté du recours à l’IVG dans la Constitution, sous prétexte que le droit à l’IVG n’était pas menacé. Les mauvais esprits penseront qu’une autre raison l’animait. La seule garantie pour la survie du droit à l’IVG, remis en cause par la droite catholique traditionaliste financée par le milliardaire Pierre-Edouard Stérin et par les médias Bolloré, est la vigilance et la mobilisation permanente en sa faveur, et en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps. Si ce paragraphe sur le droit à l’avortement est aussi long, c’est pour offrir une modeste contribution à la défense de ce droit essentiel en évoquant son histoire heurtée. Document : « Quelques milliers de manifestants anti-IVG ont défilé à Paris dans une « Marche pour la vie », le 19 janvier 2025, en cette année de 50e anniversaire de loi Veil ». © Maxime Sirvins. Source https://www.politis.fr/articles/2025/01/reportage-a-la-marche-contre-ivg-des-relents-dextreme-droite/ 5.3 Vers la parité ? 5.3.1 La parité en politique ? Le concept de parité désigne le fait que les femmes doivent âtre aussi nombreuses que les hommes à exercer des fonctions politiques ou de direction dans les entreprises. La parité n’est donc pas un synonyme de l’égalité qui concerne plutôt l’égalité des droits. La parité constituerait plutôt une application concrète du droit à l’égalité dans certains domaines. Par l’ordonnance du 21 avril 1944, les femmes obtinrent le droit de vote et le droit d’être élues. Cependant, la très forte sous-représentation des femmes dans les institutions resta longtemps un impensé dans la société française. Le thème de la parité dans la représentation politique n’a ressurgi vraiment que lors de la campagne électorale des élections présidentielles de 1995 pendant laquelle Jacques Chirac promit d’instituer un observatoire de la parité. Celui-ci fut créé en octobre 1995, sa rapporteure générale était Roselyne Bachelot, Gisèle Halimi était responsable de la commission politique. Toutes deux rédigent un rapport sur la parité dans la vie politique, dans lequel elles proposaient des mesures imposant le principe des quotas. En 1997, le premier ministre Lionel Jospin s’engagea à réformer la Constitution pour y inscrire la parité. La loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 complétant l’article 3 de la Constitution indiquait que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » . Les partis politiques devaient contribuer à sa mise en œuvre. Cette réforme constitutionnelle est essentielle : par l’établissement de quotas en faveur des femmes, elle lance un mouvement de fond vers une véritable égalité entre les femmes et les hommes en politique. En conséquence, la loi du 6 juin 2000 sur l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonction électives prévoyait une égalité obligatoire des candidatures pour les scrutins de liste et même une alternance des candidats de chaque sexe sur les listes. les partis qui ne présentaient pas 50% de candidats de chaque sexe devaient payer une amende. La parité est ensuite étendue au domaine professionnel avec la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. Cette loi modifia l’article premier de la Constitution par un alinéa ainsi rédigé : « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ». La loi du 17 mai 2013 relative à l'élection au scrutin des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires modifie de façon substantielle les scrutins locaux. Les conseillers départementaux qui se substituent aux conseillers généraux sont désormais élus au scrutin binominal à deux tours. Les binômes sont obligatoirement composés d'un homme et d'une femme. Pour le scrutin municipal, l'obligation de parité pour la composition des listes s'applique désormais dans les communes de 1 000 habitants et plus. Les résultats de ces mesures sont contrastés. Elles sont efficaces pour les élections au scrutin de liste qui présentent un moindre enjeu pour les hommes. Ainsi, sur les 81 eurodéputé·es français·es élu·es en juin 2024, la moitié sont des femmes. Il en va de même dans les conseils municipaux des communes de plus de 1 000 habitants, les conseils départementaux et les conseils régionaux. Cependant, les femmes sont peu nombreuses à accéder aux fonctions exécutives de ces conseils (environ un tiers de maires, de présidentes de conseils départementaux et de conseils régionaux). En revanche, la parité n’a que très peu progressé pour les élections qui reposent sur un scrutin uninominal. C’est notamment le cas pour les élections législatives. Ainsi, seules 208 femmes sur un total de 577 députés siègent à l’Assemblée nationale depuis les élections de juillet 2024. Les partis sont certes tenus de présenter un nombre égal de candidates et de candidats. Mais ils ont tendance à présenter les femmes dans les circonscriptions qui leur sont politiquement hostiles et à réserver aux hommes les conscriptions qui leur sont favorables. 5.3.2 La parité dans le monde professionnel ? La réflexion sur la parité en politique a contribué à relancer la réflexion sur l’égalité et la parité dans les entreprises. La loi du 9 mai 2001 encouragea des « mesures de rattrapage tendant à remédier aux inégalités constatées notamment en ce qui concerne les conditions d’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelle et pour ce qui est des conditions de travail et d’emploi » . Cette loi a été renforcée par la loi du 23 mars 2006 relative à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Elle imposait des négociations sur des mesures de suppression des écarts de rémunérations qui doivent avoir disparu au 31 décembre 2010. Mais le seul moyen de faire bouger les lignes était d’instaurer des quotas. La loi du 27 janvier 2011 prévoyait l’instauration progressive de quotas de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises. De même la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi instaurait une obligation de représentation équilibrée au sein des instances représentatives du personnel dans l’entreprise (délégués syndicaux, délégués du personnel, membres du comité d’entreprise). Les listes de candidats aux élections professionnelles doivent respecter la parité et la règle de l’alternance hommes-femmes sous peine d’annulation des élections. L’apport important de ces lois est d’avoir fait passer dans les usages de présenter désormais des listes paritaires à toutes les élections du monde professionnel et associatif. Alors que la politique des quotas est souvent critiquée en France, où l’on considère encore trop souvent que les personnes doivent élues ou recrutées en fonction de leur seul mérite et de leurs compétences, en oubliant les obstacles qui s’opposent à la promotion des femmes dans toutes les sphères de la société, elle a montré sa pertinence pour changer les habitudes. Mais ces quelques lois sont encore loin d’avoir mis fin au plafond de verre dont les femmes sont victimes et à la domination masculine et au patriarcat ! Beaucoup reste à faire pour une véritable égalité entre les femmes et les hommes, et entre les humains en général.
- L'école primaire au temps de Jules Ferry
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale Références bibliographiques Collectif (2009). L’école en France XVIIe-XXIe siècle. Textes et documents pour la classe n°986, SCEREN. LUC Jean-Noël, CONDETTE Jean-François, VERNEUIL Yves (2020). Histoire de l'enseignement en France XIXe-XXIe siècle . Paris : Armand Colin. MERLE Pierre (2009). La démocratisation de l’enseignement, 2e édition. Paris : La Découverte, Repères. PROST Antoine (1968). L'enseignement en France 1800-1967 . Paris: Armand Colin, collection U. Mots clés Loi Guizot, Loi Falloux, Alphabétisation, Scolarisation, Ecoles normales, Ligne Saint-Malo / Genève, Lois de Jules Ferry, Sécularisation, Gratuité scolaire, Obligation scolaire, Certificat d'études, Laïcité des programmes, Ecoles Primaires Supérieures, Loi Paul Bert, Loi Goblet, Salles d'asile, Ecole maternelle, Pauline Kergomard. Que dit le programme ? Extraits de la fiche EDUSCOL Quels sont les points forts du thème pour l’enseignant ? L’école primaire au temps de Jules Ferry Depuis l’échec de la Seconde République, les Républicains sont persuadés que l’instruction du peuple est la clef de l’enracinement de la République en France. D’autre part, ils veulent limiter l’influence de l’Église catholique, dont le clergé est le plus souvent monarchiste, dans l’éducation. La loi Guizot de 1833 avait imposé à toutes les communes de plus de 500 habitants d’ouvrir une école de garçons et la loi Falloux de 1850, qui crée officiellement l’enseignement secondaire privé et accroît l’influence de l’Église catholique sur l’école, oblige également toutes les communes de plus de 800 habitants à ouvrir une école de filles (seuil ramené à 500 par la loi Victor Duruy de 1867). Mais l’école n’est pas gratuite, sauf pour les indigents, et les instituteurs ne sont pas payés par l’État. La loi du 16 juin 1881 fait des instituteurs des fonctionnaires de l’État et impose la gratuité de l’enseignement primaire, tandis que la loi du 28 mars 1882 rend l’école publique laïque et l’enseignement obligatoire de 6 à 13 ans. La laïcité de 1882 concerne les programmes, « l’instruction morale et religieuse » devenant « l’instruction morale et civique ». En 1886, tous les personnels d’enseignement sont laïcisés. Comment mettre en œuvre le thème dans la classe ? L’école primaire au temps de Jules Ferry Le programme suggère une double entrée par l’étude des bâtiments (qui permet là encore d’amorcer l’étude des symboles tout en établissant concrètement que l’école est au cœur de la République) et par celle des programmes (on pense aux programmes de 1882) qui peuvent établir l’aspect laïque de l’enseignement. Il existe par ailleurs de nombreuses représentations de salles de classe sous la Troisième République, et l’on peut trouver de nombreux documents sur le site du Musée National de l’Éducation. À partir de photographies de salles de classe de l’enseignement primaire, les élèves prennent conscience que l’école laïque, gratuite et obligatoire devient un espace de démonstration de la culture républicaine et doit porter les signes distinctifs de la modernité (horloge, cloche, chauffage, tableau noir, cartes, planches, imagerie d’Épinal, pupitre…). Les élèves peuvent être amenés à comparer les rites scolaires qui se développent au cours de cette période et leurs propres habitudes scolaires quotidiennes. Le recours aux sources du patrimoine local mais aussi familial (archives publiques et personnelles) pourrait permettre d’appuyer cette étude (par exemple en se référant à l’histoire de la construction même de l’école à partir de plans d’architecte faisant apparaître, le cas échéant, la séparation des bâtiments filles et garçons…jusqu’à l’instauration de la mixité). Il s’agirait ainsi de montrer le caractère évolutif de l’école. L’élève découvre que si tous les enfants vont à l’école pour la première fois jusqu’à 13 ans, les programmes scolaires sous la IIIe République sont différents pour les filles qui apprennent notamment la tenue du ménage et la cuisine par exemple. L’observation de cartes affichées dans les classes sous la IIIe République peut introduire le thème de la question coloniale. Cette question est liée à la problématique d’ensemble parce qu’elle s’est forgée autour de l’idéal républicain d’une grande nation civilisatrice. Les élèves observent que l’empire colonial français au tournant du siècle est vingt fois plus vaste que le territoire national (le deuxième du monde par l’étendue et sa population). On peut montrer ainsi que la présence française et la francophonie sur les continents africain et asiatique sont le résultat d’une nouvelle entreprise coloniale depuis la fin du XIXe siècle. 1. L’école avant les lois Jules Ferry Note : cette première partie ne concerne pas les attendus du programme. Elle sert uniquement à la connaissance de l'histoire du système éducatif des futur.es professeur.es des écoles Encart : les grandes lois scolaires avant la Troisième République Loi Daunou du 3 brumaire an IV (24 octobre 1795) instituant les écoles centrales et confiant l’enseignement primaire aux départements. Loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) instituant les lycée et confiant l’instruction primaire aux communes Loi Guizot du 28 juin 1833 sur l’instruction primaire : obligation pour chaque commune d’entretenir une école de garçon et pour chaque département d’entretenir une école normale de garçons Loi Falloux du 15 mars 1850 sur la liberté de l’enseignement primaire et secondaire. Obligation pour chaque commune de plus de 800 habitants d’entretenir une école de filles Circulaire du 30 octobre 1867 instaurant les cours secondaires pour les jeunes filles 1.1 L'école avant et après la Révolution française Avant la Révolution française, l’instruction des enfants relevait du choix des familles. Elle pouvait se dérouler sous la houlette d’un maître privé rémunéré par les familles, ou bien dans des écoles communales, des écoles paroissiales ou dans des établissements tenus par des congrégations religieuses, telle la congrégation des Frères de écoles chrétienne. L’investissement de l’Église catholique dans l’instruction du peuple obéissait à une logique d’évangélisation et de moralisation des populations perçues comme menacées par les idées des Lumières. En outre, l’idée d’une instruction identique pour tous n’était pas répandue : on pensait que les enfants de chaque groupe social devaient recevoir l’instruction nécessaire à l’exercice du métier auquel ils étaient destinés. Il ne semblait même pas nécessaire d’instruire les laboureurs ou les cordonniers qui ne devaient pas s’extraire de leur condition et qui risqueraient ainsi de menacer l’ordre social. Les philosophes des Lumières eux-mêmes s’en tenaient à une vision élitiste de l’instruction et ne voyaient pas l’intérêt d’instruire le peuple, à l'exception peut-être de Diderot et de Rousseau. Avec la Révolution et la transformation des sujets du roi en citoyens composant la nation souveraine, il devint nécessaire de former les futurs citoyens responsables de leurs choix politiques. Ce principe fut énoncé par Condorcet en 1793 : « Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits ». Condorcet avait d’ailleurs prôné une instruction publique et laïque assurant l’égalité entre les filles et les garçons devant l’instruction. De nombreux projets visant à organiser l’instruction des enfants virent le jour durant la période de la Convention, entre 1793 et 1795. Les difficultés de la période ne permirent que la création d’un enseignement secondaire afin de former les garçons de la bourgeoisie, avec la création des lycées par l’État en 1802. En 1802 également, l’instruction primaire des enfants de peuple fut dévolue aux communes alors peu argentées. Au sortir de la Révolution, deux ordres scolaires avaient été mis en place. Pour le secondaire, le lycée, prolongé par l’École des Mines (1783), l’École normale supérieure (1794), le Conservatoire national des arts et métiers (1794) et l’École polytechnique (1795), scolarisait les garçons de la bourgeoisie qui se destinaient au service de l’État. A partir de 1808, le baccalauréat sanctionnait la fin des études secondaires. Pour sa part, l’école primaire, quand elle existait, était destinée aux enfants des paysans et des ouvriers auxquels était dispensé un enseignement pratique en lien avec les métiers de la terre et de l’industrie. 1.2 La loi Guizot de 1833 et la loi Falloux de 1850 Dans ce contexte peu favorable à l’enseignement primaire, la loi Guizot (du nom du ministre de l’Instruction publique de Louis-Philippe) du 28 juin 1833 apparaît comme le véritable point de départ de la scolarisation des enfants du peuple en France. Elle obligeait chaque commune à créer une école de garçons et chaque département à créer une école normale d’instituteurs. Chaque commune devait fournir un local et garantir à l'instituteur, détenteur d'un brevet de capacité d'enseignement, un logement et un traitement de 200 francs par mois. Cette somme était complétée par l'écolage payé, ou non, par les familles. La loi Guizot instaurait également la "liberté" de l'enseignement primaire en autorisant les écoles privées fondées par des particuliers ou des congrégations religieuses, telles que les Frères des Ecoles chrétiennes (encore aujourd'hui à la tête de la majorité des établissements privés catholiques). Document : La loi Guizot du 28 juin 1833 Art. 1. – L'instruction primaire est élémentaire ou supérieure. L'instruction primaire élémentaire comprend nécessairement l'instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures. L'instruction primaire supérieure comprend nécessairement, en outre, les éléments de la géométrie et ses applications usuelles, spécialement le dessin linéaire et l’arpentage, des notions des sciences physiques et de l'histoire naturelle applicables aux usages de la vie, le chant, les éléments de l'histoire et de la géographie, et surtout de l’histoire et de la géographie de la France (...). Art. 2. – Le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l'instruction religieuse. Art. 3. – L'instruction primaire est privée ou publique. Art. 4. – Tout individu âgé de dix-huit ans accomplis pourra exercer la profession d'instituteur primaire et diriger tout établissement quelconque d'instruction primaire, sans autres conditions que de présenter préalablement au maire de la commune où il voudra tenir école : 1° Un brevet de capacité obtenu, après examen, selon le degré de l'école qu'il veut établir ; 2° Un certificat constatant que l'impétrant est digne, par sa moralité, de se livrer à l'enseignement. Ce certificat sera délivré, sur l’attestation de trois conseillers municipaux, par le maire de la commune ou de chacune des communes où il aura résidé depuis trois ans. Art. 8. – Les écoles primaires publiques sont celles qu'entretiennent, en tout ou en partie, les communes, les départements ou l'État. Art. 9. – Toute commune est tenue, soit par elle-même, soit en se réunissant à une ou plusieurs communes voisines, d'entretenir au moins une école primaire élémentaire. Dans le cas où les circonstances locales le permettraient, le ministre de l'instruction publique pourra, après avoir entendu le conseil municipal, autoriser, à titre d'écoles communales, des écoles plus particulièrement affectées à l'un des cultes reconnus par l'État. Art. 10. – Les communes chefs-lieux de département, et celles dont la population excède six mille âmes, devront avoir en outre une école primaire supérieure. Art. 11. – Tout département sera tenu d'entretenir une école normale primaire, soit par lui-même, soit en se réunissant à un ou plusieurs départements voisins. Les conseils généraux délibéreront sur les moyens d'assurer l'entretien des écoles normales primaires. Ils délibéreront également sur la réunion de plusieurs départements pour l'entretien d'une seule école normale. Cette réunion devra être autorisée par ordonnance royale. Art. 12. – Il sera fourni à tout instituteur communal : 1° Un local convenablement disposé, tant pour lui servir d'habitation que pour recevoir les élèves ; 2° Un traitement fixe, qui ne pourra être moindre de deux cents francs pour une école primaire élémentaire, et de quatre cents francs pour une école primaire supérieure (...). Art. 17. – Il y aura près de chaque école communale un comité local de surveillance composé du maire ou adjoint, président, du curé ou pasteur, et d'un ou plusieurs habitants notables désignés par le comité d'arrondissement. Dans les communes dont la population est répartie entre différents cultes reconnus par l'État, le curé ou le plus ancien des curés, et un des ministres de chacun des autres cultes, désigné par son consistoire, feront partie du comité communal de surveillance (…). Fait à Paris, le vingt-huitième jour du mois de juin 1833. LOUIS-PHILIPPE Vu et scellé du grand sceau, Le Garde des sceaux de France, Ministre Secrétaire d'état au département de la justice, BARTHE Par le Roi : Le Ministre Secrétaire d'état au département de l'instruction publique, GUIZOT Source : https://www.education.gouv.fr/loi-sur-l-instruction-primaire-loi-guizot-du-28-juin-1833-1721 En réalité, il restait difficile, avec les moyens de l'époque, de vérifier l'application de ces mesures par toutes les communes. Bien souvent le local scolaire était une grange ou une salle de la mairie où l'on déposait les archives et où avaient également lieu les réunions du conseil municipal. En outre, la surveillance des instituteurs était confiée au maire ou au curé (qui était payé par l'Etat depuis le concordat de 1802). Les compétences pédagogiques de ces derniers étant inexistantes, Guizot instaura, par l'ordonnance du 26 février 1835, un corps d'inspecteurs départementaux auxquels il adjoignit très vite des sous-inspecteurs pour les assister. La création de l'inspection d'académie en tant que corps de la fonction publique donna à l'Etat les moyens de savoir ce qui se passait dans les écoles. La législation concernant l’instruction des filles fut plus tardive : la loi Falloux du 15 mars 1850 obligea les communes de plus de 800 habitants (500 habitants en 1867) à ouvrir une école de filles. Grâce à cette législation, la scolarisation des enfants, y compris celle des filles, progressa rapidement en France, alors même que l’instruction n’était pas encore obligatoire. La scolarisation des filles était le plus souvent assurée par un réseau d’école tenues par des congrégations religieuses féminines. Cependant, la loi Falloux fut votée dans un contexte de profonde réaction politique. Elle donnait une très large place aux hommes d’Église dans les organes de contrôle de l’école et dans l’inspection des instituteurs. Enfin, la loi Falloux est surtout célèbre pour avoir permis la création d’établissements privés (« libres ») du second degré, à côté des écoles primaires privées déjà prévues par la loi Guizot de 1833. Document : la loi Falloux du 15 mars 1850 Chapitre III Des écoles et de l'inspection Art. 17. – La loi reconnaît deux espèces d'écoles primaires ou secondaires : 1° Les écoles fondées ou entretenues par les communes, les départements ou l’État, et qui prennent le nom d’Écoles publiques ; 2° Les écoles fondées et entretenues par des particuliers ou des associations, et qui prennent le nom d’Écoles libres. Art. 18. – L inspection des établissements d instruction publique ou libre est exercée : 1° Par les inspecteurs généraux et supérieurs ; 2° Par les recteurs et les inspecteurs d'Académie ; 3° Par les inspecteurs de l'enseignement primaire ; 4° Par les délégués cantonaux, le maire et le curé, le pasteur ou le délégué du consistoire israélite, en ce qui concerne l’enseignement primaire. Les ministres des différents cultes n'inspecteront que les écoles spéciales à leur culte, ou les écoles mixtes pour leurs coreligionnaires seulement. Le recteur pourra, en cas d'empêchement, déléguer temporairement l'inspection à un membre du conseil académique (...). TITRE II DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE Chapitre I Dispositions générales Art.23. – L'enseignement primaire comprend : L'instruction morale et religieuse ; La lecture ; L'écriture ; Les éléments de la langue française ; Le calcul et le système légal des poids et mesures. Il peut comprendre en outre : L'arithmétique appliquée aux opérations pratiques ; Les éléments de l'histoire et de la géographie ; Des notions des sciences physiques et de l'histoire naturelle, applicables aux usages de la vie ; Des instructions élémentaires sur l'agriculture, l'industrie et l'hygiène ; L'arpentage, le nivellement, le dessin linéaire ; Le chant et la gymnastique. Art. 24. – L'enseignement primaire est donné gratuitement à tous les enfants dont les familles sont hors d'état de le payer. Chapitre II Des instituteurs Section I Des conditions d'exercice de la profession d'instituteur primaire public ou libre Art. 25. – Tout Français, âgé de vingt et un ans accomplis, peut exercer dans toute la France la profession d'instituteur primaire, public ou libre, s'il est muni d'un brevet de capacité. Le brevet de capacité peut être suppléé par le certificat de stage dont il est parlé à l'article 47, par le diplôme de bachelier, par un certificat constatant qu'on a été admis dans une des écoles spéciales de l’État, ou par le titre de ministre, non interdit ni révoqué, de l'un des cultes reconnus par l’État. Art. 26. – Sont incapables de tenir une école publique ou libre, ou d'y être employés, les individus qui ont subi une condamnation pour crime ou pour un délit contraire à la probité ou aux mœurs, les individus privés par jugement de tout ou partie des droits mentionnés en l'article 42 du Code pénal, et ceux qui ont été interdits en vertu des articles 30 et 33 de la présente loi (…). Chapitre III Des écoles communales Art. 36. – Toute commune doit entretenir une ou plusieurs écoles primaires. Le conseil académique du département peut autoriser une commune à se réunir à une ou plusieurs communes voisines pour l'entretien d'une école. Toute commune a la faculté d'entretenir une ou plusieurs écoles entièrement gratuites, à la condition d'y subvenir sur ses propres ressources. Le conseil académique peut dispenser une commune d'entretenir une école publique, à condition qu'elle pourvoira à l'enseignement primaire gratuit, dans une école libre, de tous les enfants dont les familles sont hors d'état d'y subvenir. Cette dispense peut toujours être retirée. Dans les communes où les différents cultes reconnus sont professés publiquement, des écoles séparées seront établies pour les enfants appartenant à chacun de ces cultes, sauf ce qui est dit à l'article 15 (…). Art. 37. – Toute commune doit fournir à l'instituteur un local convenable, tant pour son habitation que pour la tenue de l'école, le mobilier de classe et un traitement (…). Chapitre V Des écoles de filles Art. 48. – L'enseignement primaire dans les écoles de filles comprend, outre les matières de l'enseignement primaire énoncées dans l'article 23, les travaux à l'aiguille. Art. 49. – Les lettres d'obédience tiendront lieu de brevet de capacité aux institutrices appartenant à des congrégations religieuses vouées à l'enseignement et reconnues par l’État. L’examen des institutrices n'aura pas lieu publiquement (…). Art. 51. – Toute commune de huit cents âmes de population et au-dessus est tenue, si ses propres ressources lui en fournissent les moyens, d'avoir au moins une école de filles, sauf ce qui est dit à l'article 15 (…). Art. 52. – Aucune école primaire, publique ou libre, ne peut, sans l'autorisation du conseil académique recevoir d'enfants des deux sexes s'il existe dans la commune une école publique ou libre de filles. Source : https://www.education.gouv.fr/loi-relative-l-enseignement-du-15-mars-1850-3800 Au début du Second Empire, le décret de 1852 donna aux recteurs d'académie le pouvoir de nommer les instituteurs sans demander l'avis des maires des communes concernées. L'administration scolaire devenait ainsi autonome et indépendante des notables locaux. Victor Duruy, ministre de l'Instruction publique à partir de 1863, contribua à des avancées encore plus significatives. Il rendit obligatoire l'enseignement de l'histoire et de la géographie à l'école primaire afin de renforcer la conscience civique des futurs citoyens. La loi Duruy du 10 avril 1867 augmenta considérablement le budget de l'instruction publique. Elle encourageait les communes à prélever un impôt supplémentaire pour financer la scolarité des enfants les plus pauvres (les "indigents"). En conséquence, la scolarisation gratuite bénéficia alors à 60 % des écoliers, avant les lois Jules Ferry, alors qu'elle ne concernant que 40 % des écoliers en 1861. La loi Duruy compléta la loi Falloux en obligeant les communes de 500 habitants au moins à ouvrir une école publique de filles, ce qui permit le rattrapage de la scolarisation des filles. Enfin, elle imposa le Certificat d'étude primaire pour sanctionner la fin de la scolarité primaire. A la fin du Second Empire, on estime que 70 % des enfants de 5 à 14 ans étaient (partiellement) scolarisés et que près des deux tiers des Français (plutôt les hommes) savaient (à peu près) lire et écrire. Bien entendu, les disparités régionales restaient très importantes. Cet effort de scolarisation répondait à une forte demande sociale des familles populaires qui souhaitaient une amélioration de la situation de leurs enfants par l’acquisition de la lecture, de l’écriture et du calcul. L'école suscita une adhésion progressive de la population car elle favorisait une certaine réussite sociale. A partir du Second Empire, l'industrialisation et le développement de l'Etat firent s'installer dans chaque bourg un médecin ou un officier de santé, un notaire, et un nombre croissant de fonctionnaires, gendarmes, percepteurs des impôts, instituteurs, vivants modèles d'ascension sociale pour toutes les familles pauvres. L'exode rural et le rétablissement d'un service militaire quasiment universel en 1872, rendirent nécessaire la maitrise de la lecture et de l'écriture pour correspondre et maintenir le contact avec sa famille. De même, la bourgeoisie souhaitait désormais développer l'instruction du peuple pour réduire la misère et les risques de révolution, et pour disposer d'une main d'œuvre plus qualifiée et mieux adaptée aux transformations économiques. L'Eglise catholique elle-même était favorable à la scolarisation, mais plutôt dans ses propres écoles. De toute façon, le développement de deux ordres scolaire, l'école primaire du peuple et l'enseignement secondaire de la bourgeoisie, ne remettait nullement en cause la hiérarchie sociale. Malgré tout, certains enfants n’avaient pas accès, ou alors partiellement, à l’instruction scolaire. Nombreux étaient les enfants qui n’allaient à l’école que l’hiver, lors de interruption des travaux des champs. Pourtant, la loi Guizot et la loi Falloux stipulaient que les enfants nécessiteux ("indigents"), dont la liste était établie par la commune, devaient bénéficier de l’école gratuite. Ces enfants représentaient environ un tiers des effectifs scolaires. Les tableaux suivants montrent une augmentation continue des effectifs scolarisés à l’école primaire depuis le début du XIXe siècle. Le premier signale également la forte proportion de filles scolarisées dans des écoles privées catholiques. Le second montre l'accroissement de la scolarisation des filles par rapport à celle des garçons. Source : Briand, J.-P., Chapoulie, J.-M. Juguet, F., Luc, J.-N., Prost, A., L’enseignement primaire et ses extensions, XIXE-XXe siècles. Annuaire statistique, Economica – INRP, 1987. Source : Antoine Prost, L'enseignement en France 1800-1867 , Paris, Armand Colin, p. 108. 1.3 La situation avant les lois scolaires de Jules Ferry Une grande enquête rétrospective menée sous la direction du recteur Maggiolo entre 1877 et 1880 avait chargé les instituteurs de dépouiller les registres paroissiaux et l’état civil de leur commune. Ces derniers établirent le pourcentage d’hommes et de femmes capables de signer de leur nom leur acte de mariage entre 1686 et 1876. En 1871-1875, à l’échelle de la France, avant même les lois scolaires de la Troisième république, 78 % des hommes et 64 % des femmes en moyenne savaient signer de leur nom. Malgré certains biais méthodologiques, dont celui de considérer que le fait de signer de son nom signifiait que l’on savait lire et écrire, l’enquête montre un progrès de l’ alphabétisation au cours du XIXe siècle, surtout surtout du côté des hommes et surtout au nord d’une ligne Saint-Malo / Genève . Cette ligne structura toute la démographie française au cours du XIXe siècle, car elle séparait la France industrielle et urbaine de la France rurale. Les cartes qui suivent sont extraites de : Fleury M, Valmery, P. (1957). Les progrès de l'instruction élémentaire de Louis XIV à Napoléon III, d'après l'enquête de Louis Maggiolo (1877-1879). Population , 12(1), 71-92. En ligne : https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1957_num_12_1_5553 Légende commune aux cartes (le noir signale des valeurs inférieures à la moyenne, le blanc et encore plus le rouge signalent des valeurs supérieures à la moyenne nationale) Source : Luc, J.-N, Condette, J.-F. et Verneuil, Y. (2020). Histoire de l'enseignement en France XIXe-XXIe siècle . Paris: Armand Colin, p. 31. La situation des bâtiments scolaires s'améliora également. Les salles de classe exigées par la loi Guizot de 1833 étaient souvent des pièces insalubres, voire des granges qui pouvaient accueillir plusieurs dizaines d'élèves. Il arrivait aussi que les salles soient beaucoup trop petites. Les classes de 100 à 150 élèves n'étaient pas rares. En 1863 une enquête jugea que 59 % des écoles seulement étaient convenables. Dans les années 1850, des normes furent imposées aux bâtiments scolaires : présence de fenêtres, un plancher, si possible une cour de récréation et un préau. On fixa aux salles de classe une surface réglementaire, proportionnelle au nombre d'élèves. La loi de 1878 obligea les mairies à acquérir ou construire des écoles. Les nouvelles écoles suivaient généralement un plan identique : deux ailes attribuées respectivement aux classes de garçons et aux classes de filles de part et d'autre d'un bâtiment central dédié au logement des enseignants et, dans les petites communes, à la mairie. Le matériel scolaire se diffusa lentement en raison de son coût parfois trop élevé pour les petites communes. Avant 1880, les tables, les bancs, les cartes, les gravures manquaient encore dans de nombreuses communes rurales. Les livres restaient très rares. A partir des années 1870, l'édition scolaire se développa pour diffuser des manuels communs à tous les élèves dans chaque classe. Le modèle pédagogique dominant était le mode "simultané", hérité de la pédagogie des Frères des écoles chrétiennes. Les élèves étaient répartis en groupe selon leur âge. Pendant que le maitre enseignait à un groupe, les élèves plus avancés surveillaient les groupes d'élèves plus jeunes ou leur faisaient réviser leurs leçons. Ce modèle était particulièrement adapté aux petites écoles rurales et à ce que nous appelons aujourd'hui les classes multiniveaux. Du côté des maitres, la situation avait considérablement évolué. Depuis 1816, les instituteurs devaient posséder un brevet de capacité délivré par le recteur. Ce brevet était préparé en deux années dans les écoles normales ou, à défaut dans des cours communaux urbains, et contribuèrent à construire une culture primaire : maitrise du français, de l'orthographe et de la grammaire (par l'exercice de la dictée), connaissance de quelques auteurs classiques du XVIIe au XIXe siècle, un bagage en sciences et en mathématiques, quelques connaissances sur l'histoire et la géographie de la France. Cependant, le traitement des instituteurs était trop faible pour nourrir une famille, aussi l'instituteur était obligé d'être également secrétaire de mairie (car il était sous la dépendance du maire), ou bien sacristain (car il était également sous la dépendance du curé), fossoyeur, écrivain public, barbier, cabaretier... Fixé à 200 francs par mois en 1833, le traitement des instituteurs passa à 600 francs en 1850, à 700 francs en 1870, soit le salaire d'un ouvrier qualifié, et à 900 francs en 1875. Les instituteurs purent dès lors abandonner leur emploi secondaire, à l'exception de celui de secrétaire de mairie (rédaction des arrêtés municipaux, de la correspondance, tenue des registres d'état-civil) qui renforçait leur statut de notable dans leur village. La modicité de ce traitement fut progressivement et partiellement compensée par le prestige de la profession dont l'utilité sociale s'affirmait aux yeux des populations. Evidemment, le traitement des institutrices représentait en moyenne les deux tiers de celui des instituteurs car elles étaient concurrencées par les congréganistes qui acceptaient de faibles rémunérations. 2. Les lois scolaires de la Troisième République Encart : Les grandes lois scolaires de la Troisième République Loi Paul Bert du 9 août 1879 instituant une école normale d’institutrices par département Loi Camille Sée du 20 décembre 1880 instituant l’enseignement secondaire (lycées) pour les jeunes filles Loi Ferry du 16 juin 1881 instituant la gratuité de l’enseignement primaire Loi Ferry du 28 mars 1882 instituant l’école primaire obligatoire et laïque de l’âge de 6 ans jusqu'à 13 ans Loi Goblet du 30 octobre 1886 instituant la laïcité des programmes scolaires et du personnel enseignant Loi du 19 juillet 1889 faisant des instituteurs et institutrices des fonctionnaires de l’Etat rémunéré.e.s par le Trésor public Loi Combes du 5 juillet 1904 interdisant l’enseignement aux congréganistes 2.1 Fonder la République par l'école Lorsque les républicains furent élus aux postes clés de la République à la fin des années 1870, au détriment des monarchistes, ils s’inscrivirent dans cette volonté d’élargissement et d'achèvement de la scolarisation primaire. Comme nous l'avons vu, l'alphabétisation était acquise presque partout au cours des années 1880. Le rôle de l'école primaire était d'intégrer les classes populaires au sein de l'Etat-Nation en leur inculquant des références communes : la grammaire française, les poèmes de Victor Hugo et les fables de La Fontaine, les héros de l'histoire de France, la carte de France. Ces références permettaient de lire les professions de foi électorales et la presse alors en plein essor. Aux yeux des républicains, l’école primaire semblait constituer le meilleur outil pour installer la République dans les esprits : comme la République était l’héritière des principes politiques de la philosophie des Lumières, il fallait faire accéder les futurs citoyens au savoir et à la raison en les émancipant, par l'école, de la tutelle du curé et du notable royalistes. Rappelons que l'Eglise catholique restait hostile à la république, au moins jusque dans les années 1890. L'effort de scolarisation passait par la sécularisation de l'école qui, en tant que service public, devait être accessibles à tous les enfants de citoyens, quelle que soit leur religion. En outre, on considérait que des citoyens suffisamment éclairés par la raison seraient capables d’exercer leur droit de vote et leurs responsabilités en toute connaissance de cause. Précisons que les lois scolaires furent votées en même temps que la très libérale loi sur la liberté d’expression et de la presse du 29 juillet 1881 et avant la loi de 1884 rétablissant la liberté de divorcer et celle de 1884 accordant la liberté syndicale. L'ensemble de ces lois a contribué à façonner l'espace politique et social de la France. Document : Le rôle de l'école selon Paul Bert Il faut que l'enfant connaisse l'organisation politique de son pays, et qu'en même temps il reçoive quelques notions sur son organisation sociale (…). L'enfant devra non seulement connaître l'état de la société mais aussi l'aimer, afin de se dévouer s'il est nécessaire, lorsqu'il sera devenu homme, pour la défendre. Que l'instituteur lui dise: « Personne ne te commande, excepté la Loi ! Ici nul n'est maître, sauf la Nation. Toi, tu fais partie de la Nation et, s'il y a dix millions d'électeurs, tu participes, pour ton dix millionième, aux mêmes droits que tes concitoyens ». L'instituteur devra faire remarquer à l'enfant la supériorité du régime démocratique sur le régime monarchique; lui faire comprendre comment le premier est le règne de l'égalité et le second, le règne du privilège, l'un le régime du droit, l'autre le régime de l'arbitraire; qu'à force de travail, il est le maître de sa destinée. Discours de Paul Bert (1833-1886), le Havre. 21 mars 1880 . La mission des instituteurs selon Jules Ferry Je ne dirai pas, et vous ne me laisseriez pas dire qu'il ne doit y avoir dans l'enseignement primaire, dans votre enseignement, aucun esprit, aucune tendance politique. À Dieu ne plaise ! pour deux raisons : d'abord, n'êtes-vous pas chargés, d'après les nouveaux programmes, de l'enseignement civique ? C'est une première raison ; il y en a une seconde et plus haute, c'est que vous êtes tous des fils de 89 ! Vous avez été affranchis comme citoyens par la Révolution française, vous allez être émancipés comme instituteurs par la République de 1880 : comment n'aimeriez-vous pas et ne ferez-vous pas aimer dans votre enseignement et la Révolution et la République ? Cette politique-là, c'est une politique nationale; et vous pouvez, et vous devez - la chose est facile - la faire entrer, sous les formes et par les voies voulues, dans l'esprit des jeunes enfants; mais la politique contre laquelle je tiens à vous mettre en garde est celle que j'appelais tout à l'heure la politique militante et quotidienne, la politique de parti, de personnes, de coterie ! Avec cette politique-là, n'ayez rien de commun ! Elle se fait, elle est nécessaire, c'est un rouage naturel, indispensable dans un pays de liberté; mais ne vous laissez pas prendre par le bout du doigt dans cet engrenage: il vous aurait bien vite emportés et déconsidérés tout entiers ! (…) Restez, messieurs les instituteurs, là où nos lois et nos mœurs vous ont placés, restez avec vos petits enfants dans les régions sereines de l'École ! Jules Ferry, discours au congrès pédagogique de 1881. L e rôle de l'école était donc de diffuser les valeurs de la République, de faire aimer la République et la France. Les manuels scolaires répondaient à cet objectif : Le tour de France par deux enfants , publiés en 1877, servait à faire connaitre les différentes régions françaises et le manuel d'histoire publié par Ernest Lavisse (le Petit Lavisse au cours élémentaire et le Grand Lavisse au Cours supérieur) diffusa l'histoire des grands hommes qui avaient fait la France jusqu'à l'aboutissement de la république. L'école servit en outre à diffuser le français, la langue des Lumières et le garant de l'unité nationale, par l'apprentissage de récitations et la pratique intensive de la dictée. L'uniformisation linguistique conduisit progressivement à l'effacement des patois et des langues régionales. 2.2 Les lois scolaires des années 1880 Les principales lois scolaires furent adoptées à l'instigation de Jules Ferry, ministre de l'instruction publique de 1879 à 1883 (avec quelques interruptions). La loi Ferry du 16 juin 1881 établit la gratuité de l’enseignement primaire, alors que l’enseignement secondaire demeura payant jusqu’en 1930. Cette loi sur la gratuité mit surtout fin à une distinction humiliante entre les élèves, entre ceux qui s'acquittaient d'une rétribution et les "indigents" qui ne payaient rien, étant reconnus comme pauvres par la municipalité. La gratuité était donc une mesure d'égalité. La gratuité totale contribua également à affirmer la fonction de l'école comme un service public ouvert à tous et sous l'autorité de l'Etat. Document : LOI ÉTABLISSANT LA GRATUITÉ ABSOLUE DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE DANS LES ÉCOLES PUBLIQUES, 16 JUIN 1881 Art. 1. – Il ne sera plus perçu de rétribution scolaire dans les écoles primaires publiques, ni dans les salles d'asile publiques. Le prix de pension dans les écoles normales est supprimé (…). Art. 7. – Sont mises au nombre des écoles primaires publiques donnant lieu à une dépense obligatoire pour la commune, à la condition qu'elles soient créées conformément aux prescriptions de l'article 2 de la loi du 10 avril 1867 : 1° Les écoles communales de filles qui sont ou seront établies dans les communes de plus de 400 âmes ; 2° Les salles d'asile ; 3° Les classes intermédiaires entre la salle d'asile et l'école primaire, dites classes enfantines, comprenant des enfants des deux sexes et confiées à des institutrices pourvues du brevet de capacité ou du certificat d'aptitude à la direction des salles d'asile. La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et par la Chambre des députés, sera exécutée comme loi de l’État. Fait à Paris, le 16 juin 1881. Jules GREVY Par le Président de la République : Le Président du Conseil, Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, JULES FERRY Le Ministre de l'Intérieur, et des Cultes, CONSTANS Source : https://www.education.gouv.fr/loi-etablissant-la-gratuite-absolue-de-l-enseignement-primaire-dans-les-ecoles-publiques-du-16-juin-1655 La loi établissant la gratuité de l’enseignement primaire rendait possible la loi Ferry du 28 mars 1882 instituant l’ obligation scolaire pour les garçons et les filles de l'âge de 6 ans jusqu’à 13 ans, ainsi que la laïcité des programmes d’enseignement. L'instruction religieuse et morale fut remplacée par l'instruction morale et civique. A cette date, la quasi totalité des enfants était déjà scolarisée, à l’exception des enfants de régions reculées telles que la basse Bretagne. Cependant, un peu partout, les enfants continuaient de travailler aux champs lorsque leur aide était nécessaire. Un grand nombre d'élèves quittait l'école dès l'âge de dix ans pour aider au travail des champs alors qu'ils savaient à peine lire et écrire. La scolarisation restait donc souvent superficielle. L'obligation scolaire de 1882 permit d'allonger la scolarisation effective et fit chuter le taux d'analphabétisme. Il fallut l'instauration des allocations familiales en 1932 pour faire pression sur les dernières familles qui rechignaient encore à scolariser pleinement leurs enfants. Le passage du certificat d’études primaires fut également rendu obligatoire par la loi de 1882, à partir de l’âge de onze ans. Mais lorsque des élèves risquaient de ne pas l’obtenir, ils étaient contraints par leur maître ou leur maîtresse de le passer en candidats libres afin de ne pas faire baisser le taux de réussite de leurs élèves au certificat d’études. C’est ce qui est arrivé à mon grand-père qui, pour faire enrager son maître qui avait refusé de le présenter à l’examen parce qu'il le prenait pour un idiot, a tout fait pour obtenir son certificat d’études. En 1914, seul un tiers des élèves obtenait le certificat d'études. On estime que, en 1935, la moitié des élèves sortait de l’école primaire sans avoir obtenu le certificat d’études. Il convient donc de ne pas se leurrer sur le niveau scolaire des élèves sous la Troisième République. Document : LOI SUR L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE OBLIGATOIRE DU 28 MARS 1882 (extraits) Le Sénat et la Chambre des députés ont adopté, Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit : Art. 1. – L'enseignement primaire comprend : L'instruction morale et civique ; La lecture et l'écriture ; La langue et les éléments de la littérature française ; La géographie, particulièrement celle de la France ; L'histoire, particulièrement celle de la France jusqu'à nos jours ; Quelques notions usuelles de droit et d'économie politique ; Les éléments des sciences naturelles physiques et mathématiques ; leurs applications à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usage des outils des principaux métiers ; Les éléments du dessin, du modelage et de la musique ; La gymnastique ; Pour les garçons, les exercices militaires ; Pour les filles, les travaux à l'aiguille. L'article 23 de la loi du 15 mars 1850 est abrogé. Art. 2. – Les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s'ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires. L'enseignement religieux est facultatif dans les écoles privées. Art. 3. – Sont abrogées les dispositions des articles 18 et 44 de la loi du 15 mars 1850, en ce qu'elles donnent aux ministres des cultes un droit d'inspection, de surveillance et de direction dans les écoles primaires publiques et privées et dans les salles d'asile, ainsi que le paragraphe 2 de l'article 31 de la même loi qui donne aux consistoires le droit de présentation pour les instituteurs appartenant aux cultes non catholiques. Art. 4. – L'instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ; elle peut être donnée soit dans les établissements d'instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute personne qu'il aura choisie. Un règlement déterminera les moyens d'assurer l’instruction primaire aux enfants sourds-muets et aux aveugles. Art. 6. – Il est institué un certificat d'études primaires ; il est décerné après un examen public auquel pourront se présenter les enfants dès l'âge de onze ans. Ceux qui, à partir de cet âge, auront obtenu le certificat d'études primaires, seront dispensés du temps de scolarité obligatoire qui leur restait à passer. Art. 10. – Lorsqu'un enfant manque momentanément l'école, les parents ou les personnes responsables doivent faire connaître au directeur ou à la directrice les motifs de son absence. Les directeurs et les directrices doivent tenir un registre d'appel qui constate, pour chaque classe, l'absence des élèves inscrits. A la fin de chaque mois, ils adresseront au maire et à l’inspecteur primaire un extrait de ce registre, avec l'indication du nombre des absences et des motifs invoqués. Les motifs d'absence seront soumis à la Commission scolaire. Les seuls motifs réputés légitimes sont les suivants : maladie de l'enfant, décès d'un membre de la famille, empêchements résultant de la difficulté accidentelle des communications. Les autres circonstances exceptionnellement invoquées seront également appréciées par la Commission. Source : https://www.education.gouv.fr/loi-sur-l-enseignement-primaire-obligatoire-du-28-mars-1882-10526 L'année suivante, Jules Ferry, toujours ministre de l'instruction publique adressa une lettre à tous les instituteurs et toutes les institutrices (mais en commençant la lettre par : "Monsieur l'instituteur"...) dans laquelle il expliquait la fonction de l'enseignement qui, d'après la loi de 1882 remplaçait l'instruction religieuse instaurée par l'article 23 de la loi Falloux en 1850. Document : La lettre de Jules Ferry aux instituteurs (27 novembre 1883) Monsieur l’Instituteur, L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues, après la première expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir, à cet égard, tout votre devoir, et rien que votre devoir. La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral ; c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul (…). J’ai dit que votre rôle, en matière d’éducation morale, est très limité. Vous n’avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre ; vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel Évangile : le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité (...). Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire ; c’est, pour ainsi dire, le père de famille, dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment (...). J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate ; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la République, et si je vous avais décidé à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens. Recevez, Monsieur l’Instituteur, l’expression de ma considération distinguée. Le président du Conseil, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts Jules FERRY Source: https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2020/12/lettre_ferry_instituteurs.pdf La loi de 1882 fit de l’école primaire un service public sécularisé et accessible à tous les enfants du peuple sans exception. En revanche, les deux ordres scolaires étaient maintenus. Les enfants du peuple fréquentaient l’école primaire de l’âge de 6 ans jusqu’à 12 ou 13 ans et s’engageaient ensuite dans la vie active tandis que les enfants de la bourgeoisie effectuaient leur scolarité au « petit lycée », l’équivalent des écoles primaires, puis au lycée. Le petit lycée et le lycée se trouvaient généralement dans les mêmes bâtiments. Il était pratiquement impossible de passer de l’école primaire du peuple au lycée de la bourgeoisie car les disciplines enseignées étaient différentes. La présence limitée de boursiers issus du primaire (1 pour 200 élèves), tel Charles Péguy, permettait toutefois de maintenir la fiction d’un ordre secondaire ouvert aux pauvres méritants. La dénomination des niveaux différait dans les deux ordres scolaires. A l’école primaire, nous connaissons toujours le Cours élémentaire (6-8 ans) et le Cours moyen (8-10 ans). Le Cours supérieur (10-12 ans), où se préparait le certificat d’étude, a disparu avec la fusion des deux ordres scolaires dans le collège. Ces dénominations furent instituées dans le département de la Seine par Octave Gréard en 1868. En 1921, le Cours préparatoire fut distingué du Cours élémentaire. Dans le second degré, la numérotation des niveaux se faisait dans l’ordre décroissant depuis la 11e (l’équivalent du CP) jusqu’à la Première et la Terminale. La fusion des deux ordres scolaires après la Deuxième Guerre mondiale a donc fait se juxtaposer deux systèmes de dénomination hétérogènes (CP, CE, CM puis 6e, 5e, etc.). Cependant, le niveau d’étude offert par l’école primaire ne satisfaisait pas toujours les familles populaires soucieuses de faire accéder leurs enfants à des emplois dans l’administration ou dans l’encadrement des entreprises. La loi Guizot de 1833 avait acté la création des écoles primaires supérieures (EPS) dans les communes de plus de 6 000 habitants. Tombées ensuite en désuétude, les EPS furent réactivées par la loi Goblet en 1886 : elles recrutaient les élèves après leur certificat d’études pour une scolarité de trois ans. Elles permettaient d’accéder à des professions intermédiaires (employés de bureaux et de commerces, techniciens, cadres de l'industrie, membres de l'administration des impôts et de la poste) et, pour les meilleurs élèves, de préparer le concours d'entrée à l’école normale d’instituteurs ou d’institutrices. L'essor des EPS résulta un colossal effort financier de la République qui permit la construction de milliers d'écoles dotées d'un mobilier moderne. Rappelons que la loi Guizot avait institué les écoles normales d’instituteurs de garçons dans chaque département. La loi Paul Bert du 9 août 1879 institua les écoles normales d'institutrices de filles dans chaque département. Cette mesure était particulièrement urgente dans la mesure où, dans de nombreuses écoles primaires de filles, l’enseignement était encore assuré par des bonnes sœurs ou par des institutrices formées dans des cours tenus par des congrégations religieuses. Il fallut ensuite former les professeurs des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices. Ce fut le rôle des écoles normales supérieures (ENS) de Fontenay-aux-Roses pour les femmes et de Saint-Cloud pour les hommes. Les tableaux suivants montrent l'ampleur des efforts consentis pour scolariser les jeunes français. Source : Antoine Prost, L'enseignement en France 1800-1967, Paris, Armand Colin, p. 294. Document : Enfants inscrits dans les écoles maternelles et élémentaires publiques et privées (1837-2019). Note: les effectifs en italiques ne comprennent plus ceux des écoles maternelles. Source : Luc, J.-N, Condette, J.-F. et Verneuil, Y. (2020). Histoire de l'enseignement en France XIXe-XXIe siècle . Paris: Armand Colin, p. 31. 2.3 La laïcisation du personnel d'enseignement Le processus de sécularisation se poursuivit. A la laïcisation des programmes scolaires répondit la laïcisation du personnel enseignant par la loi Goblet du octobre 1886. Puisque les école normales d’institutrices créées en 1879 avaient formé suffisamment d’institutrices, on pouvait désormais se passer des religieuses dans les écoles publiques de filles. Par la loi de finances du 19 juillet 1889, les instituteurs et les institutrices furent totalement rétribué·es par l'Etat et furent ainsi reconnu·es comme des fonctionnaires à part entière. Au début du XXe siècle, les instituteurs gagnaient entre 1 100 et 2 200 francs par an entre le début et la fin de carrière quand un ouvrier mineur gagnait 1 300 francs. En 1919, le traitement des institutrices fut aligné sur celui des instituteurs. Personnels laïques, formé·es dans les écoles normales, elles et iles ne dépendaient plus de la bonne volonté des municipalités. La sécularisation de l'école publique était achevée. Document : LOI SUR L'ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE DU 30 OCTOBRE 1886 (Loi Goblet) (extraits) Art. 6. – L'enseignement est donné par des instituteurs dans les écoles de garçons, par des institutrices dans les écoles de filles, dans les écoles maternelles, dans les écoles ou classes enfantines et dans les écoles mixtes. Dans les écoles de garçons, des femmes peuvent être admises à enseigner à titre d'adjointes, sous la condition d'être épouse, sœur ou parente en ligne directe du directeur de l'école. (…). Art. 17. – Dans les écoles publiques de tout ordre, l'enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque. Art. 18. – Aucune nomination nouvelle, soit d’instituteur, soit d’institutrice congréganistes, ne sera faite dans les départements où fonctionnera depuis quatre ans une école normale, soit d'instituteurs, soit d'institutrices, en conformité avec l'article 1 de la loi du 9 août 1879. Pour les écoles de garçons, la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste devra être complète dans le laps de cinq ans après la promulgation de la présente loi. Source : https://www.education.gouv.fr/loi-sur-l-organisation-de-l-enseignement-primaire-du-30-octobre-1886-8324 La gravure ci-dessous, réalisée par Léon Gerlier, auteur par ailleurs d’abécédaires et de livres de prières, publiée dans un journal catholique peu favorable aux réformes républicaines, donne un aperçu de la situation des écoles de filles à cette époque. Léon Gerlier, L’enlèvement des crucifix dans les écoles de la ville de Paris. Gravure publiée le 20 février 1881 dans le numéro 673 de La Presse Illustrée . Paris, Musée Carnavalet. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Enlevement_crucifix_1881.jpg Analyse détaillée dans : https://histoire-image.org/etudes/enlevement-crucifix-ecoles#:~:text=tragique%20et%20picturale-,L'Enl%C3%A8vement%20des%20crucifix%20dans%20le%20%C3%A9coles%20de%20la%20ville,%C2%AB%20sc%C3%A8ne%20d'enl%C3%A8vement%20%C2%BB . Cette scène sans doute caricaturale, car publiée dans un journal catholique anti-républicain, est censée se dérouler dans une classe d’un école publique de filles, le 20 février 1881, soit avant les lois Jules Ferry de 1881-1882. Elle découle d’une décision du préfet de Paris, Ferdinand Hérold, de retirer les signes religieux des écoles publiques de la ville de Paris, dans une logique de laïcisation de l’espace scolaire public. La violence de la mesure est marquée par le geste de l’homme en costume et chapeau arborant une ceinture tricolore (rappelant la République honnie par ce journal catholique) et par l’action des trois policiers ou soldats retirant le crucifix et confisquant des livres (religieux ?). Nonobstant la dimension polémique de cette gravure, trois éléments méritent d’être remarqués au sujet de l’organisation de la classe. Tout d’abord, les institutrices sont des religieuses ce qui, comme nous l’avons vu, était assez souvent le cas dans les écoles de filles avant la loi Goblet de 1886. Ensuite, la diversité des âges des filles, qui semblent être nombreuses dans cette classe, évoque sans doute ce que nous appelons aujourd’hui une « classe multi-niveaux » avec une pédagogie "simultanée". En effet, la présence de plusieurs tableaux aux murs et la présence de deux institutrices laisse supposer un enseignement simultané de différents niveaux dans la même classe. Pour conclure, notons que cette gravure de la presse catholique apporte de l’eau au moulin des républicains : elle montre qu'il est absolument nécessaire de recruter un personnel enseignant laïque afin d’arracher les petites filles à l’influence de la religion catholique qui, à l’époque, était hostile à la République. La circulaire ministérielle du 2 novembre 1882 demanda aux préfets ne pas installer de crucifix dans les locaux nouvellement construits et, dans la locaux plus anciens, de demander aux populations si elles souhaitaient les garder ou les enlever. 2.4 Des salles d'asile aux écoles maternelles A partir de 1826, suivant le modèle anglais, des dames patronnesses et des philanthropes ouvrirent des salles d'asile pour accueillir les petits enfants âgés de trois à six ans et dont les mamans travaillaient. Une ordonnance de 1837 leur apportait une reconnaissance officielle et soulignait leur dimension d'établissements "charitables". En 1881, 5 000 salles d'asiles, fréquemment tenues par des congréganistes, scolarisaient près de 40 % des petits enfants. A l'origine, les salles d'asile répondaient à un objectif moralisateur : permettre le travail "honnête" des mères et leur éviter ainsi de sombrer dans la misère ou la prostitution, dispenser une formation morale et religieuse aux petits enfants du peuple qui en étaient nécessairement dépourvus (puisqu'ils étaient pauvres). Malgré tout, les salles d'asiles furent le creuset de nombreuses innovations pédagogiques : exercices physiques, formation par le jeu, enseignement fondé sur la manipulation (ardoises, bouliers) et l'observation (leçons de choses). Mais la diversité l'emportait : certaines salles d'asiles servaient à préparer l'entrée à l'école primaire, d'autres se réduisaient à de la garderie. Par le décret du 2 août 1881, les républicains transformèrent les salles d'asile en écoles maternelles . Il reprirent ainsi le nom inventé par Marie Pape-Carpentier qui dirigeait une salle d'asile où elle s'efforçait de faire des leçons à des élèves qui devaient écouter en silence, assis sur des bancs. Même si elles occupaient des locaux séparés des écoles, les école maternelles furent intégrées à l'ordre scolaire primaire. Elles étaient divisées en deux classes pour accueillir les enfants âgés de 3 à 6 ans. Elles étaient dotées d'un programme et les institutrices formées dans les écoles normales remplacèrent là aussi les congréganistes. Le débat insoluble au sujet de l'école maternelle était posé : l'école maternelle doit-elle préparer à l'école primaire et constituer une forme d'instruction scolaire anticipée, ou bien doit-elle rester un lieu d'éveil et de socialisation enfantine ? L'inspectrice générale Pauline Kergomard, entre 1879 et 1917, défendit cette seconde option et appela au développement des enfants par le jeu, l'exercice physique, les activités manuelles et artistiques. Elle fit cesser les leçons et réclama un mobilier adapté à la taille des enfants. Elle fut à l'origine des écoles maternelles qui ne séparaient pas les garçons des filles et que nous connaissons aujourd'hui. La psychologie de l'enfant était alors balbutiante et c'est seulement au début du XXe siècle que l'on comprit que les petits enfants n'étaient pas des adultes en miniature et qu'il était nécessaire de prendre en compte leurs intérêts et leur développement. Le décret du 15 juillet 1921 tint compte de cette évolution et fixa les caractéristiques spécifiques des écoles maternelles, telles que nous les connaissons aujourd'hui, avec leur pédagogie fondée sur des observations, des exercices physiques et manuels et seulement une initiation à la lecture et au calcul. A partir des années 1920, les institutrices des écoles maternelles s'ouvrirent parfois aux pédagogies dites alternatives de Decroly ou Montessori. Au début du XXe siècle, près de la moitié des enfants d'âge préscolaire fréquentaient l'école maternelle. Document : Enfants inscrits dans les salles d'asile (1850-1880), les écoles maternelles (depuis 1881) et les classes enfantines (depuis 1950). Note: les classes enfantines sont les classes accueillies dans les écoles élémentaires, en l'absence d'école maternelle séparée. Source : Luc, J.-N, Condette, J.-F. et Verneuil, Y. (2020). Histoire de l'enseignement en France XIXe-XXIe siècle . Paris: Armand Colin, p. 361. 3. Le rapprochement des deux ordres scolaires au XXe siècle Encart : Quelques lois scolaires au XXe siècle Loi Carcopino du 15 août 1941 transformant les écoles primaires supérieures en collège modernes Loi du 3 mars 1945 supprimant les classes élémentaires des lycées et obligeant tous les élèves à fréquenter l’école primaire Ordonnance Berthoin du 6 janvier 1959 prolongeant l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans. Loi Haby du 11 juillet 1975 créant le collège unique Décret du 27 novembre 1985 portant création du baccalauréat professionnel C’est seulement après la Première Guerre mondiale, lors de laquelle les Français avaient vécu une expérience commune dans les tranchées, que se posa la question de la transformation des deux ordres scolaires parallèles en deux ordres successifs et socialement égalitaires. Paradoxalement, le régime de Vichy contribua à faire de l’école primaire la première étape de la carrière scolaire avant de passer dans l’enseignement secondaire. Par la loi du 15 août 1941, les écoles primaires supérieures auxquelles on accédait à l’issue d’une scolarité à l’école primaire, furent transformées en « collègues modernes » permettant d’accéder ensuite à la filière « moderne » (sans latin) du lycée. Cette évolution conduisit à la création du collège unique par la réforme Haby de 1975. Désormais, tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale (du moins en théorie !), fréquentaient les mêmes écoles primaires, les mêmes collèges avant d’accéder soit au lycée général et technologique, soit au lycée professionnel menant à un bac professionnel à partir de 1985. Ces mesures permirent l’application du mot d’ordre du ministre de l’Éducation nationale Jean-Pierre Chevènement de faire parvenir à 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Mais la réforme la plus importante, celle qui bouleversa totalement la société française, fut l'ordonnance Berthoin qui instaura la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans. Désormais, tous les enfants pouvaient prétendre accéder à des études plus ou moins longues garantes de l'accès à des diplômes (CAP, baccalauréat) garantissant l'accès à des professions plus ou moins qualifiées. Cette réforme fut à l'origine d'une hausse sans précédent de la qualification des jeunes gens. 4. L’école au temps de Jules Ferry, propositions d’ensembles documentaires Les images qui suivent permettent d’envisager plusieurs dimensions de l’école sous la Troisième République, en accord avec ce que stipule la fiche EDUSCOL On peut tout d’abord envisager les bâtiments scolaires et la symbolique politique qui s’y attache. Les dessins ou les photographies de salles de classe permettent de repérer le mobilier scolaire : estrade sous le tableau noir, alignement des pupitres, encriers, le poêle à charbon, les affiches sur les murs, liés aux différentes disciplines enseignées. Il est utile également d’observer la posture et l’habillement des maîtres et maîtresses, très dignes, incarnant le savoir et la République. Les photographies de classe, très différentes des photographies de classe actuelles, permettent d’observer l’habillement et la posture contrainte des élèves. Enfin, il est utile d’étudier des manuels scolaires ainsi que les cahiers d'élèves pour avoir un aperçu de certains contenus de cours ainsi que de la façon d'écrire avec un porte-plume. La mairie-école d'Haramont dans l'Aisne vers 1910 . Musée de l'Education nationale. Source : https://www.reseau-canope.fr/virtualhis/pedagogie/Classe/co/ecole%20republique.html Documents suivants : projet d'agrandissement de la mairie de Condat-sur-Vienne (Haute-Vienne), 1884. Source: Ecole primaire-mairie actuellement mairie - Portail documentaire - Service du Patrimoine et de l'Inventaire de la Région Nouvelle-Aquitaine Ecole de garçon de la rue Vauban (quartier de Recouvrance) à Brest . Plan de la façade sur rue. Début XXe siècle. Archives municipales de Brest, cote : 5Fi27 Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/5Fi27/ILUMP26068 Cours de récréation de l’école maternelle République, Brest, vers 1928. Archives municipales de Brest, cote : 1Fi00126 https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/1Fi00126/ILUMP372 Richard Hall, La classe manuelle. École de petites filles au Pouldu, Finistère, 1889 . Rennes, Musée des Beaux-arts. Analyse détaillée : https://histoire-image.org/etudes/ecole-republicaine-bretagne L a classe de 1910 du musée de l’école rurale en Bretagne de Trégarvan (Finistère) Source : https://www.tourismebretagne.com/offres/musee-de-lecole-rurale-en-bretagne-tregarvan-fr-2016655/ Jean Geoffroy, En classe, le travail des petits, 1889. Paris, Ministère de l’Éducation nationale. Analyse détaillée : https://histoire-image.org/etudes/modele-instruction-republicaine Albert Bettannier (1851-1932), La tache noire, 1887. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Bettannier_La_tache_noire.jpg Analyse détaillée à : https://histoire-image.org/etudes/annexion-alsace-lorraine?i=925 Cette image suggère que l'école contribua à insuffler l'esprit de la Revanche (reprendre l'Alsace-Lorraine aux Allemands) chez les jeunes de l'époque. Certes, en 1882, furent créés les bataillons scolaires où les garçons vêtus d'un uniforme apprenaient à marcher au pas et à manier des armes. Cependant, ces bataillons scolaires tombèrent en désuétude à la fin du siècle car les instituteurs, formés aux idées des Lumières, privilégièrent de plus en plus la défense de la paix. Orbigny (Indre-et-Loire) : une classe de l’école de garçons en 1909 Source : Archives départementales de la Drôme. Cote : 23 Fi111 https://archives.ladrome.fr/ark:/24626/ws0ltg93qp15/8c748e00-860f-44ce-9903-5622d0fe2d2b Sur le tableau, on peut lire : « Mardi 2 mars 1909. Morale. Être économe, c’est ménager ce que l’on possède et ne l’employer qu’à des choses utiles. Le contraire est la prodigalité qui fait dépenser sans compter. L’économie procure le bien-être dans le présent et l’avenir. La prodigalité mène à la ruine et à la misère ». Orbigny (Indre-et-Loire) : une classe de l’école de garçons en 1909 Source : Archives départementales de la Drôme. Cote : 23Fi113 https://archives.ladrome.fr/ark:/24626/hxpq1926fdkm/fbc793ba-ca9d-4717-b590-16c63066217e Orbigny (Indre-et-Loire) : une classe de filles en 1910. Rouen, Musée national de l’histoire de l’éducation. Source : Textes et documents pour la classe n°986, p. 16. Ecole de filles rue Vauban à Brest, classe de Mlle Labory, 1935. Archives municipales de Brest, cote 2Fi14073 https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi14073/ILUMP26068 Document : L 'instruction morale et républicaine dans l'école de Buigny-les-Gamaches dans la Somme en 1905 . Musée de l'éducation Nationale. Source : https://www.reseau-canope.fr/virtualhis/pedagogie/Classe/co/ecole%20ferry.html Une classe de l'école de filles de la rue Vauban (quartier de Recouvrance) à Brest en 1931. Archives municipales de Brest, cote : 2Fi14058. https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi14058/ILUMP26068 Une classe de l'école de garçons de la rue Vauban (quartier de Recouvrance) à Brest, classe de M. Masson, 1933. Cote : 2Fi14114. https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi14114/ILUMP26068 Cahier de devoirs, cours moyen, année scolaire 1891-1892. Source : Bukiet, Suzanne & Mérou Henri, Les cahiers de la république. Promenade dans les cahiers d’école primaire de 1870 à 2000, Éditions Alternatives, 2000, p. 21. Cahier de devoirs, cours moyen, année scolaire 1907-1908. Source : Bukiet, Suzanne & Mérou Henri, Les cahiers de la république. Promenade dans les cahiers d’école primaire de 1870 à 2000, Éditions Alternatives, 2000, p. 44. Cahier de devoirs, cours moyen, année scolaire 1910-1911. Source : Bukiet, Suzanne & Mérou Henri, Les cahiers de la république. Promenade dans les cahiers d’école primaire de 1870 à 2000, Éditions Alternatives, 2000, p. 44. Une plume sergent-major Encriers en porcelaine Source : https://www.brocante-auparadisperdu.fr/encrier-porcelaine/p-2371 Un porte plume avec plume insérée. Source : Rougé et Plé
- 1892 : La République fête ses cent ans (l'évolution politique de la France de 1814 à 1914)
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale Références : Maurice AGULHON (1990). La République, tome 1, 1880-1932 . Histoire de France Hachette, rééd. Pluriel. Patrick BOUCHERON (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France . Paris : Seuil. Mathilde LARRERE (2018). Voter en France de 1789 à nos jours. Documentation photographique n° 8122. La documentation française. Mathilde LARRERE (2019). Lieux et symboles de la République. Documentation photographique n° 8130. CNRS Editions. Gérard NOIRIEL (2019). Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jour s. Agone. René REMOND (1965). La vie politique en France depuis 1789, tome 1 : 1789-1848. Armand Colin, rééd. Pocket, 2005. René REMOND (1969). La vie politique en France depuis 1789, tome 2 : 1848-1879. Armand Colin, rééd. Pocket, 2005. Mots-clés : Ancien Régime, Principes de 1789, Régime libéral / régime autoritaire, Régime démocratique / régime censitaire, Régime socialement conservateur / socialement progressiste, Marianne, Bonnet phrygien, drapeau tricolore Restauration, Louis XVIII, Charte constitutionnelle, Suffrage censitaire, Système bicaméral, Ultra-royalistes, Légitimisme, Sainte-Alliance, Trocadéro, Charles X, Prise d’Alger, Trois Glorieuses, Romantisme, Victor Hugo Louis-Philippe, Drapeau tricolore, Canuts, Guizot, Enrichissez-vous, Orléanistes, Banquets républicains Révolution de février 1848, Fraternité, Devise républicaine, Suffrage universel masculin, Abolition de l’esclavage, droit au travail, Journées de juin 1848, Constitution de 1848, Président de la République, Assemblée législative, Louis-Napoléon Bonaparte, Parti de l’ordre, Loi Falloux, Coup d’État du 2 décembre 1851, Plébiscite Second Empire, Bonapartisme, Empire autoritaire, Candidature officielle, Guerre de Crimée, Magenta, Solférino, Empire libéral, Droit de grève, Thiers, Guerre de 1870, Sedan Proclamation de la République, Gouvernement de la défense nationale, Gambetta, Assemblée monarchiste, Paix de Francfort, Alsace-Lorraine, Commune de Paris, Semaine sanglante, comte de Chambord, Mac-Mahon, Ordre moral, Amendement Wallon, Lois constitutionnelles de 1875,Crise du 16 mai 1877, Amnistie des Communards, Marseillaise, 14 juillet, Liberté de réunion, Liberté d’expression, Liberté syndicale, Liberté d’association, Lois sur l’école primaire, Séparation des Églises et de l’État, Affaire Boulanger, Ralliement des catholiques, Service militaire universel, Loi sur la nationalité, Affaire Dreyfus, J’accuse. Que dit le programme ? Extrait de la fiche Eduscol « Thème 1 – Le temps de la République » 1892 : la République fête ses cent ans Moins célèbre que le centenaire de la Révolution française de 1889, le centenaire de 1892, qui commémore la naissance de la Première République, ouvre sur deux enjeux majeurs : la difficile histoire de l’idée républicaine en France jusqu’aux années 1880 d’une part, et l’importance de l’héritage de la période révolutionnaire sous la Troisième République, d’autre part. L’idée républicaine est en effet longtemps associée au XIXe siècle au souvenir de la Terreur et de la guerre révolutionnaire. En 1830, lorsqu’une révolution parisienne chasse Charles X du trône, la République fait encore peur, et c’est ainsi que Louis-Philippe d’Orléans monte sur le trône pour fonder la Monarchie de Juillet (1830-1848). En 1848, lorsque la Seconde République est proclamée, l’héritage de la République révolutionnaire divise encore les Républicains ; c’est contre lui que le gouvernement provisoire de Lamartine proclame l’abolition de la peine de mort en politique, et choisit le drapeau tricolore, qui a été celui de l’Empire et de la Monarchie de Juillet. Cette nouvelle expérience républicaine est close par le coup d’État du président de la République Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, et le Second Empire proclamé en 1852. Quand ce dernier s’écroule en 1870, après la défaite de Sedan, ni une restauration de la monarchie constitutionnelle, ni la solution impériale, ne parviennent à s’organiser. Les villes sont plutôt républicaines, mais il faut encore conquérir l’ensemble des campagnes, en donnant de la République une image rassurante. Ce sera l’œuvre de républicains comme Léon Gambetta et Jules Ferry. La symbolique de la Révolution française devient alors la symbolique nationale : la loi du 14 février 1879 déclare que la Marseillaise est l’hymne national, la loi du 6 juillet 1880 fait du 14 juillet la date de la fête nationale : on y commémore à la fois la prise de la Bastille (1789) et la Fête de la Fédération (1790) (le drapeau tricolore, quant à lui, est le drapeau de la France depuis 1830). Les célébrations des centenaires de 1889 et 1892 s’inscrivent dans cette perspective. Introduction La République incarne les valeurs de 1789 fixées notamment par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : égalité de tous les citoyens tous égaux devant la loi, souveraineté nationale, liberté politique (séparation des pouvoirs) et individuelle (sûreté individuelle, liberté d’opinion et liberté d’expression). Ces principes ne parvinrent à s’incarner politiquement et durablement qu’avec l’avènement de la Troisième République, dans le courant des années 1870. De fait, lorsque la Troisième République commémora le centenaire de la Première République (qui ne fut jamais proclamée : le 21 septembre 1792, la monarchie fut officiellement abolie sans que la République fût officiellement proclamée et, le 22 septembre 1792, on décida de dater les documents officiels de l'an I de la République), elle n’était réellement installée que depuis très peu de temps. Nous essaierons donc de comprendre pourquoi ce processus d’installation de la République et des principes de 1789 fut si long. Pour le comprendre, nous verrons que durant près d’un siècle s’affrontèrent les défenseurs des principes de 1789 et les partisans du retour à l’Ancien Régime qui refusaient tous les acquis de la Révolution française. Cet affrontement explique les incertitudes politiques du XIXe siècle qui vit de succéder de nombreux régimes politiques avant l’instauration de la Troisième République. Les concepts de souveraineté nationale (respectée ou non) et de séparation des pouvoirs (respectée ou non) permettent de comprendre els caractéristiques de ces régimes politiques. En outre, ces régimes politiques acceptaient ou non les principes de 1789, et s’inscrivaient tous dans trois couples d’opposition : régime libéral / régime autoritaire, régime démocratique / régime censitaire, régime conservateur / social. Le tableau ci-dessous résume, de manière simpliste mais assez claire, les caractéristiques des régimes successifs du XIXe siècle. 1. 1892 : La République fête ses cent ans 1892 : La République fête ses cent ans L’étude peut débuter par l’analyse de l’affiche de 1892 commémorant le centenaire de la République, le 21 septembre 1792. Rappelons que cette date est celle de l'abolition officielle de la monarchie proclamée par les députés de la Convention qui se réunirent pour la première fois ce jour-là, le lendemain de la victoire de Valmy et après l'emprisonnement de la famille royale le 10 aout 1792. Mais la République ne fut pas officiellement proclamée en 1792. La commémoration du centenaire de la République n’eut aucun écho par la suite et ne laissa aucune trace. Cette affiche est le seul document disponible pour aborder cet événement qui semble être d’une importance secondaire. La date importante de cette époque, c'est l'année 1889, fêtant le centenaire de 1789, avec l'exposition universelle lors de laquelle la Tour Eiffel fut construite. Il est malgré tout intéressant de commencer la séquence par la fin de l’histoire. Rappelons au préalable que la symbolique de la Révolution française triompha à la fin des années 1870 et au début des années 1880, au moment où les Républicains avaient conquis par les élections toutes les institutions de la Troisième République. Après l’exposition universelle de 1889 et après la crise boulangiste de 1887-1889, la République semblait désormais assez solide. L’affiche présente cette République triomphante. Affiche pour le centenaire de la République en 1892. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90119690.item Sur cette affiche, la République trône avec les symboles de la République. Elle est incarnée par Marianne , coiffée du bonnet phrygien (le bonnet des esclaves affranchis à Rome, symbole de libération), qui tient à la main le drapeau tricolore . Ce dernier date du 17 juillet 1789, jour de la visite de Louis XVI à Paris, trois jours après la prise de la Bastille. Le blanc symbole de la monarchie fut ajouté aux couleurs de Paris, le bleu et le rouge pour créer la cocarde tricolore. Ce drapeau devint l’emblème officiel de la France en 1830. Marianne tient à la main un rameau d’olivier, symbole de la paix. Une palette de peintre portant les trois couleurs évoque peut-être une République protectrice des arts. Ou bien s’agissait-il d’une manière pour l’auteur de l’affiche de signaler son œuvre ? A ses pieds, deux enfants évoquant la mythologie gréco-romaine se tiennent à côté de la corne d’abondance apportant une profusion de fruits locaux et exotiques. Il s’agissait sans doute de montrer que la République apportait la prospérité à ses enfants. Le paysage montre des campagnes prospères et paisibles tandis qu’un train à vapeur file au-dessus d’un pont ferroviaire. Il s’agissait sans doute de montrer que la République assurait la prospérité économique. Un aspect un peu étonnant de cette affiche est qu’elle ne met en évidence que la prospérité économique et ne met nullement en valeur les lois Jules Ferry sur la scolarisation ou les grandes lois libérales du début des années 1880. Peut-être s’agissait-il de rassurer des populations encore éloignées des idées républicaines en leur montrant qu’ils avaient tout à gagner en soutenant la République ? Une fois cette affiche étudiée, il convient maintenant de savoir comment la République incarnant les idées de la Révolution a pu se mettre en place. 2. La Restauration et la monarchie de Juillet 2.1 Le règne de Louis XVIII (1814-1824) Après la première défaite de Napoléon et son exil sur l’île d’Elbe, le comte de Provence, frère de Louis XVI, qui avait pris le titre de Louis XVIII après la mort du dauphin en prison en 1795, arriva sur le trône et octroya une charte constitutionnelle à la France le 4 juin 1814. Contrairement à une constitution votée par les représentants de la nation, une charte est accordée par le roi à ses sujets. Elle n'émane donc pas de la souveraineté nationale. En outre, Louis XVIII se présenta comme « Roi de France par la grâce de Dieu », évoquant le droit divin. De fait ce régime réalisait un compromis entre l’Ancien Régime et les principes de 1789. D’un côté, le roi se présentait comme désigné par Dieu (mais il ne chercha pas à se faire sacrer), toute l’autorité procédait de lui et non pas de l’élection. La souveraineté nationale était donc rejetée. En outre, le drapeau blanc redevint l’emblème du régime et la religion catholique fut proclamée religion d’État. D’un autre côté, la charte reconnaissait l’égalité juridique entre tous, et l’égalité de tous devant les emplois, la liberté individuelle et la liberté de conscience, ainsi que le droit de propriété (notamment de la propriété des biens nationaux pour ceux qui en avaient acheté). La Charte ne respectait pas totalement la souveraineté nationale puisque les députés étaient élus au suffrage censitaire et les membres de la Chambre des pairs étaient nommés par le roi. La charte ne respectait pas non plus la séparation des pouvoirs puisque le roi détenait le pouvoir exécutif et avait également l’initiative des lois qui étaient discutées par la Chambre des pairs et la Chambre des députés. Ce régime bi-caméral s'inspirait de la monarchie britannique. On voit bien que, si cette période se nomme la Restauration, le régime politique mis en place consiste plus en un compromis entre l’Ancien Régime et la Révolution qu’en une restauration pure et simple de l’Ancien Régime. Bien entendu, ce compromis fut difficile à tenir. Document : La Charte de 1814 Source : Manuel d'histoire, Hatier, 2019, p. 59 Ce régime était donc une monarchie autoritaire et non-démocratique, et conservatrice sur le plan social. Document: François Gérard, Le roi Louis XVIII dans son cabinet de travail des Tuileries, 1823. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Le_roi_Louis_XVIII_dans_son_cabinet_de_travail_des_Tuileries_(bgw17_0044).jpg Après l’épisode des Cent jours, la défaite de Waterloo le 18 juin 1815 et l’exil définitif de Napoléon à Sainte-Hélène, la Seconde Restauration fut marquée par une période de grande violence qui vit le massacre de centaines de Bonapartistes et l’épuration brutale de toute l’administration. Mais la vie politique fut rythmée par l’opposition entre les constitutionnels (défenseurs des principes de 1789) et les ultra-royalistes (partisans du retour à l’Ancien Régime). Entre 1815 et 1820 les constitutionnels dominèrent la chambre des députés. Cependant, l’assassinat du duc de Berry (le neveu de Louis XVIII et fils du futur Charles X, l’héritier du trône incarnant l’espoir d’une pérennité politique des Bourbon) le 13 février 1820 à la sortie de l’opéra, par le bonapartiste Louvel, puis une série de conspirations carbonaristes, mirent fin à cette parenthèse libérale. Le cabinet ministériel dirigé par le comte de Villèle (un ultra-royaliste) se maintint au pouvoir du 16 décembre 1821 au 3 janvier 1828. Les ultra-royalistes haïssaient la République et les droits de l’homme, ils voulaient revenir à l’Ancien Régime. Ils refusaient également la charte de Louis XVIII qui tenait compte de quelques acquis de la Révolution. Ils voulaient restaurer une société inégalitaire avec des ordres privilégiés en se référant à un Moyen Age idéalisé tel qu’il était représenté à la même époque dans les romans de Walter Scott. Ils étaient fidèles aux représentants de la dynastie des Bourbon : Louis XVIII, Charles X puis Henri V comte de Chambord (1820-1883), fils du duc de Berry et héritier du trône, selon eux. L’historien René Rémond a montré que ce camp politique fut à l’origine de la tendance légitimiste de la droite française, plutôt monarchiste, catholique traditionaliste, opposée à l’égalité et aux valeurs de 1789. Elle s’incarna par la suite avec le théoricien royaliste Charles Maurras puis dans le régime de Vichy. On peut considérer que La manif pour tous , Zemmour et Marion Maréchal sont les héritiers actuels de cette famille politique. Précisons un dernier point. Il n’est pas possible de comprendre la Restauration en faisant abstraction du contexte international. Les années 1814-1815 furent marquées par la tenue du Congrès de Vienne dont l’objectif était d’effacer les conquêtes militaires de Napoléon, de redessiner la carte de l'Europe et de restaurer l’autorité des monarchies européennes. La diplomatie européenne fut également dominée par la Sainte-Alliance , un traité signé en 1815 par le tsar de Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, rejoints un peu plus tard par le roi d’Angleterre. Cette alliance avait pour objectif de défendre la religion et de réprimer tous les mouvements libéraux et nationaux inspirés par les principes de 1789. Louis XVIII partageaient ce projet et fit notamment intervenir l’armée française contre les révolutionnaires libéraux espagnols. L’armée française s'empara notamment de la ville de Trocadéro, près de Cadix, le 31 août 1823. Cette victoire, qui donna son nom à une colline célèbre de Paris, permit de conforter la monarchie de type absolutiste en Espagne. 2.2 Le règne de Charles X (1824-1830) En septembre 1824, le comte d’Artois, frère de Louis XVI et de Louis XVIII, accéda au trône sous le nom de Charles X . Il avait été l'un des premiers nobles à émigrer pour fuir la Révolution dès l'été 1789. Favorable aux ultra-royalistes, il garda le ministère Villèle. Le 29 mai 1825, il fut sacré dans la cathédrale de Reims car il espérait restaurer la monarchie de droit divin et effacer l'héritage révolutionnaire, comme l’indique le serment qu’il prêta à l’occasion du sacre. Document : Le serment du sacre prononcé par Charles X (29 mai 1825) En présence de Dieu, je promets à mon peuple de maintenir et d’honorer notre sainte religion, comme il appartient au Roi très chrétiens et au fils aîné de l’Église, de rendre bonne justice à nos sujets, enfin de gouverner conformément aux lois du royaume et à la Charte constitutionnelle, que je jure d’observer fidèlement. Qu’ainsi Dieu me soit en aide et ses saints Évangiles. Source : René Rémond, La vie politique en France depuis 1789, tome 1 : 1789-1848, Armand Colin, 1965, p. 300. Documents : François Gérard, Portrait du roi Charles X en costume de sacre, 1825. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Carlos_X_de_Francia_(Fran%C3%A7ois_G%C3%A9rard).jpg Les élections législatives de 1827 donnèrent la majorité aux députés constitutionnels. Villèle fut obligé de démissionner et de céder la place à un gouvernement plus libéral. Mais Charles X mit en place un nouveau gouvernement ultra-royaliste dirigé par Polignac, du 8 août 1829 à juillet 1830. Lors de la rentrée parlementaire de mars 1830, les 221 députés constitutionnels formulèrent une adresse au roi : ils constataient la contradiction entre les orientations du gouvernement ultra et les vœux des électeurs censitaires plutôt favorables aux constitutionnels. En réponse, le roi dissout la chambre des député, mais les nouvelles élections du 3 juillet 1830 confortèrent l’opposition constitutionnelle. Pour reprendre l’initiative et rehausser son prestige, Charles X ordonna la prise d’Alger, qui fut réalisée le 5 juillet 1830, en prélude à 132 années de colonisation de l’Algérie. Dans le même ordre d’idées, le 25 juillet 1830, Charles X promulgua quatre ordonnances : suspension de la liberté de la presse, restriction du suffrage censitaire (l'impôt sur les activités commerciales et industrielles payé par la bourgeoisie libérale ne conférait plus le droit de vote), dissolution de la Chambre des députés, nouvelles élections en septembre. Les journalistes constitutionnels (notamment l'avocat et journaliste orléaniste Adolphe Thiers dans Le Constitutionnel ) appelèrent à la résistance contre l’arbitraire royal. Des sociétés secrètes, des étudiants, des ouvriers, dressèrent des barricades dans l’Est de Paris en brandissant le drapeau tricolore. Ils combattirent les troupes du roi les 27, 28 et 29 juillet 1830, nommées ensuite les Trois Glorieuses qui constituèrent la révolution de 1830. Près de 1 300 personnes, surtout des ouvriers, furent tués durant ces journées. Le tableau de Delacroix immortalisa les Trois Glorieuses. Document : Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple , 1830 . Huile sur toile, 260 cm x 325 cm. Paris : Musée du Louvre. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Eug%C3%A8ne_Delacroix_-_Le_28_Juillet._La_Libert%C3%A9_guidant_le_peuple.jpg Les insurgés, qui inquiétaient les députés constitutionnels et la bourgeoisie, réclamaient la république. Mais la révolution leur fut volée. Le 30 juillet 1830, Lafayette œuvra dans l’ombre et Thiers rédigea un manifeste appelant sur le trône le duc d’Orléans qui accepta aussitôt le drapeau tricolore (pour calmer les insurgés) et la lieutenance générale du royaume (pour rassurer les possédants). Le 31 juillet, le duc d’Orléans apparut sur le balcon de l’Hôtel de ville de Paris en brandissant le drapeau tricolore et en embrassant Lafayette. Avant d’aller plus loin, il convient d’évoquer le mouvement romantique qui s’affirma durant cette période. En France, ce mouvement littéraire (Chateaubriand, Victor Hugo, Musset, Stendhal), musical (Berlioz) et artistique (Delacroix, Géricault) s’efforçait d’exprimer les sentiments et s’inscrivait politiquement dans la continuité de la Révolution et de l’Empire. Les romantiques français étaient souvent des nostalgique de l’Empire auquel ils n’avaient pas pu participer en raison de leur jeune âge. Musset écrivit notamment : "Je suis né trop tard dans un monde trop vieux". Ils soutinrent la lutte des Grecs pour leur indépendance face à l’Empire ottoman (voir les tableaux de Delacroix à ce sujet). Le théâtre romantique s’affirma clairement contre le classicisme lors de la fameuse « bataille d’Hernani », à l’occasion des représentations chahutées du drame romantique de Victor Hugo entre février et juin 1830. Ces chahuts préludèrent à la révolution de juillet 1830. Enfin, il faut replacer les Trois Glorieuses dans un contexte général de révolutions qui éclatèrent dans toute l’Europe. Les peuples, soit partagés entre plusieurs États en Allemagne, soit opprimés par une puissance étrangère, se révoltèrent au nom de la liberté. Seuls les Belges parvinrent à s’émanciper de la tutelle des Pays-Bas en 1830 et mirent en place une monarchie constitutionnelle libérale. En revanche, les révoltes allemandes n’aboutirent pas. La révolte des Polonais fut violemment réprimée par l’armée russe . 2.3 La monarchie de Juillet (1830-1848) Le 9 août 1830, le duc d’Orléans fut proclamé « roi des Français » sous le nom de Louis-Philippe . Il prêta serment de fidélité à la Charte de 1814 devant les députés et les pairs (en opposition au sacre de Charles X à Reims) et promit une révision modérée de la Charte de 1814 : le catholicisme devint la religion de la majorité des Français (dans la logique du concordat de 1802) et non plus de tous les Français, la censure de la presse fut abolie, le cens électoral fut abaissé, mais pas supprimé, les chambres obtinrent l’initiative des lois. Enfin, le drapeau tricolore devint définitivement l’emblème de la France. Le respect des principes de 1789 était désormais établi, à l’exception de la souveraineté nationale dans son intégrité. Par le suffrage censitaire, seuls 250 000 Français pouvaient être électeurs, et 58 000 éligibles. Ce nouveau régime politique, se coulant dans la Charte de 1814, était donc libéral (respect de la séparation des pouvoirs, respect de la liberté politique et des libertés individuelles) mais non démocratique (suffrage censitaire). Nous verrons qu'il était socialement conservateur. Document : l’évocation du serment prêté par Louis-Philippe (9 août 1830) Alors Monseigneur a lu son acceptation ainsi conçue : « Messieurs les pairs, Messieurs les députés, J’ai lu avec une grande attention la déclaration de la Chambre des députés et l’acte d’adhésion de la Chambre des pairs. J’en ai pesé et médité toutes les expressions. J’accepte, sans restriction ni r »serve, les clauses et engagements que renferme cette déclaration, et le titre de Roi des Français qu’elle me confère, et je suis prêt à en jurer l’observation ». Son Altesse Royale s’est ensuite levée et, la tête nue, a prêté le serment dont la teneur suit : « En présence de Dieu, je jure d’observer fidèlement la Charte constitutionnelle, avec les modifications exprimées dans la déclaration : de ne gouverner que par les lois et selon les lois ; de faire rendre honneur et exacte justice à chacun selon son droit, et d’agir en toutes choses dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français ». Archives parlementaires, 2, L.63, p. 92 Source : René Rémond, La vie politique en France depuis 1789, tome 1 : 1789-1848, Armand Colin, 1965, p. 300-301. Portrait du roi Louis Philippe en costume de général, 1839 . Versailles, Musée de l’histoire de France. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Franz_Xaver_Winterhalter_King_Louis_Philippe.jpg Document : Le Génie de la Liberté par Augustin Dumont (1801-1884), au sommet de la Colonne de Juillet sur la place de la Bastille, Bronze doré, 1836. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_G%C3%A9nie_de_la_Libert%C3%A9#/media/Fichier:Genius_of_Liberty_Dumont_July_Column.jpg En 1836, fut inaugurée la Colonne de juillet, au centre de la place de la Bastille. Sous la colonne furent inhumées les dépouilles des morts des Trois glorieuses qui reposaient jusque-là dans plusieurs fosses communes disséminées dans Paris. Leurs noms sont inscrits sur la colonne. Au sommet de la colonne fut installée une statue en bronze doré de 4 m de haut, appelée le Génie de la liberté. On avait préféré une figure masculine, sous les traits du dieu romain ailé Mercure, car une figure féminine aurait évoqué la figure républicaine de Marianne. Le Génie porte dans sa main droite un flambeau évoquant les Lumières et dans sa main gauche une chaine brisée symbolisant la fin de la servitude de la monarchie absolue. Sur son front, l'étoile à quatre branches symbolise également la lumière. La monarchie de Juillet fut marquée par l’entrée de la France dans l’industrialisation. Elle fut sans doute la période la pire pour la classe ouvrière en ce qui concerne les conditions de travail et de logement. Plusieurs révoltes éclatèrent et furent sévèrement réprimées, notamment la révolte des Canuts lyonnais (les artisans de la soie) en 1831 et en 1834. De même l’agitation républicaine fut sévèrement réprimée. Le 2 juin 1832, l’enterrement du jeune mathématicien républicain Evariste Gallois provoqua quelques heurts. Le 5 juin 1832, l’enterrement du général républicain Lamarque, victime de l’épidémie de choléra, fut l’occasion d'une véritable insurrection avec des barricades dans le centre de Paris. Le 6 juin, les combats très violents provoquèrent la mort de près de cent personnes dans chaque camp. Cet événement est resté célèbre puisqu’il constitue l’un des épisodes les plus célèbres des Misérables de Victor Hugo, où la plupart des protagonistes du roman se retrouvent sur la même barricade qui vit la mort déchirante de Gavroche. En 1834, le gouvernement avait censuré toute propagande républicaine. En réaction des manifestations puis des émeutes eurent lieu à Lyon et à Paris. Le 14 avril 1834, un capitaine de l'armée fut blessé près d’une barricade de la rue Transnonain (actuelle rue Beaubourg) par un tir venu peut-être d’un immeuble proche. En représailles, les militaires massacrèrent douze habitants de cet immeuble. A la suite de ces événements, le régime devint de plus en plus répressif. En 1835, la loi sur la presse punissait l’offense au roi ainsi que toute remise en cause des principes et de la forme du gouvernement. Guizot , un historien ministre de l’instruction publique entre 1832 et 1837, devint le principal ministre dans les années 1840. Favorable à la grande bourgeoisie d’affaire, il accentua progressivement la dimension conservatrice du régime. A l’opposition qui lui demandait d’élargir le corps électoral en réduisant le cens électoral, il aurait répondu en 1843 par cette phrase restée célèbre en tant qu'illustration du cynisme des riches : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne et vous deviendrez électeurs ». Guizot fut le premier ministre officiel en 1847-1848. Document : François Guizot peint par Jean-Georges Vibert d'après un portrait de Paul Delaroche. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Guizot,_Fran%C3%A7ois_-_2.jpg La monarchie de juillet fut également marquée par la conquête militaire de l'Algérie face à la résistance acharnée des Algériens. La résistance fut au départ organisée par l'émir Abd el-Kader, vaincu en 1847. Les généraux français, Saint-Arnaud, Cavaignac, La Moricière (bénéficiant d'un immense tombeau dans la cathédrale de Nantes) et surtout Bugeaud (dont de nombreuses rues portent encore le nom) ne purent l'emporter qu'en pillant et en détruisant des villages et leur population, en pratiquant les "enfumades" destinées à asphyxier les combattants et leurs familles réfugiés dans des grottes. L'Algérie devint alors une colonie de peuplement un peu particulière : nous verrons qu'elle servit à déporter les opposants politiques de juin 1848, de 1852 et de la Commune de 1871. L’historien René Rémond a défini une seconde famille politique de droite à partir des caractéristiques de la Monarchie de Juillet : les orléanistes . A la différence des légitimistes, les orléanistes étaient attachés aux principes de 1789 et au régime parlementaire. Ils étaient moins attachés à la personne du roi qu’aux institutions chargées de garantir l’équilibre des pouvoirs et la liberté politique, et surtout la liberté économique. C’est pourquoi ils basculèrent facilement vers la république conservatrice après 1875. En même temps, les orléanistes étaient socialement conservateurs, soutenant la grande bourgeoisie industrielle et financière. Au XIXe siècle, ils refusaient l’égalité juridique et le suffrage universel tout en étant assez favorables aux libertés individuelles. Plus proche de nous, la grande figure de la droite orléaniste fut le président Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), grand bourgeois libéral favorable à la construction européenne qui abaissa la majorité à 18 ans et fit légaliser l’IVG par sa ministre de la santé Simone Veil. L’actuel président de la république s’en rapproche fortement (si tant est que l'on puise encore le catégoriser). A partir de 1847, l’agitation républicaine reprit de plus belle dans un contexte de grave crise économique. Les républicains organisèrent des banquets républicains pour contourner l’interdiction des réunions politiques républicaines. Leur principale revendication était la réforme électorale afin de donner l'accès à la citoyenneté à la majorité des hommes. Guizot décida d’interdire le dernier banquet qui devait clôturer cette campagne. Cette décision provoqua une émeute puis trois nouvelles journées de révolution à Paris, lors desquelles l'armée tira à nouveau sur la foule, les 22, 23 et 24 février 1848. Le 24 février, la garde nationale passa du côté des insurgés, alors Louis-Philippe abdiqua et la république fut proclamée par un gouvernement provisoire de onze membres représentant différentes familles politiques (dont le poète romantique modéré Lamartine, le républicain Ledru-Rollin, le socialiste modéré Louis Blanc, le physicien Arago, l’ouvrier Albert, seul représentant de la classe ouvrière). Ce jour-là, la royauté disparut à jamais en France. Près d’une année fut nécessaire pour retrouver des institutions fermement établies. C’est en effet la rançon de la démocratie : les débats, les conflits, les consultations des citoyens devenaient nécessaires pour rédiger une nouvelle constitution. 3. La Seconde république 1848-1851 3.1 La révolution de février 1848 et la république sociale Il faut tout d'abord rappeler que, comme pour la révolution de 1830, la révolution de Février en France s'inscrit dans le cadre d'un mouvement révolutionnaire européen nommé "le printemps des peuples". Toute l'Europe connaissait une crise agricole, dont la pire manifestation fut la crise de la pomme de terre en Irlande à partir de 1845, qui provoqua la mort d'un million de personnes et une émigration massive. Après Paris, la vague révolutionnaire s'étendit en mars 1848, à Vienne, à Prague, à Cracovie, à Zagreb, à Naples, en Toscane, dans ces empires européens où les nationalités exigèrent leur unité et leur indépendance, le suffrage universel et une constitution. Au même moment, la population des différents Etats allemands se révolta pour les mêmes raisons et pour obtenir la création d'un Etat allemand unifié. La répression fut impitoyable, les tentatives démocratiques furent noyées dans le sang. L'unité allemande et l'unité italienne durent attendre encore deux décennies avant de voir le jour. En France, L’abdication de Louis-Philippe ouvrit la porte à la République qui fut proclamée officiellement le 4 mai 1848. Le gouvernement provisoire évoqué ci-dessus incarnait l’esprit de 1848 qui aspirait à une volonté romantique de fraternité entre les humains et entre les peuples, afin de surmonter à la fois l’individualisme bourgeois et la lutte des classes. A cette occasion, la valeur de la fraternité fut ajoutée à celles de la liberté et de l’égalité, pour former la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. La floraison des clubs et des journaux participèrent d'une ambiance festive qui manifestait les aspirations de toute la population. Désormais, les courriers officiels commençaient par "Citoyen", et la formule de politesse finale était "Salut et fraternité". Le gouvernement était provisoire en attendant l’élection d’une Assemblée constituante. Le 25 février, Lamartine prononça un célèbre discours devant l'Hôtel-de-Ville de Paris. Il y défendit le drapeau tricolore contre le drapeau rouge brandi par une colonne d'insurgés : "Je repousserai jusqu'à la mort contre ce drapeau de sang, et vous devez le répudier plus que moi, car le drapeau rouge que vous rapportez n'a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, trainé dans le sang du peuple en 91 et en 93, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie". Ce discours marque la victoire des républicains modérés qui dominaient le gouvernement contre les démocrates et les socialistes défenseurs de mesures sociales. Une précision s'impose sur le drapeau rouge. A partir de 1789, il était brandi par les forces de l'ordre en application de la loi martiale en guise sommation avant la dispersion violente d'une manifestation. Ce symbole fut repris et détourné par les Sans-culottes lors de la journée du 10 août 1792, lorsqu'ils attaquèrent les Tuileries et capturèrent Louis XVI. Il réapparu lors des révoltes sociales qui émaillèrent le règne de Louis-Philippe. Il devint alors le drapeau de la frange la plus révolutionnaire du mouvement ouvrier défendant la république démocratique et sociale contre le drapeau tricolore devenu l'emblème officiel de la monarchie de Juillet dès 1830 puis de la République modérée en 1848. Il est toujours le drapeau du mouvement ouvrier révolutionnaire. Le gouvernement provisoire prit tout de suite des mesures essentielles. Le 25 février, fut proclamé le droit au travail . Le 26 février fut abolie la peine de mort en matière politique, afin de se démarquer des pratiques de la première république (1792-1799) et de la Terreur. Le 2 mars fut instauré par décret le suffrage universel masculin, à l'instigation de Ledru-Rollin et de Lamartine et conformément à la vieille revendication républicaine d’élargissement du corps électoral. Ainsi, le décret du 5 mars, fixant les modalités de vote, supprima les conditions de cens, abaissa l'âge électoral à 21 ans et la durée de résidence à 6 mois, ce qui permit de donner le droit de vote aux soldats, au ouvriers, aux domestiques. Pour voter, il fallait donc être un homme, français, âgé au moins de 21 ans. Le corps électoral passa alors de 240 000 à 9,3 millions d’électeurs. Le même jour, la journée de travail fut réduite à 10 heures à Paris et à 12 heures en province. Le 4 mars furent instituées la liberté de la presse et la liberté de réunion qui avaient été malmenées par les monarchies précédentes. Ces premières mesures montrent toute l’importance de la révolution de février 1848 : la monarchie fut définitivement abolie en France et le suffrage universel était lui aussi définitivement institué. Si l’on ajoute le respect des libertés politiques, cette république était donc libérale et démocratique, à la différence des régimes précédents. Ajoutons, le 27 avril 1848, l’ abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, à laquelle on associe habituellement le nom de Victor Schoelcher, sous-secrétaire d'Etat à la marine dans le gouvernement provisoire. Pendant quelques semaines, cette république fut également sociale, elle proclama le "droit au travail". Le socialiste Louis Blanc prit la tête de la Commission du Luxembourg (siégeant au palais du Luxembourg, l'actuel siège du Sénat) conçue comme une cour de conciliation composée de représentants du patronat et de représentants des salariés, pour régler les conflits du travail. Elle imposa le passage de la journée de travail de 12 heures à 10 heures à Paris. Elle mit en place les Ateliers nationaux afin de fournir du travail aux très nombreux chômeurs parisiens, au nom du principe du droit au travail. Les Ateliers nationaux étaient financés par une hausse des impôts sur les transactions de 45 %. Cet impôt dit des « 45 centimes » rendit la république très impopulaire dans les campagnes où il provoqua l'augmentation du prix des denrées. Les 110 000 ouvriers inscrits aux ateliers nationaux étaient payés un franc par jour, ce qui leur permettait tout juste de subsister. Ce « pognon de dingue » (170 000 francs par jour pour toute la France) fut rapidement dénoncé par les conservateurs qui s’efforcèrent de discréditer les Ateliers nationaux. Mais surtout, comme il n’y avait aucune tâche à leur confier, les ouvriers inactifs passaient leurs journées à parler de politique. Les 23 et 24 avril 1848 eurent lieu les premières élections législatives au suffrage universel. Même si ces élections furent contrôlées par les notables dans les campagnes, elles furent le premier véritable acte de naissance de la démocratie représentative dans toute la France. Les élections eurent lieu non pas dans chaque commune mais au chef lieu de canton où se trouvaient les magistrats capables d'organiser le vote et de veiller à sa régularité. Le suffrage était individuel mais le vote était communautaire : les habitants de chaque village se rendaient en cortège au bureau de vote où ils déposaient ensemble leur bulletin de vote. Sur les 851 députés, furent élus 300 monarchistes (100 légitimistes et 200 orléanistes) contre 500 républicains parmi lesquels 230 républicains modérés (Lamartine, Arago, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin) et 60 républicains « avancés », radicaux et socialistes (Louis Blanc, Albert, Barbès). Une Commission exécutive émanant de l’Assemblée remplaça le gouvernement provisoire. Cette commission, composée de cinq personnalités modérées (Lamartine, Arago, Garnier-Pagès, Marie, Ledru-Rollin) avait pu se débarrasser des démocrates plus avancés. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Assembl%C3%A9e_nationale_constituante_(Deuxi%C3%A8me_R%C3%A9publique) Cependant, les difficultés ne tardèrent pas. Le 15 mai 1848 une manifestation contre la politique de l’Assemblée, qui souhaitait fermer les ateliers nationaux car ils coûtaient trop cher aux yeux des modérés, conduisit à l'envahissement de l'Assemblée. Les chefs des républicains avancés, Barbès, Blanqui et Raspail, furent ensuite jetés en prison. Par un décret du 21 juin, les ateliers nationaux furent supprimés, ce qui mit des milliers d’ouvriers parisiens dans une situation intenable. Ils prirent aussitôt les armes et érigèrent des barricades dans le centre de Paris. Le général républicain Cavaignac (qui s'était auparavant entrainé au massacre de populations civiles lors de la conquête de l'Algérie) organisa la répression et une véritable guerre sociale. Ces Journées de Juin , du 23 au 26 juin 1848, firent environ 3 000 morts dont 1500 fusillés sans jugement. Environ 1 500 soldats furent également tués dans la combats. 11 000 survivants furent jugés dont 4 500 furent déportés en Algérie. La république sociale et l’idéal de fraternité avaient sombré dans le sang des ouvriers parisiens, et Tocqueville lui-même théorisa à cette occasion la lutte des classes. Marx et Engels y virent le premier mouvement autonome de la classe ouvrière. Le 28 juin, Cavaignac devint le chef du pouvoir exécutif jusqu'en décembre 1851 et maintint l'état de siège pour réprimer le mouvement révolutionnaire. Les journées de juin 1848 avaient opposé deux conceptions de la république : la république comme un régime politique représentatif et respectueux de l'ordre social versus la république démocratique et sociale. On pourra lire l'analyse de ces journées dans l'ouvrage de Karl Marx, Les luttes des classes en France. Dès le 9 septembre 1848, la journée de travail fut portée à 12 heures. Document : Gaspard Gobaut, La barricade du faubourg Saint-Antoine en juin 1848, avant l'assaut de l'armée. Daguerréotype. Source : https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/la-barricade-du-faubourg-saint-antoine-10eme-arrondissement Document : Tableau de Meissonier : La Barricade, rue de la Mortellerie, juin 1848, dit aussi Souvenir de guerre civile. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Meissonier_Barricade.jpg 3.2 La république conservatrice La constitution de la Seconde République fut rédigée par l'Assemblée constituante sous la dictature républicaine de Cavaignac qui avait proclamé l'état de siège à Paris. Cette constitution fut votée par l'Assemblée le 4 novembre 1848 et promulguée le 21 novembre. Elle garantissait la séparation des pouvoirs et la souveraineté nationale, les deux grands principes constitutionnels hérités de 1789. Le pouvoir exécutif était assumé par un président de la république élu au suffrage universel pour quatre ans et non rééligible avant quatre années. Le président nommait et dirigeait lui-même le gouvernement. Il était à la fois le chef de l'Etat et le chef du gouvernement. Il s’agit d’une innovation considérable, inspirée du modèle américain, mais qui suscita de nombreux débats. En effet, jusqu’ici, seuls Napoléon Bonaparte et les rois avaient exercé seuls le pouvoir exécutif. Dans la tradition républicaine, le pouvoir exécutif était toujours confié à un collège (le comité de salut public en 1793, le directoire en 1795, le consulat en 1799) afin de se garantir d’une dictature. Le pouvoir législatif était attribué à une Assemblée législative composée de 750 députés élus au suffrage universel pour trois ans. On rompait ainsi avec le modèle britannique bicaméral (une assemblée à l’image de la chambre de communes et un sénat à l’image de la chambre des lords) pour donner davantage de pouvoir à cette assemblée, selon la tradition républicaine inspirée de la Convention (1792-1795). Deux pouvoirs distincts et égaux, indépendants l’un de l’autre, se feraient face. Au nom de la séparation des pouvoirs, le président ne pouvait pas dissoudre l’Assemblée qui, de son côté, ne pouvait pas renverser le président. Rien n’avait donc été prévu en cas de conflit entre le président et l’assemblée. Du moins, le conflit ne pouvait déboucher que sur un coup d'Etat mené soit par une fraction de l'Assemblée soit par le président. Le 10 décembre 1848 eurent lieu les élections présidentielles. Louis Napoléon Bonaparte remporta 5,5 millions de voix (74,5 % des suffrages), le général Cavaignac, 1,4 million (19,5 % des suffrages), Ledru-Rollin 371 000 voix (5 % des suffrages), Raspail 37 000 voix, Lamartine 18 000 voix. Les hommes de février 1848 étaient totalement déconsidérés depuis les journées de juin. Louis-Napoléon Bonaparte, le neveux de l’empereur, était un aventurier qui avait été condamné à la prison à vie puis gracié à la suite d’une tentative de coup d’État en 1840. Piètre orateur, il s'attira le mépris des républicains comme des conservateurs. Ces derniers pensaient pouvoir se servir de lui, comme l'atteste ce mot fameux de Thiers : "C'est un crétin que l'on mènera". Il remporta les voix des campagnes nostalgiques de la légende napoléonienne. En fait, il rassemblait les voix de tous les mécontents : les monarchistes orléanistes et légitimistes du parti de l’ordre hostiles à la révolution, les paysans hostiles à la hausse de l’impôt des 45 centimes décidé par la république, les démocrates hostiles aux conservateurs qui avaient confisqué la révolution, le peuple hostile aux élites. Il obtint autant de voix dans les quartiers ouvriers décimés par la répression des journées de juin 1848 que dans les quartiers bourgeois de la capitale. Pour le moment, il joua sur la peur de la révolution ouvrière, il se fit passer pour conservateur et nomma un gouvernement conservateurs dominé par le parti de l'ordre. Les 13 et 14 mai 1849, les élections législatives assurèrent la victoire du parti de l’ordre (53 % des voix, 450 sièges) face à une forte minorité de démocrates-socialistes (centre-gauche) (35 % des voix, 200 sièges) que l'on appela très vite les "montagnards" en souvenir de la Révolution française, et à une petite minorité de républicains modérés (11 % des voix) dans la nouvelle Assemblée législative qui remplaçait l'Assemblée constituante. Le parti de l'ordre rassemblait les monarchistes légitimistes (soutenus par les grands propriétaires fonciers) et les monarchistes orléanistes (soutenus par la grande bourgeoisie d'affaires) qui ne parvenaient pas à s'entendre sur le nom du futur monarque. Les premiers soutenaient le comte de Chambord et le drapeau blanc, les seconds le comte de Paris et le drapeau tricolore. Finalement, la république constituait un bon compromis qui leur permettait d'exercer conjointement le pouvoir. Sans la république, ils ne pouvaient que se déchirer. Nous verrons un phénomène similaire en 1875. Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Assembl%C3%A9e_nationale_l%C3%A9gislative_(Deuxi%C3%A8me_R%C3%A9publique) Dès lors, la vie politique fut rythmée par un double conflit : entre le président et l’Assemblée, entre le parti de l’ordre et les républicains démocrates-socialistes à l'Assemblée. Cette période fut en réalité marquée par une régression conservatrice constante qui vit la répression impitoyable du mouvement républicain social. Nous ne retiendrons que trois mesures adoptées au cours de cette période. Tout d'abord, le 15 mars 1850, fut adoptée la loi Falloux qui était libérale dans son principe mais très réactionnaire dans son contexte : la liberté de l’enseignement (catholique) fut étendue à l’enseignement secondaire, les écoles de filles (gérées par des catholiques) étaient rendues obligatoires dans chaque commune, et les curés obtinrent un droit de contrôle sur les instituteurs laïques. Ensuite, la loi électorale du 31 mai 1850 (dite « loi des Burgraves », surnom donné aux dirigeants du parti de l'ordre et venant du titre d'une pièce de Victor Hugo) portait atteinte au suffrage universel : il fallait désormais résider dans le même canton depuis au moins trois ans pour pouvoir voter. Le corps électoral passa alors de 9 à 7 millions de votants et fut réduit de moitié à Paris. La loi permettait en effet de réduire le nombre des voix des ouvriers qui se déplaçaient fréquemment pour trouver du travail. Document : Première application de la nouvelle loi électorale dite des Burgraves. Sous les rires de Thiers et de Louis Veuillot , le président Louis-Napoléon Bonaparte se voit lui-même mis dans l'impossibilité de voter puisqu'il n'a pas résidé continuellement à Paris depuis trois ans. Caricature de Charles Vernier , Le Charivari , 23 mai 1850. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_du_31_mai_1850#/media/Fichier:Premi%C3%A8re_application_de_la_loi_%C3%A9lectorale.JPG Enfin, la loi du 16 juillet 1850 réduisit la liberté de la presse : les propriétaires de journaux devaient payer une caution élevée (un « cautionnement ») au trésor public pour avoir le droit de publier leur journal (de 1 800 à 24 000 francs selon le lieu et la périodicité de la publication), ils devaient payer un droit de timbre pour chaque page de leur journal (2 ou 5 centime par page) et les auteurs d’articles politiques devaient signer leurs articles de leur nom. Cependant, le parti de l’ordre était paralysé par les conflits entre légitimistes et les orléanistes et il laissait ainsi la voie libre aux manigances de Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier entra en conflit avec l'Assemblée car elle lui refusait la révision constitutionnelle qui lui aurait permis d'exercer un second mandat de président. Le 2 décembre 1851, jour anniversaire du couronnement de Napoléon 1er en 1804 et de la bataille d’Austerlitz en 1805, Louis-Napoléon Bonaparte réalisa un coup d’État qui lui permit de rester au pouvoir, contrairement aux dispositions de la constitution qui empêchaient la réélection du président de la république. Ce coup d’État avait été préparé par les fidèles de Louis-Napoléon Bonaparte : Morny, le ministre de l'intérieur, Persigny, le général de Saint-Arnaud, le "pacificateur" de la Kabylie, ministre de la guerre. Le coup d'Etat fut annoncé par des affiches placardées dans la capitale et signée par Morny. Elles annonçaient la dissolution de l’Assemblée et de futures élections, le rétablissement du suffrage universel (afin de présenter le coup d’État comme une revanche du peuple et de la démocratie contre le parti de l’ordre qui avait réduit le suffrage universel), la mise en place de l’état de siège (l’armée occupa les points stratégiques de la capitale et certains opposants tels que Thiers et Cavaignac furent temporairement jetés en prison) et la rédaction d’une nouvelle constitution. Surtout, Louis-Napoléon Bonaparte annonçait un plébiscite qui lui permit ensuite de se maintenir au pouvoir. Ce coup d'Etat marquait la victoire du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif, au terme des trois années de conflits. Document : les décrets présidentiels du 2 décembre 1851 Au nom du peuple français Le Président de la République décrète : 1. L’Assemblée nationale est dissoute. 2. Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est abrogée 3. Le peuple français est convoqué dans ses comices à partir du 14 décembre jusqu’au 21 décembre suivant. 4. L’état de siège est décrété dans l’étendue de la première division militaire. 5. Le Conseil d’État est dissous. 6. Le ministre de l’intérieur est chargé de l’application du présent décret. Louis-Napoléon Bonaparte Le ministre de l’intérieur, De Morny Le Président de la République, considérant que la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens et qu’aune fraction du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice ; vu les lois et arrêtés qui ont réglé jusqu’à ce jour le mode de l’appel au peuple et notamment les décrets des 5 fructidor an III, 24 et 25 frimaire an VIII, l’arrêté du 20 floréal an X, le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, décrète : Article premier - Le peuple français est solennellement convoqué dans ses comices, le 14 décembre présent mois, pour accepter ou rejeter le plébiscite suivant : « Le peuple français veut le maintien de l’autorité de Louis-Napoléon Bonaparte et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour faire une constitution sur les bases proposées dans sa déclaration du 2 décembre ». Source : René Rémond, La vie politique en France depuis 1789, tome 1 : 1789-1848, Armand Colin, 1965, p. 157. A Paris, la résistance à ce coup d’État fut réduite car les ouvriers ne souhaitaient pas défendre la république qui avait massacré les leurs en juin 1848. Un épisode célèbre évoque le cas du député républicain Alphonse Baudin. Il appelait les ouvriers du faubourg Saint-Antoine à défendre la république. Ces derniers lui répondirent qu’ils ne comptaient pas mourir pour défendre son indemnité de député de 25 francs par jour. Il s’écria alors : « Vous verrez tout à l'heure comment on peut mourir pour 25 francs par jour ». Il se hissa sur l’une des rares barricades érigées dans la capitale et fut tué par une salve tirée par les soldats. Cette mort héroïque (et totalement inutile !) fit de lui un héros de la mythologie républicaine. En revanche, l’opposition fut très forte dans les campagnes du sud-est de la France où l’armée arrêta près de 10 000 personnes, déportées ensuite en Algérie. A Paris, sur l'ordre du ministre de l'intérieur Morny, l’armée tira sans motif valable sur la foule des grands boulevards, le 4 décembre 1851. La fusillade dura un quart d'heure et fit des centaines de morts, afin de terroriser la population. 4. Le Second Empire 4.1 Vers le Second Empire Revenons à la définition des familles politiques de la droite établie par l’historien René Rémond. Après le légitimisme et l’orléanisme, ce dernier a mis en évidence les caractéristiques du bonapartisme à partir de l’analyse du régime mis en place par Louis-Napoléon Bonaparte. Ce courant politique, organisé derrière une personnalité autoritaire dotée, pensait-on, d’un certain charisme, prétendait résoudre un ensemble de contradictions : d’une part, le nationalisme, le conservatisme social et la défense de l’ordre pour rassurer la bourgeoisie ; d’autre part, l’affirmation de la souveraineté nationale assumant l’héritage révolutionnaire pour se gagner la sympathie des classes populaires, et le mépris des classes dirigeantes traditionnelles. Cette ambiguïté explique le caractère instable de ce courant politique qui oscillait entre un bonapartisme de droite (conservateur, nationaliste, anti-ouvrier, anti-parlementaire, incarné par Persigny) et un bonapartisme de gauche (anticlérical, égalitaire et soucieux du sort de la classe ouvrière, incarné par le prince Napoléon, surnommé "Plonplon"). Dans les deux cas, le recours au plébiscite se présentait comme une forme de communication démocratique directe entre le président et les citoyens, passant par dessus les députés. Par cette relation (prétendument) directe avec le peuple, le bonapartisme pouvait se présenter comme démocratique (dans le cadre d'une dictature !). La définition marxiste du bonapartisme diffère légèrement mais reste proche dans le fond. Le bonapartisme consistait selon Marx en une dictature d'un homme soi-disant providentiel élu par la masse de la paysannerie pour maintenir un équilibre précaire entre deux forces sociales et politiques rivales (la bourgeoisie et la classe ouvrière), en donnant des gages aux deux, mais en tendant quand même à museler davantage la classe ouvrière afin de sauvegarder l'ordre social. Par la suite, le courant bonapartiste s’incarna dans le mouvement boulangiste en 1887-1889, puis en la personne de De Gaulle, de Pompidou puis de Chirac. Aujourd’hui, vu l’état de déliquescence de la droite, il est difficile de déterminer quel homme ou quelle femme politique incarne ce courant. Il est éventuellement possible que ce soit Le Pen, ce qui pourrait expliquer ses relations difficiles avec sa nièce qui, proche du catholicisme traditionnaliste, s'inscrirait plutôt dans le courant légitimiste. Dans des brochures écrites précédemment, Idées napoléoniennes (1840) et L’Extinction du paupérisme (1844), Louis-Napoléon Bonaparte avait déjà formulé ses orientations politiques, inspirées de l’œuvre de son oncle mais également des débats qui traversaient alors la société française. Il considérait que le développement des droits et des progrès humains en cours depuis 1789, devait être accompagné par un gouvernement fort dirigé par un chef charismatique et éclairé, garant de l’intérêt général et seul capable d’éviter les errements de la période révolutionnaire. Il considérait également que ce type de gouvernement devait moderniser l’économie afin d’offrir du travail à tous. Cette réflexion préalable permet de comprendre les principaux traits de son règne. Dans sa proclamation du 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte annonçait qu’il convoquait un plébiscite pour demander aux citoyens de prolonger son mandat présidentiel pour dix années supplémentaires. Il exposait également les modifications constitutionnelles qu’il souhaitait mettre en place, en s’inscrivant dans la continuité du Consulat de son oncle. Il souhaitait notamment diviser le pouvoir législatif en deux chambres qui seraient plus faibles face à un pouvoir exécutif incarné par lui seul. Document : La proclamation du président de la république du 2 décembre 1851 (…) Persuadé que l’instabilité du pouvoir, que la prépondérance d’un seule assemblée sont des causes permanentes de trouble et de discorde, je soumets à votre suffrages les bases fondamentales suivantes d’une Constitution que les Assemblées développeront plus tard : 1. Un chef responsable nommé pour dix ans ; 2. Des ministres dépendant du pouvoir exécutif seul ; 3. Un Conseil d’État formé des hommes les plus distingués préparant les lois et les soutenant devant le corps législatif ; 4. Un corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le suffrage universel ; 5. Une seconde assemblée formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. Ce système, créé par le Premier Consul au commencement du siècle, a déjà donné à la France le repos et la prospérité ; il les garantit encore (…). Fait au Palais de l’Élysée, le 2 décembre 1851. Louis-Napoléon Bonaparte Le plébiscite du 21 décembre 1851 approuva par 92 % de "oui" la prorogation de son mandat pour dix ans. Comme ce fut le cas pour l’oncle, le suffrage universel masculin (par un plébiscite totalement manipulé) légitima également le pouvoir du neveu. Ce régime procédait ainsi de la souveraineté nationale (manipulée) et non pas du droit divin. Les opposants qui n’avaient pas encore été arrêtés durent prendre le chemin de l’exil. Le plus célèbre d’entre fut Victor Hugo. Il s’exila à Guernesey et devint un opposant farouche du Second Empire. Près de 10 000 personnes qui s'étaient opposées au coup d'Etat furent condamnées à la déportation en Guyane et en Algérie. La liberté de la presse fut fortement restreinte. Le 14 janvier 1852, fut promulguée une nouvelle constitution, rédigée très rapidement. Elle se réclamait de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Comme Louis-Napoléon Bonaparte l’avait annoncé le 2 décembre 1851, elle instaurait un régime présidentiel autoritaire, sur le modèle du Consulat. Le président élu pour dix ans n’était responsable que devant les citoyens, qu’il pouvait consulter par plébiscite. Il avait l’initiative des lois et exerçait le pouvoir exécutif. Les ministres, nommés par lui, n’étaient responsables que devant lui. Le pouvoir législatif était morcelé et affaibli, divisé entre le Conseil d’État composé de hauts fonctionnaires nommés (préparation des lois), le Corps législatif de 261 députés seulement et dépourvus de traitement (vote du budget et vote des lois sans discussion) et le Sénat aux pouvoirs constituants, dont les membres étaient de droit (cardinaux, amiraux, maréchaux, princes de la famille impériale) ou nommés à vie par le président. Le suspens ne dura pas très longtemps : le neveu suivit les pas de son oncle et restaura l’Empire après le plébiscite du 7 novembre 1852. Cette restauration eut lieu officiellement le 2 décembre 1852, jour anniversaire du coup d'Etat de 1851 mais aussi du sacre de Napoléon en 1804 et de la victoire d'Austerlitz en 1805. Il prit le titre de Napoléon III, tenant en compte le prince de Rome, le fils de Napoléon Ier, pour montrer qu’il s’inscrivait dans une dynastie déjà éprouvée. Il quitta l’Élysée pour le palais des Tuileries. En 1853, il épousa la princesse espagnole Eugénie de Montijo, catholique rigide favorable aux légitimistes, dans l’espoir de fonder une dynastie. Ils eurent un enfant, le prince impérial, né en 1856 et mort en 1879 en combattant aux côté des Anglais contre les Zoulous en Afrique du Sud. Document : la constitution de 1852. Source : https://manuelnumeriquemax.belin.education/histoire-premiere/topics/hist1-ch03-088-a_le-second-empire-le-regime-d-un-homme-1852-1870 Document : Portrait de Napoléon III en uniforme de général de division dans son grand cabinet des Tuileries (huile sur toile d'Hippolyte Flandrin, 1861). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Napol%C3%A9on_III#/media/Fichier:Napol%C3%A9on_III_par_Jean_Hippolyte_Flandrin.jpg Document : Guillaume-Alphonse Cabasson (1814 – 1884), Apothéose de Napoléon III, 1854 . Musée national du château de Compiègne. (esquisse sans doute destinée à un plafond d'un palais impérial). Source: https://compiegne-peintures.fr/notice/notice.php?id=348 4.2 L’Empire autoritaire (1852-1860) Durant les années 1850, la vie politique fut complètement atone. L’opposition n’existait plus, la presse était muselée (cautionnement, droit de timbre, avertissement, jugement en correctionnelle) et le suffrage universel masculin était manipulé par le système de la candidature officielle aux élections législatives : les candidats de l’Empire étaient systématiquement favorisés (financement de leur campagne électorale, droit d’affichage exclusif, tenue de réunions publiques) au détriment des autres candidats qui n’étaient pas libres de mener une campagne électorale. En outre, les élections eurent lieu désormais dans les communes et non plus au chef-lieu de canton. Les maires, nommés et contrôlés par le gouvernement, pouvaient organiser le système des candidatures officielles, surveiller les électeurs et truquer à leur guise les résultats (bourrage des urnes, urnes à double-fond, falsification des procès-verbaux, etc.). Les élections étaient donc truquées mais, selon les historiens, elles jouèrent malgré tout un rôle essentiel dans la constitution d’un espace politique national. Elles donnèrent aux citoyens l’habitude de voter à chaque élection. En votant pour les candidats bonapartistes, les citoyens perdirent l'habitude de voter pour les notables locaux, des nobles légitimistes ou orléanistes. Les campagnes s’émancipèrent ainsi des tutelles anciennes et purent ensuite voter pour les républicains. Document : Le système de la candidature officielle Lettre du sous-préfet de Fougères aux maires de son arrondissement en 1859 Monsieur le Maire, le scrutin s’ouvrira demain J’ai l’honneur de vous rappeler que vous devez l’ouvrir immédiatement après la première messe ; que vous avez sur le bureau un certain nombre de bulletins portant le nom de M. de Dalmas (candidat officiel) et pas d’autres ; qu’il est important que des personnes intelligences et sûres, munies de bulletins portant le nom de Dalmas, occupent les abords de la mairie et protègent les électeurs si bien intentionnés de votre commune contre l’erreur et le mensonge (…). Trois candidats sont en présence : M. de Dalmas, secrétaire, sous-chef de cabinet de l’Empereur, M. de Belsem de Cahmpsavin ; M. Dréo, gendre de Garnier-Pagè, fondateur de la République de 1848 (…). M. de Dalmas représente le principe du dévouement au gouvernement, à l’autorité à l’ordre et peut seul, par sa position, favoriser le développement des nombreux intérêts de l’arrondissement. M. Dréo représente la République, le socialisme, la misère (…). Faites voter en masse, M. le Maire, pour M. de Dalmas, candidat du gouvernement, et par votre conduite éclairée et patriotique, vous servirez à la fois le gouvernement de l’Empereur et l’intérêt du pays. Source : Textes et documents pour la classe n°428, p. 6. Document : Le système de la candidature officielle Électeurs de Vouzon Vous êtes appelés à venir déposer vos votes à la mairie les dimanche et lundi 31 mai et 1er juin prochains, pour nommer un député au Corps législatif. Vous n’oublierez pas tous les bienfaits dont l’Empereur a comblé notre commune à ses différents passages, secours pour les pauvres, secours pour notre église, don de la pompe à incendie. Électeurs de Vouzon, vous prouverez votre reconnaissance à l’Empereur en donnant vos voix à l’honorable M. Clary, recommandé par le Gouvernement et par les services qu’il a rendus au département. Vous n’oublierez pas qu’il vient encore de venir au secours de notre commune en obtenant pour nous une somme de deux mille francs pour notre église dont nous ne pouvions pas payer les dépenses. Électeurs de Vouzon, unissez-vous donc tous pour porter vos votes sur M. Clary qui seul représente la pensée de l’Empereur votre auguste Bienfaiteur. Électeurs de Vouzon, votre Maire compte sur votre dévouement pour le Gouvernement qui veut votre bien-être. Vouzon, le 22 mai 1863 Le Maire de Vouzon Source : René Rémond, La vie politique en France depuis 1789, tome 1 : 1789-1848, Armand Colin, 1965, p. 183. L’empereur était entouré d’une équipe disparate de ministres plus ou moins affairistes et corrompus qui lui obéissaient en tout : Persigny son ami fidèle, le banquier Fould, le juriste Rouher, l’affairiste duc de Morny. Leur enrichissement, ainsi que celui de la classe politique et de la bourgeoisie industrielle en général, les nombreuses fêtes données par l’empereur, suscitèrent de nombreuses critiques et conduisit à évoquer « la fête impériale » pour caractériser ce régime politique. La dictature se caractérisait par le maintien sous les verrous de plusieurs milliers d'opposants politiques, le contrôle très étroit de la presse, une surveillance accrue de la population par la police et la gendarmerie dont les effectifs furent augmentés. Dans l'enseignement, le port de la barbe, symbole de républicanisme, fut interdit aux instituteurs, les agrégations de philosophie et d'histoire furent supprimées en 1853 pour éviter la diffusion d'idées séditieuses. La dictature se durcit encore plus après l’attentat d’Orsini contre l’empereur à proximité de l'Opéra en 1858 qui conduisit à adopter une loi de sûreté générale très dure. Cette loi permettait de condamner sans procès une personne ayant déjà fait l'objet d'une condamnation. 430 suspects, déjà condamnés après le coup d'Etat de 1851, furent alors déportés en Algérie sans jugement. Malgré tout, la période de l’Empire autoritaire fut une période de croissance économique : les campagnes étaient prospères, les grands réseaux de chemin de fer furent construits et entraînèrent la croissance de toute l’industrie. A partir de 1853, le préfet de police de Paris, Haussmann, débuta les travaux d’urbanisme de Paris. A Brest, le bagne ferma en 1858. Les bagnards furent transférés en Guyane. Cette main-d’œuvre fut remplacée par des machines à vapeur performantes, signes de la modernisation du fonctionnement du port et de l’arsenal de Brest. Alors qu’il avait promis une ère de paix, Napoléon s’engagea dans plusieurs conflits. Entre 1854 et 1856, la France s’engagea aux côtés de l'Angleterre dans la guerre de Crimée afin de réduire l’avancée de l’influence de l’Empire russe en mer Noire et dans l’Empire ottoman, au nom de la défense des chrétiens d'Orient. Après avoir remporté une victoire sur la rivière Alma, les franco-britanniques firent le siège de la forteresse russe de Sébastopol, en Crimée. Ce siège dura près d'un an et la plus grande partie des soldats français mourut de froid et de dysenterie. Sébastopol tomba finalement en septembre 1855, et la conférence de la paix qui s'ensuivit, en 1856, fut présentée par la propagande impériale comme une grande victoire militaire et diplomatique française. En 1859, Napoléon III engagea l’armée française aux côtés du roi de Piémont-Sardaigne Victor-Emmanuel contre l’Autriche qui occupait encore une grande partie de l’Italie du Nord. Il aidait ainsi le roi du Piémont à réaliser l’unité de l’Italie, y compris au détriment des États du pape qui furent réduits à la ville de Rome et ses alentours. L’armée française remporta les batailles de Magenta et de Solférino et, en échange, obtint du Piémont la Savoie et le pays niçois qui intégrèrent le territoire français en 1860. D’une certaine manière, Napoléon III pouvait penser qu’il avait vengé son oncle en faisant reculer des grandes puissances de la Sainte-Alliance de 1815, la Russie en Mer Noire et l’Autriche dans le Piémont, tout en s'alliant avec l'Angleterre. Entre 1861 et 1867, il soutint les ambitions de l’archiduc autrichien Maximilien qui voulait s’emparer du trône mexicain et créer un grand empire francophile en Amérique. Mais, abandonné finalement par l'armée française, Maximilien fut fusillé par les Mexicains le 19 juin 1867. Document : Edouard Manet, L'exécution de l'empereur Maximilien, 1868. On notera une composition similaire à celle du tableau de Goya, El dos de mayo . Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Edouard_Manet_022.jpg D'autre part, Napoléon III poursuivit une politique d'expansion coloniale active. Il fit moderniser la marine guerre en l'équipant de cuirassés à hélices et de navires de transport de troupe à vapeur pour augmenter les capacités d'intervention des troupes coloniales. Au cours des années 1850, la France annexa la Nouvelle-Calédonie (1853) pour y installer un bagne et y exploiter le nickel, augmenta le nombre de comptoirs commerciaux en Afrique occidentale (fondation du port de Dakar en 1857, acquisition de la côté du Gabon en 1862), bombarda Canton en 1857 et s'empara de Pékin en 1860 pour imposer des concessions aux Chinois, s'empara de la Cochinchine et du Cambodge. 4.3 L’Empire libéral (1860-1870) Les années 1860 furent une période de modernisation considérable des entreprises capitalistes en France. En 1859 fut créé le Crédit industriel et commercial (CIC), ce fut ensuite le tour du Crédit Lyonnais en 1863 puis de la Société générale en 1864. Ces banques dotées de succursales dans toute la France drainaient l’épargne populaire et furent alors capable de financer les grands projets industriels. Dans ce contexte, en 1867, furent autorisées les sociétés anonymes par actions qui marquèrent véritablement l'entrée de la France dans le capitalisme industriel et financier. Chaque actionnaire d'une société n'était responsable que des actions qu'il détenait dans cette société. En cas de faillite de la société, il n'était pas jugé responsable de le faillite ni condamné pour cela et encore moins déshonoré, comme c'était le cas jusque -là, il ne perdait que ses actions. Pourtant, Napoléon III perdit un à un ses différents soutiens. L'engagement aux côté du royaume de Piémont lui fit perdre le soutien des catholiques inquiets pour la survie des États pontificaux autour de Rome. Il perdit ensuite le soutien de la grande bourgeoisie industrielle qui avait pourtant fait de belles affaires durant les années 1850. En effet, en 1860, Napoléon III signa le traité de libre-échange avec la Grande-Bretagne, qui abaissa fortement les droits de douane entre les deux pays. Le but était de contraindre les industriels français à moderniser leur appareil industriel pour faire face à la concurrence des produits britanniques. Ce traité de commerce eut les effets escomptés, car il obligea l’industrie française à se moderniser. Mais il suscita le mécontentement de la bourgeoisie industrielle française. Perdant le soutien des catholiques conservateurs et de la bourgeoisie industrielle, il fut donc nécessaire à Napoléon III de gagner le soutien du peuple pour maintenir son pouvoir. En 1864, il légalisa le droit de grève , qui avait été aboli en 1791, en abrogeant les articles 414 et 415 du code pénal de 1810 qui interdisait toute coalition" ouvrière, afin de gagner le soutien des ouvriers. Cette mesure permit un essor des mouvements de grève. Il autorisa même la création d’une section française de l’Internationale ouvrière dirigée à Londres par Marx et Bakounine. Bien entendu, ces mesures sociales ne suscitèrent pas pour autant la sympathie des ouvriers pour ce régime ! Progressivement, lors des élections législatives, l’opposition commença à remporter de petits succès électoraux. Quelques députés orléanistes (dont Thiers) et républicains (dont Jules Favre et Emile Ollivier) furent élus au Corps législatif en 1863 et en 1867, malgré le trucage des élections par le système des candidatures officielles. Le 11 janvier 1864, Adolphe Thiers, le chef de l’opposition orléaniste au corps législatif, prononça un célèbre discours dans lequel il réclamait les cinq libertés nécessaires : la liberté individuelle (impliquant la suppression de la loi de sureté générale de 1858), la liberté de la presse, la liberté de vote (impliquant la fin des candidatures officielles) et la liberté du Corps législatif à exercer la totalité du pouvoir législatif (impliquant le retour au parlementarisme). Ce programme libéral pouvait être partagé également par les républicains modérés. En 1868, le régime de la presse fut assoupli (suppression de l’autorisation préalable, baisse du droit de timbre, assouplissement des sanctions). La libéralisation de la presse et l’expression de l’opposition au Corps législatif libérèrent la prise de parole politique hostile au Second Empire. 140 journaux furent alors créés, dont La lanterne du polémiste Henri Rochefort qui se présentait ainsi : "La France compte 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement". Mais ce journal fut interdit dès son troisième numéro. D'autres journaux vécurent la même mésaventure, ce qui montre els limites de la libéralisation de la presse. Aux élections législatives de 1869, les candidats officiels remportèrent 4,4 millions de voix et l’opposition 3,3 millions. Les républicains, derrière Gambetta, avaient adopté le "programme de Belleville" : défense du suffrage universel, respect des libertés publiques et individuelles, séparation de l'Eglise et de l'Etat, gratuité et obligation de l’école primaire, séparation de l’Église et de l’État. En janvier 1870, Napoléon III nomma le républicain modéré Émile Ollivier chef du gouvernement. Ce dernier, vilipendé par les orléanistes et les républicains qui l'accusaient de faire le jeu du pouvoir, fit évoluer l’Empire vers un régime parlementaire de type orléaniste : le Corps législatif obtenait l’initiative des lois et le Sénat devenait une chambre législative classique, sans pouvoir constituant. Ces réformes libérales furent validées par le référendum du 8 mai 1870 (82 % de oui) où seuls les républicains radicaux appelèrent à voter "non". L’Empire était consolidé et Gambetta était désespéré. Il affirma : « L’Empire est plus fort que jamais ». Cependant, les grèves se développaient depuis 1869. La plus célèbre fut celle des mineurs de La Ricamarie, à côté de Saint-Étienne, qui servit de modèle à Zola pour Germinal . L’armée tira sur les grévistes. En avril 1870, les ouvriers du Creusot firent trois semaines de grève pour revendiquer la journée de 8 heures. L'intervention de l'armée les obligea à reprendre le travail. Cette agitation sociale additionnée aux progrès électoraux des républicains inquiétait la droite bonapartiste proche de l’impératrice qui poussait l’empereur à restaurer son pouvoir personnel. Il semblerait pourtant que les réformes libérales étaient considérées comme irréversibles par Napoléon III et que ce dernier ne souhaitait pas s'engager dans une nouvelle guerre après le désastre de l'expédition mexicaine. En revanche, le chancelier Bismarck souhaitait une guerre pour accélérer l'unification de l'Allemagne. Il poussa le prince Léopold de Hohenzollern (fils du cousin du roi de Prusse) à se déclarer candidat au trône d'Espagne qui était vacant. Cette candidature était inacceptable pour la France qui se serait trouvée enserrée entre deux Etats dirigée par la famille régnante prussienne. Dans un premier temps le roi de Prusse Guillaume Ier, soucieux de ne pas déclencher une guerre avec la France, abandonna cette idée. Cependant, le chancelier Bismarck rédigea la fameuse "dépêche d'Ems" (où Guillaume Ier se trouvait en villégiature) qui durcissait la position prussienne et qui fut accueillie en France de façon très négative. Le 19 juillet 1870, la France déclara la guerre à la Prusse. L’armée française subit une série de défaites cuisantes, jusqu’à la défaite de Sedan où se trouvait Napoléon III qui fut alors fait prisonnier, le 1er septembre 1870. Dès l’annonce du désastre, le 4 septembre 1870, Gambetta, Jules Ferry, Jules Favre se rendirent à l’Hôtel-de-ville de Paris pour proclamer la République. Un Gouvernement de "défense nationale" composé de républicains modérés (Adolphe Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, notamment, seuls Léon Gambetta et Henri Rochefort représentaient les républicains radicaux) et présidé par le général Trochu, gouverneur militaire de Paris, fut constitué. C’est alors que les difficultés commencèrent vraiment. 5. Vers la Troisième République 5.1 Le Gouvernement de défense nationale La disparition du Second Empire laissa un vide institutionnel plus ou moins rempli par le Gouvernement de défense nationale, dirigé par le général Trochu, qui tenta tant bien qu e mal de poursuivre les combats contre les Prussiens qui occupaient le quart nord-est de la France. Le gouvernement était composé de Jules Favre (vice-président et ministre des affaires étrangères), Gambetta, (ministre de l'Intérieur) Ernest Picard (ministre des Finances), Adolphe Crémieux (ministre de la Justice), Jules Simon (ministre de l'Instruction publique). Jules Ferry était délégué auprès de l'administration du département de la Seine. Arago (un revenant de février 1848) était désigné maire de Paris avec Charles Floquet et Henri Brisson comme adjoints. Le 18 septembre 1870, les Prussiens atteignirent les fortifications de Paris et l’assiégèrent, se gardant bien d’investir la capitale, opération qui aurait risqué de leur être très coûteuse en hommes. Gambetta s’échappa de Paris en ballon dirigeable pour coordonner les unités de l’armée française afin de tenter (en vain) de débloquer le siège de Paris. Au cours de l’hiver la situation des Parisiens assiégés devint terrible : les bombardements des Prussiens étaient fréquents, les classes populaires étaient réduites au chômage et, surtout, l’approvisionnement était insuffisant. On en vint à manger des rats et les animaux des jardins zoologiques. L’inaction du gouvernement était sévèrement critiquée. Par exemple, Victor Hugo écrivit que le nom de Trochu était le participe passé du verbe "trop choir". De nombreux clubs révolutionnaires organisèrent des manifestations et réclamaient la reconstitution de la Commune, à l’image de celle de 1792-1793 qui avait renversé le roi. L’armée et la Garde nationale composée de volontaires parisiens tentèrent des sorties désastreuses contre les Prussiens. Le 18 janvier 1871, Guillaume Ier proclama officiellement l'Empire allemand dans la Galerie des glaces du palais de Versailles. Désormais, on ne parlait plus de la Prusse mais de l'Allemagne, qui constituait désormais un Etat-nation regroupant une grande partie des populations parlant l'allemand (sauf les populations autrichiennes). Le 28 janvier 1871 le gouvernement de la défense nationale signa un armistice fut signé avec l'Allemagne, ce qui scandalisa les Parisiens. Mais le chancelier Bismarck voulait signer un traité de paix définitif avec un gouvernement légitime et représentatif. Pour cette raison, des élections législatives eurent lieu en France, le 8 février 1871. Les citoyens élurent près de 400 monarchistes et 220 républicains modérés. En fait, ils avaient voté pour la paix (souhaitée par les monarchistes) et contre la guerre (dont certains républicains étaient partisans). Le résultat des élection était paradoxal : la France était officiellement une république depuis le 4 septembre 1870, mais elle était dirigée par des monarchistes ! Réunie à Bordeaux, l’Assemblée désigna, le 17 février 1871, Thiers (député orléaniste) comme « chef du pouvoir exécutif de la République française ». Cet énoncé provisoire montre que personne n’était fixé sur la nature du régime à mettre en place. La majorité de l’assemblée souhaitait en fait revenir à la monarchie. Document : La répartition des sièges à l'Assemblée nationale après les élections du 8 février 1871. Source : https://fr.vikidia.org/wiki/D%C3%A9buts_de_la_Troisi%C3%A8me_R%C3%A9publique#/media/File:France_Chambre_des_deputes_1871.png Le 10 mai 1871, Thiers signa avec l'Allemagne le traité de paix de Francfort : la France réglait 5 milliards de francs de réparations à l’Allemagne et lui cédait l’Alsace et la Moselle. L’armée allemande occuperait le quart nord-est de la France tant que les réparations ne seraient pas réglées. Les réparations furent rapidement payées grâce à deux emprunts, ce qui permit d’attribuer à Thiers le titre de « libérateur du territoire » en 1873. Mais, entre temps, Thiers avait réglé dans le sang le sort de la Commune de Paris . Document : Carte des annexions de 1871. Source : France-Allemagne. 200 ans de guerre et de passion. Les collections de l'Histoire , n°100, juillet-septembre 2023. 5.2 La Commune de Paris (18 mars-28 mai 1871) Comme l'a rappelé Quentin Deluermoz dans son ouvrage magistral ( Commune (s), 1870-1871 ; Une traversée des mondes au XIXe siècle , Seuil, 2020), la Commune de Paris fut la troisième révolution du XIXe siècle en France, après celles de 1830 et de 1848. Mais elle ne fut ni aussi subite ni aussi courte que les précédentes : elle faisait suite à la défaite de l'armée française, à la proclamation de la république, et au siège très rigoureux de la capitale par l'armée prussienne. Rappelons en effet que, durant tout cet épisode, Paris était assiégée par l'armée prussienne. La population parisienne fut ulcérée par la signature de l’armistice du 28 janvier 1871 car elle souhaitait poursuivre le combat contre les Prussiens. Elle fut également atterrée par le résultat des élections législatives du 8 février 1871 qui avait donné une écrasante majorité aux monarchistes, alors que Paris avait élu des républicains radicaux. En outre, le retour de l'Assemblée nationale de Bordeaux à Versailles et non pas à Paris constituait une véritable humiliation pour la capitale. Enfin, l’agitation politique était intense dans une ville industrielle avec une forte concentration d'artisans et d'ouvriers très politisés. En février 1871, les éléments les plus politisés de la garde nationale rejoints par les membres des différents groupes révolutionnaires organisèrent un Comité central de la garde nationale qui constituait l'embryon d'un gouvernement révolutionnaire concurrent du gouvernement de Versailles. Le rôle de la garde nationale, composée de citoyens parisiens en armes, par opposition à l'armée régulière, fut essentiel durant la Commune : elle défendait la ville contre les Versaillais et assurait l'ordre dans Paris. Elle était également un organe de politisation très important car elle fonctionnait selon des principes démocratiques. Par exemple, les membres de la garde nationale élisaient leurs officiers. Le 18 mars 1871, Thiers chercha à faire enlever les 227 canons de la garde nationale qui se trouvaient sur la butte Montmartre et qui avaient été acquis par une souscription parisienne. Son but était de désarmer la garde nationale. La foule s’y opposa, les soldats chargés d’enlever les canons se rallièrent aux Parisiens et fusillèrent les deux généraux, Lecomte et Clément-Thomas, qui leur avaient ordonné de tirer sur les Parisiens. Thiers évacua alors le gouvernement et l’armée de Paris qui se réfugièrent à Versailles, afin de préparer la reconquête militaire de la capitale. Le soir du 18 mars 1871, le Comité central de la garde nationale occupa l'Hôtel-de-Ville de Paris et le drapeau rouge flotta sur cet édifice. Ce jour est considéré comme le premier jour de la Commune de Paris, dont le nom fait référence à la Commune qui avait renversé le roi en 1792. Paris se trouvait en situation révolutionnaire. Le drapeau rouge fut ensuite installé sur un grand nombre de bâtiments publics et privés. C'était une réponse au discours de Lamartine du 25 février 1848 qui avait stigmatisé le drapeau rouge pour défendre le drapeau tricolore. Le 26 mars 1871, les électeurs élurent un Conseil général de la Commune de Paris qui remplaça le Comité central de la Garde nationale. Il était composé de 81 membres installés à l'Hôtel-de-Ville de Paris : des révolutionnaires blanquistes (Delescluze) partisans de la lutte contre la bourgeoisie et l’Église, des révolutionnaires membres de l’Internationale ouvrière (Eugène Varlin, Jules Vallès, Benoit Malon, Edouard Vaillant) davantage préoccupés de réformes sociales, des proudhoniens soucieux de mettre en place des coopératives ouvrières, sans oublier des républicains radicaux (Eudes, Duval, Rigault) et des nostalgiques de la Commune de 1792-1793. N'oublions pas le peintre Gustave Courbet, très actif dans la commission des arts et de l'éducation. Très différents les uns des autres, ces militants étaient cependant tous attachés à la république démocratique et sociale héritée de 1848. Ce régime politique fut le premier exemple historique d’une démocratie directe et d'un gouvernement de la classe ouvrière. En effet, les membres du Conseil général étaient des ouvriers d'industrie, des artisans, des employés de commerce, des journalistes, des instituteurs, etc. Le Conseil général de la commune de Paris était en outre l’émanation des différentes assemblées locales dont les élus étaient révocables par les citoyens. La population participait aux débats politiques dans les assemblées, grâce aux nombreux journaux et aux clubs politiques où s’exprimaient toutes les tendances révolutionnaires, communistes et anarchistes. Il ne faut pas oublier le rôle des femmes dans la Commune. Nathalie Le Mel (1826-1921), née à Brest, ouvrière relieuse et adhérente de l'AIT, avait créé avec Eugène Varlin, lui-même ouvrier relieur, une coopérative nommée "la marmite" pour fournir des aliments bon marché aux ouvriers. Elle participa aux combats de la Commune en soignant les blessés des barricades et fut condamnée à la déportation en Nouvelle-Calédonie en compagnie de Louise Michel, qu'elle a convertie à l'anarchisme. Une fresque lui rend hommage dans le quartier de Pontanezen à Brest Source : https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/a-brest-une-fresque-monumentale-dessinee-par-deux-stars-du-street-art-guy-denning-et-shoof-1139315/ Citons également l'institutrice Marguerite Tinayre, Paule Minck, et Elisabeth Dmitrieff qui fonda avec Nathalie Le Mel l'Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessé s, et surtout Louise Michel (1830-1905), institutrice, combattante, ambulancière et organisatrice des actions des femmes durant la Commune. Condamnée à la déportation en Nouvelle-Calédonie, elle revint en France à la faveur de l'amnistie de 1880 et consacra le reste de sa vie au militantisme. Elle reste une grande figure du mouvement anarchiste. Document : Louise Michel photographiée par Ernest-Charles Appert à la prison des chantiers à Versailles https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Image_appert_ernest_charles_portrait_de_michel_louise_1830-1905_pris_a_la_prison_des_chantiers_a_versaille_353512.jpg Au cours des 72 jours d'existence da la Commune de Paris, des mesures d’avant-garde furent adoptées par le Conseil général de la Commune. Deux mesures fondamentales contribuèrent à la mise en place d'une véritable démocratie ouvrière à la place de de l'Etat bourgeois : l'abolition du service militaire, de l'armée permanente et de la police remplacées par la Garde nationale dont tous les citoyens valides de 19 à 40 ans faisaient partie (30 mars), le plafonnement à 6 000 francs (le salaire d'un ouvrier qualifié) du traitement des fonctionnaires (administration, justice, enseignement) et des membres de la Commune qui étaient élus et contrôlés en permanence par leurs électeurs (1er avril). Les membres du Conseil général de la Commune étaient en effet élus dans chaque arrondissement, et dotés d'un mandat impératif : ils étaient responsables devant leur électeurs réunis dans les conseils d'arrondissement et révocables à chaque instant par leurs électeurs s'ils ne respectaient pas le mandat pour lequel ils avaient été élus. Le Conseil général de la Commune n'était pas un parlement classique puisqu'il était à la fois l'organe législatif et le gouvernement de la Commune contrôlé par la population. Les communistes et les anarchistes y voient toujours le modèle de tout gouvernement ouvrier, que les marxistes nommèrent ensuite la dictature du prolétariat. La Commune décida en outre une série de mesures sociales essentielles : la réquisition des logements vacants, la suspension des loyers (29 mars), la séparation de l’Église et de l’État (3 avril), un projet d’enseignement primaire laïque, gratuit et obligatoire, le recensement et la gestion des entreprises laissées vacantes par leurs propriétaires attribuée à des coopératives ouvrières (16 avril), l’interdiction du travail de nuit des boulangers (20 avril). Pour reprendre la typologie de ce chapitre, ce régime était donc non libéral mais démocratique et social. Mais surtout, il s’agissait du premier gouvernement ouvrier de l’histoire caractérisé par une effervescence politique, une floraison de journaux et de clubs où la population venait débattre des questions politiques du jour. En outre, le 5 mai fut rasée la chapelle expiatoire élevée en mémoire de l'exécution de Louis XVI et, le 16 mai, fut renversée la colonne Vendôme célébrant les victoires militaires de Napoléon : on s'attaquait ainsi aux symboles de la monarchie et du militarisme. Souvenirs de la Commune de Paris, renversement de la colonne Vendôme : renversement par les Communards de la colonne Vendôme portant la statue de l'empereur Napoléon Ier, le 16 avril 1871. Illustration du périodique L'Univers illustré , Gravure sur bois de 1871, Musée Carnavalet - Histoire de Paris. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Souvenirs_de_la_Commune_de_Paris,_renversement_de_la_colonne_Vend%C3%B4me,_1871.jpg La Déclaration au peuple français , appelée aussi le "testament de la commune" du 19 mars 1871, en résume le programme. Document : La Déclaration au peuple français du 19 avril 1871 . Source : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/histoire-et-patrimoine/troisieme-republique/la-commune-de-paris Ce programme est fédéraliste : il envisage l'organisation politique de la France comme une fédération de Communes autonomes. Chaque commune est responsable de la fixation du montant des impôts, du vote du budget, de l'organisation de la police, de l'enseignement. Ce programme promeut la démocratie directe : les magistraux et fonctionnaires communaux sont élus et révocables, ils exercent leur mandat sous le contrôle des citoyens. L'armée et la police sont remplacées par la garde nationale constituée de citoyens (et aussi de femmes, telles que Louise Michel) qui élisent leurs officiers. De cette manière, la Commune met à bas l'Etat bourgeois avec sa police, son armée permanente et ses fonctionnaires n'obéissant qu'au pouvoir central. Par la suite, chaque mouvement politique s'empara de l'héritage de ce programme. Les anarchistes y voient la marque de Proudhon avec le fédéralisme et la mise en place de coopératives, les républicains radicaux y voient l'annonce des mesures de la Troisième république (école obligatoire, séparation de l'Eglise et de l'Etat, mesures sociales), les marxistes y voient la première prise du pouvoir par la classe ouvrière, qu'ils nommèrent la dictature du prolétariat, la mise en place d'une véritable démocratie ouvrière et l'annonce des soviets de Russie en 1917, des conseils de soldats et d'ouvriers en Allemagne en 1918 ou en Espagne en 1936. Cependant la dirigeants de la Commune n’osèrent pas s’emparer des réserves d’or de la Banque de France et n’attaquèrent pas les troupes de l’armée régulière avant que celle-ci eût le temps de s’organiser. Par la suite, la garde nationale de Paris tenta des offensives souvent désordonnées et catastrophiques. Enfin, quelques tentatives de mise en place de Communes eurent lieu au Creusot, à Lyon, à Saint-Étienne, à Marseille, en Martinique et à Alger (la révolte des citoyens français dont certains avaient été déportés en Algérie pour des raisons politiques), qui furent écrasés par l’armée au bout de quelque jours et qui ne parvinrent pas à soutenir la Commune de Paris. En effet, Thiers, installé à Versailles, organisa la reconquête militaire de Paris. Avec l'aide des Prussiens, qui libérèrent un grand nombre de soldats français prisonniers, il rassembla une armée à Versailles confiée à Mac-Mahon qui attaqua Paris dès le mois d'avril. Cette armée versaillaise parvint à entrer dans Paris le 21 mai 1871, du fait de la négligence des membres de la garde nationale qui gardaient une porte de Paris. Du 21 au 28 mai, la « semaine sanglante » vit se dérouler une terrible guerre civile au cours de laquelle l’armée des Versailles conquit Paris d’ouest en est. Les Communards défendirent le centre et l’est de Paris en incendiant de nombreux bâtiments afin de ralentir la progression des Versaillais. Ils étigèrent de nombreuses barricades qui furent enlevées au prix de violents combats. Pierre-Ambroise Richebourg, Barricade au coin de la place de l'Hôtel de ville et de la rue de Rivoli. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Barricade_Paris_1871_by_Pierre-Ambrose_Richebourg.jpg https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Commune_de_Paris_Inspection_des_mains_%C3%A0_Belleville.jpg Les prisonniers dont les mains étaient noircies par la poudre de fusil étaient exécutés sur le champ. Des exécutions massives eurent lieu à l'Ecole militaire, dans les jardins du Luxembourg, etc. Le peintre Edouard Manet, plutôt favorable à la Commune, réalisa des dessins et des lithographies montrant l'atrocité des combats et des exécutions sommaires. Document : Edouard Manet, La guerre civile. Lithographie. Source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Manet.Guerre_civile.jpg Document : Edouard Manet, La barricade. Lithographie, 1871 (en fait, l'exécution sommaire de prisonniers). Source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Manet._Barricade.jpg https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Souvenirs_de_la_Commune._Une_ex%C3%A9cution_dans_le_jardin_du_luxembourg.jpg Les derniers combats eurent lieu dans le cimetière du Père Lachaise et les 147 derniers combattants furent fusillés devant ce que l’on nomme « le mur des Fédérés » qui, toujours aujourd'hui, demeure l'un des grands lieux de la mémoire du mouvement ouvrier. Ces combats firent entre 5 000 et 7 000 morts, 43 000 personnes furent trainées en justice. 4 800 d'entre elles (dont Louise Michel et Nathalie Le Mel) furent condamnées au bagne, déportées en Algérie ou en Nouvelle-Calédonie (conquise en 1853). Ces condamnations étaient un moyen de criminaliser le mouvement communard et d'en nier la dimension politique. Plusieurs milliers de Communards (Jules Vallès, Gustave Courbet...) parvinrent à s'enfuir en Angleterre ou en Suisse. L'ampleur des massacres et l'exécution de grandes figures du mouvement ouvrier (Eugène Varlin) désorganisèrent durablement le mouvement ouvrier. Dans la continuité des journées de juin 1848, la semaine sanglante de mai 1871 fut un exemple de guerre sociale féroce, de lutte à mort entre les classes possédantes et la classe ouvrière. L'expérience des 72 journées de la Commune devint pour les mouvements socialiste, communiste et anarchiste (chacun avec sa propre interprétation), l’exemple même de ce que pourrait être le régime politique de la classe ouvrière. On pourra lire à cet effet l'ouvrage de Karl Marx, La guerre civile en France . La rue de Rivoli après la semaine sanglante. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris_Commune_rue_de_Rivoli.jpg 5.3 La mise en place de la Troisième République A l’été 1871, la France se trouvait en plein désarroi : massacres de la Semaine sanglante, perte de l’Alsace-Lorraine et occupation d’un partie du territoire par l’armée allemande, paiement des réparations. Le régime impérial était totalement discrédité par sa défaite à Sedan, et le mouvement ouvrier et révolutionnaire était décimé à la suite de la Semaine sanglante. Trois forces politiques dominaient alors le débat politique à l’Assemblée : les légitimistes, monarchistes hostiles aux acquis de la Révolution française, les orléanistes, monarchistes dirigés par Thiers et proches de la grande bourgeoisie d’affaire, qui pouvaient renoncer à la monarchie pourvu que le régime garantisse les libertés politiques et les affaires, et les républicains modérés hostiles à la Commune, partisans d’une république politiquement libérale mais socialement conservatrice (Jules Ferry, Jules Favre, Jules Simon). En juillet 1871, le comte de Chambord , le prétendant au trône des légitimistes sous le nom de Henri V, exilé en Autriche, annonça qu’il refusait de renoncer au drapeau blanc de la monarchie d’Ancien Régime. En refusant le drapeau tricolore, il discrédita définitivement les légitimistes et permit le rapprochement entre les orléanistes et les républicains modérés, tous socialement conservateurs, tous attachés aux principes de 1789 et favorables à un régime parlementaire. Les orléanistes préféraient une république conservatrice à la monarchie de droit divin rétrograde du comte de Chambord. En conséquence, l’Assemblée vota la loi Rivet du 31 août 1871 : le « président de la République française » se trouvait « sous l’autorité » de l’Assemblée qui s’octroya le pouvoir de rédiger une constitution. Thiers devint ainsi à la fois président et chef du gouvernement, mais sous le contrôle de l’Assemblée qui l’avait élu. Le système politique de la France n’était pas encore établi et il aurait pu facilement tomber du côté de la monarchie si les légitimistes et les orléanistes avaient pu s’entendre. Mais l’entente se fit entre les orléanistes et les républicains modérés. De fait, l’opposition essentielle n’était plus entre les monarchistes et les républicains, mais entre les partisans d’un retour à l’Ancien Régime et les partisans des principes de 1789. Cependant, les hésitations perdurèrent jusqu'à la fin de la décennie. Le 24 mai 1873, Thiers fut poussé à la démission par les députés monarchistes car il s’était clairement déclaré pour la république. L’Assemblée élit à sa place, comme président de la république, le maréchal Mac-Mahon , un légitimiste qui avait le sang des Algériens et des Communards sur les mains. Il fut élu pour sept ans, durée très longue et inhabituelle dans les régimes parlementaires : les monarchistes n’avaient toujours pas renoncé à instaurer un régime monarchique et ce délai de sept années leur semblait nécessaire pour trouver un nouveau prétendant au trône. Cette mesure de circonstance devint ensuite une règle constitutionnelle jusqu’à l’instauration du quinquennat à partir de 2002. La période du mandat de Mac-Mahon fut nommée l’ Ordre moral : De Broglie dirigea le cabinet ministériel et pris une série de mesures très conservatrices. La liberté de la presse fut réduite, les débits de boisson très surveillés, les fonctionnaires et les instituteurs républicains furent révoqués. De grands pèlerinages furent organisés dans une atmosphère de fièvre religieuse et, surtout, une souscription permit de construire la basilique du Sacré-Cœur sur la colline de Montmartre, précisément là ou la Commune avait débuté, afin d’expier les crimes de la Commune. Document : Portrait du maréchal Mac Mahon, président de la république https://www.vie-publique.fr/catalogue/24010-portrait-officiel-de-m-patrice-de-mac-mahon-president-de-la-republique-francaise Encart : Quelques mots sur Mac Mahon (1808-1893). Il effectua l'essentiel de sa carrière militaire en Algérie, entre 1830 et 1870, avec quelques intermèdes, participant à une "pacification" qui fit passer de 3 à 2 millions le nombre des Algériens. En 1855, lors de la guerre de Crimée, il s'empara de l'ouvrage fortifié de Malakoff, ce qui contribua à la conquête de Sébastopol. Il aurait alors prononcé son célèbre aphorisme: "J'y suis, j'y reste". Il est également célèbre pour cet autre aphorisme : "Que d'eau ! que d'eau !", devant le spectacle des inondations provoquées par la Garonne à Toulouse, le 26 juin 1875. En 1859 il contribua à la victoire de Magenta en Italie et fut alors fait maréchal et duc de Magenta par Napoléon III. Par son incompétence, il contribua à la défaite de Sedan en 1870 et commanda ensuite l'armée qui massacra les Communards lors de la "Semaine sanglante". Cet attachant personnage devint président de la république en 1873, en attendant une possible restauration monarchique. En attendant de trouver un prétendant au trône, il fallut organiser la répartition des pouvoirs. Cette situation politiquement floue explique qu’il ne fut pas rédigé une constitution de la Troisième République, seulement un ensemble de lois constitutionnelles résultant de rapprochements de circonstance entre orléanistes et républicains. Le 30 janvier 1875, l’ amendement Wallon voté par une voix de majorité, indiquait : « Le président de la république est élu à la majorité des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en une assemblée nationale ». La république était évoquée uniquement et subrepticement dans cette simple phrase pour caractériser le président. Cette phrase instituait un régime parlementaire bi-caméral (Sénat et Chambre des députés) élisant le président. Le modèle était celui de la monarchie de juillet avec deux différences : le président remplaçait le roi et le suffrage universel instauré en 1848 ne pouvait plus être remis en cause. Une restauration monarchiste n’était toujours pas exclue : on pouvait encore remplacer le président par un roi orléaniste et instaurer une monarchie de type britannique. Cependant, l’intransigeance du comte de Chambord, attaché au drapeau blanc et à la monarchie de droit divin, finit par lasser les orléanistes qui basculèrent définitivement vers la république conservatrice garantissant à la fois le respect des principes de 1789 et le maintien de l’ordre social. Trois lois constitutionnelles successives reprirent l’amendement Wallon et fixèrent le fonctionnement de la Troisième république : la loi relative au Sénat le 24 février 1875, la loi relative à l’organisation des pouvoirs publics le 25 février (reprenant l'amendement Wallon dans son article 2) et la loi relative aux rapports entre les pouvoirs publics, le 16 juillet 1875. Ces lois fixaient une constitution de type orléaniste marquée par la séparation des pouvoirs, avec une prééminence du pouvoir législatif. Le président de la république était élu par le Sénat et la Chambre de députés pour sept ans en attendant une éventuelle restauration monarchique. Le président nommait les ministres, il avait l’initiative des lois et pouvait dissoudre la Chambre des députés avec l’accord du Sénat. La Chambre des députés (terme monarchiste qui remplace l'"Assemblée nationale") était composée de députés élus au suffrage universel masculin pour quatre ans. Ces derniers votaient le budget et les lois. Ils pouvaient censurer le gouvernement. Le Sénat (équivalent de la chambre des pairs) était composé de 300 membres élus au suffrage indirect (par les députés, des élus des conseils municipaux et des conseils généraux) pour neuf ans. Parmi eux, 75 « sénateurs inamovibles » étaient élus à vie (un peu sur le modèle de la chambre des lords britannique) par la chambre des députés. Le Sénat servait à contrebalancer politiquement la chambre des députés. Cette constitution était donc d’essence monarchiste : équilibre des pouvoirs, équilibre entre suffrage universel et suffrage indirect, équilibre entre la chambre des députés et le Sénat. En effet, jusqu’ici, les constitutions républicaines supposaient une seule assemblée et le suffrage universel direct. Ce régime n’était pas d’essence républicaine, mais les républicains comptaient l’aménager par la suite. Pour y parvenir, il leur restait à conquérir les institutions. Document : la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics Article 1. - Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées : la Chambre des députés et le Sénat. - La Chambre des Députés est nommée par le suffrage universel, dans les conditions déterminées par la loi électorale. - La composition, le mode de nomination et les attributions du Sénat seront réglés par une loi spéciale. Article 2. - Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible (Amendement Wallon du 30 janvier 1875). Article 3. - Le président de la République a l'initiative des lois, concurremment avec les membres des deux chambres. Il promulgue les lois lorsqu'elles ont été votées par les deux chambres ; il en surveille et en assure l'exécution. - Il a le droit de faire grâce ; les amnisties ne peuvent être accordées que par une loi. - Il dispose de la force armée. - Il nomme à tous les emplois civils et militaires. - Il préside aux solennités nationales ; les envoyés et les ambassadeurs des puissances étrangères sont accrédités auprès de lui. - Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre. Article 5. - Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat. - En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois. Article 6. - Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels. - Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison. Article 9. - Le siège du pouvoir exécutif et des deux chambres est à Versailles (article abrogé par la loi du 21 juin 1879) Source: https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-de-1875-iiie-republique Document : Le fonctionnement de la Troisième république Source : https://manuelnumeriquemax.belin.education/histoire-premiere/topics/hist1-ch06-156-a_l-instauration-et-l-enracinement-d-une-republique-democratique Aux élections législatives de mars 1876, à l’issue d’une campagne électorale très active menée par Gambetta, les républicains emportèrent 360 sièges contre 160 aux monarchistes et aux bonapartistes. La république conservatrice rassurait désormais la masse des paysans. Le républicain Jules Simon devint alors le président du conseil des ministres. Document : La répartition des sièges à l'Assemblée nationale après les élections de 1876 . Source : Manuel d'histoire de première, Hatier, 2019, p. 157. Le conflit était inévitable avec le président de la république et, le 16 mai 1877 , Mac-Mahon retira sa confiance à Jules Simon qui démissionna. Mais la Chambre des députés refusa de voter la confiance au nouveau président du conseil monarchiste, De Broglie. Le 19 juin, Mac-Mahon dissout la chambre. Gambetta sillonna à nouveau la France pour mener la campagne électorale et prononça cette phrase demeurée célèbre, le 15 aout 1877 à Lille : « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, il faudra se soumettre ou se démettre ». Document : Discours de Léon Gambetta à Lille, le 15 aout 1877 Quand la seule autorité [le suffrage universel masculin] devant laquelle il faut que tous s’inclinent aura prononcé, ne croyez pas que personne soit de taille à lui tenir tête. Ne croyez pas que quand ces millions de Français, paysans, ouvriers, bourgeois, électeurs de la libre terre française, auront fait leur choix, et précisément dans les termes où la question est posée ; ne croyez pas que quand ils auront indiqué leur préférence et fait connaître leur volonté, ne croyez pas que lorsque tant de millions de français auront parlé, il y ait personne, à quelque degré de l’échelle politique ou administrative qu’il soit placé, qui puisse résister. ( Vive approbation .) Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre. ( Double salve d’applaudissements. – Bravos et cris répétés de : Vive la République ! Vive Gambetta ! ) Source : http://droitpolitique.com/publications/publication/44/discours-de-gambetta-a-lille-15-aout-1877 Aux élections législatives d’octobre 1876, les républicains remportèrent à nouveau la majorité des sièges, De Broglie dut démissionner et Mac-Mahon dut effectivement se soumettre. Désormais, plus aucun président de la Troisième république n’osera dissoudre la Chambre des députés qui devint l’institution centrale de la république. La Troisième république devint à la faveur de la crise du 16 mai un régime réellement parlementaire. Ensuite, les Républicains remportèrent toutes les élections et firent la conquête de toutes les fonctions politiques. En 1878, ils l’emportèrent dans un grand nombre de conseils municipaux. Lors du premier renouvellement du Sénat en 1879, les conseillers municipaux républicains, électeurs des sénateurs, élurent une majorité de sénateurs républicains. Face à deux assemblées républicaines, Mac-Mahon démissionna le 30 janvier 1879. Au-delà des souhaits de Gambetta, non seulement il s’était déjà soumis en 1876 mais il dut également se démettre en janvier 1879. Le républicain Jules Grévy fut alors élu président de la république. Plusieurs mesures attestèrent la victoire de la république : le gouvernement et les deux chambres quittèrent Versailles pour Paris, les condamnés de la Commune furent amnistiés et revinrent en France en 1880, la Marseillaise devint l’hymne national en 1879 et le 14 juillet devint la fête nationale en 1880. Comme le drapeau tricolore avait été adopté définitivement comme emblème en 1830 et la devise républicaine en 1848, tous les symboles actuels de la république étaient désormais acquis. Surtout, la république s'imposait dans l'espace politique et architectural avec la construction massive de mairies et d'écoles qui installaient la république au cœur des villes et des villages. Document : Léon Bonnat, Portrait de Jules Grévy (1807-1891), 1880. Paris, Musée d’Orsay Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bonnat_Portrait_of_Jules_Grevy.jpg 5.4 Les républicains au pouvoir Les années 1880-1885 furent dominées par les républicains modérés qui avaient commencé leur carrière politiques en tant qu’opposants à Napoléon III. Comme les principaux dirigeants républicains étaient Jules Ferry, Jules Grévy et Jules Simon, on parlait alors de la « République des Jules ». Ces républicains modérés étaient qualifiés d’opportunistes : ils profitèrent de toutes les opportunités pour installer progressivement la république sans provoquer de bouleversements brutaux. Ils firent voter les grandes lois libérales , dont certaines ont toujours cours aujourd’hui. La loi du 30 juin 1881 garantissait la liberté de réunion . La loi du 29 juillet 1881 garantissait la liberté d’expression (affichage, presse, etc.). Une autorisation préalable suffisait pour organiser une réunion ou publier un journal. Il était désormais possible de tout écrire dans un journal, sauf de diffamer une personne. La loi de 1884 garantissait la liberté syndicale . Il ne s’agissait pas d’une loi sociale, mais d’une loi libérale permettant aux salariés de se regrouper en tant que citoyens pour défendre leurs droits dans le cadre des institutions de la république. La loi Naquet de 1884 autorisa le divorce dans des conditions assez restrictives. Le divorce était vu comme une garantie de la liberté individuelle car le mariage était considéré comme un contrat qui devait donc pouvoir être rompu. La révision constitutionnelle du 14 aout 1884 supprima l’institution monarchique des 75 sénateurs inamovibles et déclar a : « La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une proposition de révision. Les membres des familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la présidence de la République. " La république devenait ainsi le régime définitif de la France et la restauration monarchique n’était plus une option. Toujours en 1884, les conseils municipaux eurent le droit d’élire leur maire, sauf à Paris, inquiétant berceau de nombreuses révolutions, dirigée par le préfet de police et le préfet de la Seine, jusqu’en 1977, date de l’élection du premier maire de Paris, Jacques Chirac. Enfin, la loi de 1901 créa la liberté d’association (« associations loi 1901 ») qui est toujours en vigueur, elle aussi. La loi Camille Sée de 1880 ouvrit l’enseignement secondaire aux jeunes filles. L ’ école primaire devint gratuite en 1881, obligatoire et laïque en 1882. En 1886, la loi Goblet laïcisa le personnel enseignant des écoles primaires publiques qui devint fonctionnaire d’État en 1889. L'école obligatoire mais également le service militaire sont considérés comme des éléments de socialisation républicaine. En 1872 fut votée par l'Assemblée monarchiste de Versailles une loi qui instaurait le service militaire universel d'une durée de cinq ans. De fait, les jeunes hommes participaient à un tirage au sort. Les "mauvais numéros" étaient astreints au service militaire, mais pas les autres. La proportion de "bons" et de "mauvais" numéros dépendait des besoins de l'armée. Mais surtout, un riche qui avait tiré un "mauvais numéro" pouvait se payer un "remplaçant" (un pauvre) contre une forte somme d'argent, ce qui rendait ce service militaire socialement très inégalitaire. Cette réforme permit de porter les effectifs militaires à 500 000 hommes et le territoire se couvrit alors de casernes pour les héberger et les entrainer. En 1889, une nouvelle loi abaissa la durée du service militaire à trois ans tout en supprimant certaines exemptions (par exemple, tout titulaire du baccalauréat pouvait s'engager pour une durée d'un an sans passer par le tirage au sort). Cette loi est contemporaine de la loi de 1889 sur la nationalité. Cette dernière loi fixe le droit du sol en indiquant que toute personne née sur le sol français était française. Elle facilitait la naturalisation des étrangers vivant en France qui devaient alors effectuer le service militaire. En 1905, une loi abaissa le service militaire à deux ans et supprima le tirage au sort et toutes les exemptions. En 1913, la durée du service militaire fut portée à trois ans. Au cours de cette période, les citoyens s'acculturèrent à la pratique républicaine du suffrage universel masculin. Le vote communautaire institué lors de la Seconde république tomba progressivement en désuétude. Cependant, l'installation des isoloirs consacrant un vote libre et individuel ne fut permise que par la loi du 29 juillet 1913, alors que la question se posait depuis les années 1880. Document : Alfred Henri Bramtot, Le suffrage universel, esquisse pour la mairie des Lilas (Seine), 1889. Paris, Petit Palais. Source : https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/petit-palais/oeuvres/esquisse-pour-la-mairie-des-lilas-le-suffrage-universel#infos-principales La loi du 9 décembre 1905 instaura la séparation des Églises et de l’État . Rappelons que cette loi vise à garantir la liberté de conscience. Pour cette raison, l'Etat ne reconnait et ne subventionne plus aucun culte. La laïcité était un combat essentiel pour fonder la république contre l’Église dont le clergé restait majoritairement hostile aux principes de 1789. Enfin, la République s'imposa également par les symboles républicains qui saturèrent l'espace public et qui assurèrent, selon le mot de l'historien Maurice Agulhon, une "républicanisation du décors". Nous verrons plus loin la question des statues de Marianne. Comme nous l'indiquons dans le post sur "L'école au temps de Jules Ferry", la construction des bâtiments scolaires à partir des années 1880, sur lesquels était inscrite la devise républicaine, participait de cette logique. Enfin, une loi de 1884 obligea les communes à se doter d'un bâtiment spécifique pour accueillir le conseil municipal qui ne pouvait plus se réunir dans la maison personnelle du maire. Parfois accolées aux écoles primaires, pour des raisons budgétaires, elles arboraient également la devise républicaine. Le bâtiment de la mairie devait désormais incarner la République installée au cœur de chaque commune. C'est pourquoi, dans les grandes villes, ces bâtiments furent d'emblée très imposants. Pourtant, la république aurait pu succomber à deux crises majeures. Au milieu des années 1880, la crise économique nommée la "grande dépression" provoqua de nombreuses grèves et l’instabilité ministérielle réduisit la confiance de nombreux citoyens envers les institutions qui semblaient fragiles. En outre, le président Jules Grévy dut démissionner en 1887 lorsque l’on apprit que son gendre profitait de sa position pour vendre très cher des décorations et notamment des légions d’honneur. Le scandale fut énorme. Au même moment, entre 1887 et 1889, le général Boulanger fédéra derrière lui à la fois la droite bonapartiste, une fraction des monarchistes et une partie de la gauche républicaine radicale. Ce général était très populaire lorsqu’il était ministre de la guerre en 1886-1887 : il fit adopter le fusil Lebel, autorisa la port de la barbe dans l’armée, remplaça les gamelles par des assiettes, autorisa les soldats à posséder des couverts, fit construire un réfectoire par caserne, refusa de faire intervenir l'armée contre les mineurs grévistes de Decazeville. Cependant, il engagea un bras de fer avec l'Allemagne en raison d'une affaire d'espionnage. Comme il avait risqué de déclencher une guerre avec l'Allemagne, il fut démis de ses fonctions par le président de la République Jules Grévy. Il passa alors à la fois pour un homme de gauche et pour un patriote convaincu, partisan d’un pouvoir fort. Il s'engagea alors dans le combat politique en se présentant à diverses élections législatives partielles. Il réclamait une révision constitutionnelle dans le sens du renforcement du pouvoir exécutif, programme qui convenait aussi bien aux bonapartistes qu’aux monarchistes légitimistes qui croyaient toujours possible de remplacer le président de la république par un monarque. Les mesures qu'il avait adoptées lorsqu'il était ministre lui attirait le soutien des républicains radicaux et de certains militants ouvriers. Il fut élu triomphalement à plusieurs élections législatives partielles. Un soir de victoire électorale, le 27 janvier 1889, il fut poussé par ses amis politiques à s’emparer de l’Élysée, ce qu’il refusa au dernier moment car il souhaitait rester dans la légalité républicaine. Risquant la prison, il se réfugia en Belgique où il se suicida finalement sur la tombe de sa maîtresse en 1891. On peut trouver cette fin politique, au choix, lamentable ou romantique. Surtout, en les conduisant à voter pour lui, il avait habitué les monarchistes à participer aux élections. Avec les bonapartistes, ces derniers finirent par former la droite républicaine. En 1892, le pape Léon XIII entérina cette évolution et, par l’encyclique Inter sollicitudines , il reconnut officiellement le suffrage universel et autorisa les catholiques à participer aux élections dans un cadre républicain. La république n’était plus mauvaise, c’est la laïcité qui l'était. Ce ralliement des catholiques à la république fut un événement considérable. Désormais, seule l'extrême droite catholique traditionnaliste et monarchiste légitimiste resta hostile à la République. Rappelons également que l’année 1889, qui vit la fin de l’aventure boulangiste, fut marquée par la grande exposition universelle, à l’occasion de laquelle fut construite la Tour Eiffel, qui constitua également une célébration de la République. Elle marqua à la fois la victoire des républicains contre Boulanger et le bicentenaire de la Révolution française. La même année, la loi Freyssinet de 1889 sur le service militaire instaura un service militaire réellement universel (suppression du remplacement et de l’exemption des ecclésiastiques) d'une durée de trois ans. De même la loi sur la nationalité de 1889 définit cette dernière sur la base du droit du sol car on avait besoin de soldats dans un pays à la natalité déjà déclinante. Elle contribua en effet à accorder largement la nationalité aux étrangers installés depuis au moins trois ans en France. Mais surtout, cette loi consacrait l'intégration des citoyens à l'échelle de la nation et non plus seulement à l'échelle locale. La citoyenneté républicaine reposait désormais sur deux bases : le service militaire universel masculin et le suffrage universel masculin. L’ affaire Dreyfus fut la seconde crise majeure qui faillit emporter la république. Cette affaire commença comme un affaire d’espionnage : une femme de ménage, employée par les services secrets français et travaillant à l’ambassade allemande, trouva dans une corbeille à papier un bordereau contenant des secrets militaires français. Le capitaine français Alfred Dreyfus, juif alsacien, fut accusé d'avoir transmis ce bordereau aux Allemands. Il fut condamné pour trahison et déporté à l’île du Diable, en Guyane, en 1894. Le capitaine Picquart fut progressivement convaincu que le traître était en réalité un autre officier français, Esterhazy. La famille de Dreyfus convainquit Zola de l’innocence de Dreyfus. Zola écrivit le 13 janvier 1898 son fameux article « J’accuse » dans l’Aurore, le journal de Clemenceau afin de dénoncer cette erreur judiciaire. Zola fut lui-même condamné pour diffamation et dut s’exiler en Angleterre, où il mourut dans des circonstances suspectes, pour éviter la prison. L’affaire rebondit grâce à « J’accuse » et divisa profondément l’opinion publique française : les dreyfusards défendaient Dreyfus au nom des droits de l’homme, de la recherche de la vérité et de la justice ; les antidreyfusards défendaient l’honneur de l’armée, la raison d’État et étaient souvent antisémites ("Dreyfus était nécessairement coupable parce qu'il était juif"). En 1899, la révision du procès de Dreyfus condamna à nouveau Dreyfus (pour satisfaire les anti-dreyfusards) avec les circonstances atténuantes et ce dernier fut aussitôt gracié par le président de la République Loubet (pour satisfaire des dreyfusards). Dreyfus fut réhabilité en 1906. Finalement, l’affaire Dreyfus renforça la République derrière les idées des Lumières et les principes des droits de l’homme. Les forces antidreyfusardes et anti-républicaines, l’un des avatars du courant légitimiste, furent discréditées et privées pour longtemps d’une représentation politique. On peut considérer le régime de Vichy, autoritaire, antiparlementaire et antisémite, comme une revanche des antidreyfusards contre la République. 5.5 L'organisation du mouvement ouvrier Parallèlement aux crises républicaines, le mouvement ouvrier commença à s'organiser. Rappelons qu'il avait été décapité par la répression de la Commune. Un évènement majeur fut la fusillade de Fourmies dans le nord de la France, le 1er mai 1891. Depuis 1889, le 1er mai était considéré comme la journée annuelle de revendication de la journée de 8 heures de travail. A l'appel des militants socialistes, les ouvriers de l'industrie textile de Fourmies firent massivement grève pour leurs salaires mais le maire de la ville fit appel à l'armée qui tira sur les manifestants et tua neuf personnes. Cette fusillade, largement connue grâce à la presse à grand tirage, mit en évidence les deux limites de la république : son incapacité à résoudre la question sociale, son incapacité à faire participer les classes populaires à la vie politique. Le combat contre ces deux limites fut celui du mouvement socialiste mené tout d'abord par des anciens Communards. Par exemple, Jean Allemane et Edouard Vaillant fondèrent de petits partis révolutionnaires prônant la grève générale en lien avec l'action syndicale comme moyen de renverser le capitalisme. Jules Guesde, eut un rôle plus important car il fut le principal introducteur en France du marxisme et de la notion de lutte des classes. Il fonda le Parti Ouvrier Français qui obtint ses premiers succès électoraux dans le nord de la France et dans le midi. Mais la grande figure du mouvement socialiste en France fut bien évidemment Jean Jaurès, créateur du journal L'humanité en 1904, qui organisa en 1905 la création de la SFIO (Section française de l'internationale ouvrière) par le regroupement de tous les partis socialistes existants et jusque-là rivaux. Cependant ce parti demeura assez faible et plutôt minoritaire (51 députés en 1906, 103 en 1914 contre 250 députés radicaux par exemple). En effet, le mouvement syndical, incarné alors par la CGT, s'opposait au mouvement socialiste. La CGT défendait un syndicalisme révolutionnaire influencé par les anarchistes dont l'objectif était de préparer la grève générale, prélude au renversement du capitalisme. Il n'était pas question pour eux de se présenter aux élections, comme le faisaient les socialistes. En 1906, lors de son congrès d'Amiens, la CGT adopta la Charte d'Amiens qui prônait l'indépendance des syndicats par rapport aux partis politiques, c'est-à-dire la SFIO. La CGT souhaitait rester indépendante de la SFIO qu'elle soupçonnait de privilégier les élections au détriment de la préparation de la révolution ouvrière. La SFIO se distingua toutefois par son refus de participer aux gouvernements républicains considérés comme l'instrument de la bourgeoisie. C'est pourquoi quelques socialistes quittèrent bien vite la SFIO pour pouvoir participer aux gouvernements dirigés par les radicaux. Ce fut le cas notamment d'Aristide Briand. Cette opposition aux gouvernements cessa le 4 aout 1914, lors du discours de Léon Jouhaux, sur la tombe de Jean Jaurès assassiné le 31 juillet, appelant à soutenir l'entrée en guerre de la France. Les députés SFIO votèrent alors les crédits de guerre. Conclusion Ce chapitre est terriblement difficile à aborder avec des élèves de dix ans. Peut-être est-il possible de l'aborder par le biais de l'évolution des représentations de Marianne et de la République. Les lignes qui suivent s'inspirent des travaux du grand historien Maurice Agulhon qui a étudié l'évolution des représentations de Marianne au XIXe siècle. Les allégories féminines de la République coiffées d'un bonnet phrygien symbole de la liberté retrouvée apparurent en 1792. Elles illustraient des sceaux, des pièces de monnaie, des statuettes. Elles n'étaient pas officiellement appelées Marianne. C'est vraisemblablement un usage populaire qui conduisit à appeler la République Marianne, prénom issu de la contraction des deux prénoms féminins les plus usités durant la Révolution, Marie et Anne. Pour travailler avec les élèves, on pourrait commencer par le tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple (qui n'est pas une représentation de la République ni de Marianne !), pour évoquer la révolution de 1830. On pourrait étudier ensuite quelques représentations de la République. Document : Jean-François Soitoux, statue de la République, 1848 (installée seulement en 1880 place de l'Institut à Paris). Source : https://essentiels.bnf.fr/fr/societe/concevoir-les-societes/f35e776d-45ce-49c1-bd5f-484568fb922c-laicite/album/5c32493a-7732-498f-a516-27e4db6a141e-dire-et-representer-republique Cette statue gagna la concours de sculpture lancé en 1848 pour représenter la République. Pas encore appelée Marianne, elle est représentée vêtue d'une toge, à l'antique. Cette république guerrière brandit un glaive qui protège un niveau (l'égalité) et une ruche (le travail). Sa tête est ornée d'une couronne de laurier, elle-même ornée d'un étoile à quatre branches symbole de la lumière, marquant la victoire contre la monarchie. D'ailleurs, elle foule aux pieds une couronne royale peu visible ici. Sa main gauche est posée sur un faisceau républicain. Enfin, son front est ceint d'un bandeau où est inscrit : "République démocratique, 24 février". Pas de bonnet phrygien, mais une symbolique essentiellement guerrière pour marquer la victoire récente (la couronne de laurier) mais toujours fragile (le glaive n'a pas été rangé dans son fourreau) contre la monarchie de Juillet. Sous la République conservatrice puis sous le Second Empire, les symboles républicains égalitaires (bonnet phrygien, niveau, la couleur rouge) furent progressivement bannis de l'espace public. Les aigles impériales et les bustes de Napoléon III furent distribués aux préfectures et aux mairies. Lors de la Commune de 1871, la Marianne combattante, révolutionnaire, cheveux au vent, réapparut temporairement avant de sombrer lors de la Semaine sanglante, mais revint au milieu des années 1870, en portant désormais officiellement le nom de Marianne. Document : Triomphe de la République , anonyme. 1875. Musée Carnavalet. Source : https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/triomphe-de-la-republique#infos-principales La gravure intitulée Triomphe de la République , date de 1875, au moment où furent votées les lois constitutionnelles instaurant la Troisième république, dans un contexte passablement confus, quelques temps après la répression de la Commune et alors que la restauration monarchique restait une option possible. Là encore, la République, guidée et éclairée par le génie de la liberté (voir la Colonne de Juillet sur la place de la Bastille), est incarnée par une Marianne guerrière, coiffée du bonnet phrygien, l'épée dans une main et le drapeau tricolore dans l'autre, foulant du pied la couronne et le sceptre de la royauté. Au-dessus d'elle, des angelots tiennent, l'un une inscription "suffrage universel", et l'autre le texte de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Derrière elle, les citoyens (que des hommes !), représentent les différentes catégories du peuple : paysans, ouvriers, soldats. A droite, un garçon tient un livre, rappelant l'accès à l'instruction promis par la République aux enfants. Au pied du piédestal, la République met en déroute tous ses ennemis. De gauche à droite : un monarchiste tenant dans sa main un sac contenant l'argent de la liste civile, le comte de Chambord, prétendant légitimiste au trône en costume de sacre, Napoléon III et un général vaincu à Sedan, et des soldats prussiens qui viennent de quitter le territoire français. Désormais, les statues de Marianne saturent l'espace public et entrent dans les mairies. Document : Statue de la République, place de la République, Paris. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Place_de_la_R%C3%A9publique_(Paris)#/media/Fichier:A_la_Gloire_de_la_R%C3%A9publique_Fran%C3%A7aise.jpg La statue de la place de la République fut inaugurée en 1883, alors que la République était définitivement installée. La statue en bronze de 9,5 m de haut est posée sur un piédestal en pierre de 15 m de haut. L'allégorie de la République porte le bonnet phrygien et une couronne de laurier. Elle brandit de la main droite un rameau d'olivier, symbole de paix. Son épée est glissée dans un fourreau, car la victoire sur la monarchie est désormais acquise, et sa main gauche est appuyée sur une table de la loi avec l'inscription : " Droits de l'homme". Sur le piédestal figure l'emblème de la ville de Paris accompagné de l'inscription : « À la gloire de la République Française - La ville de Paris - 1883 ». Les trois statues féminines (l'une d'elles se trouve derrière la statue) symbolisent la liberté, l'égalité et la fraternité. Le lion de bronze, symbole de force, garde une urne sur laquelle est inscrit "suffrage universel". La force du lion, support de la République désormais solidement installée, renvoie au suffrage universel (masculin) et à la souveraineté nationale. Les plaques de bronze ceinturant le piédestal rappellent les évènements majeurs à l'origine de la République : 20 juin 1789 (serment du jeu de paume), 14 juillet 1789 (prise de la Bastille), 4 aout 1789 (abolition des privilèges), 14 juillet 1790 (fête de la Fédération), 11 juillet 1792 (la patrie en danger), 20 septembre 1792 (Valmy), 21 septembre 1792 (abolition de la monarchie), 29 juillet 1830 (Trois glorieuses), 4 mars 1848 (adoption du suffrage universel), 4 septembre 1870 (proclamation de la République), 14 juillet 1880 (première célébration de la fête nationale). La République est donc le point d'aboutissement de cette histoire. Document : le triomphe de la République, place de la Nation à Paris . Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Le_triomphe_de_la_R%C3%A9publique,_Place_de_la_Nation_Paris_Aim%C3%A9_Jules_Dalou.JPG La statue en bronze de la République érigée par Dalou sur la place de la Nation fut inaugurée en 1899 par le président de la République Emile Loubet. L'allégorie de la République porte un bonnet phrygien, sa main gauche est posée sur un faisceau républicain. Elle ne porte plus l'épée ni la couronne de laurier des Républiques guerrières antérieures, car la paix et la stabilité sont désormais assurées. Son sein dénudé symbolise la République nourricière. Elle marche sur un globe pour marquer l'universalité de la République. Elle est placée sur un char tiré par deux lions, symbolisant la force de la souveraineté nationale et celle du suffrage universel, dirigés par le génie de la liberté éclairant la route et l'humanité de son flambeau. Elle est accompagnée des allégories du Travail (le forgeron, un marteau sur l'épaule), de la Justice (une femme tenant un manteau d'hermine et la main de justice), et de la Paix (répandant des fleurs). Enfin, des enfants symbolisent l'Instruction (portant un livre et les outils des métiers du bâtiment), l'Équité (chargé d'une balance) et la Richesse (tenant une corne d'abondance). Cet ensemble symbolise réellement la triomphe de la République. Elle vient de surmonter la crise boulangiste et l'Affaire Dreyfus et semble définitivement installée et stable. C'est pourquoi on peut considérer que le sein dénudé de la République nourricière est l'exact contrepoint du glaive et de la couronne de laurier des Marianne guerrières précédentes, érigées à des moments où la République semblait encore menacée par les forces royalistes et bonapartistes.
- Sujet possible : La mise en place de la République / La laïcité
Didier Cariou, Université de Brest, UBO Composante histoire (12 points) 1. En vous appuyant sur le dossier documentaire, identifiez et définissez les objectifs notionnels qui peuvent être travaillés avec les élèves à partir des documents 2 à 11 pour le traitement de la séquence sur : « 1892 : la République fête ses cent ans », et plus particulièrement sur la mise en place de la Troisième république et la mise en scène des symboles républicains. 2. Pour conclure le chapitre sur « 1892 : la République fête ses cent ans », vous décidez de travailler sur la façon dont la République parvint à s’imposer auprès des Français. Indiquez les titres des différentes séances envisagées ; développez une des séances en définissant les objectifs d’apprentissage et les compétences travaillées. Indiquez précisément quels documents issus du dossier documentaire vous utiliseriez et détaillez l’exploitation pédagogique de l’un de ces documents. Composante EMC (8 points) 3. Vous préparez une séquence sur la laïcité au cycle 3. En vous aidant de documents du dossier (documents 12 à 14), expliquer comment vous définissez la laïcité pour vos élèves. 4. Des élèves ne comprennent pas pourquoi les signes religieux ostensibles sont interdits à l’école. Comment exploitez-vous l’un des documents du dossier pour leur expliquer cette interdiction ? (documents 12 à 14) Document 1 : Extrait du programme du cycle 3 (2020) Document 2 : la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics Article 1. - Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées : la Chambre des députés et le Sénat. - La Chambre des Députés est nommée par le suffrage universel, dans les conditions déterminées par la loi électorale. - La composition, le mode de nomination et les attributions du Sénat seront réglés par une loi spéciale. Article 2. - Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. Article 3. - Le président de la République a l'initiative des lois, concurremment avec les membres des deux chambres. Il promulgue les lois lorsqu'elles ont été votées par les deux chambres ; il en surveille et en assure l'exécution. - Il a le droit de faire grâce ; les amnisties ne peuvent être accordées que par une loi. - Il dispose de la force armée. - Il nomme à tous les emplois civils et militaires. - Il préside aux solennités nationales ; les envoyés et les ambassadeurs des puissances étrangères sont accrédités auprès de lui. - Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre. Article 5. - Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat. - En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois. Article 6 – Les ministres sont solidairement responsables dans les chambres de la politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels. - Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison. Article 9. - Le siège du pouvoir exécutif et des deux chambres est à Versailles (article abrogé par la loi du 21 juin 1879) Source: https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-de-1875-iiie-republique Document 3 : Claude Monet. La Rue Montorgueil, à Paris. Fête du 30 juin 1878. (à l’occasion de l’exposition universelle). 1878. Huile sur toile. H. 81,0 ; L. 50,0 cm.© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt. Source : https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/la-rue-montorgueil-paris-fete-du-30-juin-1878-10896 Document 4 : Portrait officiel de Patrice de Mac Mahon, président de la République de 1873 à 1879. Source : https://www.elysee.fr/patrice-de-mac-mahon Document 5 : Portrait officiel de Jules Grévy (président de la République du 30 janvier 1879 au 2 décembre 1887) par Léon Bonnat (1880). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Gr%C3%A9vy#/media/Fichier:Bonnat_Portrait_of_Jules_Grevy.jpg Document 6 : Compte-rendu du débat au Sénat sur l’établissement du 14 juillet comme fête nationale Rapport fait au nom de la commission du Sénat chargée d’examiner le projet de loi, adopté par la Chambre des députés, ayant pour objet l’établissement d’un jour de fête nationale annuelle, par M. Henri Martin, sénateur, le 29 juin 1880 Messieurs, Le Sénat a été saisi d’une proposition de loi votée, le 10 juin dernier, par la Chambre des députés, d’après laquelle la République adopterait la date du 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle. La commission, qui m’a fait l’honneur de me nommer son rapporteur, a délibéré sur le projet de loi dont vous avez bien voulu lui confier l’examen. Deux de nos collègues ont combattu, non la pensée d’une fête nationale, mais la date choisie pour cette fête. Ils ont proposé deux autres dates, prises dans l’histoire de la Révolution, et qui, toutes deux, avaient, suivant eux, l’avantage de ne rappeler ni luttes intestines, ni sang versé. L’un préférait le 5 mai, anniversaire de l’ouverture des États généraux en 1789 ; l’autre recommandait le 4 août, dont la nuit fameuse est restée dans toutes les mémoires. La majorité, composée des sept autres membres de la commission, s’est prononcée en faveur de la date votée par la Chambre des députés. Le 5 mai, date peu connue aujourd’hui du grand nombre, n’indique que la préface de l’ère nouvelle : les États généraux n’étaient pas encore l’Assemblée nationale ; ils n’étaient que la transition de l’ancienne France à la France de la Révolution. La nuit du 4 août, bien plus caractéristique et plus populaire, si grand qu’ait été le spectacle qu’elle a donné au monde, n’a marqué cependant qu’une des phases de la Révolution, la fondation de l’égalité civile. Le 14 juillet, c’est la Révolution tout entière. C’est bien plus que le 4 août, qui est l’abolition des privilèges féodaux ; c’est bien plus que le 21 septembre [1792], qui est l’abolition du privilège royal, de la monarchie héréditaire. C’est la victoire décisive de l’ère nouvelle sur l’Ancien Régime. Les premières conquêtes qu’avait values à nos pères le serment du Jeu de paume étaient menacées ; un effort suprême se préparait pour étouffer la Révolution dans son berceau ; une armée en grande partie étrangère se concentrait autour de Paris. Paris se leva, et, en prenant la vieille citadelle du despotisme, il sauva l’Assemblée nationale et l’avenir. Il y eut du sang versé le 14 juillet : les grandes transformations des sociétés humaines - et celle-ci a été la plus grande de toutes - ont toujours jusqu’ici coûté bien des douleurs et bien du sang. Nous espérons fermement que, dans notre chère patrie, au progrès par les révolutions, succède, enfin ! le progrès par les réformes pacifiques. Mais, à ceux de nos collègues que des souvenirs tragiques feraient hésiter, rappelons que le 14 juillet 1789, ce 14 juillet qui vit prendre la Bastille, fut suivi d’un autre 14 juillet, celui de 1790, qui consacra le premier par l’adhésion de la France entière, d’après l’initiative de Bordeaux et de la Bretagne. Cette seconde journée du 14 juillet, qui n’a coûté ni une goutte de sang ni une larme, cette journée de la Grande Fédération, nous espérons qu’aucun de vous ne refusera de se joindre à nous pour la renouveler et la perpétuer, comme le symbole de l’union fraternelle de toutes les parties de la France et de tous les citoyens français dans la liberté et l’égalité. Le 14 juillet 1790 est le plus beau jour de l’histoire de France, et peut-être de toute l’histoire. C’est en ce jour qu’a été enfin accomplie l’unité nationale, préparée par les efforts de tant de générations et de tant de grands hommes, auxquels la postérité garde un souvenir reconnaissant. Fédération, ce jour-là, a signifié unité volontaire. Elles ont passé trop vite, ces heures où tous les cœurs français ont battu d’un seul élan ; mais les terribles années qui ont suivi n’ont pu effacer cet immortel souvenir, cette prophétie d’un avenir qu’il appartient à nous et à nos fils de réaliser. Votre commission, pénétrée de la nécessité de donner à la République une fête nationale, persuadée par l’admirable exemple qu’a offert le peuple de Paris le 30 juin 1878, que notre époque est capable d’imprimer à une telle fête un caractère digne de son but, convaincue qu’il n’est aucune date qui réponde comme celle du 14 juillet à la pensée d’une semblable institution, votre commission, Messieurs, a l’honneur de vous proposer d’adopter le projet de loi voté par la Chambre des députés (…). Source : https://www.reseau-canope.fr/cndpfileadmin/pour-memoire/le-14-juillet-naissance-dune-fete-nationale/le-14-juillet-fete-nationale/le-14-juillet-simpose/ Document 7 : Alfred Philippe Roll (1846–1919). Le 14 juillet 1880, inauguration du monument à la République (vers 1882), esquisse d'Alfred Roll pour un tableau de 63m2 commémorant l'inauguration de la maquette en plâtre de la statue des frères Morice sur la place de la République à Paris. Conservé au Petit Palais à Paris. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Le_Petit_Palais_-_Alfred_Roll_-_Esquisse_-_Le_14_juillet_1880,_inauguration_du_monument_%C3%A0_la_r%C3%A9publique_-_vers_1881_-_001.jpg Document 8 : Statue de la République, inaugurée en 1883, place de la République à Paris. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Place_de_la_R%C3%A9publique_(Paris)#/media/Fichier:A_la_Gloire_de_la_R%C3%A9publique_Fran%C3%A7aise.jpg Document 9 : Alfred Henri Bramtot, Le suffrage universel, esquisse pour la mairie des Lilas (Seine), 1889. Paris, Petit Palais. Source : https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/petit-palais/oeuvres/esquisse-pour-la-mairie-des-lilas-le-suffrage-universel#infos-principales Document 10 : Orbigny (Indre-et-Loire) : une classe de l’école de garçons en 1909. Source : Archives départementales de la Drôme. Cote : 23 Fi111 https://archives.ladrome.fr/ark:/24626/ws0ltg93qp15/8c748e00-860f-44ce-9903-5622d0fe2d2b Document 11 : La mairie et l’école communale d’Arcy-sur-Cure (Yonne) en 1913 Document 12: Extrait d’une plaquette de présentation de la laïcité par le Conseil interministériel de la laïcité (CIL). Source : https://www.gouvernement.fr/qu-est-ce-que-la-laicite Document 13 : Extraits de la charte de la laïcité Document 14 : Affiche sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école Source: https://essentiels.bnf.fr/fr/societe/concevoir-les-societes/f35e776d-45ce-49c1-bd5f-484568fb922c-laicite/album/83deb989-28f3-43f9-8193-6c6bc7336c99-pourquoi-interdire-signes-appartenance-lecole Proposition de corrigé Didier Cariou, Université de Brest, UBO Il n’est bien entendu pas possible de produire ce qui suit dans une épreuve de 3 heures. Les points essentiels à ne pas laisser de côté sont indiqués en gras Composante histoire (12 points) 1. En vous appuyant sur le dossier documentaire, identifiez et définissez les objectifs notionnels qui peuvent être travaillés avec les élèves à partir des documents 2 à 11 pour le traitement de la séquence sur : « 1892 : la République fête ses cent ans », et plus particulièrement sur la mise en place de la Troisième république et la mise en scène des symboles républicains. (Introduction) La thème « Le temps de la République » est abordé au début de la classe de CM2, dans la continuité du thème «Le temps de la Révolution et de l’Empire », étudié en fin de CM1. Après la Révolution française, la France a connu deux autres révolutions (1830, 1848) et plusieurs constitutions (monarchies, république, empire) ne respectant pas toujours la totalité des principes de 1789 (souveraineté nationale, liberté politique et individuelle, égalité entre les citoyens). C’est seulement avec la Troisième république que ces principes de 1789 furent fermement établis. Le dossier proposé permet de comprendre comment le régime républicain fut mis en place et accepté par les citoyens. Document 2 : Les lois constitutionnelles de 1875 , dont celle du 25 février 1875, votées par l’Assemblée à majorité monarchiste élue en 1871, résultent d’un compromis entre les orléanistes et les républicains modérés. Elles mettent en place un régime républicain d’inspiration orléaniste. Le pouvoir législatif est exercé par la chambre des députés élus au suffrage universel masculin (respect de la souveraineté nationale) et par le sénat, élu au suffrage indirect (art.1). Le pouvoir exécutif est exercé par le président de la république élu par les deux assemblées pour sept ans (art. 2) et par les ministres. Ces derniers sont responsables devant les deux chambres (art.6), c’est-à-dire que le gouvernement tombe si la majorité des députés ne le soutient plus. L’exercice du pouvoir a conduit ensuite à donner l’essentiel du pouvoir à la Chambre des députés et au Sénat, qui exercent le pouvoir législatif, élisent le président et devant lesquels le gouvernement est responsable (il peut être renversé s’il n’obtient pas le soutien de la Chambre des députés). Il s’agit donc d’un régime parlementaire (peu de choses à voir avec la cinquième république). Document 3 : Le tableau de Claude Monet, l’un des plus grands peintres impressionnistes représente la rue Montorgueil à Paris, pavoisée de drapeaux tricolores à l’occasion de l’exposition universelle de 1878. La technique impressionniste de petites taches de couleurs permet de mettre en évidence les trois couleurs qui s’imposent ainsi dans l’espace public comme l’un des symboles de la république. De fait le drapeau tricolore était devenu définitivement l’ emblème de la France lors de la révolution de 1830, associé à l’héritage de la Révolution française de 1789 (cocarde tricolore associant le blanc de la monarchie au bleu et au rouge de la ville de Paris, donnée à Louis XVI après la prise de la Bastille). Désormais, il est associé à la République comme l’a montré le comte de Chambord, partisan d’un retour à la monarchie d’Ancien Régime et refusant de troquer le drapeau blanc de la monarchie absolue pour le drapeau tricolore de 1789. Concernant Claude Monet : faire le lien avec l’histoire des arts. Documents 4 et 5 : Ces deux documents sont des portraits officiels de deux présidents de la Troisième république : Patrice de Mac Mahon, président de 1873 à 1879 et Jules Grévy, président de 1879 à 1887. Ces deux portraits montrent une énorme différence entre un président, monarchiste légitimiste devant sa carrière à Napoléon III, en uniforme de maréchal et portant toutes ses décorations militaires, et un président austère et digne, en costume noir, la main sur sa table de travail, incarnant la république et garant des institutions. Document 6 : Ce texte reprend le discours du sénateur républicain modéré Henri Martin (le même que celui du Monopoly !) donnant les raisons pour lesquelles le 14 juillet fut décrété jour de fête nationale en 1880. Il explique que cette date vaut mieux que celle du 5 mai (1789), date de l’ouverture des États généraux, complètement occultée depuis, et du 4 août (1789), date de l’abolition des privilèges qui n’instaurait que l’égalité civile. La date du 14 juillet commémore la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, symbole d’unité nationale, qui rassemblait des délégués des gardes nationales venus de la France entière. On pourrait même ajouter que cette fête est une représentation à la fois de l’unité mais aussi de la souveraineté nationale (« union fraternelle », « unité volontaire »). Bien entendu, le 14 juillet 1790, commémore le 14 juillet 1789 qui ne saurait devenir une fête nationale en raison du sang versé ce jour-là, mais qui reste bien dans tous les esprits. Document 7 : Cette esquisse représente la première célébration du 14 juille t sur la place de la République, en 1880, quelques jours après le discours d’Henri Martin. La population semble assez mélangée, le peintre ayant sans doute cherché à représenter l’ensemble du peuple de Paris, y compris les femmes et les enfants. La place de la République est pavoisée de drapeaux tricolores, comme dans le tableaux de Monet. Le centre de la célébration festive et populaire est la maquette de la statue de la République, sous les traits de Marianne . Ce tableau présente trois symboles de la république : le drapeau tricolore, la fête nationale du 14 juillet et la République sous la forme d’une Marianne. Document 8 : Cette photographie présente la statue de la place de la République, inaugurée en 1883, qui incarne la République dans l’espace public. La statue de Bronze, la Marianne qui incarne la République, porte le bonnet phrygien , symbole de la libération des esclaves affranchis à Rome, et une couronne de laurier, symbole de victoire. Elle brandit dans sa main droite un rameau d’olivier, symbole de la paix, et pose sa main gauche sur un bouclier où est inscrite l’expression « droits de l’homme » pour rappeler que les principes de 1789 fondent la République. Son épée est glissée dans son fourreau, comme le combat était terminé. En effet, en 1883, la République est définitivement installée après les incertitudes politiques des années 1870 et les républicains ont adopté les principales lois sur l’école, sur la liberté de la presse, etc. Trois statues symbolisent les valeurs de la république qui sont aussi sa devise : liberté, égalité fraternité. Au pied de la statue, des plaques de bronze rappellent les grandes dates de l’histoire de la République. La statue du lion exprime la force de la souveraineté nationale exprimée par le suffrage universel (masculin), inscription figurant derrière lui sur une urne de vote. Document 9 : Cette esquisse représente une scène de vote pour illustrer la notion de suffrage universel (masculin) exprimant la souveraineté nationale . Les personnages représentent l’ensemble des citoyens (un homme de lettres ?, un bourgeois avec son chapeau, un ouvrier de dos, un vieillard accompagné de sa fille). La solennité de la scène montre l’importance attachée au vote garant de la souveraineté nationale. Document 10 : Cette photographie d’une salle de classe de garçons en 1909 évoque également les valeurs et les emblèmes de la République. Au-dessus du tableau noir où figure une leçon de morale , se trouve le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. De part et d’autre du tableau des images de l’histoire de France rappellent que tous les citoyens partagent un passé commun, ce qui leur permettent de vivre ensemble. La carte de France occupe le plus de place sur le mur et rappelle que les élèves doivent connaître leur pays. Enfin, au centre le maître , en costume sombre, très digne, à l’image de Jules Grévy (document 5), incarne à la fois le savoir qui permettra aux élève de devenir de bons citoyens, et la République elle-même. Document 11 : Cette photographie de la mairie et de l’école d’Arcy-sur-Cure montre l’association classique de l’école primaire et de l’exercice du pouvoir communal. Comme l’a montré l’historien Maurice Agulhon, ces bâtiments construits dans un grand nombre de communes servent à implanter et à rendre visible la République dans l’espace de chaque commune. Conclusion : certains documents du dossier montrent donc comment la République fut enseignée, représentée, implantée dans l'espace public pour susciter l'adhésion des citoyens. 2. Pour conclure le chapitre sur « 1892 : la République fête ses cent ans », vous décidez de travailler sur la façon dont la République parvint à s’imposer auprès des Français. Indiquez les titres des différentes séances envisagées ; développez une des séances en définissant les objectifs d’apprentissage et les compétences travaillées. Indiquez précisément quels documents issus du dossier documentaire vous utiliseriez et détaillez l’exploitation pédagogique de l’un de ces documents. Présentation de la séquence : la mise en place de la République et l’adhésion à la République 1ere séance : L’installation de la République en 1875 Un régime parlementaire Dirigé par un président (Mac Mahon, puis Jules Grvy) Le suffrage universel : la souveraineté nationale 2eme séance : l’adoption des symboles de la République Le drapeau tricolore (depuis 1830) La fête nationale (depuis 1880) L’architecture républicaine : la statue de la République et la devise : liberté, égalité, fraternité 3eme séance : l’adhésion des citoyens à la république L’architecture républicaine : la mairie et l’école Le rôle de l’école primaire Présentation d’une séance précise : 2eme séance : l’adoption des symboles de la République Objectifs : apprendre aux élèves quand et pourquoi furent institués les symboles de la République A partir des documents 3 et 7, on constate la présence des drapeaux tricolores dans l’espace public. Le.la PE rappelle aux élèves que le drapeau tricolore fut adopté officiellement en 1830 par Louis-Philippe. Le drapeau symbolise les acquis de la Révolution depuis sa création le 17 juillet 1789 (le blanc de la monarchie + le bleu et le rouge de la ville de Paris, après la prise de la Bastille). En 1880, le 14 juillet est adopté comme fête nationale. Des extraits du document 6 permettent de comprendre les raisons du choix de cette date. La dimension festive et républicaine peut être travaillée avec le document 7 La statue de la place de la République (document 8) permet de travailler plusieurs symboles de la république : Marianne, le bonnet phrygien, la devise « liberté, égalité, fraternité », le suffrage universel (masculin) et la souveraineté nationale On peut détailler l’exploitation pédagogique du document 8 (la statue de la place de la République) La photographie serait donnée aux élèves avec des flèches pointées sur les différents éléments à repérer en distinguant les trois niveaux de l’édifice La statue de la République : le personnage de Marianne, bonnet phrygien, couronne de laurier, rameau d’olivier, épée, l’expression « droits de l’homme » Les trois statues incarnant les trois valeurs de la république Le lion et l’urne de vote et l’inscription suffrage universel On peut donner ensuite un tableau aux élèves où ils reportent les différents symboles observés sur la statue (colonne de gauche du tableau). En groupes, en s’aidant de leurs connaissances acquises en classe d’histoire sur la Révolution ils remplissent la colonne de droite du tableau en indiquant ce que représente chaque symbole. Pour terminer, en s’appuyant sur le contexte historique travaillé lors des séances précédentes, les élèves pourraient produire un récit racontant les raisons pour lesquelles les républicains ont fait ériger cette statue. Si l’on choisit d’utiliser le document 10 (photographie d’une classe de garçon), on n’étudie pas l’école de Jules Ferry (autre chapitre du thème), mais on essaie de voir comment cette école transmet les valeurs de la République. On met l’accent sur la posture du maître incarnant le savoir et la République, sur la carte de France, la DDHC, les personnages de l’histoire de France qui concourent à transmettre ces valeurs aux élèves. L’évaluation pourrait être une question du type : « Montre en quoi l’école de la Troisième République transmet les valeurs de la République aux élèves ». Faire le lien avec l’EMC : « Acquérir et partager les valeurs de la république » Composante EMC (8 points) 3. Vous préparez une séquence sur la laïcité au cycle 3. En vous aidant de documents du dossier (documents 12 à 14), expliquer comment vous définissez la laïcité pour vos élèves. La laïcité est un principe (un guide pour l’action en fonction de valeurs) qui permet de garantir le respect des valeurs (ce qui semble bon et juste) de la république : liberté, égalité, fraternité. Ce principe est inscrit dans l’article 1 de la constitution de la 5eme République : « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Comme le rappelle le document 12, la laïcité garantit la liberté de conscience et la liberté d’expression (référence à l’article 10 et 11 de la DDHC + l’article 1 de la loi de 1905). En France, la condition de cette garantie est la séparation des Églises et de l’État, depuis la loi de 1905 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni en subventionne aucun culte ». La religion de chacun (ou l’absence de religion) est une affaire privée qui ne regarde pas l’État. En conséquence, chacun est libre de croire ou de ne pas croire, dans le respect de l’ordre public. Autre conséquence : comme le rappelle la charte de laïcité (document 13), en application de la loi de 2004 , on distingue à l’école les croyances qui relèvent de l’ordre privé et les connaissances scientifiques qui doivent être enseignées à tous afin de garantir la construction d’une culture commune. On peut également étudier la religion dans le cadre de l’étude du fait religieux . 4. Des élèves ne comprennent pas pourquoi les signes religieux ostensibles sont interdits à l’école. Comment exploitez-vous l’un des documents du dossier pour leur expliquer cette interdiction ? (documents 12 à 14) La loi de 2004 interdit les signes religieux ostensibles (qui signalent explicitement une appartenance religieuse) à l’école : foulard, kippa, croix de grande dimension. Il convient de préciser que les signes discrets portés en pendentif (croix, étoile de David, main de Fatma, etc.) sont autorisés. Il n’est donc pas totalement interdit aux élèves de faire état d’une appartenance religieuse. Celle-ci doit rester discrète. Cela est rappelé dans la charte de la laïcité. Pour répondre aux élèves, on peut utiliser le document 14. Ce dernier présente l’entrée de l’école comme un portique d’aéroport qui suppose de laisser des signes religieux dans un plateau à côté de l’entrée. Cette affiche laisse supposer que l’école doit être un espace pacifié où peuvent s’échanger les idées afin de construire une culture commune et partagée.
- Le temps de la Révolution et de l'Empire
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Quelques références BOUCHERON, Patrick (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France. Paris : Seuil. CARBONNIERE, Philippe de (2011). La Révolution en images. Textes et documents pour la classe n° 1013, Scéren. JOURDAN, Annie (2021). La Révolution française. Une histoire à repenser. Flammarion, Champs. MARTIN, Jean-Clément (2006). La Révolution. Documentation photographique n° 8054. La Documentation française. SERNA, Pierre (2021). La Révolution française. Documentation photographique n° 8141. CNRS éditions. Mots-clés du cours Révolutions Atlantiques, Lumières, Déficit budgétaire, Privilèges, États généraux, Cahiers de doléances, Assemblée nationale, Souveraineté nationale, Séparation des pouvoirs, Serment du jeu de paume, Constitution, Prise de la Bastille, Grande peur, Nuit du 4 août 1789, DDHC, Presse, Journées d’octobre 1789, Droite, Gauche, Fête de la Fédération, Départements, Communes, Clubs, Constitution civile du clergé, Biens nationaux, État civil, Loi Le Chapelier, Fuite à Varennes, Constitution de 1791, Déclaration de guerre, Manifeste de Brunswick, 10 août 1792, Sans-culottes, Massacres de Septembre, Valmy, Proclamation de la république, Convention, Procès et exécution du roi. Napoléon Bonaparte, Coup d’État de Brumaire, Consulat, Fouché, Rétablissement de l’esclavage, Livret ouvrier, Concordat, Banque de France, Franc germinal, Préfet, Légion d’honneur, Code civil, Masses de granit, Couronnement de Napoléon, Serment du sacre, Noblesse impériale, Waterloo. Plan du cours Que dit le programme ? 1. La Révolution française de l’année 1789 à la mort du roi en 1793 1.1 Les causes de la Révolution française 1.2 La révolution constitutionnelle (1789-1791) 1.2.1 L’année 1789 : la fin de la monarchie absolue de droit divin et des privilèges 1.2.2 La construction d’un nouvel espace politique 1.2.3 Les premières f ractures 1.3 La Révolution en guerre 1.3.1 Le déclenchement de la guerre 1.3.2 La proclamation de la République 2. Intermède : de l’exécution du roi à la fin de la Révolution (1793-1799) 3. la Révolution à l’Empire (1799-1815) 3.1 Le Consulat 1799-1804 3.1.1 L’instauration du Consulat 3.1.2 Le retour précaire à la paix 3.1.3 Le rétablissement de l’autorité de l’État : les « masses de granit » 3.2 Le premier Empire 1804-1815 3.1 Le couronnement de Napoléon 3.2 L’Empire de Napoléon Conclusion Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3, classe de CM1, 2020 Thème 3 - Le temps de la Révolution et de l’Empire - De l’année 1789 à l’exécution du roi : Louis XVI, la Révolution, la Nation. - Napoléon Bonaparte, du général à l’Empereur, de la Révolution à l’Empire. La Révolution française marque une rupture fondamentale dans l’ordre monarchique établi et on présente bien Louis XVI comme le dernier roi de l’Ancien Régime. On apportera aux élèves quelques grandes explications des origines économiques, sociales, intellectuelles et politiques de la Révolution. Cette première approche de la période révolutionnaire doit permettre aux élèves de comprendre quelques éléments essentiels du changement et d’en repérer quelques étapes clés (année 1789, abolition de la royauté, proclamation de la première République et exécution du roi). Napoléon Bonaparte, général dans les armées républicaines, prend le pouvoir par la force et est proclamé empereur des Français en 1804, mais il conserve certains des acquis révolutionnaires. Le programme demande d’étudier le début et la fin de la période révolutionnaire, afin de montrer que la Révolution française marque une rupture fondamentale avec les périodes qui précèdent et aussi le début de notre époque et de notre société. Les acquis de la Révolution ayant été stabilisés durablement, jusqu’à nos jours, par les mesures de Napoléon Bonaparte. Il s’agit d’étudier la Révolution de 1789 jusqu’à la mort du roi en 1793, puis le Consulat et l’Empire, de 1799 à 1815. Entre les deux se glisse une ellipse temporelle de six années qu’il serait certes difficile d’étudier avec des élèves de CM1, mais qui interroge quand même. Officiellement, la Révolution française a duré de 1789 à 1799, date de la prise de pouvoir par Bonaparte. Cette période historique est d’une très grande richesse et, plus que tout autre période, elle peut être envisagée sous l’angle d’une rupture fondamentale, dans tous les domaines, car la Révolution est l’événement central de l’histoire de France. Elle est difficile à étudier en raison de la complexité et de la multiplicité de ses enjeux. Elle a donné, et donne toujours lieu à des débats entre les historien.nes. Elles et ils insistent aujourd'hui sur le climat de guerre civile qui domina toute la période et qui explique la dynamique de la Révolution. 1. La Révolution française, de l’année 1789 à la mort du roi 1.1 Les causes de la Révolution française Depuis deux siècles, les historien·nes s’interrogent sur les causes de la Révolution car elles sont multiples. Aujourd’hui, les historien·nes intègrent la Révolution française dans un contexte spatial et temporel plus large que celui de l'hexagone. En 1955, l’historien Jacques Godechot avait placé la Révolution française dans le contexte des révolutions atlantiques , un processus initié par la guerre d’indépendance américaine, poursuivi par la révolution batave et la Révolution française, puis la guerre d’indépendance de Saint-Domingue (Haïti) et les guerres d’indépendances en Amérique latine. Les historien.nes français.es , convaincu.es de la spécificité de la Révolution française, restèrent longtemps sceptiques face au concept de révolution atlantique. Aujourd’hui, ce concept est repris, tout en le considérant comme un peu étroit et en mettant en évidence de nouveaux contextes étroitement liés les uns aux autres, comme le fait notamment l'historienne Annie Jourdan. Le premier élément de contexte est celui de la guerre qui opposa la France à l’Angleterre lors de la Guerre de Sept ans (1756-1763), considérée comme une première guerre mondiale mettant aux prises toutes les puissances européennes et leurs colonies en Amérique et en Asie. A l’issue de cette guerre, la France perdit la Nouvelle France (l'actuel Québec) en Amérique du Nord et la plupart de ses colonies en Inde. Cette guerre consacra la prééminence mondiale de l’Angleterre. Elle conduisit certains États à développer une marine de guerre extrêmement coûteuse, financée par des prélèvements d’impôts et de taxes pesant de plus en plus lourd sur les populations. Les nouvelles taxes imposées par la monarchie britannique sur le thé importé en Amérique du nord, contribuèrent au déclenchement de la Révolution américaine. La Boston Tea Party de 1773 est considérée comme une étape décisive vers le déclenchement de la Guerre d’indépendance des États-Unis, de 1776 à 1783. De même, le financement de la flotte française, commandée par Rochambeau et La Fayette, envoyée en 1780 depuis Brest en soutien aux Américains afin d’affaiblir l’ennemi britannique, creusa le déficit budgétaire de la monarchie française, qui fut l'une des causes directes de la Révolution française. Le second élément de contexte qui découle du précédent est celui de l’importance des empires coloniaux, souvent fondés sur le système de la plantation esclavagiste, dans le Sud des Treize colonies britanniques et aux Antilles. La guerre d’indépendance des États-Unis entre 1776 et 1783, et la guerre d’indépendance de Saint-Domingue , la principale colonie française aux Antilles (l'actuel Haïti), entre 1791 et 1804, jouèrent un rôle essentiel dans la dynamique révolutionnaire d’ensemble. Cette question provoqua notamment de graves dissensions en France dans le camp républicain, entre les partisans de l’abolition de l’esclavage et leurs adversaires qui, dans les grands ports maritimes (Nantes, Bordeaux, Saint-Malo) s'enrichissaient avec la traite négrière. Le troisième élément de contexte est celui de la diffusion des idées républicaines développée en Angleterre au XVIIe siècle par des imprimeurs qui furent expulsés vers les colonies américaines. Ils y diffusèrent la conception d’une république fixée par une constitution, fondée sur la volonté générale et assurant le bien commun. La Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 reprit ces idées. Les jeunes nobles français partis se battre en Amérique revinrent convaincus de la nécessité d’écrire une constitution et de ce que les impôts devaient être votés par les députés. Ces idées se retrouvèrent lors de la révolution en Corse derrière Pascal Paoli entre 1755 et 1768, de la révolution batave des actuels Pays-Bas entre 1781 et 1787 et de l'actuelle Belgique entre 1784 et 1790. Partout, se développait l’idée que, pour se régénérer, les sociétés devaient être gouvernées par la loi et une constitution. En France, sans adhérer pour le moment à l’idée républicaine, de nombreux Français ne croyaient plus vraiment que le roi était désigné par Dieu, même s’ils le respectaient en tant que premier magistrat du royaume. A ce propos, l’historien Roger Chartier a montré que, contrairement à ce que l’on a souvent dit, les idées des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau) n’ont pas directement provoqué la Révolution française. Elles imprégnaient la manière de penser de la plupart des femmes et des hommes de l’époque, y compris dans les campagnes où les colporteurs diffusaient les ouvrages bon marché de la Bibliothèque bleue de Troyes. De leur côté, Louis XVI se passionnait pour la lecture de l’Encyclopédie et Marie-Antoinette était une grande lectrice de Rousseau (cet élément est bien mis en évidence dans le film Marie-Antoinette de Sophia Coppola avec Kirsten Dunst dans le rôle titre). Selon Roger Chartier, un grand nombre de personnes lisait des ouvrages philosophiques à la suite d'un désinvestissement symbolique à l'égard du roi qui, aux yeux de tous, avait perdu sa sacralité. Le développement de l'imprimé et de l'alphabétisation dans le nord-est de la France modifièrent les pratiques de lecture : la lecture individuelle, silencieuse et critique, se substitua à la lecture à haute voix dispensée par un ancien à la communauté rassemblée le soir à la veillée et qui ne pouvait de ce fait qu'adhérer à ce qui était lu. La perte de sacralité de la lecture fut première, elle entraina la perte de sacralité de la figure royale et ouvrit la voie à la lecture des philosophes. Nous pouvons ajouter à ce constat une évolution de la pratique religieuse. L'historien Michel Vovelle a montré par exemple un affaiblissement des rituels religieux qui avaient été imposés par la réforme catholique. Après 1750, les testaments indiquent une diminution de demande de messes pour les défunts. En parallèle, les pratiques contraceptives se développaient tandis que le nombre des vocations religieuses se réduisait. C’est surtout le développement de l’esprit critique qui contribua à la formation et à la politisation de l’opinion publique qui se tourna vers la philosophie des Lumières. Les Lumières contribuèrent alors à mettre en cause les préjugés de la société d’Ancien Régime et à libérer l’action des révolutionnaires qui, a posteriori , se réclamèrent des Lumières. Mais, selon Roger Chartier, la Révolution française ne fut pas une application stricte des idées des Lumières. 1.2 La Révolution constitutionnelle (1789-1791) 1.2.1 L’année 1789 : la fin de la monarchie absolue de droit divin et des privilèges Un élément immédiatement déclencheur de la Révolution fut la question du déficit budgétaire de la monarchie, provoqué notamment par le financement du soutien à la guerre d’indépendance des États-Unis. En 1788, les recettes de l'Etat se montaient à 503 millions de livres, tandis que les dépenses atteignaient 629 millions de livres. La plus grande partie des dépenses était consacrée au remboursement de la dette contractée pour soutenir la guerre en Amérique. Chaque année, la monarchie s'endettait toujours plus auprès des grands financiers du royaume. Depuis plusieurs années, la question se posait de faire payer des impôts aux ordres privilégiés, le clergé et la noblesse, qui ne payaient pas d'impôts, afin de renflouer les caisses de l’État. Chaque proposition de réforme était bloquée par les Parlements où siégeaient les officiers titulaires de titres de noblesse. La critique des privilèges du clergé et de noblesse, qui refusaient toute réforme, devenait de plus en plus virulente dans tout le pays. A la réforme fiscale s’ajoutait la revendication de droits pour le Tiers état. Ainsi, Sièyes, un abbé, futur député du Tiers état et futur homme politique majeur jusqu’à l’Empire, se fit connaître par une brochure dans laquelle il écrivait : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout.. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose ». La gravure ci-dessous formule la critique des inégalités de la société d'ordres. « A faut esperer q’eu jeu là finira bientôt ». Anonyme, mai 1789. Paris, BnF. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6944022s.item Comme aucun compromis n’était possible avec les ordres privilégiés, Louis XVI se résolut, le 24 janvier 1789, à convoquer les États généraux pour le conseiller sur la question du budget de la monarchie. Cette annonce suscita un grand espoir car les Etats généraux n’avaient pas été réunis en France depuis 1614. D’une certaine manière, cette annonce scella la fin de la monarchie absolue qui avait muselé cette institution héritée de la fin du Moyen Age et qui servait à exprimer auprès du roi le point de vue des différentes catégories de la population. Au début de l’année 1789, pour préparer les Etats généraux, les institutions locales produisirent près de 60 000 cahiers de doléances qui commençaient tous par un appel au roi considéré non plus comme un monarque sacré mais comme le père du peuple. Ils dénonçaient les injustices de la société d’Ancien Régime et proposaient des réformes, notamment la répartition égale des impôts entre tous et la rédaction d’une constitution, selon le modèle américain. Ces cahiers de doléance signalent une politisation de l’ensemble de la société. Dans l’ensemble du royaume, 1 139 délégués des trois ordres (1 315 en comptant les suppléants) furent élus au suffrage universel masculin pour siéger aux États généraux. Le contexte était agité et plusieurs émeutes furent brutalement réprimées par l'armée du roi. Ainsi, le 27 avril 1789, l'armée royale tira sur la foule manifestant contre Reveillon, le patron d'une manufacture de papiers peints située dans le faubourg Saint-Antoine à Paris, qui avait annoncé une baisse du salaire de ses ouvriers. Plusieurs dizaines de personnes furent tuées par l'armée. Document : L'Ouverture des États généraux, à Versailles, le 5 mai 1789 . Gravure par Isidore-Stanislaus Helman (1743-1806) et Charles Monnet (1732-1808). Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Ouverture_des_%C3%89tats_g%C3%A9n%C3%A9raux,_%C3%A0_Versailles_dans_la_salle_des_Menus_Plaisirs,_le_5_mai_1789 La réunion des États généraux s’ouvrit à Versailles le 5 mai 1789, mais ces derniers ne purent fonctionner en raisons de nombreux blocages : le roi refusa de débattre des impôts, la question de l’organisation du vote ne fut pas tranchée. Les députés devaient-ils voter par ordre, selon la tradition féodale, (dans ce cas, le clergé et la noblesse imposeraient leurs vues au Tiers état) ou par tête, selon une logique qui reconnait l'existence d'individus tous égaux (dans ce cas, les 578 députés du Tiers état, rejoints par les députés réformateurs du clergé et de la noblesse, l’emporteraient face aux 291 députés restants du clergé et aux 270 députés restants de la noblesse) ? Dès lors, une série d’événements s’enchaînèrent très rapidement qui mirent fin à la monarchie absolue de droit divin. Le mercredi 17 juin 1789, les députés du Tiers état, qui s’étaient donnés comme président l'astronome Bailly, réunis dans la salle des Menus-Plaisirs et rejoints par quelques députés du clergé et de la noblesse, se proclamèrent Assemblée nationale et souveraine. Cette assemblée se substitua alors au États généraux. Cette déclaration est fondamentale pour deux raisons. Tout d’abord, les députés, suivant la formulation proposée par Sieyès le lundi 15 juin, affirmèrent qu’ils représentaient « les quatre-vingt-seize centièmes de la Nation » (les 4 % restant étaient représentés par les députés du clergé et de la noblesse). En conséquence, il leur appartenait « d’interpréter et de présenter la volonté général de la nation ». Cela revient à dire que, désormais, le pouvoir résidait dans la Nation et qu’il s’exprimait par la voix des députés. A la légitimité divine et descendante du pouvoir se substitua la légitimité ascendante de la Nation, la souveraineté nationale . Le pouvoir ne venait plus de Dieu, il venait des citoyens constituant la Nation. Cette déclaration marqua la fin de la monarchie de droit divin et de la légitimité religieuse du pouvoir remontant à l’Empire romain. Ensuite, en se proclamant Assemblée nationale, les députés s’arrogeaient le pouvoir législatif et instauraient la séparation des pouvoirs : « Il ne peut exister entre le trône et cette assemblée aucun veto, aucun pouvoir négatif ». C’est la fin de la monarchie absolue qui concentrait tous les pouvoirs. Les députés prêtèrent ensuite le serment suivant : "Nous jurons à Dieu, au Roi et à la Patrie de remplir avec zèle et fidélité les fonctions dont nous sommes chargés". En quelques jours, la France avait basculé dans un autre système politique, celui de la monarchie constitutionnelle et de la démocratie représentative. Document : La déclaration instituant l’Assemblée nationale le 17 juin 1789 L'Assemblée, délibérant après la vérification des pouvoirs, reconnaît que cette assemblée est déjà composée des représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la Nation (…). De plus, puisqu'il n'appartient qu'aux représentants vérifiés de concourir à former le vœu national et que tous les représentants vérifiés doivent être dans cette assemblée, il est encore indispensable de conclure qu'il lui appartient et qu'il n'appartient qu'à elle d'interpréter et de présenter la volonté générale de la nation ; il ne peut exister entre le trône et cette assemblée aucun veto, aucun pouvoir négatif. L'Assemblée déclare donc que l’œuvre commune de la restauration nationale peut et doit être commencée sans retard, par les députés présents, et qu'ils doivent la suivre sans interruption comme sans obstacle. La dénomination d'Assemblée nationale est la seule qui convienne à l'Assemblée dans l'état actuel des choses, soit parce que les membres qui la composent sont les seuls représentants légitimement et publiquement connus et vérifiés, soit parce qu'ils sont envoyés directement par la presque totalité de la Nation, soit enfin parce que la représentation étant une et indivisible aucun des députés, dans quelque ordre ou classe qu'il soit choisi, n'a le droit d'exercer ses fonctions séparément de la présente Assemblée. L'Assemblée ne perdra jamais l'espoir de réunir dans son sein tous les députés aujourd'hui absents ; elle ne cessera de les appeler à remplir l'obligation qui leur est imposée de concourir à la tenue des États généraux. À quelque moment que les députés absents se présentent dans le cours de la session qui va s'ouvrir, elle déclare d'avance qu'elle s'empressera de les recevoir et de partager avec eux, après la vérification de leurs pouvoirs, la suite des grands travaux qui doivent procurer la régénération de la France. L'Assemblée nationale arrête que les motifs de la présente délibération seront incessamment rédigés pour être présentés au Roi et à la Nation. Versailles, le 17 juin 1789. Bien entendu, le roi n'accepta pas cette décision. Chassés de la salle des Menus-Plaisirs par les soldats du roi, les députés se réunirent dans la salle du jeu de paume (un ancêtre du tennis) où, le samedi 20 juin 1789, ils prêtèrent le fameux Serment du jeu de paume : ils jurèrent de ne pas se séparer avant d’avoir rédigé une constitution pour le royaume. Ce serment réitérait et précisait ce qui avait été décidé le 17 juin. En s’engageant à rédiger une constitution, les députés constituaient un nouveau corps politique et rejetaient à nouveau la monarchie absolue puisqu’une constitution est un texte législatif qui organise la séparation des pouvoirs et leur répartition entre plusieurs institutions. En prêtant serment, les députés incarnaient à nouveau la nation qui se détachait ainsi du roi. Notons en effet, que la référence à Dieu et au Roi du serment du 17 juin, avait disparu le 20 juin. Le basculement dans un nouveau monde était opéré. Document : Le texte du serment du jeu de paume du 20 juin 1789 L’Assemblée nationale, considérant qu’appelée à fixer la constitution du royaume, opérer la régénération de l’ordre public et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle continue ses délibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir, et qu’enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée nationale ; Arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront, à l’instant, serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides, et que ledit serment étant prêté, tous les membres et chacun d’eux en particulier confirmeront, par leur signature, cette résolution inébranlable. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Serment_du_Jeu_de_paume#Texte_du_serment Le célèbre tableau de David ci-dessous immortalise ce moment. Le tableau fut commandé à David en octobre 1790. Mais il ne parvint pas à peindre le portrait de tous les députés présents ce jour-là car certains avaient quitté Paris. Ce tableau resta une esquisse que David n’acheva pas : au moment de l’achever, à la fin de 1791, l’unité décrite par ce tableau semblait à jamais perdue et sa représentation obsolète. En effet, le 20 juin 1791, au deuxième anniversaire du serment, Louis XVI s'enfuit à Varennes, manifestant ainsi sa défiance à l'égard de la Révolution. Le tableau de David est divisé en deux parties. Dans la partie inférieure sont réunis les députés qui prêtent serment en levant le bras. Leurs bras sont dirigés vers la main levée de Bailly, le président de séance qui prononce le serment. Sa main se trouve exactement au centre du tableau, au croisement des deux diagonales. En représentant les corps unis dans cette prestation de serment, David a montré l’unité et la volonté de la nation. La partie supérieure du tableau est vide. Selon les dires de David lui-même, le mouvement des rideaux emportés par le vent symbolise le vent de la liberté. Le grand mur vide à l’arrière plan signale la fin de la transcendance qui était voulue par la monarchie de droit divin : dans le domaine politique, il n’y a plus de Dieu, le ciel est vide, et le roi n'est déjà plus là. Jacques-Louis David, Esquisse pour le tableau du serment du jeu de paume, 1789-1791. Dessin, plume et lavis. Musée du château de Versailles. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Le_Serment_du_Jeu_de_paume.jpg Le roi émit une série d’injonctions contradictoires. Il chercha tout d’abord à dissoudre l’Assemblée nationale et à chasser les députés de la salle du jeu de Paume. A cette occasion, Mirabeau aurait déclaré : « Nous sommes ici par la volonté du peuple, et on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes ». Le roi ordonna ensuite aux députés du clergé et de la noblesse de rejoindre l’Assemblée qui se proclama alors Assemblée nationale constituante, le 9 juillet 1789. En même temps, il fit venir des troupes aux alentours de Paris. Le peuple parisien chercha des armes pour se défendre. Le 14 juillet, après avoir pillé des armureries et les Invalides, les Parisiens aidés des soldats des Gardes françaises prirent d’assaut la Bastille où ils pensaient trouver des armes. Les combats firent une centaine de morts, et les Parisiens ne trouvèrent dans la prison que sept prisonniers. La tête de Launay, le commandant de la Bastille responsable des morts, fut promenée au bout d’une pique jusqu’à l’Hôtel de Ville. Claude Cholat (un participant de la prise de la Bastille), Le siège de la Bastille, 1789. Gouache, Musée Carnavalet. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Siege_of_the_Bastille_(Claude_Cholat).jpg Depuis 1787, les émeutes violentes étaient fréquentes à Paris, mais la prise de la Bastille visait directement le symbole de l’arbitraire du roi. En effet, par lettre de cachet, ce dernier pouvait emprisonner qui il voulait dans cette prison. Les Parisiens imposèrent donc leur volonté au roi et lui retirèrent le symbole de son pouvoir judiciaire, alors que l’Assemblée lui avait déjà retiré son pouvoir législatif le 17 et le 20 juin. Le 17 juillet, en acceptant de venir à Paris et de rencontrer Bailly, le nouveau de maire de Paris, le roi reconnaissait sa défaite. La révolution avait triomphé. Sur la journée du 14 juillet, on lira avec grand profit le remarquable 14 juillet d’Eric Vuillard (2016), paru chez Actes Sud. Encart : Les origines du drapeau tricolore On ne sait pas exactement d’où vient le drapeau tricolore. On considère généralement que son acte de naissance est le 17 juillet 1789, lorsque le nouveau maire de Paris, Bailly, donna au roi une cocarde qui unissait le blanc de la monarchie au bleu et au rouge des couleurs de Paris. Cette cocarde était celle des gardes nationaux de Paris qui arboraient les couleurs bleues et rouges, couleurs de la ville de Paris, auxquelles Lafayette, le commandant la garde nationale, aurait ajouté le blanc de la monarchie. Le drapeau tricolore symboliserait l'union du roi et du peuple de Paris. Il est également possible que les trois couleurs soient inspirées des trois couleurs bleue, blanche et rouge du drapeau américain, elles-mêmes issues des trois couleurs du drapeau britannique. Les Américains auraient repris les couleurs britanniques et les auraient disposées en bandes pour marquer leur victoire sur leur ancienne puissance coloniale. Traditionnellement, les rayures symbolisaient la transgression et la remise en cause de l'ordre établi. Ces trois couleurs et les rayures auraient été ensuite reprises par les Français pour incarner la liberté désormais acquise. La symbolique attachée aux rayures explique sans doute le grand nombre de drapeaux composés de trois bandes colorées, en Europe et dans le monde. Dans les semaines qui suivirent, la Grande Peur se diffusa dans les campagnes, sauf en Bretagne. En cette période de moissons, alors que les récoltes des années précédentes avaient été mauvaises, les paysans étaient inquiets car des nouvelles alarmantes et confuses venaient de la capitale. En outre, des rumeurs circulaient selon lesquelles des brigands pillaient les campagnes. Les communautés villageoises prirent les armes pour se défendre puis, ne voyant surgir aucun brigand, s’en prirent aux châteaux des propriétaires fonciers. Les paysans brûlèrent les titres de propriété qui justifiaient le paiement des redevances sur les terres. Le processus global de la Grande Peur se déroula vraisemblablement selon la description proposée dans le document suivant : Document : La circulation des rumeurs pendant la Grande Peur en Champagne Le bruit s’est répandu dans ce pays-ci que 500 brigands dévastaient toutes les campagnes, brûlaient les villages et mettaient tout à contribution. Cela a commencé à Romilly-sur-Seine, distante de trois lieux de Nogent. On a sonné le tocsin et monté la garde pendant plusieurs jours, mais on n’a rien vu. Ce tocsin, entendu d’un village à l’autre en remontant [la Seine], a été partout répété, ce qui a gagné jusqu’à Arcis, où les habitants ont pris les armes ; les dragons qui y sont en quartier ont monté à cheval et ont cherché à deux lieues aux environs sans rien trouver. Lettre des officiers municipaux de Troyes, fin juillet 1789. Source : Henri Dinet, L’année 1789 en Champagne, Annales historiques de la Révolution française , 1983, n° 254, p. 586. https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1983_num_254_1_1074 Document : Les courants de la Grande Peur Source: Michel Vovelle (1972). La chute de la monarchie 1787-1792. Paris: Seuil, Points. Document : L'une des rares représentations de la Grande Peur. Philippe Joseph Maillart, "Insurrection paysanne, émigration des Princes et des Courtisans de leurs Châteaux de Campagne brûlés en août 1789". 30eme tableau, planche 2 de la Galerie historique ou Tableau des événements de la Révolution française. Estampe, entre 1795 et 1799. Paris, Musée Carnavalet. Source : h ttps://www.parismuseescollections.paris.fr/de/node/110542#infos-principales Pour mettre fin à cette révolte, en cours de généralisation et qui risquait de porter atteinte à leurs propres propriétés, les députés de l’Assemblée nationale (qui étaient pour la plupart des possédants) abolirent les privilèges durant la nuit du 4 août. Les décrets adoptés les jours suivants en précisèrent les dispositions. Les impôts sur les personnes dus aux seigneurs (art. 1) ainsi que la dîme due au clergé (art. 5) furent abolis. Le droit de posséder un colombier (art. 2) et le droit de chasse (art. 3) n’étaient plus des privilèges et devinrent accessibles à tous. Les privilèges de la noblesse et du clergé furent abolis et les impôts seront payés par chacun en fonction de ses ressources (art. 9). Cela conduisit à l'abolition des impôts indirects (gabelle, octrois, etc.) à l'exception des droits de douane et d'enregistrement des actes officiels. Les privilèges des villes et des provinces furent également abolis (art. 10) afin que les mêmes règles s’appliquent à toutes. Enfin, tous les emplois publics devenaient accessibles à tous sans distinction (art. 11). Au total, les trois ordres étaient abolis et il n’existait plus de différence d’ordre juridique entre les personnes. Cette décision détruisit la société d’Ancien Régime et mit en place notre société fondée sur l’égalité des droits . Document : Les décrets des 4, 6, 7, 8, 11 août 1789 (extraits) 1. L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal . Elle décrète que, dans les droits et les devoirs tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle , et à la servitude personnelle , et ceux qui les représentent, sont abolis sans indemnité ; et tous les autres sont déclarés rachetables, et le prix et le mode de rachat seront fixés par l'Assemblée nationale. Ceux desdits droits qui ne sont points supprimés par ce décret continueront néanmoins d'être perçus jusqu'au remboursement. 2. Le droit exclusif des fuies et colombiers est aboli. Les pigeons seront enfermés aux époques fixées par les communautés durant lequel temps, ils seront regardés comme gibier, et chacun aura le droit de les tuer sur son terrain . 3. Le droit exclusif de la chasse ou des garennes ouvertes est pareillement aboli, et tout propriétaire a le droit de détruire ou faire détruire, seulement sur ses possessions, toute espèce de gibier, sauf à se conformer aux lois de police qui pourront être faites relativement à la sûreté publique. Toutes les capitaineries même royales, et toutes réserves de chasse, sous quelque dénomination que ce soit, sont pareillement abolies ; et il sera pourvu, par des moyens compatibles avec le respect dû aux propriétés et à la liberté, à la conservation des plaisirs personnels du Roi. M. le président est chargé de demander au Roi le rappel des galériens et des bannis pour simple fait de chasse, l'élargissement des prisonniers actuellement détenus, et l'abolition des procédures existantes à cet égard. 5. Les dîmes de toute nature, et les redevances qui en tiennent lieu, sous quelques dénominations qu'elles soient, connues et perçues, même par abonnement, possédées par les corps séculiers et réguliers, par les bénéficiers, les fabriques, et tous les gens de mainmorte , même par l' ordre de Saint-Jean de Jérusalem , et d'autres ordres religieux et militaires, même celles qui auraient été abandonnées à des laïques, en remplacement et pour option de portions congrues, sont abolies, sauf à aviser aux moyens de subvenir d'une autre manière à la dépense du culte divin, à l'entretien des ministres des autels, au soulagement des pauvres, aux réparations et reconstructions des églises et presbytères, et à tous les établissements, séminaires, écoles, collèges, hôpitaux, communautés et autres, à l'entretien desquels elles sont actuellement affectées. Et cependant, jusqu'à ce qu'il y ait été pourvu, et que les anciens possesseurs soient entrés en jouissance de leur remplacement, l'Assemblée nationale ordonne que lesdites dîmes continueront d'être perçues suivant les lois et en la manière accoutumée. Quant aux autres dîmes, de quelque nature qu'elles soient, elles seront rachetables de la manière qui sera réglée par l'Assemblée ; et jusqu'au règlement à faire à ce sujet, l'Assemblée nationale ordonne que la perception en sera aussi continuée. 9. Les privilèges pécuniaires, personnels ou réels, en matière de subsides, sont abolis à jamais. La perception se fera sur tous les citoyens et sur tous les biens, de la même manière et de la même forme ; et il va être avisé aux moyens d'effectuer le payement proportionnel de toutes les contributions, même pour les six derniers mois de l'année de l'imposition courante. 10. Une constitution nationale et la liberté publique étant plus avantageuses aux provinces que les privilèges dont quelques-unes jouissaient, et dont le sacrifice est nécessaire à l'union intime de toutes les parties de l'empire, il est déclaré que tous les privilèges particuliers de provinces , principautés, pays, cantons, villes et communautés d'habitants, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, soient abolis sans retour, et demeureront confondus dans le droit commun de tous les Français. 11. Tous les citoyens, sans distinction de naissances, pourront être admis à tous les emplois et les dignités ecclésiastiques, civiles et militaires, et nulle profession utile n'emportera dérogeance. 18. L'Assemblée nationale se rendra en corps auprès du Roi, pour présenter à Sa Majesté l'arrêté qu'elle vient de prendre, lui porter hommage de sa plus respectueuse reconnaissance, et la supplier de permettre que le « Te deum » soit chanté dans sa chapelle, et d'y assister elle-même. L'assemblée nationale s'occupera, immédiatement après la constitution, de la rédaction des lois nécessaires pour le développement des principes qu'elle a fixés par le présent arrêté, qui sera incessamment envoyé par MM. Les députés dans toutes les provinces, avec le décret du 10 de ce mois, pour y être imprimé, publié même au prône des paroisses, et affiché partout où besoin sera (…). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Décrets_des_4,_6,_7,_8_et_11_août_1789#:~:text=Par%20les%20d%C3%A9crets%20des%204,d%C3%A9truire%20enti%C3%A8rement%20le%20r%C3%A9gime%20f%C3%A9odal%20%C2%BB . Afin de fixer toutes les décisions adoptées depuis le mois de juin, l’Assemblée nationale promulgua le 26 août 1789 la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen . Ce texte s’inspirait de la Déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776. Il reste toujours un texte essentiel pour nous et il a une valeur constitutionnelle car il est cité comme référence dans le préambule de la constitution de la Ve République. Ce texte rappelle tout d’abord les principaux droits applicables à chaque être humain (art. 1, 2, 4 et 17) : l’égalité, la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Il fixe les bases d’un nouveau système politique démocratique et représentatif : la souveraineté nationale (art. 3 et 6), qui s’exprime également par les contributions remplaçant les impôts (art. 13 et 14). et la séparation des pouvoirs (art. 16). Ce texte garanti enfin les droits individuels : le droit à la sûreté individuelle (art. 7, 8, 9), la liberté d’opinion et d’expression (art. 10 et 11). Bien entendu, en consacrant le droit à la propriété, ce texte ne remettait pas en cause les inégalités sociales. Ce texte fonde la société telle que nous la connaissons aujourd’hui. Document : La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen. Article 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Article 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. Article 3. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. Article 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. Article 5. La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. Article 6. La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. Article 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance. Article 8. La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. Article 9. Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. Article 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. Article 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. Article 12. La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. Article 13. Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. Article 14. Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. Article 15. La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. Article 16. Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. Article 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. Source : https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789 Avec la promulgation de ce texte, les contemporains pouvaient penser que les Français avaient réussi leur révolution là où d’autres avaient échoué quelques années auparavant (les Pays-Bas et l’actuelle Belgique par exemple) et sans intervention militaire étrangère (les États-Unis). Les années 1790 et 1791 furent un moment de profonde réorganisation de la vie politique, économique et sociale sur la base des principes édictés dans les textes de 1789. Le document suivant, qui témoigne de l'optimisme (un peu forcé) des années 1789-1790, peut être en mis en regard de la gravure des trois ordres placée au début de ce chapitre. Des allégories des trois anciens ordres désormais disparus trinquent à l'égalité nouvelle. Au second plan, un individu peut chasser les oiseaux qui dévorent les récoltes, privilège qui appartenait auparavant aux seuls seigneurs. Document : L’égalité des citoyens après 1789 Source : Le Triple accord : bons françois portons a nous trois, La santé du meilleur des Rois, En servant sa patrie, Liguons nous mes amis, Nous bravons la furie De tous nos ennemis : [estampe] / [non identifié] | Gallica (bnf.fr) 1.2.2 La construction d’un nouvel espace politique A partir de 1789, la population dans son ensemble s’accultura très vite à la nouvelle vie politique. Cette acculturation fut notamment rendue possible par l'essor de la presse lié à la reconnaissance de la liberté d’expression. Elle s’exprima par des manifestations relatives aux prix des denrées alimentaires qui augmentaient sans cesse, par l’intérêt porté aux délibérations de l’Assemblée. Parallèlement, certains nobles, dont le frère du roi, le futur Louis XVIII, commencèrent à émigrer hors du royaume par hostilité envers la Révolution et afin de préparer le retour à l'Ancien Régime. Le 5 octobre 1789 , près de 5 000 femmes de Paris se rendirent à Versailles pour exprimer des revendications économique liées notamment au prix du pain en cette période de disette. A cette occasion, la reine Marie-Antoinette aurait dit : « Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de la brioche ». Des altercations éclatèrent, les têtes de quelques gardes furent placées au bout de piques, et les femmes obligèrent la famille royale à revenir à Paris le 6 octobre, afin de rapprocher le roi de son peuple. Le but était surtout de placer le roi sous surveillance en l'installant aux Tuileries. Les femmes, souvent présentes dans les journées révolutionnaires, montrèrent ainsi au grand jour leur engagement politique, leur capacité à organiser des manifestations et à exprimer des revendications. Document : La marche des femmes sur Versailles le 5 octobre 1789. Paris, BnF, Gallica. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:A_Versailles,_%C3%A0_Versailles_5_octobre_1789.jpg Encadré : deux grandes figures féminines de la Révolution Les deux grandes figures féminines de la Révolution furent Théroigne de Méricourt (1762-1817) et Olympe de Gouges (1748-1793), qui comptent parmi les figures fondatrices du féminisme d'aujourd'hui. Théroigne de Méricourt ne participa pas aux journées d'octobre mais elle y fut associée. Elle s'était installée à Versailles pour y suivre les débats politiques. elle fut dénoncée pour avoir porté un vêtement de coupe masculine. Elle réclama l'armement des femmes, elle fut fouettée en public par des femmes proches des Girondins et jetée dans un hospice car elle était considérée comme folle. Olympe de Gouges se fit connaitre comme autrice de pièces de théâtre et de pamphlets politiques sur les questions de l'esclavage et du droit des femmes notamment. Elle rédigea en 1791 une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne pour répondre au texte de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et qui reste d'actualité. Proche des Girondins et hostile à Robespierre, elle fut guillotinée le 3 novembre 1793. L'héritage de ces deux femmes est revendiqué à juste titre par les féministes d'aujourd'hui. La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne mériterait de figurer ici dans sa totalité. Nous en indiquons ci-dessous quelques articles particulièrement d'actualité encore aujourd'hui. Document : La Déclaration de la femme et de la citoyenne rédigée par Olympe de Gouges en 1791. Article premier. La Femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Article 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance à l'oppression. Article 6. La loi doit être l'expression de la volonté générale ; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents. Article 13. Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, les contributions de la femme et de l'homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l'industrie. Source: https://gallica.bnf.fr/essentiels/anthologie/declaration-droits-femme-citoyenne-0 Le 19 octobre 1789, les députés de l'Assemblée vinrent également s’installer à Paris, dans la salle du manège, aux Tuileries. Les députés favorables au renforcement des pouvoirs du roi s’installèrent à droite du président de séance, et les députés partisans d’une réduction de ses pouvoirs s’installèrent à gauche . De ce moment date la différence entre la droite et la gauche en politique. Les députés ainsi réunis formèrent l'Assemblée constituante chargée d'élaborer la constitution du royaume et de réaliser des mesures qui bouleversèrent l'espace et la société de la nouvelle France. Un événement spectaculaire fut la fête de la Fédération , le 14 juillet 1790, pour commémorer l’anniversaire de la prise de la Bastille. Cette fête rassemblait, sur le Champ de Mars, le roi, les députés et les représentants des gardes nationales de toutes les villes de France (environ 100 000 hommes), rassemblés derrière La Fayette, le commandant de la garde nationale de Paris. La Fayette, commandant de la Garde nationale, prêta serment au nom de tous les gardes nationaux venus de toute la France : « Nous jurons de rester à jamais fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi et de protéger conformément aux lois la sûreté des personnes et des propriétés, la circulation des grains et des subsistances dans l'intérieur du royaume, la prescription des contributions publiques sous quelque forme qu'elle existe, et de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité ». Puis le roi prêta serment à son tour : « Moi, roi des Français, je jure d'employer le pouvoir qui m'est délégué par la loi constitutionnelle de l'État, à maintenir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par moi et à faire exécuter les lois ». En 1880, le 14 juillet devint la fête nationale. Contrairement à ce que l’on croit souvent, il ne s’agit pas de commémorer le 14 juillet 1789, journée d’émeute sanglante, mais de commémorer la fête de la Fédération, journée d’unité et d’unanimité nationale. Document : Charles Monet, La fête de la fédération du14 juillet 1790 sur le Champ de Mars à Paris , 1790. Eau forte, BnF. La fête de la Fédération - Histoire analysée en images et œuvres d’art | https://histoire-image.org/ Le 15 février 1790 les circonscriptions administratives de l’Ancien Régime furent supprimées et remplacées par 83 départements, tous de taille équivalente, et dont le nom venait d’une particularité géographique. Chaque département était géré par un Conseil général élu. A l’échelle encore plus locale, les anciennes paroisses devinrent des communes , au nombre de 40 000 environ, dont le conseil était également élu par tous les citoyens. Chaque commune était dotée de pouvoirs importants pour organiser la police, la justice de paix, l’éducation, et constituer des unités de la gade nationale. Le département et plus encore la commune devinrent le lieu d’exercice de la politique au quotidien. Cette révolution administrative et territoriale eut pour effet d'augmenter considérablement le nombre des agents de l'Etat, tous élus. Alors que 60 000 personnes permettaient de faire fonctionner la monarchie, il en fallait désormais 1,2 million. Au départ, il était prévu de découper le territoire français en carrés de superficie égale. On s'orienta plutôt vers une logique géographique : il devait être possible aux électeurs de se rendre au chef-lieu du département en une journée à pied. Enfin l’activité des clubs , réunissant des députés de l'assemblée constituante dans d’anciens couvents, les Cordeliers (club populaire), les Jacobins (regroupant ultérieurement les députés girondins et montagnards), les Feuillants (club monarchiste) était suivie assidûment par les Parisiens et relayée en province où ces clubs développèrent progressivement un réseau dense. Avec la presse et les manifestations, ces clubs contribuèrent grandement à l’éducation politique des populations Comme l'illustre la gravure suivante, l’unanimité semblait l’emporter en 1790. Le roi était vu comme le protecteur des populations et le garant des réformes mises en place. Document : Les étrennes patriotiques offertes au Roi au nouvel an 1790. Estampe. Paris, BnF. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8411018b.item Transcription de la légende : Le Vieillard : (illisible) Le Roi : la naïveté qui décorent (sic) ces âmes vertueuses approcheront de mon trône, oui, messieurs, voilà, voilà mes amis. Monseigneur le Dauphin : Ce petit agneau mord-t-il ? La petite fille : Non, Monseigneur, il n’est pas aristocrate Aujourd'hui, les historien·nes remettent en cause l'apparente unanimité de l'année 1790. Les mesures évoquées ci-dessus provoquèrent des conflits, des fractures durables et même des guerres civiles dans le sud-est de la France. En outre, le déroulement de la Fête de la Fédération inquiéta certains révolutionnaires : le peu d'empressement du roi à prêter serment sembla suspect et on accusa La Fayette d'aspirer à une dictature militaire. Mais ce sont surtout les décisions concernant la religion qui mirent le feu aux poudres. 1.2.3 Les premières fractures Dans l'œuvre de l'Assemblée constituante, des fractures apparurent en effet, qui furent lourdes de conséquence pour la suite. La Constitution civile du clergé , adoptée par décret le 12 juillet 1790, abolit les vœux religieux perpétuels et supprima les ordres monastiques. Les biens de l’Église avaient été confisqués et mis à la disposition de la nation le 2 novembre 1789. Ils devinrent les biens nationaux . Leur vente devait permettre de résorber le déficit budgétaire de l’État. En contrepartie, les hommes d’Église recevaient un traitement de l’État et devaient pour cela prêter serment de fidélité à la nation, à la loi et au roi, devant le conseil municipal et les fidèles de la paroisse. Les circonscriptions religieuses étaient désormais calquées sur les nouvelles circonscription administratives : un diocèse par département, une ou plusieurs paroisses par commune. La religion catholique bénéficiait ainsi d'un statut de religion officielle. Mais le pape s’opposa à la Constitution civile du clergé et provoqua de profondes dissensions au sein de l’Église catholique. Les prêtres « jureurs » (qui avaient prêté serment) s’opposèrent aux prêtres « réfractaires », bientôt contre-révolutionnaires. Le 27 juillet 1792, il fut décidé que les biens des nobles émigrés à l'étranger soient vendus également comme biens nationaux. La vente de s biens nationaux, les biens de l'Eglise confisqués pour rembourser la dette de l'Etat, fut l'une des mesures fondamentales de la Révolution. Il aurait été possible d'annuler la dette de l'Etat monarchique qui avait été contractée sous l'Ancien Régime. Mais cela aurait conduit à la ruine des grands financiers détenteurs des emprunts d'Etat et proches de certains dirigeants politiques de la Révolution. Les révolutionnaires lancèrent donc un nouvel emprunt sous la forme d'"assignats" souscrits par tous ceux qui le pouvaient et remboursables en biens nationaux. La vente des biens nationaux pour rembourser cet emprunt favorisa un gigantesque transfert de propriété (environ 10 % de la superficie du territoire) vers la bourgeoisie qui acheta à vil prix des propriétés foncières ecclésiastiques ainsi que des bâtiments religieux qui hébergèrent parfois les premières usines françaises. La paysannerie en bénéficia également et put accroitre la taille de ses exploitations agricoles. Ces acquisitions expliquent l'anomalie, comparativement au reste de l'Europe de l'ouest, du maintien d'une paysannerie moyenne en France jusqu'à la fin du XIXe siècle. Cependant, là où la bourgeoisie ne laissa que des miettes aux paysans, ces derniers s'opposèrent ensuite à la Révolution, comme ce fut le cas en Vendée. Les assignats furent par la suite transformés en papier monnaie officiellement garanti par la valeur des biens nationaux encore disponibles. Cependant, les besoins de financement de la guerre conduisirent à une émission excessive de papier-monnaie, hors de proportion avec la valeur effective des biens nationaux. L'assignat se dévalua rapidement, jusqu'à sa suppression en 1795. Evoquons, en effectuant un autre saut chronologique, la création de l’état civil et l’autorisation du divorce, adoptés par décret de l’Assemblée législative du 20 septembre 1792. Depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, les registres paroissiaux (baptême, mariage, enterrement) étaient tenus par le curé de la paroisse. Désormais, l’ état civil (registre des naissances et non plus des baptêmes, mariages civils, décès et non plus des enterrements) était enregistré par un officier d’état civil en mairie. Cette mesure permit d’arracher la mesure des rythmes de la vie de chacun à l’Église, même si les cérémonies religieuses n’étaient nullement interdites. Parallèlement, l’Assemblée constituante prit des mesures contre les artisans et les ouvriers. Le décret d’Allarde, voté les 2 et 17 mars 1791 supprima les corporations qui réglementait les salaires, les normes et la production des corps de métiers de l’artisanat. Il légalisait ainsi la liberté d’entreprise et la libre concurrence. Ce décret fut complétée par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 qui interdisait tout groupement professionnel et toute « coalition », ce que nous appelons aujourd’hui les syndicats et la grève, notamment pour exprimer des revendications salariales. Ces deux mesures aggravèrent considérablement les conditions de travail et de vie de la classe ouvrière naissante qui ne disposait plus de moyens légaux pour se défendre face au patronat. En juin 1791, la famille royale tenta de s’enfuir des Tuileries pour rejoindre à Metz les armées du marquis de Bouillé composées de nobles émigrés. Elle fut reconnue et arrêtée à Varennes le 21 juin 1791. Cet événement montre que les contre-révolutionnaires commençaient à s’organiser autour des nobles émigrés derrière les frontière de la France qui souhaitaient rétablir la monarchie absolue. Les députés membres du club des Jacobins, Robespierre, Danton, Camille Desmoulins, commencèrent à réclamer la déchéance du roi. La famille royale revint à Paris sous bonne garde. Document : Le retour de la famille royale à Paris, le 25 juin 1791. Gravure coloriée. Paris, Musée Carnavalet. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Retour_Varennes_1791.jpg L'Assemblée, occupée à rédiger la Constitution, mit hors de cause la personne du roi. Les partisans de la monarchie constitutionnelle cherchaient à minimiser la trahison du roi en accréditant la légende d’un enlèvement et non pas d’une fuite du roi à Varennes Selon eux, il fallait coûte que coûte parvenir à faire adopter la Constitution en cours de rédaction depuis la fin de 1789. Aussi, le 17 juillet 1791, une manifestation populaire, organisée par le club des Cordeliers, eut lieu pour déposer sur l'autel du Champ de Mars une pétition réclamant la déchéance du roi qui avait clairement montré sa trahison en fuyant à Varennes. L'Assemblée ordonna au maire de Paris, Bailly, de disperser le rassemblement et la loi martiale fut proclamée. La manifestation fut violemment dispersée par la Garde nationale sous les ordres de La Fayette qui fit tirer sur la foule. Elle aurait tué une douzaine des personnes. Avant de donner l'ordre de tirer, La Fayette avait fait déployer le drapeau rouge qui, à l'époque, annonçait l'application rigoureuse de la loi martiale et la menace d'une répression violente. Plus tard, ce drapeau fut détourné de son sens premier et repris comme emblème du mouvement ouvrier. Pour la première fois, l'Assemblée (surtout Barnave, le dirigeant des Feuillants monarchistes, la mairie de Paris (Bailly) et la Garde nationale dirigée par La Fayette s'unirent pour réprimer le mouvement populaire. Près de 200 personnes, dont Camille Desmoulins, furent emprisonnées à la suite de cette manifestation, Danton s'enfuit en Angleterre pour échapper à la prison. Le camp révolutionnaire commençait à se fracturer. La rupture était consommée entre le mouvement populaire et certains dirigeants de l'Assemblée. Document : Publication de la loi martiale au Champ de Mars : le 17 juillet 1791 Fusillade du Champ de Mars, le 17 juillet 1791. Gravure à l'eau forte et au burin de Pierre-Gabriel Berthault (1737-1831) d'après un dessin de Jean-Louis Prieur (1759-1795). Source : BnF https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb40248685f La Constitution de 1791 fut adoptée par l'Assemblée constituante le 30 septembre 1791. Contrairement aux principes affirmés en 1789, la population masculine était divisée entre les citoyens « actifs » qui payaient des impôts et qui avaient le droit de vote, et les citoyens « passifs » (et les femmes) qui ne payaient pas d’impôts et n’avaient pas le droit de vote. Les premiers avaient des droits civiques et les seconds n'avaient que des droits civils. La Constitution respectait la séparation des pouvoirs. Le pouvoir législatif était attribué à une Assemblée législative unique élue par les citoyens actifs. Cependant, cette Constitution accordait des pouvoirs très importants au pouvoir exécutif tenu par le roi : ce dernier nommait et dirigeait les ministres, il avait un droit de veto suspensif pendant quatre ans sur les lois votées par l’Assemblée et il était le commandant en chef des armées. Enfin, comme aux Etats-Unis, les juges, au nombre de 15 000, étaient également élus. Les députés de l'Assemblée constituante (Robespierre, Barrère, Barnave, Siéyès, Talleyrand, etc.) ne pouvant se représenter aux élections à l'Assemblée législative, un nouveau personnel politique fut élu en septembre 1791 . Document : La constitution de 1791 Document : Les 745 députés élus à l’assemblée législative en septembre 1791 De gauche à droite : les jacobins (136 députés), les constitutionnels (345 députés), les feuillants (264 députés). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Diagramme_AN_fran%C3%A7aise_1791.svg Pourtant, à la suite de la fuite à Varennes, le discrédit du roi commençait à l’emporter, et son image à se dégrader au sein du peuple, comme le signale la gravure ci-dessous. Elle oppose l’image du « bon roi » Henri IV à celle du roi Louis XVI représenté en cochon. Document : « Ventre saint-gris où est mon fils ? Quoi ? C’est un cochon ? ». "C'est lui-même, il y noye sa honte". Estampe anonyme, 1791, Paris : Musée Carnavalet. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8411569c 1.3 La Révolution en guerre 1.3.1 Le déclenchement de la guerre La guerre accéléra la Révolution et provoqua le passage à la république. Le rejet de la Constitution civile du clergé par le pape, la présence d’un nombre croissant de nobles émigrés et contre-révolutionnaires aux frontières nord-est de la France suscitaient l’inquiétude des révolutionnaires. Les nobles émigrés bénéficiaient en outre du soutien des monarchies traditionnelles, l’Espagne, l’Autriche, le Piémont qui voyaient la France révolutionnaire comme un danger pour elles-mêmes. Le camp révolutionnaire, derrière les députés jacobins Brissot et Roland, était persuadé que, à l’instar de ce qui s’était passé récemment aux États-Unis, en Suisse et aux Pays-Bas, la Révolution risquait d'être menacée par une intervention étrangère. Selon eux, il fallait donc agir préventivement en déclarant la guerre aux monarchies européennes. L'objectif des Jacobins était de conquérir en priorité la Belgique et la Hollande actuelles. Le contrôle de leurs ports aurait également permis de disputer la suprématie de l'Angleterre sur les mers. Seul, Robespierre (qui n'était plus député mais s'exprimait fréquemment au club des Jacobins) était contre la guerre car il craignait qu’elle ne renforce l’armée et ne donne à un général l’occasion de prendre le pouvoir. Le roi était également favorable à la guerre, mais pour des raisons opposées à celles de Brissot : il en attendait une défaite des armées françaises qui permettrait le rétablissement de la monarchie absolue. Le 12 avril 1792, la guerre fut donc déclarée par l’Assemblée législative au roi de Prusse et au roi (et futur empereur) d’Autriche. Document : La déclaration de guerre de 1792 Louis XVI propose aux députés de l'Assemblée nationale législative de déclarer la guerre au roi de Bohême et de Hongrie (20 avril 1792). Cette proposition est votée par l’Assemblée : « L'Assemblée nationale délibérant sur la proposition formelle du roi, décrète que la guerre sera faite par la nation française au roi de Bohême et de Hongrie ». Gravure allemande de Johann Carl Bock d'après un dessin de C. Heydeloff, 1792. Source : Gallica. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84115345/12148 De nombreux volontaires affluèrent à Paris pour s'engager dans les armées révolutionnaires. Parmi eux, Rouget de Lisle composa le Chant de guerre pour l’armée du Rhin , vite appelé La Marseillaise car il fut chanté d'abord par les volontaires marseillais. Le roi entrava les efforts militaires de son propre pays. Il opposa son veto à diverses mesures, dont la construction d’un camp militaire pour protéger Paris en cas d’invasion. En outre, les armées françaises subirent des défaites plus ou moins provoquées par des officiers, anciens nobles hostiles à la Révolution. Le 25 juillet 1792, le manifeste de Brunswick , le général en chef de l’armée prussienne, mit le feu aux poudres. Brunswick menaçait de détruire Paris et sa population si la famille royale était mise en danger. Loin de terroriser la population parisienne, ce manifeste, qui prouvait la collusion du roi avec les armées ennemies, rendit les Parisiens encore plus déterminés. Ils exigèrent, en vain, de l’Assemblée législative qu’elle dépose le roi . Document : Le manifeste de Brunswick, adressé aux Parisiens, 25 juillet 1792 Sa Majesté l’Empereur et Sa Majesté le roi de Prusse appellent et invitent à retourner sans délai aux voies de la raison et de la justice, de l’ordre et de la paix. C’est dans ces vues que moi, soussigné général commandant en chef des deux armées déclare : Que les généraux, officiers, bas-officiers et soldats des troupes de la ligne française sont tous sommés de revenir à leur ancienne fidélité et de se soumettre sur le champ au roi leur légitime souverain. Que la ville de Paris et tous ses habitants sans distinction seront tenus de se soumettre sur le champ et sans délai au roi, de mettre ce prince en pleine et entière liberté et de lui assurer, ainsi qu’à toutes les personnes royales, l’inviolabilité et le respect auxquels le droit de la nature et des gens obligent les sujets envers les souverains ; leurs Majestés impériale et royale rendant personnellement responsables de tous les évènements, sur leur tête, pour être jugés militairement sans espoir de pardon, tous les membres de l’Assemblée Nationale, du département, du district, de la municipalité et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous autres qu’il appartiendra, sur leur foi et parole d’empereur et de roi. Que si le château des Tuileries est forcé ou insulté, que s’il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés, le roi, la reine et la famille royale, s’il n’est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d’attentats aux supplices qu’ils auront mérités. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Manifeste_de_Brunswick Document : Les sans-culottes en armes. Gouache de J.-B. Lesueur, 1793-1794, Paris, Musée Carnavalet. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sans-culottes_en_armes_-_Lesueur.jpg 1.3.2 L'abolition de la monarchie L'Assemblée législative refusa de déposer le roi. Aussi, le 10 août 1792, les sans-culottes de Paris (terme au départ péjoratif désignant le peuple parisien d’artisans et de petits commerçants politisés qui portaient des pantalons et pas des culottes) organisés en Commune insurrectionnelle attaquèrent le palais des Tuileries. Au terme de combats sanglants qui firent près d'un millier de morts, ils s’emparèrent de la famille royale et la jetèrent dans la prison du Temple. L’estampe ci-dessous ne montre pas tellement l’état physique supposé du roi mais surtout la déconsidération totale de l’image royal et de la monarchie constitutionnelle. Document : « Louis le dernier et sa famille conduits au Temple le 13 aoust 1792 ». Estampe anonyme, Paris, BnF. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Louis_le_dernier_et_sa_famille_conduits_au_Temple_le_13_aoust_1792_%28etching,_29,5_x_40,5_cm%29_%28cropped%29.jpg Dans les jours qui suivirent, l’avancée des armées prussienne et autrichienne provoqua la panique de la population. On apprit en outre le déclenchement de la révolte de Saint-Domingue accompagnée, elle aussi, d’atrocités. Certains députés apeurés pensèrent quitter Paris. Le 2 septembre, Danton prononça son plus célèbre discours à l'Assemblée législative où, pour galvaniser la population, il s'exclama : "Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée". Mais l'inquiétude se fit croissante. Entre le 3 et 6 septembre, lors des massacres de septembre , les sans-culottes massacrèrent plus d'un millier de prisonniers détenus dans les prisons parisiennes car une rumeur accusait ces derniers d’ourdir un complot contre-révolutionnaire. L’armée française remporta une première victoire à Valmy , le 20 septembre 1792. Elle mit un coup d’arrêt définitif à la menace prussienne et autrichienne contre Paris. A l’annonce de cette victoire, le 21 septembre, lo rs de sa première réunion publique, la Convention abolit la royauté . Cette décision équivalait à proclamer la République qui, cependant, ne fut pas officiellement proclamée. Le député Billaud-Varenne fit décider que, à compter du 22 septembre 1792, « La Convention nationale décrète que tous les actes publics porteront dorénavant la date de l'an premier de la République française ». Certains s’attachèrent alors à rédiger un nouveau calendrier. Cette première République dura de 1792 à 1799, date de la prise de pouvoir par Bonaparte. Document : Expédition en province du décret pris par la Convention lors de sa première séance et portant abolition de la royauté, signée par Pétion, président, Brissot et Lasource, secrétaires de séance. Source : Archives nationales, AE/II/1316. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:D%C3%A9cret_de_la_Convention_abolissant_la_Royaut%C3%A9,_21_septembre_1792.png Transcription : « DÉCRET de l’Assemblée nationale du vingt et un septembre 1792. L’an quatrième de la Liberté. La convention nationale décrète à l’unanimité que la royauté est abolie en France. Collationné à l’original par nous, Président et Secrétaires de la convention nationale à Paris, le 22 septembre 1792, l’an premier de la république française. (signé) Pétion, Brissot, Lasource» 1.3.3 La Convention girondine La Convention, la nouvelle assemblée qui se réunit à partir du 21 septembre 1792, remplaça l’Assemblée législative. Celle-ci n’avait plus lieu d’être après la déchéance du roi qui rendait caduque la Constitution de 1791. La Convention était une assemblée unique exerçant à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif et dont le rôle était de rédiger la constitution du régime républicain. Mais surtout, les députés de la Convention avaient été élus au suffrage universel masculin au début du mois de septembre 1792. Cependant, moins de 10 % du corps électoral avait voté car le scrutin n'avait put se tenir dans les territoires envahis par les armées étrangères et parce que, ailleurs, la lassitude et la peur avaient découragé les électeurs. Cette Convention était dominée par les députés girondins (Brissot, Vergniaud, Rolland, Condorcet), libéraux et proches de la bourgeoisie d’affaire, et les députés montagnards (Danton, Marat, Robespierre, Saint-Just, Camille Desmoulins), qui devaient leur nom au fait qu’ils siégeaient sur les bancs situés en haut de la Convention. Ces derniers étaient plus proches du peuple et des sans-culottes. Girondins et Montagnards étaient tous issus du club des Jacobins, mais la montée des périls avais mis en évidence leurs divisions. Cependant, la majorité des députés était centriste (regroupés dans la Plaine ou le Marais, dont les députés, comme Siéyès, étaient surnommés les "crapauds" par leurs opposants). Le Marais soutint les girondins dans un premier temps puis les montagnards dans un second temps. Dans un premier temps, entre septembre 1792 et mai 1793, comme les girondins dirigeaient la Convention, on parle alors de "Convention girondine". Document : Les 749 députés de la Convention nationale élus en septembre 1792 De gauche à droite : les Montagnards (200 députés), le Marais (389 députés), les Girondins (160 députés). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:French_National_Convention,_1792.svg La vie politique se structura autour de la rivalité entre la Convention et la Commune de Paris, émanation des 48 sections de Paris (l'équivalent des vingt arrondissements de Paris actuels) au sein desquelles le peuple de Paris débattait démocratiquement, votait des motions et cherchait à influencer les votes de la Convention. Deux pouvoirs, dont l'un était subordonné à l'autre, coexistaient. La Convention, émanation d'une démocratie représentative, était composée de députés issus de milieux favorisés, plus ou moins favorables au peuple, élus par les citoyens de (relativement) tout le pays. En revanche, la Commune, incarnation d'une démocratie directe, était animée par des sans-culottes parisiens qui représentaient le groupe révolutionnaire le plus avancé et qui avaient mené l'assaut contre les Tuileries le 10 aout 1792. Leur objectif n'était pas de prendre le pouvoir, mais de faire pression sur la Convention pour qu'elle adopte des mesures favorables au peuple. Les deux pouvoirs connurent une situation d'équilibre émaillée de graves tensions, de l'automne 1792 au printemps 1794. Ensuite, la Convention menée par Robespierre l'emporta et mit fin au mouvement populaire. La première grande affaire de la Convention fut le procès du roi, entre le 10 décembre 1792 et le 20 janvier 1793. Les députés débattirent tout d'abord de la possibilité de juger le roi. La découverte de "l'armoire de fer" aux Tuileries, renfermant des documents et de lettres échangées entre le roi et les émigrés massés au frontières, convainquit tous les députés de sa trahison et de la nécessité de le juger. La Convention, transformée en tribunal et exerçant ainsi le pouvoir judiciaire, condamna le roi à mort. Plus précisément, 691 députés le jugèrent coupable et 387 votèrent la peine de mort, contre 334. Il s’agissait de faire disparaître un symbole plus qu’un homme, comme l’expliqua Robespierre : « Il faut que Louis meure parce qu'il faut que la patrie vive ». Le roi fut exécuté le 21 janvier 1793 sur l'actuelle place de la Concorde. Cette exécution, perçue comme une déclaration de guerre à toutes les monarchies, fut l’une des raisons de l’entrée en guerre de l’Angleterre, le 1er février 1793, aux côtés des autres monarchies européennes dans le cadre de la première coalition. Mais la principale raisons de l'entrée en guerre de l'Angleterre fut l'invasion de la Belgique puis de la Hollande par les troupes françaises qui menaçaient alors directement les intérêts commerciaux britanniques. La situation de la Révolution devint très difficile : il fallait développer l’effort de guerre contre les puissances européennes coalisées, mais aussi contre de nombreuses révoltes qui éclatèrent en même temps en France, notamment contre les recrutements forcés dans l’armée. 2. Intermède : de l’exécution du roi à la fin de la Révolution (1793-1799) Le programme de CM1 fait l’impasse sur les événements qui se déroulèrent entre l’exécution du roi et l’arrivée au pouvoir de Bonaparte en 1799. Je vais prendre le risque de résumer très grossièrement cette période pourtant essentielle de la Révolution. 2.1. Vers la Convention montagnarde Au printemps 1793, comme nous le savons, la Convention était dominée par les Girondins soutenus par les députés du centre. Mais ils semblèrent vite incapables de prendre des mesures fortes pour préserver la Révolution face aux ennemis extérieurs et intérieurs. Les Vendéens se révoltèrent contre la levée des 300 000 hommes décidée le 24 février 1793 par la Convention pour aller combattre les puissances coalisées. Les paysans vendéens ne souhaitaient pas défendre la Révolution qui leur avait peu apporté. En effet, la bourgeoisie urbaine, notamment nantaise, avait racheté la plus grande partie des biens nationaux de la région et les avait ainsi empêché d'en acquérir et d'agrandir leurs exploitations agricoles. Cette révolte, au départ populaire et dirigée par le voiturier Cathelineau, dont le métier l'amenait à faire de la contrebande du sel avant 1789, fut captée ensuite par les monarchistes (Charette, La Rochejacquelin). Les Vendéens constituèrent une véritable armée qui s'empara de toutes les villes de la "Vendée militaire" (nord du département de la Vendée, sud-ouest du département du Maine-et-Loire, sud du département de la Loire inférieure) mais échoua devant Nantes. En même temps, en raison des troubles et de la guerre, le prix des subsistances ne cessait d'augmenter à cause de l'inflation. En effet, pour régler les frais de la guerre, la Convention fit imprimer de plus en plus d'assignats, dans des proportions sans commune mesure avec la valeur des biens nationaux censés garantir leur valeur. En conséquence, la valeur réelle des assignats s'effondra. Attachés au libéralisme économique, les Girondins refusaient d'intervenir dans l'économie et de contrôler le prix des denrées, ce qui rendait encore plus difficile la situation du peuple des villes. Au printemps 1793, les porte-paroles des sans-culottes étaient ceux que l'on appelait les Enragés, Jacques Roux (un ancien prêtre), Théophile Leclerc et Jean Varlet, ainsi que Claire Lacombe, la dirigeante de la Société des femmes révolutionnaires. Ils étaient issus d'un milieu aisé et avaient bénéficié d'une bonne instruction mais ils connaissaient la misère et vivaient parmi les pauvres de la section des Gravilliers, dans le nord de Paris. Ils critiquaient la bourgeoisie, y compris la bourgeoisie révolutionnaire, et réclamaient la réquisition des profits des profiteurs de guerre et de ceux qui spéculaient sur les prix des produits alimentaires. Les sans-culottes parisiens, regroupés au sein de la Commune de Paris et dirigés par les Enragés, envahirent la Convention et imposèrent l’élimination des Girondins le 30 mai et le 2 juin 1793. Désormais, la Convention fut dirigée durant une année par les montagnards, dont les chefs étaient Robespierre et Danton, et bénéficiant du soutien des députés du Marais. Aussitôt après leur prise du pouvoir, les montagnards exigèrent de la Commune qu'elle se débarrasse des Enragés qui leur avaient permis de prendre le pouvoir, au prétexte que Jacques Roux avaient tenu un discours trop virulent contre la vie chère devant la Convention. Ce dernier fut jeté en prison, y resta de longs mois et se suicida le 10 février 1794 pour échapper à la honte de la comparution devant le Tribunal révolutionnaire. Il ne voulait pas être assimilé aux contre-révolutionnaires qui y étaient habituellement jugés. Hébert, un démagogue proche des montagnards, qui avait contribué à la liquidation des Enragés, se positionna désormais comme le porte-parole des sans-culottes, notamment avec son journal Le père Duchesne . Il s'efforça de canaliser le mouvement populaire. Il lança à cet effet, en septembre 1793 le mouvement de la déchristianisation qui correspondait cependant à un souhait profond des sans-culottes hostiles à l'Eglise : fermetures d'églises, mascarades anti-religieuses, transformation d'un grand nombre de noms de lieux portant un nom de saint, etc. Au même moment, sous la pression populaire, le Maximum des prix fut voté par la Convention, le 29 septembre 1793 : le prix des denrées ne pouvait dépasser un prix maximum fixé par la loi. Cette mesure coercitive était un moyen d'assurer la subsistance du peuple en limitant autoritairement l'inflation. Le 24 juin 1793, la Convention, conformément à son mandat originel, avait élaboré une nouvelle Constitution, dite de l'an II ou de 1793. Cette Constitution était très courte et reste un texte fondamental de la démocratie sociale et politique. Cependant, elle fut suspendue en attendant le retour à la paix, et ne fut jamais appliquée. Parallèlement, de nombreux députés girondins, ayant fui Paris en juin 1793, poussèrent de nombreuses régions à se soulever dans le cadre de la révolte dite "fédéraliste". En effet, au nom de la liberté politique et économique, les girondins étaient hostiles à la centralisation parisienne. Ils défendaient l'idée d'une nation composée d'une fédération de provinces, un peu sur le modèle américain. Dès lors, une grande partie de la France (la Vendée, Lyon, Toulon et près de 60 départements au total) échappa à l’autorité de Paris, comme l'indique la carte ci-dessous. Source : Hors-série du journal Le Monde , 2009. Encadré : la mort de Marat Jean-Paul Marat (24 mai 1743-13 juillet 1793) était une grande figure du mouvement révolutionnaire. Avant la Révolution, il fut médecin, physicien, théoricien politique influencé par Montesquieu et Rousseau. Il avait longtemps séjourné en Angleterre dont il avait étudié le système politique. En septembre 1789, il publia le premier numéro d’un journal quotidien, L’Ami du peuple , qui parut jusqu’au 21 septembre 1792. Il participait aux débats du club des Cordeliers dont il était membre, il défendait les mesures de la Révolution, et s’opposait à l’esclavage dans les colonies françaises. Dans son journal, il commentait chaque jour la séance parlementaire et formulait, à partir de là, ses propres réflexions politiques d’un caractère souvent général et profond. Il critiquait les le suffrage censitaire de la Constitution de 1791 et dénonçait sans cesse les hommes au pouvoir et ceux qui lui semblait être des ennemis de la Révolution. Après la journée du 10 août 1792, il se rendit célèbre en appelant à l’exécution des contre-révolutionnaires. Le 9 septembre 1792, Marat fut choisi par sa section pour être député de Paris à la la Convention. C’est pourquoi il mit fin à la parution de L’Ami du peuple . Il publia ensuite Le Publiciste de la République française. Étant élu député dans le groupe des montagnards, il vota la mort du roi puis combattit les Girondins en les accusant de conspirer avec les ennemis de la Révolution et en appelant à leur arrestation. Il inspira de la sorte les journées du 31 mai et du 2 juin 1793 au cours desquelles les sans-culottes arrêtèrent les députés girondins. Cependant, à partir du 3 juin 1793, il ne se présenta plus à la Convention. Victime d’une grave maladie de peau provoquant de terribles démangeaisons et de graves maux de tête. IL passait ses journées dans la baignoire sabot en cuivre pour prendre des bains curatifs au souffre. Il enveloppait également sa tête d'un mouchoir trempé de vinaigre pour soulager ses migraines. Dans cette baignoire équipée d’un écritoire, il rédigeait les articles du Publiciste de la République française. Pendant ce temps, la jeune Marie-Anne-Charlotte de Corday, issue de la noblesse de Caen et favorable aux principes de 1789, tant en étant indignée par ce qu’elle considérait comme les excès de la Révolution. Elle rencontra des députés girondins réfugiés à Caen après leur mise en accusation par la Convention. Il la conduisirent à considérer Marat comme le principal instigateurs des massacres révolutionnaires à cause de ses appels répétés à la traque et à l’exécution des contre-révolutionnaires (les nobles comme les Girondins). Le 13 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, elle parvint à obtenir une entrevue avec Marat en lui faisant dire qu’elle souhaitait lui communiquer les informations sur un prétendu complot contre-révolutionnaire. Après quelques minutes d’entretien, Charlotte Corday frappa Marat à la poitrine d’un coup de couteau, ce qui entraîna sa mort dans sa baignoire. Charlotte Corday fut arrêtée sur le lieu du meurtre. Après son jugement par le Tribunal révolutionnaire, elle fut guillotinée le 17 juillet 1793, le lendemain des funérailles de Marat. Paradoxalement, Charlotte Corday, par son acte, provoqua une telle émotion, qu’elle contribua à la mise en place des principales mesures de la Terreur en août et septembre 1793. Le peintre et conventionnel Jacques-Louis David fut chargé de d’organiser les funérailles de Marat qui, dès lors fut considéré un comme martyr de la Liberté. Ces funérailles grandioses eurent lieu le 16 juillet 1793. Jusqu’en juillet 1794 et la chute de Robespierre, Marat fut considéré comme un véritable saint révolutionnaire. Saint-Nazaire et Le Havre prirent le nom de Marat, des rues et des quartiers également. Par exemple, Montmartre fut rebaptisé Mont-Marat. David peignit un tableau extrêmement célèbre qui le représente en martyr. Document : Jacques-Louis David, La Mort de Marat Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Death_of_Marat_by_David.jpg 2.2. La défense de la Révolution Avant cela, face aux menaces, il fut nécessaire de prendre des mesures fortes pour sauver la Révolution rassemblées sous le terme de "Terreur". Par la suite, la période qui s'écoula de mars 1793 à juillet 1794, fut nommée la Terreur. Aujourd'hui encore, les historien.nes débattent de la pertinence du terme de "Terreur". Pour certain·es historien·nes, cette période ne fut pas celle de la "Terreur" car elle ne fut jamais mise officiellement à l’ordre du jour. Ce terme, qui désigne une politique centralisée, appliquée impitoyablement par un dictateur, Robespierre, aurait surtout été une invention de ses collègues du Comité de Salut public pour justifier leur coup d'Etat contre Robespierre en juillet 1794. Cependant, l'adoption de mesures très fortes à partir de septembre 1793 avait effectivement pour objectif d'inspirer la terreur aux ennemis de la Révolution. Ces mesures très fortes furent imposée par la Convention montagnarde qui, de mai 1793 à juillet 1794, avait organisé un « gouvernement révolutionnaire », constitué de plusieurs instances émanant de la Convention qui restait l'organe central du pouvoir, comme l'indique le schéma ci-dessous. Le Comité de sureté générale (dont fit partie le peintre David) se chargeait d'arrêter les suspects. Le statut de suspect avait été défini par la "loi des suspects", le 17 septembre 1793. Le Tribunal révolutionnaire (dirigé par Fouquier-Tinville) jugeaient les "suspects" qui étaient considérés comme des traitres à la nation : les girondins, des aristocrates mais aussi des femmes (Olympe de Gouges, Madame Rolland, Marie-Antoinette). Du 6 avril 1793 à mars 1794, le Tribunal révolutionnaire jugea 1 425 personnes et condamna à mort 624 d'entre elles. Les autres furent acquittées. Le Comité de salut public (présidé par Robespierre) exerçait le pouvoir exécutif sous le contrôle de la Convention. Il lui incomba de prendre des mesures radicales sous la pression des sans-culottes, sur le plan économique (contrôle du prix "maximum" des denrées et du montant des salaires par la loi du 29 septembre 1793) et sur le plan militaire (organisation d’une économie de guerre, enrôlements massifs de soldats par "la levée en masse" décidée par la loi du 23 août 1793). Contrairement à ce qui se dit souvent, La Convention montagnarde ne s'est pas résumée en une dictature du Comité de salut public présidé par Robespierre. Le terme de Convention désigne ici l'ensemble des instances qui émanaient de l'Assemblée et qui étaient composées de députés élus en septembre 1792. Le pouvoir législatif était donc central et la Convention était très démocratique dans son principe. Encadré : les douze membres du Comité de salut public (les "Douze") Robespierre (1758-1794) : direction du Comité de salut public, liaison avec la Convention et le club des Jacobins Barrère (1755-1841) : instruction publique et diplomatie Billaud-Varenne (1756-1819) : correspondance avec les représentants en mission Carnot (1753-1823) : armées et stratégie militaire Collot d'Herbois (1749-1796) : correspondance avec les représentants en mission Couthon (1755-1794) : politique générale (proche de Robespierre) Hérault de Séchelles (1754-1794) : diplomatie (auxiliaire de Barrère) Jeanbon Saint-André (1749-1813) : en mission dans les départements Lindet (1746-1825) : ravitaillement Prieur de la Côte-d'Or (1763-1832) : armement (auxiliaire de Carnot) Prieur de la Marne (1756-1827) : en mission dans les départements Saint-Just (1767-1794) : missions auprès des armées du Nord et du Rhin (proche de Robespierre) Document : J.-B. Lesueur, cinq militants révolutionnaires, 1793. Sous chaque personnage, de g. à d. : « Terroriste Jacobin exaltant le Journal de Marat. » « Enragé Patriote. Ces hommes exaltés par la lecture du Journal de Marat, alloient criant qu’il faloit tuer tous les Aristocrates et les Riches. » « Terroriste lisant un Journal, et mécontent de ce qu’il contient. » « Jacobin réfléchissant sur la manière de gouverner la france. » « Terroriste du temps de Robespierre payé pour susciter des querelles et occasioner des arrestations. » Source : https://journals.openedition.org/ahrf/13170 Document : le plan de Paris sous la Convention. Source: hors-série du journal Le Monde , 2009 Pour gagner le soutien de la population et l’attacher à l’idée républicaine, des mesures de bienfaisance furent prises en faveur des pauvres, des paysans, et de l’école, par les "décrets de Ventôse", les 26 février et 3 mars 1794 (8 et 13 ventôse an II). A cette occasion, Saint-Just, député proche de Robespierre, prononça deux discours célèbres qui constituèrent par la suite la référence de toute république sociale. Document : extraits de discours de Saint-Just "La force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n'avions point pensé. L'opulence est entre les mains d'un assez grand nombre d'ennemis de la Révolution, les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu'un empire puisse exister si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme du gouvernement ? " (Discours du 8 ventôse an II) "Le bonheur est une idée neuve en Europe" (Discours du 13 ventôse an II) N’oublions pas l’abolition de l’esclavage, le 4 février 1794 (16 pluviôse an II) dans toutes les colonies (sauf la Martinique occupée par les Anglais), décision prise en lien avec la guerre civile qui ravageait alors le territoire de Saint-Domingue. Document : La loi abolissant l'esclavage, 4 février 1794 "La Convention nationale déclare que l'esclavage des nègres dans toutes les colonies est aboli ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouissent de tous els droits assurés par la Constitution". Le 26 octobre 1793 fut adopté le calendrier révolutionnaire destiné à désacraliser le temps. Il commençait le 22 septembre 1792, le premier jour de la République et il était composé de 12 mois dont les noms furent créés par Fabre d’Églantine (l’auteur de la chanson « il pleut, il pleut bergère ») en lien avec les saisons. Il resta en vigueur jusqu'en 1806. Document : Le calendrier républicain, en usage de 1793 à 1806 Mois d'automne (terminaison en -aire , du latin -arius , suffixe adjectival) Vendémiaire (22/23/ 24 septembre ~21/22/ 23 octobre ) – Période des vendanges Brumaire (22/23/ 24 octobre ~20/21/ 22 novembre ) – Période des brumes et des brouillards Frimaire (21/22/ 23 novembre ~20/21/ 22 décembre ) – Période des froids ( frimas ) Mois d'hiver (terminaison en -ôse , du latin -osus , « doté de ») Nivôse (21/22/ 23 décembre ~ 19/20/ 21 janvier ) – Période de la neige Pluviôse (20/21/ 22 janvier ~ 18/19/ 20 février ) – Période des pluies Ventôse (19/20/ 21 février ~ 20/ 21 mars ) – Période des vents Mois du printemps (terminaison en -al , du latin -alis , suffixe adjectival) Germinal (21/ 22 mars ~19/ 20 avril ) – Période de la germination Floréal (20/ 21 avril ~ 19/ 20 mai ) – Période de l'épanouissement des fleurs Prairial (20/ 21 mai ~18/ 19 juin ) – Période des récoltes des prairies Mois d'été (terminaison en -idor , du grec dôron , don) Messidor (19/ 20 juin ~ 18/ 19 juillet ) – Période des moissons Thermidor (19/ 20 juillet ~ 17/ 18 août ) – Période des chaleurs Fructidor (18/ 19 août ~ 16/ 17 septembre ) – Période des fruits Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Calendrier_républicain L es mesures extrêmes sauvèrent la Révolution qui parvint à résorber les guerres civiles en France (y compris au prix de nombreux massacres en Vendée) et qui remportèrent des victoires à l'extérieur. Les représentants en mission envoyés en province par le Comité de salut public jouèrent à cet égard un rôle décisif. Saint-Just, représentant en mission auprès des armées, parvint à galvaniser les armées révolutionnaires. En revanche, parmi ces représentants en mission, quelques affairistes commirent des atrocités sous couvert de défense de la Révolution : Carrier à Nantes (noyades massives dans la Loire), Fouché à Lyon, Barras à Toulon. La menace extérieure fut définitivement repoussée grâce aux victoires militaires de juin 1794, notamment la victoire de Fleurus, le 26 juin 1794, qui permit de prendre ensuite Bruxelles et Anvers. De fait, les victoires et les défaites avaient une profonde incidence sur le cours de la Révolution. Les défaites contraignaient la bourgeoisie révolutionnaire à faire des concessions au mouvement populaire pour bénéficier de son engagement contre les ennemis de la Révolution, les victoires militaires renforçaient la bourgeoisie révolutionnaire et conduisaient à un assouplissement des mesures révolutionnaires. La perte de Longwy et de Verdun en août 1792 renforcèrent la Commune de Paris quand elle décida de s'emparer de la personne du roi le 10 août 1792, la prise de Toulon par les Anglais le 27 août 1793 préluda à la mise en place du maximum des prix exigé par les sans-culottes. A l'automne 1793, la situation militaire se retourna : Lyon fut reprise le 9 octobre 1793, les Vendéens furent écrasés le 17 octobre et Toulon fut reprise par Bonaparte le 19 décembre. Dès lors les sans-culottes perdirent leur rôle moteur dans la Révolution car le Comité de salut public avait moins besoin d'eux. Les députés de la Convention, toujours méfiants à l'égard du mouvement populaire, décidèrent d'affaiblir la Commune de Paris en lui retirant ses forces de police le 4 décembre 1793. Dès lors, les mesures extrêmes semblaient moins nécessaires, d’autant plus que Robespierre avait perdu le soutien des sans-culottes en neutralisant, à sa gauche les Enragés, puis en faisant exécuter le 4 germinal an II (24 mars 1794) les Hébertistes qui réclamaient davantage de mesures contre la vie chère dont souffrait le peuple. Le même jour avait paru un nouveau maximum "allégé" qui fit augmenter le prix des denrées au détriment des conditions de vie du peuple. A sa droite, Robespierre fit également exécuter le 16 germinal an II (5 avril 1794) ses alliés compromis dans des malversations de la Compagnie des Indes et partisans de l'indulgence envers les ennemis de la révolution (les "Indulgents" : Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine). La veille de son exécution, Danton aurait décl aré : "Si encore je pouvais donner mes jambes à Couthon [ qui était infirme ] et mes couilles à Robespierre, tout irait encore très bien... ". Sur l'échafaud, le 5 avril 1794, il aurait dit au bourreau : "Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut bien la peine". Désormais, dépourvu du soutien populaire des sans-culottes et du soutien des députés de la Convention qui étaient plutôt favorables à Danton, le gouvernement révolutionnaire ne pouvait se maintenir que par la répression brutale : du 11 juin au 27 juillet, le Tribunal révolutionnaire prononça 796 condamnations à mort, soit 26 exécutions par jour en moyenne. La guillotine fut alors déplacée de la place de la Révolution (place la Concorde) à la place du Trône (place de la Nation) pour déporter aux limites de Paris l'odeur écœurante du sang. Parallèlement, la fête en l'honneur de l'Etre suprême fut célébrée à Paris le 8 juin 1794 sous l'autorité de Robespierre. Selon l'historienne Annie Jourdan, certains mon tagnards (Barrère, Carnot, et des techniciens membres du gouvernement révolutionnaire et hostiles au peuple) et certains députés du Marais inventèrent alors de le terme de « Terreur » pour discréditer Robespierre qu'ils présentèrent comme un dictateur, alors qu'ils l'avaient toujours soutenu jusqu'alors. Maintenant que les armées révolutionnaires avaient éloigné la menace des puissances étrangères avec la victoire de Fleurus notamment, ils souhaitaient mettre fin au régime de contrainte pour que le commerce puisse reprendre dans un marché libéré des contraintes du maximum des prix. Dans le même ordre d'idées, le 21 juillet 1794, fut adopté à Paris un nouveau Maximum des salaires qui abaissait ces derniers. La hausse des prix et la baisse des salaires jetaient les sans-culottes dans la misère et contribuèrent à l'enrichissement de la bourgeoisie révolutionnaire. Robespierre fut donc renversé par un coup d'Etat mené par ses collègues du Comité de salut public le 9 thermidor an II (27 juillet 1794) et exécuté le lendemain. Le 10 thermidor, 109 montagnards furent exécutés, dont Robespierre, Saint-Just et Couthon. Les sans-culottes, déçus par Robespierre et la Convention montagnarde, ne réagirent pas. Dans toute la France, les partisans des montagnards furent alors pourchassés et massacrés. Dès lors, les jeunes gens de la bourgeoisie se vengèrent de l'austérité imposée par le mouvement populaire depuis deux ans. Les "incroyables" et les "merveilleuses" s'habillèrent de vêtements extravagants et donnèrent des fêtes somptueuses alors que le peuple de Paris mourrait littéralement de faim. Parmi eux, les "muscadins" contre-révolutionnaires manièrent le gourdin contre les révolutionnaires. Document : J.-B. Lesueur, Sept personnages féminins (après 1794) . Musée Carnavalet. Sous chaque personnage, de g. à d. : « N° 11/Muscadine s’hyvernant au Palais-Royal. » « Cheveux en vrille et spincer ouvert. » « Chapeau de tafetas plissé, et gance d’or. » « 21/Poissarde » « Femmes à l’antique, avec les Rubans croisés. » « Jeune Marchandes des Halles. » Source : https://journals.openedition.org/ahrf/13170 Document : J.-B. Lesueur, Misère et pénurie à Paris, entre 1794 et 1796 Musée Carnavalet, Histoire de Paris. Source : https://www.parismuseescollections.paris.fr/es/node/111723#infos-principales 2.3. La réaction politique : le Directoire Les membres de la Convention (les députés du Marais ainsi que certains montagnards qui avaient changé de camp au moment opportun, tels que Carnot, Fouché, Barras) rédigèrent la Constitution de l’an III (octobre 1795), celle du Directoire, une république conservatrice revenue au suffrage censitaire. Ce régime politique obéissait à des principes inverses de ceux de la Convention : suffrage censitaire, séparation des pouvoirs, bicamérisme (Conseil des cinq-cents, Conseil des anciens), morcellement du pouvoir exécutif exercé par cinq directeurs. Document : La constitution de l'an III (1795) Depuis lors, dans le champ des sciences politiques, le vocable de "Thermidor" est synonyme de l'arrêt d'une révolution par certains de ceux qui y avaient participé, et de la répression brutale par les mêmes du mouvement révolutionnaire. Ce nouveau régime chercha à établir une forme de stabilité politique en réduisant les libertés, en mettant fin aux lois sociales et en rétablissant la liberté des prix et du marché (le Maximum fut totalement aboli le 9 décembre 1794), en réprimant alternativement le mouvement populaire et la menace royaliste par la mise en place d'un appareil policier très efficace. Une alliance classique de libéralisme économique et répression politique. Le mouvement populaire, épuisé par plusieurs années de guerre civile et de combats politiques, affaibli par la misère et par la faim (le retour au libéralisme économique avait provoqué une hausse considérable du prix des denrées), s'étiola rapidement. La dernière émeute de la faim, du 20 au 23 mai 1795, fut violemment réprimée et marqua la fin du mouvement sans-culotte. En 1797, la "conjuration des Egaux" qui visait le renversement du gouvernement et le retour à la constitution de 1793 fut déjouée et son dirigeant, Gracchus Baboeuf, considéré comme le premier communiste de l'histoire, fut guillotiné. Parallèlement, la guerre civile en France se poursuivait. Si la révolte des Vendéens avait été écrasée lors de la bataille de Savenay en décembre 1793, les troubles se poursuivirent dans l'ouest de la France avec la chouannerie. Afin d'échapper au service militaire obligatoire instauré par la loi Jourdan du 5 septembre 1798, des jeunes gens prirent le maquis et gonflèrent les effectifs des royalistes. En outre, le Directoire se maintint au pouvoir par une série de coups d'Etat. En effet, la constitution de l'an III prévoyait le renouvellement par tiers des assemblées, chaque année. Lors des élections de 1797, les royalistes remportèrent les élections dans les deux assemblées. Pour éviter de perdre le pouvoir, les Directeurs dirigés par Barras, firent arrêter par l'armée les principaux chefs royalistes qui furent déporté au bagne en Guyane, surnommé "la guillotine sèche", lors du coup d'Etat du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). Les nouvelles élections donnèrent l'avantage aux Jacobins nostalgiques de la Terreur. Certains d'entre eux furent arrêtés par l'armée lors du coup d'Etat du 22 floréal an VI (11 mai 1798). Ce régime se maintenant donc en place par des coup d'Etat militaire qu'il commanditait lui-même. Le rôle de l'armée s'accrut encore grâce aux victoires militaires remportées aux Pays-Bas et en Italie en 1796. Les généraux victorieux, parmi lesquels Bonaparte, créèrent dans les territoire conquis les « Républiques-sœurs » proclamées avec l'aide de patriotes locaux et associées à la République française. Document : Les républiques sœurs. Source: Jean-Marc Schiappa, La Révolution française 1789-1799. Librio, 2005. Les soldats révolutionnaires de 1792-1793 d'étaient mués en soldats professionnels dévoués à leurs généraux plutôt qu'à la Révolution. Le pillage des territoires conquis permettait de renflouer le budget de la France et faisait dépendre la survie du régime de la bonne volonté des généraux. Les anciens députés du Marais, et notamment Siéyès, firent alors appel à Bonaparte, rendu très populaire par ses victoires en Italie et en Égypte, pour réaliser un nouveau coup d'Etat afin d'instituer un régime plus fort et plus stable. Bonaparte prit le pouvoir par le coup d’État du 18 et 19 brumaire an VIII (9 et 10 novembre 1799). Le 19 brumaire, Bonaparte et ses soldats envahirent le corps législatif pour prendre le pouvoir. Cet événement marque traditionnellement la fin de la Révolution. Document : Séance du Conseil des Cinq-Cents tenue à St Cloud le 19 brumaire an huit : les braves grenadiers du corps législatif en sauvant Buonaparte ont sauvé la France, par Jean-Baptiste MORRET. Encre sur papier, 1799. © BnF Source: https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/iconographie/seance-du-conseil-des-cinq-cents-tenue-a-st-cloud-le-19-brumaire-an-huit-les-braves-grenadiers-du-corps-legislatif-en-sauvant-buonaparte-ont-sauve-la-france/ 3. De la Révolution à l’Empire Nous revenons ici dans le programme de la classe de CM2. Le régime politique mis en place par Napoléon Bonaparte constitue un problème historique : cette dictature militaire d'apparence monarchique marquait-elle un retour à l'Ancien Régime ou bien marquait-elle une forme de stabilisation de l'héritage révolutionnaire ? 3.1 Le Consulat 1799-1804 3.1.1 L’instauration du Consulat Après le coup d’État des 18 et 19 Brumaire an VIII , Bonaparte mit en place le Consulat avec Siéyès (ancien élu du Tiers état en 1789, de la Convention et du Directoire) et Ducos (ancien élu de la Convention et du Directoire). Le Consulat fut instauré par la constitution du 4 nivôse de l’an VIII (26 décembre 1799). A cette occasion, les trois consuls proclamèrent la fin de la Révolution : Proclamation des Consuls de la République du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799). Les consuls de la République aux Français : Une constitution vous est présentée. Elle fait cesser les incertitudes que le Gouvernement provisoire mettait dans les relations extérieures, dans la situation intérieure et militaire de la République. Elle place dans les institutions qu'elle établit les premiers magistrats dont le dévouement a paru nécessaire à son activité. La Constitution est fondée sur les vrais principes du Gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l'égalité, de la liberté. Les pouvoirs qu'elle institue seront forts et stables, tels qu'ils doivent être pour garantir les droits des citoyens et les intérêts de l'Etat. Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie. Source : documentation photographique n°8141, p. 61. En apparence, cette constitution était démocratique car le suffrage universel masculin était restauré. Mais les électeurs n’élisaient que des listes de candidats à partir desquelles les membres des assemblées législatives étaient désignés par les sénateurs, eux-mêmes désignés par le premier consul. Le pouvoir législatif était réparti entre trois assemblées au pouvoir réduit et qui se neutralisaient réciproquement. Le pouvoir exécutif était partagé entre trois consuls dont le plus important était le premier consul, c’est-à-dire Bonaparte. Les deux autres consuls, Siéyès et Ducos dans un premier temps, Cambacérès et Lebrun ensuite, n’avaient qu’un rôle consultatif. Les pouvoirs de Bonaparte étaient très étendus : il dirigeait l’armée, il exécutait les lois, il nommait aux principales fonctions publiques, il pouvait proposer des lois. Une innovation importante fut celle du plébiscite (l'ancêtre de nos referendums) consistant à consulter directement les citoyens sur des modifications de la constitution. Document : La constitution de l’an VIII (le consulat) et de l’an XII (Empire) Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Constitution_an_VIII_et_le_Empire_Francais.png Document : Portrait de Napoléon Bonaparte en costume de premier consul en 1802 , par Antoine-Jean Gros. Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Fichier:Bonaparte_premier_consul.png De fait, le Consulat était une dictature militaire féroce. Très vite, une soixantaine de journaux d’opposition furent interdits, des milliers d'opposants politiques furent emprisonnés ou exilés. Entre 1800 et 1802, près de 3 000 personnes furent condamnées à mort. Le ministère de la police générale se trouvait sous l’autorité de Fouché (1759-1820), ancien prêtre et ancien membre de la Convention montagnarde, qui avait violemment réprimé la révolte de Lyon en 1793. Ce dernier joua un rôle essentiel dans le contrôle des oppositions et de la population en général (police secrète, contrôle du courrier de la presse, arrestations arbitraires, etc.). Dans une célèbre lettre adressée plus tard à Fouché, Napoléon, devenu alors empereur, montrait clairement son mépris pour la liberté de la presse : Document : lettre adressée par Napoléon à Fouché le 22 avril 1805 Stupinigi, 22 avril 1805 A M. Fouché Monsieur Fouché, les journaux se plaisent, dans toutes les circonstances, à exagérer le luxe et les dépenses de la cour, ce qui porte le public à faire des calculs ridicules et insensés. Il est faux que le château de Stupinigi soit si magnifique ; il est meublé avec d’anciens meubles, que des serviteurs zélés du roi avaient cachés et qu’ils se sont empressés de restituer après le sacre. Faites faire des articles détaillés sur cet objet. On pourra même en tirer parti pour faire sentir l’amélioration de l’esprit public dans ce pays. Faites vérifier qui a fait mettre dans les journaux que M. Saliceti avait reçu un présent de 200 000 francs du gouvernement génois ; ce fait n’est point à ma connaissance, et, fût-il vrai, les journaux n’auraient pas dû le publier, à moins qu’il ne leur ait été communiqué de Gènes. Réprimez un peu plus les journaux ; faites-y mettre de bons articles. Faites comprendre aux rédacteurs du Journal des Débats et du Publiciste que le temps n’est pas éloigné où, m’apercevant qu’ils ne me sont pas utiles, je les supprimerai avec tous les autres, et n’en conserverai qu’un seul ; que, puisqu’ils ne me servent qu’à copier les bulletins que les agents anglais font circuler sur le continent, qu’à faire marcher, sur la foi de ces bulletins les troupes de l’empereur de Russie en Pologne, à contremander le voyage de l’empereur d’Autriche en Italie, à l’envoyer en Courlande pour avoir une entrevue avec l’empereur de Russie, puisqu’ils ne me servent qu’à cela, je finirai par y mettre ordre. Mon intention est donc que vous fassiez appeler, les rédacteurs du Journal des Débats , du Publiciste , de la Gazette de France , qui sont, je crois, les journaux qui ont le plus de vogue, pour leur déclarer que, s’ils continuent à n’être que les truchements des journaux et des bulletins anglais, et à alarmer sans cesse l’opinion, en répétant bêtement les bulletins de Francfort et d’Augsbourg sans discernement et sans jugement, leur durée ne sera pas longue ; que le temps de la révolution est fini, et qu’il n’y a plus en France qu’un parti ; que je ne souffrirai jamais que les journaux disent ni fassent rien contre mes intérêts ; qu’ils pourront faire quelques petits articles où ils pourront montrer un peu de venin, mais qu’un beau matin on leur fermera la bouche. Il faut avoir bien peu de discernement pour ne pas voir qu’en annonçant que les empereurs d’Allemagne et de Russie vont s’aboucher, une pareille nouvelle ne peut que faire un mauvais effet ; que, pour la donner, il faut qu’elle soit sûre ; que celle de la marche des Russes en Pologne ne peut pas faire un meilleur effet ; et ce n’est point ni à Augsbourg ni à Francfort qu’ils auront des sûretés là-dessus, puisque cela est fait exprès. Source : https://www.napoleon-histoire.com/correspondance-de-napoleon-avril-1805/3/ Mais c’est vraiment en 1802 que la Consulat rompit avec la dimension émancipatrice de la Révolution. Après avoir signé la Paix d'Amiens avec l'Angleterre et à l’issue d’un plébiscite, Bonaparte s'octroya le Consulat à vie. A cette occasion, il se débarrassa des derniers députés contestataires du corps législatif. Surtout, il mit fin à l’idéal universaliste et égalitaire de la Révolution française en rétablissant l’esclavage dans les colonies. L’opposition à l’instauration de cette dictature fut assez réduite car la population était épuisée par dix années de conflits. 3.1.2 Le retour précaire à la paix L’une des premières actions de Bonaparte fut de rétablir la paix en France et en Europe. Dans l’ouest de la France, il parvint à obtenir la capitulation des chefs royalistes dès 1800. Pour mettre fin au conflit religieux hérité de la Constitution civile du clergé de 1790, il signa en 1801 le Concordat avec le pape Pie VII, officialisé par la loi du 18 germinal an X (8 avril 1802), en vigueur entre 1802 et 1905 (sauf en Alsace-Moselle où il est encore en vigueur aujourd'hui). Le concordat confirmait tout d’abord la liberté de culte en France. Les édifices religieux étaient mis par l'Etat à la disposition des curés et des évêques. Ces derniers étaient rémunérés par l’État à conditions qu’ils prêtent un serment de fidélité au gouvernement. Les conditions du Concordat furent étendues ensuite aux cultes protestant et juif. Sur le plan extérieur, après avoir battu les Autrichiens à Marengo (14 juin 1800), Bonaparte conclut le traité de Lunéville (9 février 1801) avec les Autrichiens puis le traité d’Amiens (25 mars 1802) avec le Royaume-Uni. La France était en paix pour la première fois depuis dix ans, ce qui conféra une popularité encore plus grande à Bonaparte. Il s'arrogea alors le titre de Consul à vie. Cependant, ce retour à la paix fut partiel. Bonaparte rétablit l’esclavage dans les colonies en 1802 et envoya un corps expéditionnaire à Saint-Domingue pour y restaurer l’autorité de la France. L’armée française fut vaincue par une armée composée d’anciens esclaves. Saint-Domingue devint indépendante en 1804 sous le nom d’Haïti. Cet échec cuisant conduisit Bonaparte à se désengager de l’Amérique du nord et à vendre la Louisiane aux Américains en 1803. Le rétablissement de l'esclavage (aboli en 1794) constitue bien entendu une grave atteinte aux valeurs révolutionnaires de liberté et d'égalité. Document : Loi du 30 floréal an X (20 mai 1802) sur la traite des Noirs et le régime des colonies, Centre des Archives d'Outre-Mer. © WikimediaCommons, Sejan-Travail personnel, CC BY-SA 3.0 Source : https://www.napoleon.org/enseignants/documents/video-napoleon-bonaparte-et-le-retablissement-de-lesclavage-20-mai-1802-5-min-40/ Source : Atlas de la France. Les atlas de l’Histoire, L’Histoire n° 390, août 2013, p. 87. La logique répressive toucha également la classe ouvrière naissante, avec le livret ouvrier institué le 12 avril 1803. Dès qu’il changeait d’emploi et de domicile, ce qui arrivait fréquemment, un ouvrier devait faire viser son livret par le maire de la commune et indiquer à ce dernier le lieu où il se rendait. On pouvait également indiquer les raisons pour lesquelles l’ouvrier quittait son emploi. S’il était chassé de son emploi pour mauvaise conduite, fait de grève, etc., il avait du mal à retrouver un emploi. La police et la gendarmerie pouvaient contrôler ce livret en permanence et repérer les fortes têtes. Sans livret, un ouvrier pouvait être considéré comme un vagabond et emprisonné. Ce livret permit donc de contrôler et de réduire à l’obéissance la classe ouvrière naissante. Il ne fut aboli qu’à la fin du XIXe siècle. 3.1.3 Le rétablissement de l’autorité de l’État : les « masses de granit » Sous le Consulat furent créés en l’espace de deux années des institutions dont la plupart perdurent encore aujourd'hui. Destinées à stabiliser la société à l'issue de la Révolution, elles furent nommées les Masses de granit . Sur le plan financier, la Banque de France fut créée en 1800. Cette banque privée avec le soutien du gouvernement consentait des avances financières à l’État en attendant la rentrée des impôts. En 1803, elle obtint le monopole de l’émission des billets de banque qui étaient convertibles en or. Le Franc, monnaie créée en 1795, devint une monnaie bimétallique définie par un poids en argent (1 Franc = 5 g d’argent) et en or (1 Franc = 0,322 g d’or) selon un rapport de 1 à 15 entre l’argent et l’or. Les pièces de 20 francs et de 40 Francs étaient en or, les autres pièces en argent. Ce bimétallisme fut fixé par la loi du 17 germinal an XI (7 avril 1803). C’est pourquoi l’on a appelé cette monnaie le Franc germinal , dont le cours demeura globalement inchangé jusqu’en 1914. Ces mesures permirent le rétablissement des finances de l’État et la relance de l’économie. Document : Une pièce de 40 francs en or (1804). Source : https://co.wikipedia.org/wiki/File:40_francs_or_Bonaparte_Premier_Consul,_1804,_Paris.jpg La loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) réorganisa les institutions locales. L’arrondissement remplaça le district, la commune fut maintenue, le canton fut créé (encore aujourd’hui, il s’agit d’une circonscription électorale pour élire les conseillers départementaux), ainsi que l'arrondissement géré par un sous-préfet. Le département fut maintenu. La nouveauté est que, au niveau de la commune et du département se trouvaient une assemblée élue (conseil municipal et conseil général) et un fonctionnaire nommé et non pas élu (le maire et le préfet). Le préfet , création de Bonaparte était l’élément nouveau et essentiel de cette réforme. Nommé par le premier consul, le préfet dirigeait le conseil général et administrait le département. Il était l’intermédiaire entre chaque ministre et le département. Il informait également les ministres de la situation dans le département. Personnage central du département, le préfet était le principal rouage de la centralisation administrative. Document : La Circulaire du 21 Ventôse an VIII (17 février 1800) envoyée par le ministre de l'intérieur Lucien Bonaparte au préfets, dite Circulaire de Breugnot Vous êtes appelé à seconder le gouvernement dans le noble dessein de restituer la France à son antique splendeur, d'y ranimer ce qu'elle a jamais produit de grand et de généreux, et d'asseoir enfin ce magnifique édifice sur les bases inébranlables de la liberté et de l'égalité (…). Vous n'aurez point à administrer au gré des passions ou des caprices d'un gouvernement versatile, incertain de son existence, inquiet sur sa durée (…). La Révolution est finie : une ligne profonde sépare à jamais ce qui est de ce qui a été (…). Le Gouvernement ne voit en France que (…) des Français. Il doit protection à tous, repos à tous (…), bonheur à tous (…).Votre premier soin doit être de détruire sans retour dans votre département l’influence morale des événements qui nous ont trop longtemps dominés. Faites que les passions haineuses cessent, que les ressentiments s’éteignent, que les souvenirs douloureux s'effacent (…). Ralliez tous les cœurs dans un sentiment commun, l'amour de la patrie (…). Les méchants et les ineptes sont seuls exclus de la confiance et de l'estime du Gouvernement (…). Dans vos actes publics, et jusque dans votre conduite privée, soyez toujours le premier magistrat du département, jamais l'homme de la révolution (…). Vos attributions sont multipliées; elles embrassent tout ce qui tient à la fortune publique, à la prospérité nationale, au repos des administrés. On veut la guerre ? Eh bien ! secondez, hâtez, pressez de tous vos efforts l'exécution des lois rendues sur la conscription (…). Vous devez à la fois faire concourir toutes les mesures qui doivent hâter le moment de la paix (…). A la tête de ces mesures, je place la prompte rentrée des contributions ; leur acquittement est aujourd’hui un devoir sacré(…). Vous surveillerez avec sévérité toutes les caisses de votre département. De longs abus dans le maniement des deniers publics ont excités une juste défiance (…). La répression de tous les abus administratifs vous appartient (…). Aimez, honorez les agriculteurs. Protégez le commerce, sa liberté de peut avoir d’autre borne que l’intérêt de l’État. Visitez les manufactures (…). Encouragez les arts qui sont les fruits les plus heureux de la civilisation (…). Vous savez que la facilité des communications est l'un des premiers besoins de l'agriculture et du commerce (…), vous aurez à vous en occuper sans relâche (…). Occupez -vous de la génération qui monte : donnez des soins à l'éducation publique. Formez des hommes, des citoyens, des Français(…). Vos succès feront la gloire du gouvernement et la prospérité publique deviendra votre récompense. L'influence de vos travaux peut être telle que dans quelque mois le voyageur, en parcourant votre département, dise avec douce émotion : Ici, administre un homme de bien. Aidez donc le gouvernement à rendre à la France cette splendeur et surtout ce bonheur qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Source: https://www.meuse.gouv.fr/layout/set/print/Services-de-l-Etat/Prefecture-et-sous-prefectures/La-Prefecture-de-la-Meuse/Histoire-des-prefets Les lycées (de garçons) furent créés par la loi du 1er mai 1802. Ils devaient former l’élite militaire et administrative nécessaire au régime. Il fut ouvert à l’origine un lycée par département. Ces lycées étaient des internats où régnait une discipline militaire afin d’inculquer l’obéissance et la discipline militaire aux enfants des classes dirigeantes. Document : L’uniforme des lycéens du Premier Empire. Source : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/la-creation-des-lycees-et-des-proviseurs-par-napoleon-bonaparte/ La loi du 19 mai 1802 créa l’ordre de la légion d’honneur , décoration récompensant un fait militaire ou un fait civil d’exception. Cet ordre conduisit à établir une distinction entre les citoyens. La cérémonie de remise de la légion d’honneur rétablit l’apparat de l’Ancien Régime : les récipiendaires se présentèrent à genoux devant Bonaparte assis sur un fauteuil ressemblant à un trône. Document : Jean-Baptiste Debret. Première distribution de décorations de la légion d’honneur dans l’église des Invalides, le 14 juillet 1804. 1812. Versailles, Musée de l’histoire de France. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Debret_-_Premiere_distribution_des_decorations_de_la_Legion_d%27honneur.jpg?uselang=fr Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/creation-legion-honneur Une mesure essentielle fut la rédaction du Code civil promulgué le 27 mars 1804. Ce texte est essentiel puisqu’il organise encore aujourd’hui les relations sociales, même si un grand nombre d’articles ont été actualisés à plusieurs reprises depuis deux siècles, en fonction de l’évolution de la société. Le Code civil rassemblait en un seul document les 36 lois votées par les assemblées du Consulat en 1803 et 1804, pour former au total 2 281 articles. Il venait compléter le Code pénal promulgué en 1791 et réécrit en 1810. Il unifiait toutes les règles juridiques sur le territoire français et fixait par écrit les décisions de la Révolution portant sur l’organisation de la société. Il fixait l’égalité entre tous les citoyens jouissant des mêmes droits (art. 8), il fixait les conditions d’accès à la citoyenneté française qui relavait de la notion de citoyenneté universelle (art. 9, 10, 12). Cependant, le Code civil défendait une vision hiérarchique et inégalitaire de la société, notamment dans le cadre des relations entre le mari et sa femme (art. 212 à 216 et 1421). Si le droit au divorce était maintenu (il avait été instauré en 1792, il fut supprimé en 1816 puis rétabli en 1884), les conditions n’étaient pas les mêmes pour l’homme et la femme (art. 229 et 230). De même les enfants devaient obéissance à leur père qui pouvait les faire emprisonner s’il le jugeait bon (art. 371 à 377). Ces relations hiérarchiques existaient également dans les entreprises où, en cas de conflit sur les salaires par exemple, le patron était toujours cru sur parole (art. 1781). Bien entendu, ces dispositions n’existent plus dans le Code civil actuellement en vigueur. Document : Le Code civil des Français, 1804 (extraits) 8. Tout Français jouira des droits civils. 9. Tout individu né en France d’un étranger, pourra, dans l’année qui suivra l’époque de sa majorité, réclamer la qualité de Français ; pourvu que, dans le cas où il résiderait en France, il déclare que son intention est d’y fixer son domicile, et que, dans le cas où il résiderait en pays étranger, il fasse sa soumission de fixer en France son domicile, et qu’il l’y établisse dans l’année, à compter de l’acte de soumission. 10. Tout enfant né d’un Français en pays étranger, est Français. Tout enfant né, en pays étranger, d’un Français qui aurait perdu la qualité de Français, pourra toujours recouvrer cette qualité, en remplissant les formalités prescrites par l’article 9. 12. L’étrangère qui aura épousé un Français, suivra la condition de son mari. 212. Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance. 213. Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. 214. La femme est obligée d’habiter avec le mari, et de le suivre partout où il juge à propos de résider : le mari est obligé de la recevoir, et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état. 215. La femme ne peut ester en jugement sans l’autorisation de son mari, quand même elle serait marchande publique, ou non commune, ou séparée de biens. 216. L’autorisation du mari n’est pas nécessaire lorsque la femme est poursuivie en matière criminelle ou de police. 229. Le mari pourra demander le divorce pour cause d’adultère de sa femme. 230. La femme pourra demander le divorce pour cause d’adultère de son mari, lorsqu’il aura tenu sa concubine dans la maison commune. 371. L’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère. 372. Il reste sous leur autorité jusqu’à sa majorité ou son émancipation. 373. Le père seul exerce cette autorité durant le mariage. 374. L’enfant ne peut quitter la maison paternelle sans la permission de son père, si ce n’est pour enrôlement volontaire, après l’âge de dix-huit ans révolus. 375. Le père qui aura des sujets de mécontentement très-graves sur la conduite d’un enfant, aura les moyens de correction suivans. 376. Si l’enfant est âgé de moins de seize ans commencés, le père pourra le faire détenir pendant un temps qui ne pourra excéder un mois ; et, à cet effet, le président du tribunal d’arrondissement devra, sur sa demande, délivrer l’ordre d’arrestation. 377. Depuis l’âge de seize ans commencés jusqu’à la majorité ou l’émancipation, le père pourra seulement requérir la détention de son enfant pendant six mois au plus ; il s’adressera au président dudit tribunal, qui, après en avoir conféré avec le commissaire du Gouvernement, délivrera l’ordre d’arrestation ou le refusera, et pourra, dans le premier cas, abréger le temps de la détention requis par le père. 1421. Le mari administre seul les biens de la communauté. Il peut les vendre, aliéner et hypothéquer sans le concours de la femme. 1781. Le maître est cru sur son affirmation, Pour la quotité des gages ; Pour le paiement du salaire de l’année échue ; Et pour les à-comptes donnés pour l’année courante. Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Code_civil_des_Fran%C3%A7ais_1804/Texte_entier Le Code civil s’appliqua à tous les territoires annexés alors par la France (les actuelles Belgique et Rhénanie). Il fut par la suite imposé, malgré des résistances, aux pays incorporé dans le Grand Empire (Allemagne, Pologne, Italie actuelles). Il ne fut en revanche pas appliqué dans les colonies de l’époque puisque l’esclavage y avait été rétabli en 1802. Les limites de l'Empire français en 1811 ("la France des 130 départements") Source : Georges Duby (dir.). Atlas historique Larousse. Paris, Larousse , p. 118. Ces nouvelles institutions (Banque de France et franc germinal, préfet, légion d’honneur, lycée et Code civil) furent donc qualifiées par Bonaparte en 1802, de Masses de granit . Cette expression montre qu’elles visaient le renforcement durable de l’héritage de la Révolution par des institutions solides et durables. Ces institutions devaient également souder entre elles et avec le pouvoir les différentes parties de la société, mais surtout les élites qui étaient concernées par elles. 3.2 Le premier Empire 1804-1815 3.2.1 Le couronnement de Napoléon La Constitution de l’an VIII (le Consulat) octroyait le pouvoir à Bonaparte en tant que premier consul pour dix ans. En 1802, Bonaparte fit voter par le Sénat le Consulat à vie qui fut validé par un plébiscite de tous les citoyens. Le 11 frimaire an XIII (2 décembre 1804), Napoléon et sa femme Joséphine furent sacrés empereur et impératrice. Désormais devenu un souverain, Napoléon était appelé par son seul prénom. La Constitution de l’an VIII n’évolua qu’à la marge puisque le titre d’empereur résultait de la transformation de la fonction de consul en consul à vie (réforme de 1802, après la signature de la Paix d'Amiens) puis en consul héréditaire (réforme de 1804), créant ainsi une dynastie impériale. Le passage à l’Empire fut voté par le Sénat le 28 floréal an XII (18 mai 1804) et approuvé par plébiscite le 2 août 1804 par 3 521 675 « oui » et 2 579 « non ». Ce résultat signale que Napoléon devait la légitimité de son pouvoir à la souveraineté nationale et il montre également à quel point les oppositions politiques étaient muselées. Il est utile d’analyser le déroulement de la cérémonie du sacre pour comprendre la nature du pouvoir de Napoléon. Pour cela, il est habituel d’analyser le tableau du sacre réalisé par David (celui-là même qui avait commencé à peindre le Serment du jeu de paume en 1789). Jacques-Louis David: Le couronnement de Napoléon . 1808. Huile sur toile, 979 cm x 621 cm. Paris, Musée du Louvre. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jacques-Louis_David,_The_Coronation_of_Napoleon.jpg Pour un commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/sacre-napoleon Cette cérémonie mixa plusieurs traditions. Dans la tradition de la monarchie de droit divin, Napoléon reçut l’onction du Saint-Chrême, et arborait les regalia : épée, manteau, main de justice et sceptre. En outre, exactement au centre du tableau de David, se trouve la croix, qui affirme la prééminence de la religion catholique. Il conviendrait également de décrire l’apparat de la cérémonie, la place de la famille Bonaparte et des généraux qui sont ainsi présentés comme les piliers du nouveau régime. Mais le sacre eut lieu dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, et pas à Reims, et le sacre fut réalisé par le pape Pie VII lui-même, à l’image du sacre de Charlemagne à Rome en 800. L’affirmation de l’héritage carolingien est essentielle puisque Napoléon n’est pas un roi mais un empereur et il prétendait, par ses conquêtes militaires, ressusciter l’Empire de Charlemagne. Enfin, le titre du tableau ne correspond pas à l’action représentée : il représente le couronnement de Joséphine et non pas celui de Napoléon. En fait, Napoléon s’était couronné lui-même quelques instants auparavant. Il montrait ainsi qu’il ne devait son pouvoir qu’à lui-même et surtout pas à Dieu, comme le montre cette esquisse de David. Document : L’empereur Napoléon se couronnant lui-même. Dessin de David. Paris, Musée du Louvre. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:David_-_L%27Empereur_Napoleon_se_couronnant_lui-meme.png Ce fait renvoie à la légitimité de la Révolution française. En effet, Napoléon devait son pouvoir à un vote du Sénat et au vote des citoyens. Officiellement, son pouvoir émanait donc de la souveraineté nationale (quoiqu’un peu manipulée). En outre, Napoléon prononça le serment du sacre par lequel il s’engageait à faire respecter l’intégrité du territoire de la République, le concordat, la liberté et l’égalité des citoyens, de respecter le consentement à l’impôt. Il stabilisait de cette manière, du moins officiellement et en apparence, les acquis de 1789. Cette cérémonie montre donc bien les ambiguïtés du régime du Premier Empire : une monarchie issue d’une dictature militaire et policière, stabilisant durablement les principaux acquis de la Révolution. Document : Le serment prononcé par Napoléon lors de la cérémonie du sacre « Je jure de maintenir l'intégrité du territoire de la République, de respecter les lois du Concordat et de la liberté des cultes ; de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté politique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n'établir aucune taxe qu'en vertu de la loi ; de maintenir l'institution de la Légion d'honneur ; de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français ». 3.2.2 L’Empire de Napoléon Il n’est pas le lieu ici de raconter précisément le déroulement de l'histoire de l’Empire de Napoléon. Signalons d’une part que les tendances monarchiques s’exacerbèrent progressivement avec la création d’une cour impériale et d’une noblesse impériale . Les titres de noblesse étaient attribués au mérite par l’empereur ou achetés très cher par la nouvelle bourgeoisie. En outre, en 1810, après avoir répudié Joséphine de Beauharnais qui ne lui avait pas donné d’héritier, Napoléon épousa Marie-Louise d’Autriche et devint membre par alliance d’une grande famille régnante d’Europe, celle de l'empereur d'Autriche. Sous l'Empire, les tendances répressives s'accentuèrent encore. Par le décret du 5 février 1810, les imprimeurs et la presse furent étroitement contrôlés et censurés. A partir de 1805, l’Empire fut presque constamment en guerre contre le reste de l’Europe. A Austerlitz (le 2 décembre 1805, jour anniversaire de son couronnement), Napoléon l’emporta sur les Autrichiens. A Iéna, en 1806, il l’emporta sur les Prussiens. Il affronta ensuite l’armée russe à Eylau et à Friedland en 1807. Napoléon imposa à toute l’Europe le Blocus continental destiné à empêcher le commerce avec la Grande-Bretagne, la seule puissance invaincue, et de ruiner son économie (en fait, c’est l’inverse qui se produisit). Ces victoires lui permirent d’attaquer l’Espagne par laquelle il espérait envahir le Portugal, allié des Britanniques. Cette guerre contre tout un peuple fut émaillée d’atrocités dont le peintre Francisco Goya rendit compte avec ses tableaux ( El dos de Mayo et El tres de Mayo ), et surtout ses eaux fortes sur les Malheurs de la guerre . L’armée française s’embourba dans ce conflit qui affaiblit considérablement l’Empire. Francisco de Goya, El tres de mayo , 1814. Madrid, Musée du Prado Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:El_Tres_de_Mayo,_by_Francisco_de_Goya,_from_Prado_in_Google_Earth.jpg L’occupation par l’armée française de l’Espagne eut pour effet les révolutions et les guerres d’indépendance de l’Amérique espagnole au début des années 1810. Une nouvelle guerre éclata, qui se solda par la victoire de Wagram sur les Autrichiens en 1809. Dès lors l’Empire connut son extension maximale. Les territoires annexés constituaient « la France des 130 départements » où le code civil français s’appliquait. La Confédération du Rhin, l’Italie et de Grand duché de Varsovie étaient des protectorats sous occupation militaire. La Russie et l’Autriche étaient des alliées. Cette situation explique par exemple la différence d’appréciation de la Révolution française entre les Français et les Allemands aujourd’hui. Pour nous, elle fut un événement positif qui apporta à tous la liberté et l’égalité. La perception des Allemands est très négative car la Révolution est pour eux synonyme de massacres et d’occupation militaire. Source : Atlas de la France. Les atlas de l’Histoire, L’Histoire n° 390, août 2013, p. 85. En juin 1812, Napoléon, à la tête de la Grande Armée composée de 600 000 hommes, attaqua la Russie. Son armée parvint en hiver dans Moscou livrée aux flammes par les Russes appliquant la politique de la terre brûlée. A partir de ce moment, l’armée impériale ne cessa de reculer, battue lors de la campagne de Prusse en 1813 puis lors de la campagne de France en 1814. Napoléon fut exilé à l’île d’Elbe et la monarchie fut restaurée en France avec l’intronisation de Louis XVIII, frère de Louis XVI. Napoléon revint en France à l’occasion des Cent jours, puis fut battu par une coalition dirigée par Wellington à Waterloo, le 18 juin 1815 (fort opportunément, un autre 18 juin nous permet d’occulter cette défaite). Napoléon fut exilé à l’île d’Elbe, dans l’Atlantique sud, où il mourut en 1821 . Conclusion La période de la Révolution et de l’Empire a marqué une accélération de l’histoire. Elle a vu le renversement radical de l’ordre ancien autoritaire et inégalitaire et l’émergence d’une société nouvelle fondée sur les valeurs de liberté et d’égalité juridique qui sont toujours les nôtres aujourd’hui. Cette période est passionnante également car elle montre que, à plusieurs reprises, les acteurs de l’époque se trouvèrent confrontés à différents choix possibles et que leurs décisions impulsèrent un cours des choses qui aurait pu être fort différent.
- Les génocides des Arméniens, des Juifs et des Tsiganes
Par Didier Cariou, maître de conférence HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne occidentale Références bibliographiques : BENSOUSSAN Georges (1996). Histoire de la Shoah . PUF, Que sais-je ? BRUTMANN Tal (2025). Auschwitz . Nouvelle édition. La Découverte. CHAPOUTOT Johann (2012). Le nazisme. Une idéologie en actes. Documentation photographique n°8085. DUCLERT, Vincent (2019). Les génocides. Documentation photographique n°8127. CNRS Editions. MEMORIAL DE LA SHOAH, en ligne : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources.html Mots-clés : Génocide, Crime contre l’humanité Génocide des Arméniens, Talaat Pacha, Ordres d’extermination, Marches de la mort Génocide des Juifs, Holocauste, Shoah, Lois de Nuremberg, Aryanisation, Étoile jaune, Nuit de cristal, Ghettos, Conseils juifs, Einzastgruppen, Shoah par balles, Babi-Yar, Aktion T4, Heydrich, Eichmann, Conférence de Wannsee, Centres de mise à mort, Sonderkommando, Auschwitz, Sélection, Marches de la mort, 27 janvier, Révolte du ghetto de Varsovie, Procès de Nuremberg. Génocide des Tsiganes, Camps d’internement des Tsiganes, Tsiganes purs, Tsiganes métissés, Loi contre le danger Tsigane, Stérilisation forcée, Ghettos, Camp Tsigane d’Auschwitz, Nuit des Gitans, 2 août, Reconnaissance du génocide des Tsiganes. Introduction Il convient de distinguer pour commencer les crimes contre l'humanité du crime de génocide. De nombreuses personnes considèrent que le crime de génocide est la forme la pire des crimes contre l'humanité. Il n'en est rien. Dans son ouvrage remarquable et passionnant, Retour à Lemberg , Philippe Sands explique, à travers les biographies croisées de Raphael Lemkin et de Hersch Lauterpacht, la différence entre ces deux catégories juridiques. Ces deux hommes, Juifs polonais qui vécurent leurs jeunes années à Lemberg (ainsi nommée en allemand, Lwow en polonais, aujourd'hui Lviv en Ukraine) avant d'émigrer, furent de brillants juristes dont les familles restées à Lwow disparurent au cours de la Shoah. Ils leur fallait désigner juridiquement ce qui était arrivé à leurs familles. Lauterpacht, professeur de droit à Cambridge, fut à l'origine de la catégorie juridique de crime contre l'humanité . Ce crime consiste à ne pas respecter les droits humains attachés à chaque individu. Lauterpacht voulait ainsi défendre sur le plan juridique les droits individuels de chaque être humain et s'assurer que leur Etat ne pouvait pas les maltraiter. Il s'agissait donc de garantir la protection de chaque individu, indépendamment de son appartenance à un groupe ethnique, religieux, culturel, etc. Ce type de crime fut retenu pour juger les 21 dignitaires nazis lors du procès de Nuremberg. La logique individuelle qui sous-tend cette approche contribua à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de l'ONU en 1948. Lemkin, professeur de droit à Yale, fut à l'origine de la catégorie juridique du crime de génocide . Il se focalisait non pas sur l'individu mais sur le groupe. Il pensait que les personnes étaient victimes d'exactions en tant que membres d'un groupe. Durant les années 1930, il s'était intéressé au massacre des Arméniens par les Turcs. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il orienta sa réflexion sur la construction d'une catégorie juridique pour désigner l’extermination des Juifs qui se déroulait alors en Europe. Lemkin définit alors le crime de génocide comme le massacre systématique d'un grand nombre de personne avec l'intention de détruire le groupe auquel elles appartiennent. L'intentionnalité est ici essentielle : il faut prouver l'intention délibérée de détruire, totalement ou en partie, un groupe humain. Certains massacres de masses peuvent ne pas constituer des génocides s’ils ne résultent pas d’une intention délibérée de détruire un groupe humain et dont on aurait gardé la trace sous la forme d’un enregistrement ou d’un écrit. Ajoutons qu'il s'agit d'une catégorie juridique. Donc, seuls les juges d'une cour internationale de justice ou les députés d'une assemblée législative peuvent déclarer que tel massacre de masse est un génocide. La notion de crime de génocide fut finalement adoptée par l'ONU en 1948. Elle est ainsi définie par la "Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide" (réunie à Paris, 9 décembre 1948) : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesure visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfant du groupe à un autre groupe ». Dans le cadre du programme du cycle 3, trois génocides doivent être cités : le génocide des Arméniens, durant la Première Guerre mondiale, le génocide des juifs et le génocides des Tsiganes durant la Seconde Guerre mondiale. Entre ces génocides, visant des populations considérées par leurs bourreaux à la fois comme marginales et comme dangereuses, il existe des filiations, des points communs mais également des différences. Pour comprendre le déroulement et le fonctionnement de ce type de crime, nous avons regroupé dans ce chapitre l’histoire des trois génocides. Il sera nécessaire de consulter le post sur la France dans la Deuxième Guerre mondiale pour ce qui concerne la spécificité de la persécution des juifs et des Tziganes en France. 1. Le génocide des Arméniens 1.1. Les préludes au génocide des Arméniens La Première Guerre mondiale provoqua une élévation considérable du niveau de la violence contre les combattants et contre les populations civiles. Le pire fut sans doute atteint dans l’Empire ottoman avec le génocide des Arméniens . Les Arméniens constituaient la minorité chrétienne la plus importante de la moitié Est de l'Anatolie, à proximité de la Perse et de la Russie. Les nationalistes turcs (nommés les « Jeunes-Turc » par les Européens) au pouvoir dans l'Empire ottoman à partir de 1908, développèrent un discours nationaliste, hostile à toutes les minorités non-turques de l’Empire. Ils appelaient de leur vœux la constitution d’une nation turque « ethniquement » homogène(c'est-à-dire turque et musulmane). En 1894-1895, 250 000 personnes arméniennes, qui étaient chrétiennes et parlaient une autre langue que le turc, furent massacrées. Les massacres reprirent en 1909. Les Arméniens furent ensuite, contre toute logique (ils vivaient à l’Est de la Turquie), rendus responsables de la perte des territoires européens lors des guerres balkaniques de 1912-1913. L'engagement de l'Empire ottoman aux côtés de l'Allemagne, le 1er novembre 1914, donna l'occasion au mouvement Jeune-Turc de se débarrasser de cet « ennemi intérieur ». Les populations non-turques, kurdes, arabes, syro-chaldéennes mais surtout arméniennes, devaient être chassées d'Anatolie ou massacrées. 1.2. L’organisation du génocide La plupart des archives du génocide des Arméniens furent détruites, mais les historiens ont retrouvé des télégrammes qui permettent de reconstituer l'organisation du génocide. L'échec d'une offensive de l'armée turque contre la Russie (80 % des soldats de l’armée turque, trop légèrement vêtus, moururent de froid et de faim avant d'avoir pu tirer un coup de fusil) fut imputée aux Arméniens accusés de trahir au profit des Russes. Un plan d’extermination des Arméniens fut alors décidé et mis en œuvre à partir de mars 1915 par les Jeunes-Turcs au pouvoir. Le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur, Talaat Pacha ordonna l’emprisonnement des dirigeants politiques et communautaires arméniens, suspects de sentiments nationaliste arménien, et supposés être favorables à l'Empire russe. Ce fut ensuite le tour des intellectuels et des journalistes arméniens vivant à Istanbul, puis des notables arméniens locaux dans toute l’Anatolie. La plupart furent exécutés sans procès. La loi du 30 mai 1915 autorisa les autorités militaires à déporter les populations jugées suspectes de porter atteinte à l’effort de guerre. En conséquence, à partir de l'été 1915, les femmes, les enfants et les vieillards arméniens furent déportés, à pied, vers l'actuelle Syrie et l'actuelle Irak. Ils moururent d’épuisement, de faim, de soif et de mauvais traitement lors de marches forcées sur de très grandes distances, dans des contrées désertiques. Les rescapés de ces marches de la mort furent enfermés dans des camps dépourvus de ravitaillement. Au cours de l'année 1916, les survivants des camps furent systématiquement mis à mort à l'arme blanche. Sur les deux millions d’Arméniens vivant dans l’Empire ottoman en 1914, les deux tiers furent ainsi assassinés. Les rescapés se réfugièrent sur le territoire de l’actuelle Arménie, dans un grand nombre de pays et notamment dans le sud de la France. Document : Carte du génocide des Arméniens Source : https://www.lhistoire.fr/portfolio/carte-le-génocide-des-arméniens Hitler tira les leçons de ce génocide : il constata qu'il était possible de massacrer une grande quantité de personnes en peu de temps et sans rencontrer d’opposition majeure de la part des autres États, malgré les nombreux témoignages publiés à l’époque. Document : Le corps de plusieurs Arméniens abattus lors du génocide des Arméniens. Photo publiée dans Ambassador Morgenthau's Story , ouvrage rédigé par Henry Morgenthau, publié en 1918. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambassador_Morgenthau%27s_Story_p314.jpg Aujourd’hui encore, la Turquie nie tout génocide des Arméniens. En France, la loi du 29 janvier 2001 reconnaît officiellement le génocide arménien. Jusqu’à une date récente, certaines personnes considéraient que ce massacre de masse ne pouvait constituer un génocide, en l’absence d‘une décision et d’un plan explicite d’extermination, conformément à la définition juridique du crime de génocide. Aujourd’hui, ce point ne fait plus débat depuis la découverte de la publication de la circulaire du 24 avril 1915 signée par ministre de l’intérieur Talaat Pacha ordonnant l’arrestation et l'assassinat des élites arméniennes. Des télégrammes postérieurs, envoyés par le même Talaat Pacha aux gouverneurs locaux de l’Empire, prouvent l'intention génocidaire qui déclencha une extermination totale et systématique des Arméniens. Document : Un ordre d’extermination des Arméniens « Il a été précédemment communiqué que le gouvernement, sur l’ordre du djemièt, a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient plus faire partie de la forme gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ». Talaat Pacha, télégramme adressé à la préfecture d’Alep, 29 septembre 1915. Source : Documentation photographique n° 8127, p. 23. 2. Le génocide des juifs 2.1. Remarques introductives Entre 1940 et 1945, près de 5,5 millions de juifs furent assassinés dans l’Europe occupée par les nazis. Nous abordons ici l’historique de cette tragédie sur une large échelle temporelle (de 1933 à 1945) et géographique (toute l’Europe), dans laquelle s’insère l’histoire de la persécution des Juifs en France que nous n'abordons pas ici (voir le post sur la France dans la Deuxième Guerre mondiale). En ce qui concerne l’extermination des juifs, le terme « génocide » s’applique évidemment, mais il ne rend pas compte de la spécificité et de l’ampleur du génocide des juifs. Jusque dans les années 1970, on ne savait pas vraiment comment nommer ce fait historique difficilement concevable. On a longtemps parlé de « solution finale », en employant l’expression des bourreaux eux-mêmes, ce qui n’est donc pas satisfaisant. Dans le monde anglophone et germanophone, l’expression « holocauste » est la plus utilisée encore aujourd’hui. Mais elle pose problème car elle signifie en grec le « feu sacrificiel », ce que ne fut pas vraiment le feu des fours crématoires. En France, en Israël et dans quelques autres pays, le mot « Shoah » l’a emporté en reprenant le titre du film de Claude Lanzmann de 1985, qui signifie « la catastrophe ». Mais il semble que nous revenons plutôt maintenant vers le terme de génocide ou d’extermination des juifs. Ces hésitations sont significatives d'un phénomène tellement monstrueux qu’il est presque impossible de le penser et de le nommer. Document : Claude Lanzman explique le choix du titre de son film, Shoah La question du titre que je donnerais au film se posa à la toute fin de ces douze ans de travail, en avril 1985, quelques semaines avant la première qui eu lieu dans l’immense théâtre de l’Empire, avenue de Wagram, et à laquelle le président de la République, François Mitterrand assista, on le sait. Pendant toutes ces années je n’avais pas eu de titre, remettant toujours à plus tard le moment d’y penser sérieusement. « Holocauste », par sa connotation sacrificielle, était irrecevable. La vérité était qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler « l’événement ». Par devers moi et comme en secret, je disais « la Chose ». C’était une façon de nommer l’innommable. Comment y aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l’histoire des hommes ? Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait. Le mot « Shoah » se révéla à moi une nuit comme une évidence parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais pour ceux qui parlent l’hébreu, « Shoah » est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie « catastrophe », « destruction », « anéantissement », il peut s’agir d’un tremblement de terre, d’un déluge, d’un ouragan. Des rabbins ont arbitrairement décrété après la guerre qu’il désignerait « la Chose ». Pour moi, "Shoah" était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film, voulant faire imprimer les bristols d’invitation, me demande quel était son titre, je répondis : « Shoah. - Qu’est-ce que cela veut dire ? - Je ne sais pas, cela veut dire « Shoah ». - Mais il faut traduire, personne ne comprendra. - C’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne ». Je me suis battu pour imposer « Shoah » sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues et pas seulement en hébreu, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire « la Shoah », ce nom a supplanté « Holocauste », « génocide », « Solution finale », j’en passe. Ils sont tous des noms communs. « Shoah » est maintenant un nom propre, le seul donc, et comme tel intraduisible. Claude Lanzman, Le lièvre de Patagonie. Mémoires , Paris : Gallimard, NRF, 2009, p. 525-526. Voir la bande-annonce du film Shoah sur : https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19550979&cfilm=298.html Durant les années 1970 et 1980, deux approches historiques s’affrontèrent en Allemagne pour expliquer la genèse du génocide. L’approche intentionnaliste faisait remonter l'intention et la volonté d’extermination des Juifs par Hitler à la rédaction de Mein Kampf en 1923. Selon cette perspective téléologique, toutes les mesures d’exclusion des juifs adoptées par les nazis visaient délibérément et dès le départ l’extermination, et elles annonçaient nécessairement Auschwitz. L’approche fonctionnaliste mettait davantage en évidence une succession de contraintes qui auraient finalement conduit au génocide, sans que ce dernier ait été nécessairement planifié dès le départ. Aujourd’hui les historien·nes ont un avis moins tranché : il y avait certes une intention d’exclusion des juifs dès le départ, mais il semblerait que l’extermination n’avait pas été envisagée tout de suite par les nazis. En effet, entre 1933 et 1938, les autorités nazies encouragèrent l’émigration des juifs allemands, du moins de celles et ceux qui en avaient les moyens. C’est un ensemble de facteurs et d’imprévus qui a conduit finalement au génocide. La difficulté est bien entendu d’essayer de rendre compte de la complexité de la genèse du génocide sans tomber dans les simplifications abusives. Très grossièrement, deux phases peuvent être distinguées dans l’histoire du génocide des juifs. Une phase de recensement et de discriminations puis une phase de déportation et d’extermination. 2.2. La phase de discrimination Rappelons rapidement les grandes étapes de l’exclusion des juifs dans l’Allemagne nazie. Dès le 7 avril 1933, par la loi sur "la restauration de la fonction publique", les juifs furent exclus de la fonction publique. De nombreuses professions libérales (avocats, médecins) leur furent progressivement interdites. Le 25 avril 1933 l'accès à l'université fut interdit aux juifs. Parallèlement, de grands autodafés furent organisés pour brûler les livres des penseurs et écrivains juifs. La population fut également incitée par les nazis à ne pas effectuer leurs achats dans les magasins appartenant à des juifs. Document : Affiche placardée sur la vitrine d'un magasin appartenant à des Juifs allemands : « Protégez-vous, n'achetez pas chez les Juifs ». Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/la-montee-du-nazisme-et-le-debut-des-persecutions.html Cette exclusion sociale fut complétée par une exclusion physique et civique marquée par les lois de Nuremberg , le 15 septembre 1935. Avec la "Loi sur la protection du sang allemand et de l'honneur allemand", les juifs furent définis selon des critères raciaux (avoir au moins trois grands-parents juifs) et non pas religieux (pratiquer soi-même la religion juive) et il furent exclus de la citoyenneté allemande. En outre, les relations sexuelles entre juifs et non-juifs furent interdites pour préserver la « pureté de la race ». De même, il était interdit aux juifs d'employer comme domestiques des femmes allemandes de moins de 45 ans : dans l'imaginaire antisémite, les hommes juifs sont perçus comme des corrupteurs de jeunes femmes. Des mesures économiques contribuèrent à l’appauvrissement et à la ruine des familles juives. L’ aryanisation des entreprises appartenant à des juifs (c'est-à-dire leur achat à vil prix par des non-juifs qui s’apparentait parfois à une expropriation) devint obligatoire à partir de juin 1938. Elle fut achevée en décembre 1938. En Autriche, les propriétaires juifs d’appartements furent expropriés et chassés de leur logement sans proposition de relogement. Afin d’être facilement repérables, chaque homme dut ajouter le prénom Israël à son patronyme et chaque femme le prénom Sarah. Cette mesure fut complétée le 1er septembre 1941 par le port obligatoire de l’ étoile jaune dans le Grand Reich. Cette politique de persécution systématique visait au départ à pousser les juifs à l'exil tout en les dépouillant de leurs biens. Une statistique établie par les nazis supposait que l'Allemagne comptait 561 000 Juifs en 1933. Elle n'en comptait plus que 276 000 en 1939. Mais à cette date, les départs "volontaires" commençaient à être remplacés par les déportations forcées. En effet, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, un vaste pogrom fut organisé par des dirigeants nazis. Les synagogues furent saccagées et parfois incendiées, ainsi que les magasins et des logements appartenant à des juifs. Comme des tonnes de verre des vitrines saccagées avaient été répandues dans la rue, les nazis donnèrent à l’événement le nom de la Nuit de cristal . Une centaine de juifs furent tués, des centaines gravement blessés, 30 000 hommes furent internés en camp de concentration au prétexte d’avoir fomenté ces troubles. Ils rejoignirent dans ces camps les opposants politiques emprisonnés depuis 1933. Pour « réparer » les dégâts, les juifs furent soumis à une très forte amende qui contribua un peu plus à la confiscation de leurs derniers biens. Document : Munich, Allemagne, 10 novembre 1938, un membre de la SA dans la synagogue Ohel Yaakov après la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html Document : Synagogue en flammes, dans la ville de Siegen, en Allemagne, pendant la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html Document : Baden Baden, Allemagne. Arrestation de juifs par les SS lors de la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html Le 30 janvier 1939, dans un discours au Reichstag à l'occasion de la commémoration du sixième anniversaire de son arrivée au pouvoir, Hitler prononça sa célèbre "prophétie" : "Je vais être à nouveau prophète aujourd'hui : si la juiverie financière internationale, hors d'Europe et en Europe, réussissait à précipiter encore une fois les peuples dans une guerre mondiale, alors la conséquences n'en serait pas la bolchevisation de la terre et la victoire de la juiverie, mais l'anéantissement de la race juive en Europe". Dans son délire antisémite, Hitler considéraient que les juifs avaient provoqué la Première Guerre mondiale et qu'ils s'apprêtaient à en provoquer une seconde. Les historien·nes débattent toujours du sens de cette "prophétie" et du sens du mot "anéantissement" : Hitler évoquait-il la disparition des juifs par leur déportation hors de l'Europe, ou bien pensait-il déjà à leur élimination physique ? Au passage, nous voyons ici la logique des nazis qui se considéraient comme des victimes des juifs. Leur délire antisémite les conduisait à considérer que les atrocités qu'ils commirent dans toute l'Europe contre les juifs n'était qu'un moyen de de se défendre contre le risque de leur propre (et fantasmatique) anéantissement. Ce raisonnement pervers reste classique dans certains milieux politiques : il inventent un danger imaginaire dont ils seraient les victimes pour justifier des agressions contre leurs ennemis politiques. L’invasion de la Pologne, à partir du 1er septembre 1939, accéléra la persécution des juifs en Allemagne et en Pologne. La Pologne vaincue fut divisée par les Allemands en quatre zones : la partie Est fut annexée par l’URSS en application du protocole secret du pacte germano-soviétique de non-agression du 23 aout 1939, la partie Nord fut annexée par la Lituanie, la partie Ouest fut annexée par le Grand Reich, car considérée comme une terre allemande, sous le nom de Warthegau, et le Sud-Est restant prit le nom de Gouvernement général , un territoire satellite du Reich dirigé par le juriste et avocat d'Hitler, Hans Frank. Ce territoire était considéré comme non directement "germanisable" et devant être soumis à une administration militaire rigoureuse. Dès l’automne 1939, des actes d’un violence inouïe (meurtres de masse, pillages, destruction de villages, etc.) furent commis contre les juifs dans les deux territoires polonais contrôlés par les Allemands (Warthegau et Gouvernement général). En l’espace de quelques semaines, les juifs polonais furent obligés de porter des marques distinctives sur leurs vêtements, ils furent soumis à un couvre-feu, ils durent se faire recenser et n’eurent plus le droit de droit de déménager. Dans le Gouvernement général, le travail forcé des Juifs fut institué par un décret du 26 octobre 1939. Dans le courant de 1940, les juifs du Gouvernement général furent entassés dans des ghettos , des quartiers de grandes villes entourés de murs de briques rapidement construits, interdisant les relations avec l’extérieur, et surveillés étroitement par la police allemande. Les principaux ghettos étaient ceux de Lodz, Varsovie, Cracovie, Lublin, Lwow (Lviv aujourd’hui). L’entassement de la population était considérable (400 000 personnes dans le ghetto de Varsovie, soit 39 % de la population de Varsovie sur 8 % de la superficie de la ville) et le ravitaillement bien trop insuffisant (moins de 1 500 calories par personne et par jour). La faim et les épidémies tuèrent une large partie des habitants des ghettos. Ces ghettos étaient administrés par des Conseils juifs ( Judenräte ) composés de notables qui furent très critiqués après la guerre. Chaque Conseil juif servait de relais entre les autorités allemandes et la population du ghetto dont il avait la charge. Il lui incombait de distribuer la nourriture bien trop insuffisante (en fait, de gérer la famine), d’organiser le logement et le fonctionnement des écoles. Plus tard, chaque Conseil juif fut contraint d’établir les listes des personnes du ghetto à déporter dans les centres de mise à mort. Ces Conseils furent donc contraints par les nazis de prendre part à l'organisation de chaque étape du génocide, tout en pensant que, s’ils ne s’en chargeaient pas, les choses seraient encore pires (on peut se demander comment elles auraient pu être pires). Les dirigeants nazis semblaient au départ divisés sur le sort final à réserver aux juifs allemands et polonais. Ils projetèrent par exemple une émigration massive vers le Gouvernement général, mais le gouverneur de ce territoire, Hans Frank, s’y opposa car il refusait de prendre en charge des centaines de milliers de personnes qu’il ne pouvait ni nourrir ni loger, y compris selon les critères nazis. En 1940, après la défaite de l'armée française, une émigration avait été pensée vers la colonie française de Madagascar, une fois la guerre terminée, au rythme d'un million de personnes par an. Mais cette option s'avéra finalement peu réaliste au vu de la distance à parcourir sur les océans. En 1941, il fut envisagé de déporter les Juifs dans les camps du goulag soviétique, lorsque la victoire sur l'URSS serait acquise. Faisons un léger saut en avant dans le temps. A partir du 15 octobre 1941, les Juifs allemands furent déportés par des convois ferroviaires vers les ghettos polonais et vers les ghettos de Biélorussie (Minsk) et des pays baltes (Riga), territoires récemment conquis par l'armée allemande. Les déportés de certains convois furent exterminés dès leur arrivée, mais la plupart des personnes furent soumises au travail forcé et à des conditions de survie atroces, avant d'être fusillées ou gazées dans les centres de mise à mort. 2.3. La phase d’extermination Aujourd'hui, les historien·nes envisagent le génocide des juifs selon différentes chronologies possibles. D'un côté, le récit peut s'ancrer sur les populations et les territoires : les juifs soviétiques (ukrainiens, baltes et biélorusses) furent exterminé par les Einsatzgruppen à partir de juin 1941 ; les juifs polonais et allemands furent exterminés dans les centres de mise à mort de Treblinka, Chelmno, Belzec et Sobibor, au cours de "l'opération Reinhart" ( Aktion Reinhart ) en 1942 et 1943 ; les juifs d'Europe centrale, du sud et de l'ouest furent exterminés à Auschwitz de 1942 à 1944. Mais le récit peut également s'écrire en fonction de la radicalisation antisémite des nazis. Dès septembre 1939, les juifs polonais furent enfermés dans les ghettos et réduits en esclavage. A partir de juin 1941, l'attaque de l'URSS s'accompagna de massacres de masse, à savoir l'exécution par les Einsatzgruppen des responsables communistes et, progressivement, des juifs vivant en Ukraine, dans les pays baltes et en Biélorussie. Comme nous le verrons plus loin, ces massacres glissèrent vite vers le génocide au cours de l'été 1941. Ces tueries furent coordonnées par les dirigeants nazis à l'occasion de la Conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 qui organisa les massacres dans les centres de mise à mort. Un autre élément nous semble incompréhensible aujourd'hui : jusqu'aux derniers moments de la guerre, les nazis s'efforcèrent de perpétrer le génocide. Ils trouvèrent des trains de marchandise pour les déportations alors que ces trains étaient nécessaires au ravitaillement des soldats allemands. Persuadés que la guerre avait été voulue et organisée par les juifs, ils pensaient qu'en parachevant le génocide, ils pourraient effectivement gagner la guerre, quand bien même la situation militaire allemande était désespérée. 2.3.1 Les premiers massacres Les événements s’accélérèrent avec l’invasion de l’URSS, à partir du 22 juin 1941, qui était considérée par les nazis comme une guerre raciale contre des populations slaves et juives de l'URSS. Outre la Pologne, en s’emparant de l’Ukraine, de la Biélorussie et de l’ouest de la Russie au cours de l'été 1941, les nazis contrôlaient désormais la totalité des territoires où vivaient les juifs européens. L’invasion de la Pologne avait accéléré les mesures discriminatoires à l’égard des juifs visant à les "laisser mourir" de faim et de maladie. L’invasion de l’URSS marqua l’orientation vers une pratique génocidaire visant à "faire mourir" systématiquement les Juifs. Un point mérite d'être souligné ici pour approcher la logique des nazis. En mai-juin 1941, le NKVD et les organes de répression de l'URSS avaient arrêté et mis en prison des milliers de militants d'organisations nationalistes, anticommunistes et parfois antisémites dans les pays baltes et en Ukraine. Aux premiers jours de l'invasion de l'URSS par les troupes allemandes, ces prisonniers furent systématiquement exécutés dans les prisons par le NKVD. Lorsque les soldats allemands conquirent les villes où se trouvaient ces prisons, ils y découvrirent des montagnes de cadavres dont l'assassinat fut attribué à des responsables communistes juifs. Cette expérience traumatisante pour de simples soldats, qui apparu dans les lettres qu'ils adressèrent à leurs proches, les conduisit à exercer ensuite une violence présentée comme "défensive" à l'égard des cadres communistes, des soldats soviétiques et des juifs. Les juifs (assimilés aux tueurs du NKVD) furent alors perçus comme étant capables d'exercer une extrême violence contre laquelle les pratiques génocidaires apparaissaient comme une simple manière de se défendre. Cette expérience inaugurale (et dépourvue de toute logique rationnelle) conduisit de nombreux soldats allemands vers ce que l'historien Omer Bartov nomma la "barbarisation" de l'armée allemande. Quatre Einzastgruppen (groupes d’action spéciale, nommé "groupes mobiles de tuerie" par l'historien Raul Hilberg), comprenant chacun entre 500 et 1 000 hommes, furent créés pour opérer sur le front de l’Est à la suite de l'armée allemande. Ils étaient constitués d’agents de la Gestapo, de la police criminelle (la Kripo ) et d’officiers SS. Ils étaient commandés par des officiers SS de haut rang, souvent titulaires d’un doctorat de droit et placés sous l'autorité de Reinhart Heydrich, le chef du SD et bras droit de Himmler. Chacun des quatre Einzastgruppen opérait dans une zone géographique spécifique (Lituanie, Biélorussie, nord de l’Ukraine, Crimée). Ils suivaient l’avancée des unités régulières de la Wehrmacht pour fusiller les fonctionnaires communistes de l’administration soviétique ainsi que les hommes et adolescents juifs dans les villes et les villages conquis par l’armée allemande. Ces exécutions d’individus perçus comme des opposants potentiels relevaient au départ d’une logique de maintien de l’ordre (sous forme de crimes de guerre) dans les territoires nouvellement conquis. Comme l’a montré l’historien Christian Ingrao, le nombre des exécutions augmenta considérablement au cours du mois de juillet, passant de plusieurs dizaines à plusieurs centaines puis à plusieurs milliers de morts par jour. Cette hausse quantitative passa par l’exécution des femmes juives au cours du mois de juillet puis des enfants juifs à partir du mois d’août. Cet élargissement progressif du nombre et de la qualité des victimes relevait alors d’une orientation clairement génocidaire puisque, désormais, l’ensemble d’une population était massacré. Les historien·nes considèrent aujourd’hui que le génocide fut initié à la base, par les officiers des Einzatsgruppen dont les pratiques génocidaires furent encouragées oralement puis ratifiées par écrit par les dirigeants nazis. Parallèlement, dès le mois de juin 1941, les nazis encouragèrent les pogroms menés par des antisémites locaux dans les pays baltes et en Ukraine. Des milliers de juifs furent humiliés et battus à mort sous les yeux de la population. Ce n'est pas un hasard si des Baltes et des Ukrainiens servirent comme supplétifs des SS dans les centres de mise à mort notamment. Le 1er août 1941, le Reischführer-SS (RFSS) Himmler adressa cette directive génocidaire aux chefs des Einzastgruppen : « Ordre explicite du RFSS. Tous les Juifs doivent être fusillés. Les femmes juives doivent être poussées vers les marais ». C'est ce type d'ordre qui permet de caractériser l'intention à l'origine d'un génocide. Dans le même ordre d'idée, Göring confia à Reinhard Heydrich, le bras droit de Himmler, la tâche consistant à régler la "solution finale de la question juive" (sans en expliciter toutefois les modalités exactes) par le courrier ci-dessous : Le Maréchal du Grand Reich allemand Chargé du Plan de quatre ans Président au conseil des ministres pour la défense du Reich Berlin, le... juillet 1941 Au Chef de la Police de sécurité et du SD le SS-Gruppenführer Heydrich En complément de la mission qui vous a été confiée par décret du 24.1.1939 de parvenir, sous la forme de l'émigration ou de l'évacuation, à une solution de la question juive la meilleure possible eu égard aux circonstances de l'époque, je vous charge par la présente de prendre toutes les mesures préalables, organisationnelles, pratiques et matérielles, nécessaires à une solution globale de la question juive dans la zone d'influence allemande en Europe. Dans la mesure où les domaines de compétences d'autres instances centrales sont concernés, il faudra les associer. Je vous charge en outre de m'adresser sous un projet global concernant les mesures préalables organisationnelles, pratiques et matérielles à prendre pour réaliser la solution finale souhaitée de la question juive. Signé : Göring Cité par Edouard Husson, Heydrich et la solution finale , Perrin, Tempus, 2012, p. 354. La première phase du génocide, dès l'été 1941, fut appelée, il y a quelques années, la Shoah par balles , puisqu’elle consistait à tuer les hommes, les femmes et les enfants d’une balle dans la tête au bord d’une fosse commune, dans les pays baltes, en Ukraine et en Biélorussie. Cependant, les historien·nes récusent aujourd'hui ce terme qui introduit une dichotomie tranchée entre une supposée première phase de massacres par fusillades et une supposée deuxième phase de destruction industrielle dans les centres de mise à mort à partir du printemps 1942. On sait que les massacres furent opérés de diverses manières et que les fusillades se poursuivirent jusqu'à la fin de la guerre, en fonction les configurations locales. Ainsi, une partie de la population juive d'une ville pouvait être déportée dans un centre de mise à mort quand l'autre partie était assassinée sur place. Par commodité, nous nous en tenons à cette dichotomie pour éviter de produire un exposé trop complexe. Encadré : le déroulement de la Shoah dans la ville de Buczacz L'historien Omer Bartov a retracé l'histoire de la Shoah dans la ville où était née sa mère, Buczacz, en Galicie orientale, région située à l'époque au sud-est de la Pologne, aujourd'hui dans le sud-ouest de l'Ukraine. Dans cette région vivaient des Polonais, des Ukrainiens et des juifs. Cette région avait été envahie par l'armée soviétique en octobre 1939, lors du partage de la Pologne entre l'Allemagne et l'URSS. L'armée soviétique se retira devant l'attaque allemande, à la fin juin 1941. Durant plusieurs jours, une milice nationaliste ukrainienne s'empara du pouvoir et commença à maltraiter et à massacrer les Polonais et surtout les juifs accusés de faire le jeu des nationalistes polonais et d'être des communistes. En effet, certains juifs avaient accueilli favorablement l'armée soviétique lors du partage de la Pologne en octobre 1939. Très souvent, les bourreaux étaient les anciens camarades d'école et les voisins des victimes. L'armée allemande s'empara de la ville le 5 juillet 1941. Les miliciens ukrainiens s'engagèrent alors comme policiers au service de l'occupant allemand. A partir du mois d'août 1941, les massacres de Juifs réalisés par un Einsatzgruppe, des membres de la Gestapo et des policiers de la police de sureté ( Sipo ), prirent une ampleur considérable. Environ 300 policiers ukrainiens prirent part à la traque, à la surveillance et à l'exécution des juifs, aux côtés des Allemands. Plusieurs milliers de juifs furent massacrés au bord de fosses communes sur une colline à proximité de la ville. Plusieurs autres milliers furent déportés au centre de mise à mort de Belzec. Un Judenrat formé des membres de l'élite juive de la ville et une police juive ( Ordnungsdienst , OD) furent institués sur ordre des Allemands. Dans l'espoir de sauver leur vie et celle de leurs proches, ces hommes collaborèrent avec les Allemands. Contre des pots-de-vin, ils choisissaient les juifs destinés aux camps de travail, où l'on pouvait survivre quelques mois. Ils choisissaient et arrêtaient les Juifs à massacrer tout de suite. Comme l'écrit Omer Bartov : "Les Allemands parvinrent rapidement à détruire la population juive en créant un dispositif local composé d'Ukrainiens et de Juifs, qui les aida à organiser et à commettre des meurtres de masse" (p. 255). Au total, 60 000 juifs furent assassinés dans la région, seuls 1 200 survécurent. Les exécutions de masse par fusillades avaient lieu à l’écart des villages. Elles était précédées par l’arrestation et le rassemblement de la population juive des villes et des villages qui s’opéraient dans une grande violence et à la vue de toute la population locale. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, ces massacres ne furent pas tous commis par des SS fanatiques. Des unités de la Wehrmacht et de la police y contribuèrent également (sur ce point on peut lire l’ouvrage fondamental de Christopher Browning, Des hommes ordinaires , paru en 1992, qui a complètement bouleversé nos connaissances sur les auteurs de ces massacres). L’épisode le plus terrible fut le massacre de Babi Yar , un ravin situé dans les faubourgs de Kiev, où 33 771 personnes furent assassinées en deux jours, les 29 et 30 septembre 1941 par les éléments de l’Einsatsgruppe C. Par la suite, 100 000 autres personnes (des prisonniers de guerre soviétiques, des Tsiganes, des nationalistes ukrainiens) furent également exécutées dans ce ravin en 1942-1943. L'émotion internationale fut grande lorsque des missiles russes visèrent le monument commémoratif de cette tragédie, au début de l'agression russe contre l'Ukraine, en février 2022. On considère que ce mode d'exécution fit près de 1,3 million de morts. Document : le massacre de Lubny en Ukraine, le 16 octobre 1941. Les personnes figurant sur l’image doivent abandonner leurs affaires avant d’être exécutées. Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/babi-yar-1941-le-massacre-des-juifs-de-kiev-restitue-dans-un-documentaire-exceptionnel Document : Un massacre de Juifs en Ukraine à l’automne 1941 Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/babi-yar-1941-le-massacre-des-juifs-de-kiev-restitue-dans-un-documentaire-exceptionnel 2.3.2 Les centres de mise à mort Il semble qu’Hitler a décidé l’extermination systématique des Juifs entre octobre et décembre 1941, alors que l’armée allemande se heurtait à la résistance de l’armée soviétique devant Moscou et lorsque le conflit devint mondial, avec l'entrée en guerre des Etats-Unis. Cette entrée en guerre était bien entendu attribuée par les nazis aux juifs. La crainte d’une défaite militaire sur le front russe aurait donc peut-être précipité l’ordre d’extermination de masse des juifs par Hitler. En effet, ce dernier prononça devant les dirigeants nazis un discours, le 9 novembre 1941, date anniversaire du début de la révolution allemande et de l'abdication de l'empereur Guillaume II qui précipita l'armistice du 11 novembre 1918. Ces deux événements étaient considérés par l'extrême-droite allemande comme un "coup de poignard dans le dos" de l'Allemagne, attribué aux juifs. Hitler rappela dans ce discours sa "prophétie" du 30 janvier 1939 qui prévoyait l'anéantissement des juifs. Il expliqua que cela permettrait d'éviter un nouveau 9 novembre 1918 ainsi que la défaite de l'armée allemande devant l'armée soviétique soi-disant dirigée par les juifs. Rappelons la logique nazie : l'extermination des juifs, responsables de la guerre, devait assurer la victoire militaire allemande. Les dirigeants nazis souhaitaient en outre passer à un mode d’exécution plus massif, plus discret et nécessitant moins de bourreaux que celui de la Shoah "par balles". A cet effet, les nazis mirent en pratique des compétences acquises avec le programme de l’ Aktion T4 d’extermination des malades mentaux allemands lourdement handicapés (du nom du n°4 de la Tiergartenstrasse à Berlin où se trouvait le principal centre d’euthanasie des malades mentaux). Ces vies « indignes d’être vécues » selon les nazis, menaçaient la pureté du sang allemand. Cette pratique « eugéniste » trouvait évidemment ses racines dans le racisme biologique et élitiste qui imprégnait les idées de l’extrême-droite européenne depuis la fin du XIXe siècle. Hitler décida cette opération de mise à mort en octobre 1939. Comme le document ci-dessous l'indique, cette décision fut antidatée du 1er septembre 1939, date de l'entrée en guerre contre la Pologne, pour signifier que l' Aktion T4 participait de l'effort de guerre. Ce document était adresser à Bouhler (le chef de la chancellerie d'Hitler) et au docteur Brandt (le médecin personnel d'Hitler). Document : Copie de l'ordre d’Adolf Hitler pour le programme d’”euthanasie” (Opération T4), signé en octobre 1939 mais daté du 1er septembre 1939. Source : United States Holocaust Memorial Museum. En ligne : https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/euthanasia-program Traduction : "Le Reichsleiter Bouhler et le docteur Brandt sont chargés d'élargir l'autorité de certains médecins dans la mesure où [les personnes] souffrant de maladies jugées incurables peuvent, après une évaluation humaine et minutieuse de leur état, se voir accorder une mort par compassion". (signé) Adolf Hitler Les futures victimes étaient sélectionnées par des commissions spéciales dans les hôpitaux du Grand Reich. En 1940 et 1941, dans six centres répartis en Allemagne et en Autriche, 70 000 malades mentaux moururent par privation totale de nourriture (« traitement par la faim ») ou gazés par du monoxyde de carbone dans des chambres à gaz déguisées en salles de douche (« traitement par le gaz »). Le corps des victimes était ensuite brûlé dans des fours crématoires. Un avis de décès invoquant une maladie était transmis aux familles. Selon l’historien Georges Bensoussan, l' Aktion T4 fut la matrice intellectuelle et technique du génocide. Le « traitement par la faim » fut en effet imposé aux ghettos polonais à partir de 1940 et les chambres à gaz servirent aux massacres de masse à partir de 1942. D'ailleurs, le personnel technique de l' Aktion T4 aida à la construction des chambres à gaz dans les centres de mise à mort en Pologne. Ainsi, le camp de Belzec, mis en service à la mi-mars 1942, fut construit sur le modèle de l' Aktion T4 avec des chambres à gaz alimentées par des bouteilles de gaz. Bien plus, le sonderkommando dirigé par le SS-Sturmbannfürer Rudolf Lange, qui avait participé à l' Aktion T4 , s'installa à Chelmno pour organiser le gazage des juifs du ghetto de Lodz dans des camions spécialement équipés, dès la fin de 1941. Les gaz d'échappement des camions étaient dirigés vers l'intérieur du camion où étaient entassées les victimes. Une précision s'impose ici. Malgré le secret, l' Aktion T4 fut rapidement connue en raison du nombre des avis de décès qui furent diffusés dans toute l'Allemagne. En outre, les voisins des centres de mise à mort avaient été alertés par la fumée malodorante émise en permanence par les fours crématoires de ces centres. Quelques évêques allemands, dont l'évêque Clemens von Galen, s'élevèrent en août 1941 contre l'assassinat en masse des handicapés mentaux et recueillirent un soutien massif des catholiques. Soucieux de ne pas s'aliéner l'Eglise catholique quelques semaines après le début de l'attaque contre l'URSS, Hitler décida d'abandonner l' Aktion T4 le 24 août 1941. Cela montre que l'action d'hommes courageux et déterminés pouvait faire reculer, au moins ponctuellement, le pouvoir nazi. Il semblerait cependant que l'extermination des malades mentaux se poursuivit malgré tout, mais à bas bruit. L’organisation systématique du génocide des juifs fut planifiée lors de la conférence de Wannsee (du nom du quartier de Berlin où se tint cette conférence), le 20 janvier 1942. Cette conférence rassembla les principaux responsables du génocide, sous la direction du SS-Gruppenführer Reinhard Heydrich, bras droit de Himmler, chef de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA) et coordinateur de l’extermination des juifs. Le SS-Oberstrumbannführer Adolf Eichmann, responsable de la logistique des déportations par les chemins de fer au sein du RSHA, assura l’organisation de cette réunion. La « solution finale du problème juif » (selon les termes des nazis) fut mise au point à cette occasion en regroupant trois compétences nazies jusqu’ici disjointes : l’émigration forcée par les transports ferroviaires, l’internement dans les ghettos, et enfin le massacre de masse par le gaz tel qu’il avait été pratiqué sur les malades mentaux avec le programme T4. En effet, il fut décidé la déportation systématique des 11 millions de Juifs européens vers l'Est (la Pologne). Ils y seraient soumis au travail forcé et les survivants subiraient plus tard un "traitement approprié". Document : Une page du protocole de la conférence de Wannsee fournissant le nombre de juifs par pays visés par le projet de la « Solution finale ». Le total y est estimé à 11 millions. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/debut-solution-finale/la-conference-de-wannsee.html Les événements s’enchaînèrent alors très vite. Le recensement des juifs avait été ordonné en 1940 et 1941 dans tous les pays européens occupés par l’armée allemande. Au même moment, les juifs polonais, entassés dans les ghettos, étaient soumis au travail forcé et à la famine tandis que, en Europe de l’ouest, tout un arsenal législatif permit la spoliation des biens juifs « aryanisés ». Avant leur extermination, à l’est comme à l’ouest de l’Europe, les juifs devaient produire ou fournir des ressources. Le port de l’étoile jaune fut imposé dans toute l’Europe en mai-juin 1942. Le 13 mars 1942, Himmler ordonna "l'évacuation" des Juifs des ghettos polonais vers l'Est, à savoir vers les centres de mise à mort. Les juifs des ghettos des villes polonaises, qui avaient également accueilli les juifs allemands et autrichiens, furent donc exterminés dans les centres de mise à mort de Chelmno, Belzec (500 000 morts de mars à décembre 1942), Sobibor (250 000 morts entre mai 1942 et octobre 1943) et Treblinka (900 000 morts entre juillet 1942 et novembre 1943) à l'occasion de ce que les nazis appelaient la "liquidation des ghettos" ou bien l' Aktion Reinhard (le prénom de Heydrich). Par exemple, 300 000 Juifs sur les 380 000 que comptait le ghetto de Varsovie furent transportés et assassinés à Treblinka entre le 22 juillet et le 22 septembre 1942. Rappelons un point de vocabulaire. On a longtemps distingué les camps de concentrations destinés à l’internement des prisonniers politiques et des résistants, des camps d’extermination, destinés à l’extermination des juifs. En réalité, les juifs était assassinés dans des « centres de mise à mort », selon l’expression de l’historien Raul Hilberg, qui n’étaient pas des camps. Ils étaient composés de chambres à gaz (la plupart du temps du monoxyde de carbone produit par un moteur de camion) où tous les déportés étaient exterminés dès leur descente du train, en l'espace de quelques heures, et de baraquements pour les gardiens du camp et quelques détenus juifs du Sonderkommando . Ces derniers, régulièrement tués et remplacés, portaient les cadavres depuis les chambres à gaz vers les fosses communes. A Chelmno, les juifs étaient entassés dans des camions spéciaux et gazés par les gaz d'échappement de ces camions lors du trajet qui les conduisait jusqu'à une forêt où leurs corps étaient entassés dans d'immenses fosses communes. Document : Un camion à gaz Magirus-Deutz endommagé est inspecté en 1945 près de Chełmno. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Destroyed_Magirus-Deutz_furniture_transport_van_Kolno_Poland_1945.jpg Fin 1943, après la révolte du Sonderkommando de Treblinka (août 1943) et de Sobibor (octobre 1943) pressentant la liquidation du camp, ces centres de mises à mort furent fermés, démantelés et rasés car tous les juifs polonais et allemands avaient été tués. En 1944, les nazis firent déterrer et incinérer par des détenus juifs les corps qui avaient été entassés dans les fosses communes de ces centres de mise à mort. Ils firent ainsi disparaître toute trace des centres de mise à mort. Aujourd'hui, il n'en reste pratiquement rien mais des archéologues tentent actuellement d'en retrouver les traces. Document : La gare ferroviaire du centre de mise à mort de Sobibor en Pologne. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/solution-finale/les-camps-de-la-mort.html Source : documentation photographique n°8085, p. 61. A Belzec, les personnes descendaient du train sur le quai de débarquement (1). Elles se déshabillaient dans le bâtiment de déshabillage (3). Pendant que les femmes étaient rasées, les hommes étaient obligés de courir dans le boyau, dont les barbelés étaient camouflés par des branchages, et rentraient dans la chambre à gaz. Ces chambres à gaz étaient alimentées en CO par un moteur de camion (7). Venait ensuite le tour des femmes. Les corps étaient entassés dans les fosses communes par les membres du Sonderkommando. Les corps furent brulés à partir de l'été 1942 et le camp fut ensuite démantelé. La légende permet d'évaluer la taille très réduite de ce centre de mise à mort : 450 mètres X 300 mètres. Document : L’Europe concentrationnaire. Source : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/chronologie-et-cartes/cartes.html Aux centres de mise à mort situés près des ghettos, s'ajoutèrent les camps de Maidanek et Auschwitz. Maidanek était un camp mixte qui associait un centre de mise à mort des juifs du ghetto de Lublin et des camps de travail forcé, des camps de concentration, pour des usines allemandes. En novembre 1943, plus de 40 0000 travailleurs des camps de Maidanek furent systématiquement massacrés lors de l' Aktion Erntefest ("fête de la moisson") ordonnée par Himmler . 2.3.3 Le camp d'Auschwitz Le camp d’ Auschwitz reste le symbole absolu de la barbarie nazie. Près de 1,1 millions de personnes y trouvèrent la mort. Ce camp (ou plutôt cet ensemble de camps) associait des camps de travail forcé enfermant jusqu'à 100 000 détenus soumis au travail forcé, et un centre de mise à mort. Comme le camp de Maidanek, il faisait partie à la fois du système concentrationnaire et du système des centres de mise à mort nazis. Ce camp s’étendait sur près de 40 km² de ce qui fut nommé la zone d'intérêt (voir à cet effet le remarquable film de Jonathan Glazer, La zone d'interêt ). Il était situé sur un nœud ferroviaire, à proximité de Cracovie, qui le mettait en relation avec l’Europe entière. Le premier camp, Auschwitz I, fut ouvert en juin 1940 sur l’ordre de Himmler sur le site d'un ancienne caserne polonaise pour interner des détenus polonais considérés comme dangereux pour la sécurité du Reich. Il devint ensuite un camp de concentration et de travail forcé pour des prisonniers de guerre soviétiques et des détenus politiques venus de l’Europe entière. En mars 1941, Himmler fit construire le camp d’Auschwitz II Birkenau, distant de 3 km du précédent, en prévision de la détention des futurs prisonniers de guerre soviétiques (qui n'y furent pas détenus, finalement). Ce camp devint le plus grand du système concentrationnaire nazi. Il couvrait 170 hectares (720 mètres X 2 340 mètres) et comprenait près de 300 baraques en bois (40 m de long, 9,5 m de large, 2,6 m de haut) prévues initialement pour 52 chevaux et qui abritaient chacune près de 400 détenus. Enfin, le camp Auschwitz III Monowitz était un camp de travail forcé fournissant une main d'œuvre très bon marché aux entreprises allemandes qui s'étaient installées à proximité (Krupp, Siemens, IG Farben, etc.). Primo Levi, qui a écrit son témoignage crucial sur Auschwitz dans Si c’est un homme , fut affecté à ce camp car il était ingénieur chimiste. D'autres détenus, et notamment des femmes, travaillèrent dans les entreprises agricoles de la zone d'intérêt. Par exemple, Simone Veil construisit des murets dans ces champs. Himmler décida en janvier 1942 que l'ensemble de ces camps devait accueillir en priorité des juifs, hommes et femmes, destinés à devenir les esclaves de ces grands entreprises. En septembre et octobre 1941, le gazage de prisonniers de guerre soviétiques ( Aktion 14f14 ) à l’aide du Zyklon B , un puissant insecticide à base d'acide cyanhydrique, aida à la mise au point des chambres à gaz d’Auschwitz -Birkenau. Ce mode de mise à mort différait donc de celui des autres centres de mise à mort où les victimes était gazées par du monoxyde de carbone produit par des moteurs de camion. Ce camp fut alors doté de chambres à gaz et de fours crématoires pour l’extermination des convois de juifs venus de l’Europe entière. En juillet 1942, Himmler décida que ce camp deviendrait la destination finale de tous les convois des juifs d’Europe du sud et de l’ouest. Le premier convoi arrivant de Slovaquie fut sélectionné ou exterminé à Birkenau le 4 juillet 1942. A partir de 1943, alors que les centres de mise à mort des juifs polonais et allemands fermaient car ils avaient achevé leur sinistre besogne, Auschwitz devint le principal centre de mise à mort des juifs européens. Document : Le plan du complexe concentrationnaire d’Auschwitz Source : Auschwitz, la solution finale. Les collections de l’histoire n°3, 1998, p. 39. Les déportations massives dans toute l'Europe en direction d'Auschwitz débutèrent donc en juillet 1942 : 11 juillet, déportation des juifs de Salonique, 16 et 17 juillet, rafle du Vel’d’Hiv' à Paris, etc. En l’espace de quelques semaines, les chemins de fer allemands, sous la direction de Eichmann, furent capables d’organiser des centaines de convoi entre l’été 1942 et l’été 1944, depuis toute l’Europe en direction de la Pologne. Ces trajets se faisaient dans des conditions épouvantables : 100 ou 200 personnes entassées, debout, dans des wagons de marchandises prévus pour 40 personnes (par exemple des soldats), sans aération, sans eau ni nourriture, pour un voyage durant entre deux et douze jours. Le temps de trajet dépendait de la distance mais également de l’encombrement des voies ferrées. Précisons que les convois étaient financés et réglés à la Reichsbahn par le vol des biens des déportés eux-mêmes. Dès l’arrivée du convoi à Auschwitz-Birkenau, les déportés devaient descendre sur la « rampe » ( Judenrampe ), le quai où ils subissaient la « sélection » (qui n’existait pas dans les autres centres de mise à mort) opérée par un médecin SS : d’un côté les adultes vigoureux âgés de 16 ans à 45 ans, qui seraient soumis au travail forcé, de l’autre les vieillards, les malades, les femmes accompagnées d’enfants qui étaient aussitôt dirigés vers l'une des quatre chambres à gaz distantes de 2,5 km de la rampe. Après s'être déshabillés dans un vestiaire contre la promesse de bénéficier d'une douche, les malheureux, entassés dans les chambres à gaz, qui pouvaient accueillir 2000 à 3000 personnes à la fois, mourraient à l'issue d'une agonie atroce qui durait entre 10 et 15 minutes, sous l'effet du gaz produit par les cristaux de Zyklon B . Les corps étaient ensuite incinérés dans les fours crématoires couplés à chaque chambre à gaz. Chaque four crématoire pouvait incinérer 3000 corps. A partir du mois de mai 1944, en vue de l’extermination des 430 000 juifs hongrois, la ligne de chemin de fer fut prolongée jusqu’au voisinage des chambres à gaz et passa désormais sous un mirador, jusqu'au nouveau quai nommé la Bahnrampe . La ligne de chemin de fer passant sous ce mirador devint ensuite l’image iconique du camp d’Auschwitz-Birkenau car, passé ce mirador, les déportés subirent l’un des plus grands crimes de l’histoire de l’humanité. De leur côté, les juifs sélectionnés pour le travail étaient déshabillés et tondus, un numéro était tatoué sur leur avant-bras gauche. Certains d’entre eux (jusqu'à mille environ en même temps) étaient sélectionné pour travailler dans le sonderkommando chargé de porter les cadavres depuis les chambres à gaz vers les fours crématoire. Les autres travaillaient dans les usines installées à proximité du camp ou traitaient les vêtements et les objets personnels des victimes, qui étaient redistribués dans tout le Reich. Encadré : Pourquoi les détenus d'Auschwitz étaient-ils tatoués ? Les survivants juifs du camp d'Auschwitz portèrent toute leur vie leur numéro matricule de déporté tatoué sur leur avant-bras gauche, ce qui n'était pas le cas des déportés des autres camps de concentration nazis. En effet, lors de l'hiver 1941-1942, les prisonniers soviétiques qui construisaient le camp d'Auschwitz moururent en masse. Leurs camarades s'emparaient de leurs vêtements pour lutter contre le froid. Les SS, confrontés à des monceaux de cadavres nus, se trouvèrent alors face à un problème administratif : dépourvus de leur numéro matricule qui était imprimés sur leurs vêtements (comme dans tous els autres campas de concentration), ces cadavres devenaient inidentifiables. Les SS trouvèrent une solution à ce problème : le tatouage du numéro matricule, d'abord sur la poitrine (ce qui se révéla beaucoup trop douloureux) puis sur l'avant-bras gauche à partir de mai 1942. (D'après Tal Bruttmann, Auschwitz , La découverte, 2025, p. 29) Il est donc important de comprendre la spécificité du camp d'Auschwitz. Ce camp était d'une part le plus grand camp de concentration et de travail forcé de l'Allemagne nazie, où étaient détenus des Polonais, des résistants de divers pays, des hommes et des femmes, et surtout des juifs réduits eux aussi en esclavage. Ces détenus étaient déplacés d'un camp à l'autre en fonction des besoins des entreprises en main d'œuvre. Ils mourraient de faim, de maladie et de mauvais traitement. Lorsqu'ils étaient trop faibles ou trop malades, ils pouvaient être "sélectionnés" pour être exécutés dans les chambres à gaz. D'autre part, le camp d'Auschwitz II-Birkenau comprenait un centre de mise à mort où étaient exterminés, dès leur arrivée, les juifs qui avaient été "sélectionnés" sur la Judenrampe puis sur la Bahnrampe pour mourir tout de suite. Comme l'explique l'historien Tal Bruttmann, ces malheureux ne pénétraient pas dans le camp d'Auschwitz-Birkenau car ils étaient tout de suite acheminés vers les chambres à gaz situées en périphérie du camp. La distinction produite par la "sélection" explique le fait que quelques milliers de personnes juives survécurent à la déportation à Auschwitz alors que les rescapés des autres centres de mise à mort se comptent sur les doigt de la main. Les photographies qui suivent sont extraites de l’ Album d’Auschwitz , recueil de 193 photographies prises par le SS Ernst Hoffman à la fin du printemps 1944, lors de l’extermination des 430 000 juifs hongrois (environ 12000 par jour). Elles permettent de retracer le parcours des malheureux dès leur descente du train. Grâce à l'ouvrage de Tal Bruttman, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, Un album d'Auschw itz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes (Seuil, 2023), nous savons que ces photographies étaient des mises en scène. Elles visaient à montrer aux responsables de la SS à Berlin , et notamment à Himmler, l'excellence de l'organisation de l'arrivée des convois à Auschwitz et la fluidité de la "sélection". Dans la réalité, les déportés étaient accueillis par des coups et des cris. De très puissants projecteurs les aveuglaient à dessein lors de la descente des wagons. Les SS ne leur laissaient pas le temps de comprendre où ils se trouvaient. En outre, des révoltes ou des scènes de panique émaillaient régulièrement ce moment terrifiant, notamment lors de la séparation des familles. Document : Les déportés descendent du wagon de marchandise (celui-ci appartient à la SNCF) dans lequel ils ont voyagé. Source : Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org) Les déportés sur la « rampe ». Dans le fond, les cheminées des crématoires II et III. Source : Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org) Document : La sélection. Après leur descente du train, sur la « rampe », les personnes commencent à être sélectionnées par le médecin SS visible à droite de l’image. A gauche, s’est formée la file des femmes, des enfants et des vieillards, à droite de l’image, celle des hommes. Tout à fait à gauche, se tiennent les détenus en costume rayé qui viennent prendre les bagages des déportés. Dans le fond à gauche, le mirador sous lequel passaient les trains à partir du printemps 1944, devenu l’image iconique d’Auschwitz. Source: Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org) Document : La sélection. Les deux files sont constituées. On remarquera la canne du SS au premier plan. Cet objet servait à frapper les déportés. Il est la preuve que l'arrivée des convois ne se passait aussi facilement que ces photographies semblent le suggérer. Source: https://www.yadvashem.org/fr/processus-de-selectio.html Document : Les femmes et les enfants, délestés de leurs bagages, se dirigent vers les chambres à gaz . Remarquer la petite fille à gauche qui tire la langue au photographe dans un ultime geste de défi. Source : https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/03/02/un-album-d-auschwitz-echapper-au-regard-des-bourreaux_6163933_3260.html Document : Sur la « rampe », une colonne de déportés hongrois est dirigée, à la descente du train vers la chambre à gaz et crématoire II d’Auschwitz-Birkenau, le 25 août 1944 . Photographie aérienne prise par un avion anglais ou américain. Source : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/documents-darchives/assassiner.html Nous disposons de plusieurs photographies aériennes du camp d’Auschwitz réalisées par les Alliés. Elles prouvent non seulement que les Alliés connaissaient l’existence de ce camp (en plus, ils en avaient été informés directement par des agents polonais tels que Jan Karski qui rencontra Roosevelt à la Maison Blanche le 28 juillet 1943) mais que, à partir du printemps 1944, ils auraient pu le bombarder et gêner ainsi la déportation des 430 000 juifs hongrois. Ils n’en firent rien. Officiellement, ils craignaient que leurs bombes ne tuent des déportés (qui, de toute façon arrivèrent dans le camp par les lignes de chemins de fer qui n’avaient pas été bombardées par les Alliés et disparurent dans les chambre à gaz qui n’avaient pas non plus été bombardées par les Alliés). Il semblerait plutôt que les dirigeants britanniques et américains ne voulaient pas être accusés, par des opinions publiques plutôt antisémites, de « faire la guerre pour les juifs ». Deux ouvrages essentiels, qui figurent parmi les plus grandes œuvres littéraires du XXe siècle, doivent être lus au sujet d'Auschwitz : Si c'est un homme , de Primo Levi et Etre sans destin , d'Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002. Document : L’une des quatre photographies prises par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz en août 1944 . L’auteur de la prise de vue s’est placé à l’intérieur du vestiaire attenant à la chambre à gaz pour éviter d’être vu. La photographie montre les membres du Sonderkommando et les cadavres de Juifs hongrois qu’ils s’apprêtent à brûler dans une fosse car les fours crématoires étaient alors saturés. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Auschwitz_Resistance_280.jpg Document : Les rails pénétrant dans le camp de Birkenau à partir de mai 1944. Photographie prise en janvier 1945. Source : AP On estime que, sur 1,3 millions de personnes arrivées à Auschwitz entre 1940 et 1944, 1,1 millions périrent, dont un million de Juifs assassinés entre février 1942 et novembre 1944. Sur ce total, il convient de compter 21 000 Tsiganes morts de mauvais traitement ou gazés en juillet-août 1944. En novembre 1944, Himmler, estimant le travail achevé et redoutant l’avancée de l’armée soviétique, fit dynamiter les chambres à gaz et les fours crématoires pour tenter d’effacer le crime qui s’y était produit. L’armée soviétique "découvrit" le camp le 27 janvier 1945 (les historien·nes ne parlent plus de la "libération" d'Auswchitz mais de sa "découverte"). C’est la raison pour laquelle, désormais dans l’Union européenne, le 27 janvier est la journée de souvenir de la Shoah. Cependant, il ne restait plus dans le camp que quelques milliers de détenus qui ne pouvaient plus se déplacer par eux-mêmes, à savoir les plus malades, dont Primo Levi. Au cours des jours précédents, les nazis avaient contraint l’immense majorité des détenus à quitter le camp pour ce qui a été nommé les marches de la mort . A pied, dans le froid et la neige, sans nourriture, sous les coups, ils durent rejoindre les camps de concentration situés en Allemagne. Bien peu parmi eux parvinrent à destination. Simone Veil, sa sœur et sa mère, qui mourut au camp de Bergen-Belsen, subirent ces marches de la mort. Document : Auschwitz. Détenus couchés sur des châlits à l'intérieur d'une baraque après la libération du camp . Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/les-derniers-episodes-de-la-guerre-et-ses-consequences-immediates/les-survivants.html 2.4. Le bilan du génocide des juifs Il fut reproché aux rares survivants du génocide de s’être laissés entraîner à l’abattoir sans avoir réagi. Il faut savoir tout d’abord que plusieurs révoltes eurent lieu. Il y eut les révoltes des Sonderkommando à l’approche de la liquidation du camp par les nazis à Treblinka, à Sobibor et à Auschwitz (le 7 octobre 1944). Les révoltés purent tuer quelques gardes SS mais furent presque tous exécutés. Les survivants des Sonderkommando, très peu nombreux, témoignèrent dans le film de Claude Lanzmann, Shoah . La principale révolte fut la révolte du ghetto de Varsovie , du 19 avril au 8 mai 1943, à l’occasion de laquelle plusieurs centaines de jeunes juifs de l'Organisation Juive de Combat tinrent en échec des milliers de soldats allemands et de SS. Ces derniers écrasèrent la révolte en détruisant systématiquement tous les immeubles du ghetto. Les survivants furent exécutés sur place ou déportés dans les centres de mise à mort. La photographie qui suit, prise par un Allemand, est devenue le symbole de la répression de cette révolte. Elle montre des juifs délogés d'un abri par les soldats allemands et voués à la mort. Le désespoir du petit garçon au premier plan manifeste l'immense détresse des derniers occupants du ghetto. On remarquera la petite fille au second plan qui, dans un ultime geste de défi, tire la langue au photographe. Document : Des juifs capturés par les Allemands lors de l'écrasement de la révolte du ghetto de Varsovie, mai 1943. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Stroop_Report_-_Warsaw_Ghetto_Uprising_06b.jpg La principale raison du faible nombre de révoltes tient au manque de soutien de la population locale (par exemple la résistance polonaise a refusé de livrer des armes aux organisateurs de la révolte du ghetto de Varsovie) et surtout au caractère inouï et à la rapidité du processus d’extermination. Qui pouvait imaginer que les discriminations mises en place en 1940-1941 allaient déboucher sur une tragédie en 1942 ? En outre, la plus grande partie des victimes fut assassinée en 1942 et 1943. La rapidité du processus ne laissa pas le temps de mettre en place des organisations capables de protéger les victimes. Enfin, n’oublions pas que, dans les ghettos des villes polonaises, la situation psychique et physique des personnes était déplorable : elles mourraient littéralement de faim. Il suffisait de leur promettre un peu de pain pour qu’elles montent dans les trains, alors quelles savaient pertinemment que ces trains les menaient à la mort. La réalité et la spécificité du génocide des juifs fut mal comprise à la Libération. En Occident, les images des camps de concentration situés en Allemagne et libérés par les armées britannique et américaine, tels que Dachau, Buchenwald, ou Bergen-Belsen, stupéfièrent le monde. En revanche, le camp d’Auschwitz fut découvert par l’armée soviétique, et les autres centres de mise à mort avaient été totalement détruits par les nazis. Du côté soviétique, la souffrance des juifs fut gommée par l’orientation progressivement antisémite du régime stalinien, et disparut surtout sous l’ampleur des pertes subies par les Soviétiques dans cette guerre (plus de 25 millions de morts). En outre, les survivants juifs étaient très peu nombreux, comparativement aux résistants survivants des camps de concentration. A l’échelle de l’Europe, les juifs représentèrent 54 % des déportés et seulement 6 % des rescapés. En France, jusque dans les années 1970, tous les déportés étaient confondus. Ils avaient certes tous subi des expériences douloureuses, mais incomparables les unes par rapport aux autres. On évoquait les déportés « raciaux » (les juifs), les déportés politiques (les résistants) et les déportés du travail (STO). C’est seulement à partir des années 1970, après le procès Eichmann à Jérusalem en 1961, que la spécificité du génocide fut réellement prise en compte. Enfin, le film de Claude Lanzmann, Shoah , en 1985, joua un rôle essentiel dans la prise en compte de la spécificité du génocide des juifs. Ce film dure neuf heures mais il est absolument remarquable et bouleversant. Les survivants des Sonderkommando qui y témoignent sont des hommes dont la douleur et l'humanité les rendent très attachants. Lors du procès de Nuremberg , tenu du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, le crime de génocide ne fut pas retenu comme motif pour juger les 24 principaux dirigeants nazis. On lui préféra quatre chefs d’accusation : « crime de complot » et « crime contre la paix » (les agressions conduisant au déclenchement de la guerre), « crimes de guerre » (les massacres de populations civiles et de prisonniers de guerre soviétiques notamment) et de crimes contre l’humanité (l'extermination des juifs). Comme nous l'avons vu en introduction, ce dernier type de crime fut conceptualisé par Hersch Lauterpach, un juif originaire de Lemberg (actuelle Lviv), professeur de droit à l’université de Cambridge. Contre le concept de génocide défendu par Raphael Lemkin, il défendait celui de crime contre l’humanité, plus large, en envisageant les victimes non pas comme les membres d’un groupe mais comme des individus dont on avait nié l’humanité par un ensemble de mauvais traitements. Le crime de génocide servit à juger les criminels de guerre lors des procès ultérieurs. Sur la distinction entre crime de génocide et crime contre l’humanité, il faut lire l’ouvrage passionnant de Philip Sands, Retour à Lemberg (2017), qui développe les différences entre ces deux catégories juridiques en racontant la vie de Lauterpach et de Lemkin, tous deux originaire de Lemberg (Lviv aujourd'hui). 3. Le génocide des Tsiganes dans l’Europe nazie 3.1. La définition nazie des Tsiganes et les premières persécutions (Il convient de consulter le post sur la France durant la Deuxième Guerre mondiale pour connaître le traitement infligé aux Tsiganes en France). Un troisième génocide, celui des Tsiganes, est moins connu, et n’a pas été évoqué à Nuremberg. Le traitement dont les Tsiganes furent victimes durant la Seconde Guerre mondiale relève, pour certain·es historien·nes, d’un processus génocidaire mais cette désignation fait encore débat. On nomme parfois ce génocide le Samudaripen ("Tuez-les tous" en romani). Le terme générique « Tsiganes », peu satisfaisant et contesté, est utilisé ici par commodité pour désigner plusieurs groupes de populations ayant en commun de parler le romani . On distingue en effet les "Roms" (Europe de l'Est ou du monde germanique), des "Sinti" (Allemagne et France) et des "Gitans" (Espagne et sud de la France). Dans tous les pays d’Europe, les Tsiganes subissaient déjà des discriminations car la construction des États nations au cours du XIXe siècle s’accommodait mal de ces populations considérées (à tort ou à raison) comme nomades et donc difficiles à contrôler. On estime que, sur un million de Tsiganes vivant en Europe avant la guerre, entre 90 000 et 250 000 (ou 500 000 ?) furent assassinés. Cette évaluation reste provisoire et augmente au fur et à mesure de la découverte d’archives et de fosses communes. En outre, les Tsiganes de Roumanie, de Bulgarie et de Yougoslavie n’étaient pas inscrits à l’état civil, si bien que les statistiques de leurs disparitions resteront toujours sujettes à caution. Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en janvier 1933, les Tsiganes furent victimes des discriminations qui conduisirent finalement au génocide, selon une logique semblable à celle des discriminations visant les juifs, mais avec certaines spécificités. En effet, sans injonctions du pouvoir central, plusieurs grands villes allemandes décidèrent d’elles-mêmes l’ouverture de camps d’internement pour les Tsiganes, dits Zigeunerlager , entre 1933 et 1935. Jusque là, les Tziganes ne préoccupaient pas Hitler. Ces initiatives locales signalaient une hostilité profonde de toute la société à l’égard des Tsiganes. Le décret du 14 décembre 1937 rendait en outre possible « à titre préventif » l’internement des Tsiganes dans les camps de concentration, tels que Dachau et Buchenwald. Ils y portaient soit le triangle brun des Tsiganes soit le triangle noir des « asociaux ». Cette hésitation dans la stigmatisation montre que les Tsiganes occupaient une place différente de celle des juifs dans l’idéologie raciste des nazis : à la fois une « race aryenne » et une population "asociale", marginale, socialement dominée en raison de leur genre de vie supposé. Comment les nazis purent-ils résoudre cette contradiction ? Après les lois de Nuremberg, ils cherchèrent à définir toutes les catégories exclues de la communauté allemande. Le ministère de l'intérieur créa en 1936 "l'Institut pour l'hygiène raciale et la biologie de la population" dirigé par l’« anthropologue » nazi Robert Ritter. Ce dernier distingua les « Tsiganes racialement purs » (les Sinti et les Lalleri), considérés comme des indo-européens (aryens) puisqu’ils étaient venus du nord de l’Inde à la fin du Moyen-Age, des « Tsiganes métissés » ou « demi-Tsiganes » ( Zigeuner-Mischlinge ) qui, eux, menaçaient la pureté de la race allemande. Cet exemplaire de la "race aryenne" aurait alors été "abâtardi" par le métissage qui expliquait leur dégénérescence et leur genre de vie asocial. Bien entendu ces distinctions racistes délirantes ne présentent aucune valeur scientifique (ou, du moins, relevaient d'une "science" biologique nazie). Ritter s'attacha donc à l'identification des Tziganes du Reich ainsi qu'à leur généalogie pour distinguer les "Tziganes purs" des "Tziganes métissés". En réalité, Ritter doutait de l'aryanité des Tziganes alors que Himmler était persuadé de leur aryanité. La conception raciale des nazis concernant les Tsiganes, était hésitante et se situait à l’inverse de celle qui concernait les juifs : alors que les juifs « métissés » furent parfois exemptés de la déportation et de l'extermination, car considérés comme moins dangereux et mieux intégrés à la société allemande, les Tsiganes « métissés » étaient considérés comme les plus dangereux pour la pureté de la race allemande et devaient être déportés en priorité. Dans un cas le métissage était considéré comme un avantage, dans l’autre cas comme un inconvénient. L'historien Raul Hilberg explique la différence de perception par les nazis des mischlinge juifs et des mischlinge tziganes. Les premiers étaient très minoritaires dans la population juive allemande alors que les seconds étaient largement majoritaires dans la population tzigane. Il était donc aisé d'accorder des exemptions aux mischlinge juifs peu nombreux. En outre, pour les nazis, les Allemand·es qui avaient épousé des Tziganes étaient considéré·s comme relevant des bas-fonds de la société allemande, étant elles-mêmes et eux-mêmes des vagabonds, de mendiant·es, des voleurs, etc. En conséquence, pour les nazis, les mariages mixtes engendrant des enfants mischlinge tziganes contribuaient à perpétuer une population marginale de paresseux et de criminels, peu intégrés à la société allemande, ce qui n'était pas le cas pour les juifs. Les préjugés sociaux tenaces à l'égard des Tziganes expliquent donc la définition contradictoire du métissage dans le cas de juifs et des Tziganes. Les arrestations des Tsiganes étaient opérées par la Kripo (la police criminelle) sous l’autorité d’Arthur Nebe, l’un des bras droits de Himmler. 3.2. Vers l’extermination des Tsiganes européens En décembre 1938 la loi « contre le danger Tsigane » énoncée par Himmler découlait de l’assimilation des Tziganes à des criminels et à des asociaux, en raison de leur supposé mode de vie, qu’il fût nomade ou sédentaire. Elle visait également à isoler les Tsiganes du peuple allemand afin de préserver la pureté de sang de ce dernier. En effet, selon l’idéologie nazie, le mariage mixte d’un·e Tsigane avec un·e Allemand·e était vu comme une atteinte à la pureté de la race allemande mais également comme une déchéance sociale pour l'Allemand·e concerné·e puisque les Tsiganes étaient considérés comme relevant des bas-fonds de la société. C'est peut-être la raison pour laquelle les nazis considéraient le métissage avec les Tziganes avec plus de répugnance que le métissage avec les juifs. Fut alors considérée comme Tsigane toute personne ayant au moins un grand-parent tsigane (alors qu’il fallait avoir au moins trois grands-parents juifs pour être identifié comme juif). Les « Tsiganes métissés » avaient un passeport bleu ciel alors que les « Tsiganes purs » (les Sinti et les Lalleri) détenaient un passeport brun qui était censé les protéger des persécutions. Les femmes relevant de cette catégorie furent soumises à la stérilisation forcée afin que la « race » tsigane s’éteigne rapidement. Ce type de traitement relève lui aussi, juridiquement, des pratiques génocidaires. En mars 1941, dans le camp de Ravensbrück, la stérilisation forcée et de masse fut imposée, dans des conditions qui s'apparentaient à de la torture, à des « femmes tsiganes indignes de se reproduire ». Comme la stérilisation présentait de nombreuses difficultés d’ordre matériel et techniques, il parut bientôt plus simple aux yeux des nazis d’exterminer directement tous les Tsiganes. Le 21 septembre 1939, tout de suite après l’annexion de la Pologne, Reinhard Heydrich, le principal coordinateur de la Shoah sous l'autorité de Himmler, décida la déportation de tous les Tsiganes allemands et autrichiens du Grand Reich vers le Gouvernement général de la Pologne. Mais cette décision ne fut pas appliquée, en raison de l’opposition du gouverneur général Hans Frank, sauf pour 5 000 Sinti et Lalleri autrichiens déportés dans le ghetto de Lodz, où ils occupèrent un quartier séparé et furent soumis à des conditions d'existence encore plus effroyables que celles des juifs, sans ravitaillement, sans eau ni sanitaires. Un épidémie de typhus les décima très vite et les survivants furent gazés à Chelmno au début de 1942 pour des raisons "prophylactiques" : le typhus menaçait de s'étendre aux populations allemands environnantes. Les Tsiganes vivant sur le territoire de l’ancienne Pologne furent également regroupés dans les ghettos des grandes villes polonaises et furent gazés dans les centres de mise à mort de Treblinka et de Chelmno. Enfin, lors de l’offensive contre l’URSS, à partir de juin 1941, les Einsatzgruppen exécutèrent systématiquement les familles tsiganes des pays baltes, d’Ukraine ou de Biélorussie en même temps qu’ils exécutaient les juifs. Tous les Tsiganes du Grand Reich furent dans un premier temps internés dans les camps spécifiques ( Zigeunerlager ) qui avaient été ouverts en Allemagne et en Autriche durant les années précédentes, comme nous l’avons vu, avant leur expulsion programmée hors du territoire du Grand Reich, dans les ghettos de Pologne. Les conditions très dures d’internement, la faim et les maladies emportèrent un grand nombre des détenus de ces ghettos. Par le décret du 16 décembre 1942, connue sous le nom de "décret Auschwitz", Himmler décida la déportation à Auschwitz-Birkenau de tous les Tsiganes du Grand Reich, sans prise en compte de leur « degré de métissage ». Les Tziganes n'étaient donc plus concentrés dans les ghettos mais dans un camp qui joua le même rôle. A la différence des juifs, ils ne furent pas "sélectionnés" à leur arrivée. Les registres du camp d’Auschwitz indiquent le nom de 23 000 personnes dont 11 000 enfants, Tsiganes, Sinti et Lalleri. Ces personnes furent regroupées dans les 32 baraques du « camp Tsigane » ( Familien-zigeunerlager ) ouvert en février 1943 à Auschwitz-Birkenau. Ce camp présentait la particularité de détenir des familles entières rarement astreintes au travail forcé, sans que l'on sache pourquoi, alors que les enfants juifs et leurs mères étaient exterminés dès leur arrivée à Auschwitz. Certains enfants tziganes, notamment des jumeaux, firent l’objet d’expériences médicales atroces menées par le « médecin » du camp Joseph Mengele. Les conditions de vie dans ce camp étaient tellement terrifiantes que 14 000 personnes moururent de malnutrition, du typhus et de la malaria en l'espace d'une année. Le 16 mai 1944, les hommes, armés de pelles, de barres de fer et d’outils utilisés pour les travaux, s’opposèrent physiquement à la liquidation du camp tzigane décidée par les SS. Ces derniers n’insistèrent pas alors qu'ils auraient facilement pu réprimer la révolte. Ils transférèrent ensuite les hommes en état de travailler dans le camp d’Auschwitz I où ils disparurent au cours des mois suivants. Les 2 897 personnes restantes, essentiellement des malades, des femmes et des enfants, furent gazées dans la nuit du 2 au 3 août 1944, lors de ce que les nazis nommèrent « la nuit des Gitans », sans doute pour faire de la place à d'autres convois de déportés. En 2015, le Parlement européen décida de faire du 2 août la « Journée européenne de commémoration du génocide des Roms » . Comme l’indique l’historienne Henriette Asséo, si le massacre de 2 900 personnes pèse moins quantitativement que celui des 430 000 Juifs hongrois assassinés à Auschwitz au printemps et à l’été 1944, le symbole n’en est pas moins très fort : en massacrant des familles entières en l’espace d’une seule nuit, les nazis signifiaient leur volonté de précipiter rapidement dans le néant le souvenir d’un peuple tout entier. Au total, au moins 85 % des Tziganes déportés à Auschwitz y moururent. La déportation à Auschwitz concerna les Tsiganes du Grand Reich qui furent quasiment tous exterminés, mais aussi ceux des Pays-Bas, du Luxembourg, de la Belgique, et des départements du Nord de la France (157 personnes) rattachés à la Belgique. Les Tsiganes alsaciens furent internés dans le camp de Natzweiler-Struthof. Ils furent également exterminés en Croatie et en Serbie, et déportés en Roumanie. 3.3. Un génocide toujours méconnu Le génocide des Tsiganes ne fut pas évoqué lors du procès de Nuremberg et la persécution des Tsiganes ne s’arrêta pas en 1945. Plusieurs pays, dont la France, les maintinrent en détention plusieurs mois après la Libération. Après-guerre, le gouvernement de la République Fédérale Allemande considéra que les mesures prises contre les Tsiganes avant 1943 l’avaient été contre des personnes ayant commis des infractions pénales, et non pour des raisons raciales ! Les survivants ne purent donc obtenir aucun dédommagement. En 1979, la RFA reconnut enfin le caractère raciste de la persécution des Tsiganes par les nazis. Mais, à cette date, de nombreux survivants étaient décédés et ne purent recevoir le moindre dédommagement. En 1982, le chancelier allemand Helmut Schmidt reconnut officiellement le génocide des Tsiganes. La France n’a pas vraiment reconnu le génocide des Tsiganes qui fait toujours l’objet de débats entre les historien·nes. En effet, les Tziganes résidant alors en France ne furent pas massacrés. Une proposition de loi allant en ce sens fut déposée au Sénat en 2008. Elle ne semble pas avoir abouti. Le 29 octobre 2016, sur le site du camp de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), où 2 000 personnes furent internées pendant la guerre, le président Hollande a reconnu la souffrance des Tsiganes internés et la responsabilité de l’État français. Mais il semble que rien n’a changé depuis cette date. Conclusion Le contenu de ce post est évidemment terrifiant. De nombreux collègues enseignant dans le premier degré refusent d'enseigner ce sujet au motif qu'il risque de traumatiser les élèves. Cependant, ce chapitre figure au programme d'histoire du cycle 3 et, à ce titre, il doit être enseigné. D'autre part, des élèves âgés de 10 ans doivent être informés de ces tragédies pour comprendre que nous ne vivons pas dans un monde idéal. On pourrait également indiquer qu'il est nécessaire d'assurer cet enseignement pour que la connaissance des génocides passés puisse éviter la commission de génocides futurs, selon une logique de "devoir de mémoire" et de "plus jamais ça". Or, nous savons hélas que la connaissance des génocides n'a pas permis d'éviter le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, ou celui des Rohingyas en Birmanie plus récemment. Certaines personnes considèrent également qu'il faut aborder ce sujet de manière rationnelle et dépassionnée, notamment en montrant la longue chronologie de la persécution des Arméniens, des juifs (depuis le Moyen Age) et des Tziganes afin de conduire les élèves à réfléchir au rôle des institutions dans ces persécutions. Le risque est que les élèves, même bien intentionnés, prononcent cette phrase terrible : "Il doit bien y avoir une raison pour que tout le monde leur en veuille, depuis si longtemps". En outre, je pense, et la tonalité de ce post l'a peut-être montré, que c'est l'émotion, appuyée sur des faits objectifs et étayés, qui permet d'entrer dans un début de compréhension (très partielle) de ce que peuvent signifier, concrètement et en dernier recours, les discriminations, la haine d'autrui, le racisme et le nationalisme. C'est l'émotion qui nous fait nous placer du côté des victimes pour combattre les partisans des bourreaux, toujours plus nombreux. Pour se remonter le moral, une bonne solution est de regarder Inglorious batards , le réjouissant film de Quentin Tarantino où Brad Pitt et Mélanie Laurent massacrent les nazis.
- L'âge industriel en France
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Références : COLLECTIF (2021). L’âge industriel. 200 ans de progrès et de catastrophes. L’Histoire, Les Collections n° 91, avril-juin 2021. JARRIGE, F. (dir.) (2015). L’âge industriel. Textes et documents pour la classe n° 1096, 15 mai 2015. MICHEL, J. (1999). La mine. Une histoire européenne. La documentation photographique n° 8010, La documentation française. NOIRIEL, G. (2019). Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours . Marseille, Agone. SOUGY, N. & VERLEY, P. (2008). La première industrialisation (1750-1880). Documentation photographique n°806, La Documentation française . Mots clé : Révolution industrielle, Industrialisation, Age industriel, Proto-industrialisation, Indiennes, Innovations techniques, Charbon, Houille, Coke, Fonte, Machine à vapeur, James Watt Première industrialisation en France, Atelier, usine, Canuts, Énergie hydraulique, Charbon de bois, Banques, Répartition géographique de l’industrie. Révolution ferroviaire, Grandes compagnies ferroviaires, Réseau ferroviaire principal, réseau ferroviaire seconde, Plan Freyssinet, Sociétés anonymes par actions. Grande dépression, Deuxième industrialisation, Électricité, Pétrole, Transition énergétique, Effet rebond, Taylorisme, Plan Marshall, Trente Glorieuses, Compromis fordiste, Choc pétrolier, Conteneurs, Mondialisation, Révolution numérique. Mine, Pays noir, Corons, Syndicalisme, Paternalisme, Grisou, Catastrophe de Courrière, Silicose Grands magasins, Boucicaut, Au bon marché Ville, Exode rural, Choléra, Hygiénisme, Haussmann, Urbanisation, Urbanisme, Grands, Loi de boulevards, Égouts, Parcs, Poubelle, Le Creusot, Schneider Question ouvrière, Classe ouvrière, Secours mutuel, Droit de grève, Loi de 1841, Loi de 1874, Loi de 1892, Loi sur les retraites, Syndicats, Temps de travail, 1er mai, Front Populaire, Sécurité sociale. Que dit le programme ? Extrait du programme de CM2 (cycle 3), 2020 Thème 2 : L'âge industriel - Les énergies majeures de l’âge industriel (charbon puis pétrole) et les machines. - Le travail à la mine, à l’usine, à l’atelier, au grand magasin. - La ville industrielle. - Le monde rural. Parmi les sujets d’étude proposés, le professeur en choisit deux. Les entrées concrètes doivent être privilégiées pour saisir les nouveaux modes et lieux de production. On montre que l’industrialisation est un processus qui s’inscrit dans la durée, qui touche tous les secteurs de la production et qui entraîne des évolutions des mondes urbain et rural et de profonds changements sociaux et environnementaux. Il est très utile de consulter la fiche EDUSCOL sur « l’âge industriel en France » car elle présente clairement les savoirs à maîtriser pour traiter cette question avec les élèves. Introduction L’ âge industriel désigne la période, commencée à la fin de XVIIIe siècle, où la place de l’industrie devient si importante qu’elle transforme l’économie, les modes de vie, les rapports sociaux et les manières de penser. Ainsi que l’environnement et la planète. A partir des années 1830, on a beaucoup utilisé le vocable de révolution industrielle pour caractériser les mutations des économies et des sociétés d’Europe de l’ouest et de l’Amérique du nord à partir de la fin du XVIIIe siècle. De même que la France avait fait sa révolution dans le domaine politique, la Grande-Bretagne avait fait sa révolution dans le domaine industriel. Ce vocable suggérait une mutation brutale de l’économie et la société produite par l’apparition de l’industrie, résultant elle-même d’un bouleversement technologique qui serait apparu en Grande-Bretagne et qui aurait été copié à l’identique dans le reste de l’Europe. Le sens du mot « industrie », qui désignait auparavant l’ensemble des activités productives (manufactures, commerce et agriculture) fut alors restreint aux seules activités ayant pour fonction de transformer des matières premières en produits manufacturés. Aujourd’hui, les historien·nes n’utilisent plus ce terme car on sait que le changement fut souvent progressif, graduel et très variable selon les régions. C’est pourquoi l’on évoque désormais plutôt l’industrialisation , terme suggérant un processus de longue durée sur près d’un siècle et ne se limitant pas à l’apparition de l’industrie. Dans le même ordre d’idées, l’expression « l’âge industriel » l’emporte car elle suggère un phénomène plus large que celui de la seule industrie . 1. Les caractéristiques de la première industrialisation 1.1 Le modèle proto-industriel La révolution industrielle britannique fut longtemps considérée comme le modèle de toutes les transformations économiques et sociales qui affectèrent ensuite l’Europe et l’Amérique du Nord jusqu’en 1880 et que l’on nomme la première industrialisation . Celle-ci est associée à l’exploitation massive du charbon pour produire du fer puis de l’acier, pour alimenter des machines dans les usines et dans les transports. On sait aujourd’hui que chaque région connut une trajectoire spécifique. Même si cet aspect n’est pas à traiter dans le programme de CM2, il est bon, tout de même, de rappeler les grandes étapes de l’essor industriel britannique pour comprendre ensuite la spécificité de l’âge industriel en France. Les historien·nes supposent que l’augmentation de la consommation en Grande-Bretagne à partir du XVIIIe siècle fut l’une des causes de l’industrialisation. Comme les catégories les plus aisées de la population absorbaient les produits de luxe de l’artisanat traditionnel, ce sont les classes moyennes, plus nombreuses, qui offraient un marché pour les nouveaux produits de l’industrie moins coûteux et de moins bonne qualité que les précédents. En se développant tout au long du XIXe siècle, ces classes moyennes, composées d’artisans prospères, de petits patrons, de membres des professions libérales, constituèrent la principale clientèle des productions industrielles. C’est seulement à la fin du XIXe siècle que les classes populaires constituèrent elles aussi un marché pour les produits industriels. La consommation globale venait également d’un fort accroissement démographique urbain. Un autre facteur de l’essor industriel se trouvait dans les marchés des Amériques et des Antilles, producteurs du sucre consommé en Europe et grands consommateur des toiles de coton imprimées, les indiennes , fabriquées dans de nombreuses régions d’Europe. En devenant des produits de consommation courante, les tissus de coton furent les premiers produits de consommation de masse de l’ère industrielle. Le développement de la consommation fut rendu à son tour possible par l’accroissement de la production industrielle qui, dans un premier temps, ne résulta pas d’un accroissement de la productivité liée à la mécanisation. Au cours du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, l’accroissement de la production industrielle vint de l’accroissement du volume du travail de certaines populations. Les femmes et les paysans qui ne travaillaient pas dans les champ à certains moments de l’année se mirent à travailler à domicile pour le compte d’entrepreneurs qui leur fournissaient la matière première et leur achetaient le produit fini, la plupart du temps du tissu et, localement, des objets en métal. On appelle proto-industrialisation ce type d’industrialisation fondée sur le domestic system du travail à domicile et du petit atelier. Ainsi, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la Bretagne fut une grande région de production de toiles de lin fabriquées à domicile et exportées jusqu’en Amérique du nord. L’historien américain Kenneth Pommeranz a montré que, jusqu’au début du XIXe siècle, la proto-industrie ouest-européenne labor intensive n’était pas très différente sur le plan, technologique et productif, de la proto-industrie du Gujarat, en Inde, ou du delta du Yangzi (région de Shanghai). Dans cette région, le niveau de vie moyen était même supérieur à celui de la Grande-Bretagne. En 1900, il était huit fois inférieur. La « grande divergence » intervint au cours du XIXe siècle lorsque la Grande-Bretagne exploita massivement le charbon de son sous-sol et s’efforça de détruire l’industrie chinoise lors des Guerres de l’Opium entre 1839 et 1842. 1.2 Les innovations technologiques L’économiste Joseph Schumpeter considérait que la croissance économique était liée aux innovations technologiques permises par les investissements des entreprises qui cherchaient ainsi à développer de nouveaux produits dans de nouveaux secteurs. Parallèlement, s’est longtemps maintenue l’idée selon laquelle le cours de l’histoire économique était le fruit des inventions de quelques génies isolés répondant à la demande du marché ou à la disponibilité de nouveaux produits. Nous allons reprendre ici la trame de ce schéma en gardant à l’esprit qu’il est trop simpliste. L’industrialisation de la Grande-Bretagne se fit avec le coton et de la houille (le charbon de terre). Des innovations technologiques permirent le développement des secteurs du textile de la métallurgie et de la production d’énergie en Grande Bretagne. Dans le domaine du textile, John Kay inventa en 1733 la navette volante pour tisser des tissus d’une largeur supérieure à la longueur du bras du tisseur, ce qui accrut la vitesse du tissage et la production de tissu de coton. Mais on eut alors besoin de davantage de fils de coton. En 1764, Hargreaves inventa la spinning jenny qui filait plusieurs fils de coton en même temps et qui remplaça le travail manuel des fileuses avec leur quenouille. Mais la force humaine ne fut plus suffisante pour actionner cette machine si bien que, en 1769, Arkwright inventa le waterframe , un ensemble de broches pour filer plusieurs fils de coton actionnées par l’énergie d’un moulin à eau. La mule jenny de Crompton en 1779 fut ensuite actionnée par une machine à vapeur. Grâce à ces innovations, le prix des fils de coton anglais fut divisé par quatre entre 1786 et 1801. L’accroissement considérable de la production de fils de coton appela la mise en œuvre de métiers à tisser mécaniques seuls capables d’absorber un tel volume de fils de coton, tels celui de Cartwright en 1784. En 1825 fut inventé le métier automatique surveillé par quelques ouvriers seulement. En 1785, le chimiste français Berthollet inventa un procédé de blanchiment chimique du tissu par le chlore, plus rapide, plus efficace, et plus polluant que les procédés traditionnels. La même année, aux États-Unis, Withney inventa l’égreneuse à coton qui permettait de séparer plus rapidement la fibre de la graine de coton, la fibre étant ensuite emballée dans des ballots de coton aisément transportables. Cette invention rendait possible un accroissement considérable de la production de coton aux États-Unis qui mirent en valeur les futurs États du sud-est pour y développer les grands plantations esclavagistes de coton. Ainsi, selon la logique de Schumpeter, la mécanisation de l’une des étapes de la production du tissu de coton produisait en amont ou en aval un goulot d’étranglement qu’une autre innovation permettait de traiter. Mais cette nouvelle innovation pouvait à son tour générer d’autres goulots d’étranglement. Cependant, la machine ne se substitua pas automatiquement aux métiers à tisser manuels dont le nombre, en 1835, restait deux fois supérieur à celui des métiers mécaniques qui restaient encore très coûteux. Document : Une usine de tissage de coton équipée de mule-jenny, située dans le Lancashire. Aquarelle anonyme, 1835. A droite, en enfant ramasse les chutes de coton. Les machines sont actionnées par des courroies reliée à des axes rotatifs situés au plafond et eux-mêmes actionnés par une machine à vapeur située à l’extérieur. Source : Textes et documents pour la classe n°1096, p. 17. Dans le domaine de la sidérurgie, l’innovation essentielle vint de la substitution de la houille (le charbon de terre) au charbon de bois par Abraham Darby en 1709, pour fondre le minerai de fer : la fonte au coke . Encart : le coke (au masculin) La cokéification consiste à chauffer la houille dans un four à pyrolyse pour en extraire les matières volatiles, notamment le souffre, afin d’en améliorer le pouvoir calorifique. Le procédé est particulièrement polluant et nocif pour les populations environnantes. De fait, les industries consomment du coke et non pas de la houille. Document : Schéma d'un haut-fourneau. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Haut_fourneau#/media/Fichier:Haut-fourneau.svg Encart : comment produit-on le fer et l’acier ? La première étape consiste à disposer des couches successives de charbon et de minerai de fer dans un haut-fourneau. La combustion produit de la fonte, très carbonée et cassante. La deuxième étape consiste à décarboner la fonte. A partir de 1784, le puddlage ( to puddle : brasser) consistait à brasser la fonte en fusion pour la transformer en fer par l’élimination de ses impuretés. Ce travail supposait une grande force physique et exposait les ouvriers à des températures considérables. A partir de 1855, la fonte en fusion fut traitée dans des convertisseurs Bessemer , sortes d'énormes cornues pouvant contenir 10 tonnes de fonte, où l’on insufflait de l’air afin de décarboner la fonte et de la transformer en acier plus solide que le fer car sa teneur en carbone était plus faible. A partir de 1865, le four Martin-Siemens mêlait des ferrailles recyclées à la fonte en fusion pour produire un acier de meilleure qualité. A partir de 1877, le four Thomas-Gilchrist permettait de déphosphorer l’acier, notamment l’acier produit avec le minerai de fer de Lorraine à forte teneur en phosphore. Ce procédé favorisa l’essor de la sidérurgie lorraine. On peut également introduire d’autres minerais (chrome, nickel…) dans les fours pour produire des aciers spéciaux. Ces divers procédés permettent de produire de l’acier dont la teneur en carbone est inférieure à celle du fer. Document: un four Martin-Siemens au Creusot vers 1908. Carte postale Source: https://www.industrie.lu/Siemens-Martin.html La machine à vapeur fut inventée par Thomas Newcomen en 1712. Au départ, elle servait surtout à actionner les pompes qui, grâce à leur mouvement alternatif, évacuaient les eaux souterraines des mines de charbon. On les appelait les « pompes à feu ». James Watt et son équipe améliorèrent progressivement ces machines. Watt déposa un premier brevet en 1769. Il augmenta le rendement des machines en inventant la machine à condensation puis la machine « à double effet » convertissant le mouvement alternatif en un mouvement rotatif permettant d’actionner des machines. Cependant, le succès ne fut pas immédiat et Watt continuait à fabriquer surtout des machines Newcomen pour répondre aux besoins des mines. C’est au début du XIXe siècle que la machine à vapeur de Watt provoqua vraiment l’essor de la production et de la consommation de houille, au point que cette source d’énergie fut considérée comme emblématique de la première industrialisation. L’usage de la machine à vapeur ne devint dominant sur le continent qu’à partir des années 1870-1880. Source : L'Histoire, les collections n°91, 2021, p. 27. Document : Un mineur du Yorkshire, un carreau de mine avec sa pompe à feu et une vue du chemin de fer de Middleton, par George Walker of Seacroft, 1814. Source : Textes et documents pour la classe , n° 1096, p. 11. Les machines à vapeur à mouvement rotatif servirent à actionner les machines des filatures de coton, les marteaux des forges puis les locomotives et les bateaux. Stephenson construisit la première locomotive en 1814 pour tirer des wagonnets de mines. La première ligne de chemin de fer à vapeur régulière fut ouverte entre Liverpool et Manchester en 1830. Comme la Grande-Bretagne avait exporté ses locomotives à vapeur dans le reste de l’Europe, l’écartement standard des rails de 1,42 m fut adopté presque partout, sauf en Espagne et en Russie. En 1819, le Savannah, construit en Géorgie, fut le premier navire à vapeur doté d’une roue à aubes à traverser l’Atlantique. En fait, il n’eut recours à la vapeur que pendant trois jours, lors des manœuvres dans les ports, sur les vingt-cinq jours que dura la traversée. Les navires à vapeur ne furent vraiment opérationnels qu’avec l’invention de l’hélice propulsive et de la coque en fer dans les années 1840. Cette dernière augmentait leur capacité de transport et la taille de leurs soutes, notamment pour le transport du charbon nécessaire à l'alimentation des machines. Mais ils gardaient toujours leur gréement et leurs voiles pour la navigation hauturière car ils ne pouvaient pas emporter suffisamment de charbon pour la totalité de la traversée. C’est seulement au début du XXe siècle que les navires à vapeur furent totalement dépourvus de gréements car les machines, suffisamment performantes et moins gourmandes en charbon, pouvaient fonctionner durant toute une traversée. Source : L’Histoire, Les collections n°91, avril-juin 2021, p. 43. 1.3 Un récit à nuancer Cependant, contrairement au récit linéaire, influencé par Schumpeter, qui vient d’être proposé, ces innovations n’eurent pas toujours une application immédiate dans l’industrie car elles ne furent pas immédiatement rentables. La fonte au coke de Darby ne se développa qu’à la fin du XVIIIe siècle en Grande Bretagne et au milieu du XIXe siècle sur le continent européen. Il resta longtemps plus aisé et moins coûteux de produire du charbon de bois que d’exploiter les mines de charbon. En outre, ces innovations technologiques apparurent lorsque la croissance industrielle posait des problèmes que les techniques traditionnelles de la proto-industrie ne pouvaient plus résoudre. Par exemple, le coût de la main d’œuvre poussait à la mécanisation de certaines tâches telles que le filage et le tissage du coton. Certain·es historien·ne.s pensent même que le développement de la mécanisation en Grande Bretagne visa à concurrencer la production textile indienne tout aussi efficace mais beaucoup moins chère sur le marché mondial en raison du faible coût de la main d’œuvre indienne. Une fois mécanisée, l’industrie textile de Manchester parvint à concurrencer la production textile sur le marché indien lui-même et à détruire le secteur textile en Inde. La mécanisation permettait de réduire le coût des produits par l’accroissement de la productivité et par la réduction des salaires des ouvriers. En effet, comme les tâches des ouvriers devenaient plus simples à réaliser et supposaient une moindre qualification de la main d’œuvre, les entrepreneurs en profitaient pour réduire les salaires. En 1811-1812, dans le centre de l’Angleterre, des milliers d’ouvriers détruisirent des machines à tricoter et à tisser. Ils se nommaient les luddites , en référence à un personnage mythique, John Ludd qui aurait détruit une machine en 1780. Un phénomène équivalent se déroula en France dans les années 1840. L’historien américain Kenneth Pomeranz, par une approche écologique du développement industriel, a montré que le développement industriel britannique fut rendu possible par des immenses ressources en charbon de la Grande-Bretagne, alors que les ressources en bois du pays étaient épuisées, et par la disponibilité des plantations de coton des États-Unis qui, « grâce » à l’économie esclavagiste fournirent du coton bon marché aux industries britanniques à partir des années 1820. Il a calculé que, dès les années 1840, le charbon fournissait à la Grande-Bretagne une quantité d’énergie équivalente à deux fois la superficie des forêts du pays. Les importations de coton des États-Unis représentaient à elles seules, vers 1830, l’équivalent de la production de la totalité des terres cultivées en Grande-Bretagne. Si l’on ajoute le sucre des Antilles, les importations en provenance du Nouveau-Monde équivalaient à cette date à 1,5 fois la production de la totalité des terres arables britanniques. Un autre historien a calculé que les forêts de Suède, de Norvège, des pays baltes et de Russie n’auraient pu satisfaire les besoins en énergie de l’industrie britannique. Ces « hectares fantômes » fournis par les mines de charbons et les terres du Nouveau-monde expliquent en grande partie la croissance du potentiel industriel de la Grande-Bretagne. Les chiffres de croissance de la consommation de matières première par l’industrie britannique sont encore plus ahurissants : entre 1815 et 1900, la production charbonnière de la Grande Bretagne fut multipliée par 15, les importations de sucre par 11 et les importations de coton par 20. Aujourd’hui les historien·ne.s insistent sur la domestication accrue de la nature que suscita l’industrialisation : déforestation généralisée (pour le boisage des mines, pour produire du charbon de bois), utilisation massive des animaux pour répondre à la demande accrue de moyens de transport, intensification de la pêche de certaines espèces (l’huile de baleine servait par exemple de lubrifiant industriel). Un historien anglais caractérise l’industrialisation comme le passage d’une « économie organique » exploitant l’énergie renouvelable des cours d’eau, du bois, de la force musculaire des hommes et des animaux à une « économie minérale » fondée sur l’exploitation de ressources fossiles, surtout à partir des années 1880. 1.4 Le travail à l'atelier à et l'usine Une autre transformation majeure fut le passage progressif du travail dispersé de l’artisanat ou de l’industrie à domicile de la proto-industrie au travail groupé dans une usine avec des horaires précis et une stricte discipline de travail. Là encore, le factory System mit plus d’un siècle à s’imposer. Longtemps, le travail à domicile resta le plus rentable pour les entrepreneurs car il correspondait aux moyens de production de l’époque et ne nécessitait la construction de vastes bâtiments industriels. Le rassemblement des ouvriers dans des manufactures était parfois nécessaire pour les surveiller et protéger des secrets de fabrication. C’était notamment le cas des manufactures d’indiennes, ces tissus de coton imprimés dont la technique fut apprises de l’Inde. Ainsi, Avant la Révolution française, Philippe Oberkampf (1738-1815) installa une manufacture d’indiennes qui employait près de 900 personnes à Jouy-en-Josas. Comme des artistes dessinaient les motifs imprimés sur ses tissus, il était nécessaire de garder sur place les modèles d’impression pour ne pas les exposer à la concurrence. En outre, l’impression sur le tissu de coton supposait la réalisation de complexes opérations chimiques qui relevaient du secret industriel. Lorsque l’emploi de machines actionnées par des machines à vapeur devint la règle, alors le travail en usine l’emporta. En 1816, deux usines textiles dépassaient le millier d’ouvrier à Manchester. Mais les grandes usines apparurent vraiment dans les régions textiles à partir des années 1830 en Grande-Bretagne, en Nouvelle-Angleterre, en Alsace. La mécanisation de la production permettrait d’accroître la productivité et de baisser le prix des produits, mais aussi de baisser les salaires des ouvriers afin d’accroître les profits des entreprises. C’est pourquoi la première moitié du XIXe siècle fut la période de la plus grande misère des ouvriers en Europe et en France. Cependant, ne nous y méprenons pas, au milieu du XIXe siècle, le modèle proto-industriel l’emportait encore largement en Europe de l’ouest. A côté de grands centres industriels isolés où se trouvaient des usines textiles employant plusieurs centaines ou milliers d’ouvriers peu qualifiés et produisant en masse des produits de plus en plus standardisés, l’essentiel de la production industrielle était assuré par des ouvriers qualifiés dans des ateliers et des petites entreprises situés parfois en ville mais très souvent dans les campagnes. C’est pourquoi le moulin à eau, la force musculaire des hommes et des animaux restèrent partout les principales sources d’énergie pour l’industrie. La plupart des ouvriers entretenaient des liens forts avec le travail des champs, ils travaillaient encore à domicile ou dans des petits ateliers. Avec le développement des concentrations de main d’œuvre dans les usines, les villes se gonflèrent et l’exode rural fit baisser le volume de la population rurale, très rapidement en Grande-Bretagne, beaucoup plus lentement en France. 2. L’âge industriel en France 2.1 La première industrialisation en France Il n’est pas possible de parler de l’âge industriel en France sans tenir compte de l’évolution globale des autres pays industrialisés. Nous essayons donc d’évoquer le cas français en le replaçant dans le contexte des pays industrialisés. Les historien·nes ont longtemps pensé que le modèle d’industrialisation, élaboré à partir de l’exemple britannique, avait été imité à l’identique, mais selon une chronologie variable, dans tous les pays d’Europe continentale, dont la France. Comme nous l’avons vu, en Grande-Bretagne, l’industrialisation, très rapide, triompha dès les années 1840. Elle s’accomplit dans le domaine du textile, de la sidérurgie, de la métallurgie et des transports. Elle s’appuyait sur les immenses ressources en charbon du pays. Le paysage des pays noirs, les régions industrielles noircies par la fumée du charbon alimentant les machines à vapeur, devint dominant dans les villes britanniques où vivait, dans des conditions déplorables, un prolétariat misérable. En France, en revanche, la production et la consommation de houille restèrent longtemps assez réduites. En l’absence d’un réseau ferroviaire national, avant les années 1860, il était impossible de transporter le charbon du Nord vers le reste de la France. Ainsi, le charbon utilisé à Brest par les navires à vapeur au XIXe siècle, était importé d’Angleterre par bateau. L’industrie sidérurgique brûlant de la houille fut donc cantonnée en France à proximité des mines de charbon (le Nord et le Pas-de-Calais, Le Creusot, Saint-Étienne). Partout ailleurs la sidérurgie au bois l’emportait, mais avec des adaptations locales qui la rendait toujours rentable. Cette dernière atteignit en France son maximum de production en 1856 et déclina ensuite lentement face à la concurrence de la sidérurgie utilisant la houille transportée grâce aux canaux et par le chemin de fer. Mais, en 1873, 43 départements produisaient encore du fer. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que le fer et l'acier furent produits exclusivement dans les pays noirs de sidérurgie au coke. La carte ci-dessous signale l'inégale répartition de l'utilisation des machines à vapeur en France en 1841. Ces machines étaient utilisées surtout dans les départements producteurs de charbon et dans les ports où l'importation de charbon est possible (Nantes, Rouen, Bordeaux). Document: La répartition des machines à vapeur en France en 1841 . Source : Georges Duby (dir.). Atlas historique Larousse. Paris : Larousse, p. 119. L’industrialisation de la France au XIXe siècle s’effectua surtout avec les moulins à eau qui équipaient les cours d’eau très nombreux dans le pays et dont le rendement fut accru par l’amélioration des roues et des turbines. Ces moulins actionnaient des soufflets ou des marteaux pour la métallurgie, ou offraient une force motrice pour les machines de différents types d’usines : les laminoirs d’Hennebont en 1864, les filatures de coton en Normandie, des papeteries, des minoteries, etc. Au départ, ils étaient beaucoup moins coûteux que les machines à vapeur. Cela explique la dispersion des régions industrielles dans tout l’hexagone jusqu’au milieu du XXe siècle, à côté de quelques grandes régions industrielles (Paris, Le Creusot, Lyon, Saint-Étienne, Lille...). Le maintien de la proto-industrie permit le maintien de fortes densités de population dans les campagnes, jusqu’à la fin du XIXe siècle : la ganterie de Millau, l’horlogerie dans le Jura, la coutellerie dans le sud du Massif central... Document : Un atelier de coutellerie en France à la fin du XIXe siècle. Gravure extraite de : Les arts et métiers illustrés, 1885. Source : Textes et documents pour la classe n° 1096, p. 19. Comme les ouvriers à domicile étaient également des agriculteurs, leurs salaires restaient faibles et il n’était pas nécessaire de recourir à la mécanisation pour réduire les coûts de production. C’est pourquoi le processus d’industrialisation en France fut lent et la classe ouvrière française resta longtemps très disparate : artisans, ouvriers d’industrie, ouvriers-paysans. Sans compter les femmes, très nombreuses dans les emplois les moins qualifiés et les moins bien payés. De même pour le patronat, du petit patron proche de ses ouvriers au grand patron capitaliste tels que les Schneider au Creusot. On estime que, au milieu du XIXe siècle en France, sur un total de 4,4 millions d'ouvriers, seuls 1,2 millions travaillaient dans des manufactures. Parmi ces derniers, 700 000 travaillaient dans le textile et 120 000 dans la métallurgie. Le cas du tissage de la soie par les Canuts à Lyon est un autre exemple du maintien et même du développement des ateliers dispersés. A cette époque, Lyon était le premier centre mondial de tissage de la soie. Les deux révoltes des canuts de 1831 et de 1834 marquèrent les esprits. Les négociants, nommés les « fabricants » fournissaient le fil de soie aux 10 000 maîtres-artisans, les canuts, les tisseurs de soie installés principalement sur la colline de la Croix-Rousse. Ils employaient eux-mêmes près de 30 000 compagnons, payés à la journée, employés, nourris et logés au domicile du maître. Le tissage de la soie s'effectuait en effet à l'aide de métiers installés à domicile. Les fabricants achetaient ensuite le tissu de soie aux canuts afin de le commercialiser. En 1831, un ralentissement des affaires incita les canuts à demander aux pouvoir publics une révision à la hausse du tarif de vente du tissu de soie afin de maintenir le niveau de vie des artisans lyonnais. Le préfet accepta mais le gouvernement, sous la pression des négociants, refusa ce tarif au nom de la liberté du commerce. Les canuts se rendirent compte qu'ils avaient été dupés. Le 21 novembre 1831, ils se regroupèrent et prirent le contrôle de la ville en clamant le slogan " Vivre en travaillant, mourir en combattant". Ils érigèrent des barricades pour affronter la garde nationale. Plusieurs centaines d'entre eux furent tués. L'armée s'empara ensuite de la ville : le tarif fut supprimé, 10 000 personnes furent expulsées de la ville. En 1834, les Canuts se révoltèrent pour la même raison. Le ministre de l'intérieur, Adolphe Thiers réprima férocement la révolte au prix de plusieurs centaines de morts cette fois (cette expérience lui fut utile pour organiser la répression de la Commune de Paris en 1871). Ce fut la révolte ouvrière la plus importante de la Monarchie de Juillet et de l'histoire de la ville de Lyon. Cette révolte eu pour effet d'inquiéter fortement la bourgeoisie découvrant à cette occasion la lutte des classes, comme l'indique cette phrase célèbre du journaliste libéral Saint-Marc Girardin dans le Journal des débats du 8 décembre 1831 : " Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de Tartarie, ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières". Pour éviter de nouvelles révoltes, les négociants lyonnais délocalisèrent par la suite les ateliers dans les campagnes environnantes. A partir de 1850, la croissance industrielle s’accéléra dans tous les pays d’Europe et aux États-Unis. Ce fut également le cas en France durant le Second Empire, même si le phénomène y fut moins affirmé. Le Second Empire fut une période d'innovations techniques : construction d'un réseau ferroviaire cohérent, généralisation de la machine à vapeur, invention de la machine à coudre (1857) et de la machine à écrire (1866), introduction du convertisseur Bessemer (1858), four Martin (1864), turbine hydraulique (1869), premier pont métallique de Gustave Eiffel à Bordeaux (1860), etc. Nombre de machines à vapeur en France : 1850 : 5 322 machines développent 16 642 chevaux-vapeur 1860 : 14 936 machines développent 180 000 chevaux-vapeurs 1870 : 27 958 machines développent 341 000 chevaux-vapeurs 1880 : 43 182 machines développent 544 000 chevaux-vapeurs Extraction de charbon en France : 1830 : 1,774 millions de tonnes 1847 : 5,153 millions de tonnes 1869 : 13, 464 millions de tonnes 1880 : 20 millions de tonnes Production d'acier en France 1851 : 14 000 tonnes 1855 : 22 000 tonnes 1862 : 47 000 tonnes 1869 : 110 000 tonnes 1896 : 917 000 tonnes En 1860, le traité de libre-échange passé entre la France et la Grande Bretagne, qui réduisait considérablement les droits de douane entre les deux pays, favorisa l’importation en France massive de produits industriels anglais beaucoup moins coûteux. Cette concurrence, voulue par Napoléon III, obligea les entreprises françaises à s’engager dans la mécanisation de leurs activités et à rompre avec le système proto-industriel. La modernisation des banques aida au financement des entreprises. A côté de la haute banque traditionnelle (Rothschild, Mallet, Seillière) qui finançait les entreprises à partir de ses capitaux propres, furent créés des établissements bancaires financés par des émissions d'actions et destinés à prêter de l'argent aux entreprises industrielles : le Crédit mobilier des frères Pereire et le Crédit foncier, en 1851. Mais la grande innovation fut la création des banques de dépôts qui drainèrent l'épargne des particuliers et gérèrent des sommes colossales pour financer le développement industriel : le Crédit lyonnais en 1863, la Société générale en 1864, la Banque des Pays-Bas en 1864 et la Banque de Paris en 1869 qui fusionnèrent en 1872 sous le nom de Paribas. Ces banques ouvrirent rapidement des succursales en province. Leur activité fut rendue plus aisée par l'autorisation du chèque à partir de 1865 (mais pas à la portée des classes populaires, bien entendu). Très importante fut également la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés anonymes par actions, qui rendit plus aisée la création des entreprises et la levée des capitaux. La création de ces sociétés ne supposait plus l'autorisation préalable de l'Etat. Ces sociétés sont dites anonymes car elles ne sont plus liées à la personne et à la fortune d'un seul individu qui, auparavant, lors de la faillite de son entreprise était automatiquement considéré comme ruiné personnellement (et qui souvent, n'avait d'autre choix que le suicide pour éviter le déshonneur). Désormais une société capitaliste par actions était financée par la levée d'actions constituant chacune une part du capital de l'entreprise. Cette mesure essentielle marqua l'entrée de l'économie française dans le capitalisme industriel et financier moderne. Vers 1880, l’énergie hydraulique et l’énergie carbonée s’équilibraient encore en France, avant que les chemins de fer ne parviennent à assurer la diffusion des machines à vapeur dans toute la France. Finalement, les machines à vapeur l’emportèrent non pas grâce à leurs qualités intrinsèques mais grâce à leur flexibilité. En effet, alors que l’énergie hydraulique supposait de lourds aménagement des cours d’eau (barrage, canal d’amenée, réaménagement des berges, etc.), la machine à vapeur pouvait être adoptée sans travaux complexes, à condition d’être suffisamment approvisionnée en charbon transporté en train parfois sur de longues distances. La tendance à la concentration et à la mécanisation des entreprises put alors l’emporter. Par exemple, les ateliers de tissage de bas dispersés dans la campagne champenoise se regroupèrent dans les usines de bonneterie de Troyes avec l’introduction de machines à vapeurs. En conséquence, au début du XXe siècle, la répartition de l’industrie sur le territoire français se fit très inégale. La proto-industrie disparut de nombreuses régions. Désormais, la population ouvrière se situait principalement dans le quart nord-est de la France, dans la région lyonnaise et dans la région de Marseille. Source : Atlas de France, L’Histoire n°390, août 2013, p. 48. 2.2 La révolution ferroviaire en France La révolution des chemins de fer produisit un effet d’entraînement de l’économie. Il était nécessaire de produire du fer puis de l’acier de bonne qualité pour la construction des rails et des machines à vapeur, et de développer les constructions mécaniques pour le matériel roulant. Les mines durent produire davantage de houille. Le système bancaire lui-même fut bouleversé pour répondre aux énormes besoins de financement de construction des chemins de fer. En contrepartie, les chemins de fer approvisionnèrent les régions en engrais et en matières premières industrielles et ils commercialisèrent les productions locales à l’échelle nationale et internationale. Certaines régions agricoles abandonnèrent la polyculture, telle la Normandie qui se spécialisa dans l’élevage bovin afin d’approvisionner Paris en viande, en lait et en fromages. Les chemins de fer permirent également d’accroître la mobilité des personnes temporairement ou définitivement en facilitant de ce fait l’exode rural. Le tableau de Daumier, ci-dessous, illustre le bouleversement provoqué par l'accès au train dans la vie quotidienne des personnes issues de tous les milieux sociaux pouvant désormais se rendre à la préfecture ou aux foires commerciales locales. Document : Honoré Daumier (1808-1879), Le Wagon de troisième classe (1862), Ottawa , Musée des beaux-arts du Canada . Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Honor%C3%A9_Daumier_034.jpg En France, les premiers chemins de fer furent construits par les propriétaires de mines ou les métallurgistes qui souhaitaient rejoindre le réseau fluvial pour commercialiser leur production. Ainsi le charbon de Saint-Étienne était-il transporté vers le Rhône à partir de 1830. En 1837, les frères Pereire, des banquiers, construisirent la ligne de chemin de fer de Paris à Saint-Germain pour convaincre les hommes politiques et les banquiers de se lancer dans la construction des chemins de fer en France. La loi du 11 juin 1842 organisait la construction d’un vaste réseau en étoile autour de Paris, chaque ligne étant concédée par l’État par tronçons à plusieurs sociétés. Ces dernières construisaient voies ferrées et fournissaient le matériel roulant tandis que l'Etat se chargeait des expropriations, de la construction des gares et des ponts. Malgré cet apport considérable de l'Etat, les moyens financiers de ces lignes étaient trop réduits pour mener le projet à bien. La construction des lignes reprit en 1852, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier était très influencé par les idées saint-simoniennes selon, lesquelles l'Etat devait soutenir la croissance de l'industrie, garant de progrès social et de grandeur nationale. Plusieurs décrets favorisèrent le rachat des tronçons de lignes dont chacune fut désormais concédée à une seule compagnie bénéficiant d'un bail d'exploitation de 99 ans. On passa alors de quarante-deux petits réseaux hérités de la loi de 1842 à six grandes compagnies ferroviaires financées par les grandes banques d’affaires (Rothschild, Pereire, etc.). Chaque compagnie construisit sa propre gare à Paris dans les années 1860 : Paris-Le Havre (gare Saint-Lazare), Compagnie du Nord (gare du Nord), Compagnie de l’Est (gare de l'Est), Paris-Lyon-Méditerranée (gare de Lyon), Paris-Bordeaux (gare d’Austerlitz), Paris-Orléans (gare Montparnasse). Ce réseau principal, très rentable, qui reliait Paris aux grands ports et aux frontières, fut achevé à la fin des années 1850. A partir de 1863, l’État concéda à des petites compagnies les lignes du réseau secondaire, moins rentables, qui desservaient toutes les villes moyennes (le chemin de fer arriva à Brest en 1865 et mit Brest à 17 h 30 de Paris, quand il fallait cinq jours auparavant). Alors que le réseau ferroviaire s’étendait sur 3 248 km en 1851, il atteignait 17 500 km en 1870. L’extension du réseau ferroviaire mit fin au cloisonnement de l’espace et facilita le transport des personnes (111 millions de passagers en 1870) et des marchandises (44 millions de tonnes en 1870 dont la moitié de combustibles) pour un prix relativement modique et uniforme sur tout le territoire. La révolution ferroviaire a entrainé l'essor de la sidérurgie (rails), de la métallurgie (locomotives), du bâtiment (gares, entrepôts), et de l'industrie du bois (traverses). Elle a donné accès aux compagnies charbonnières à la totalité du marché national. La construction des gares a également contribué à l'urbanisation des périphéries des villes. Document : La construction du réseau ferroviaire français (1837-1870) Source : La documentation photographique n° p. 55. La longueur exploitée de chemins de fer en France : 1848 : 1 900 km 1851 : 3 685 km 1860 : 9 625 km 1870 : 17 924 km 1875 : 24 450 km Avec le plan Freyssinet lancé en 1879 par le ministre des transports Charles Freyssinet, les petites lignes d’intérêt local qui reliaient les sous-préfectures et les chefs-lieux de cantons furent construites jusqu’en 1914 afin de permettre l’accès au train de tous les Français. Sur la carte ci-dessous, on remarquera, sur la pointe bretonne, les lignes reliant Quimper à Douarnenez et à Pont L’abbé, Brest à Ploudalmézeau et à Saint-Pol-de-Léon, Concarneau à Morlaix, ainsi que la place centrale de Carhaix dans le réseau local breton. Document : Les voies ferrées commerciales en 1914 (réseau hiérarchisé) Source : Etienne Auphan (2002). L’apogée des chemins de fer secondaires en France : essai d’interprétation cartographique. Revue d’histoire des chemins de fer , 24-25. En ligne : https://journals.openedition.org/rhcf/2028 2.3 De la première à la seconde industrialisation en France A partir de 1873 et jusqu’en 1896, les pays industrialisés entrèrent dans ce qui est nommé la Grande dépression . Dans les pays d’Europe occidentale, comme la construction des chemins de fer était quasiment achevée, la demande en fer et en acier s’essouffla et les industries sidérurgiques manquèrent de débouchés pour écouler leur production. Le modèle de la première industrialisation (industries textiles, production de houille, machines à vapeur, sidérurgie) entra en crise et provoqua dans les pays industrialisés une chute des prix et l'essor du chômage. De nouvelles innovations techniques conduisirent à ce que l’on appelle la seconde industrialisation . A cette occasion, les entreprises françaises se concentrèrent et mirent fin à la pluriactivité pour être capables de se procurer les machines nécessaires à la mise en place de grandes usines, et elles embauchèrent des milliers d’ouvriers. Par exemple, les frères Peugeot abandonnèrent la production de quincaillerie pour s'orienter vers la production de cycles puis d'automobiles à partir de 1882 dans leurs nouveaux ateliers de Sochaux-Montbéliard. Les années 1870-1880 virent véritablement l’entrée de l’économie et de la société françaises dans l’âge industriel. Les anciennes régions industrielles de sidérurgie à l'eau ou au bois se désindustrialisèrent au profit des régions du Nord et de la Lorraine. L’usage des machines à vapeur se diffusa plus largement en France, même si ce fut dans des proportions moindres qu’ailleurs, comme l’indique le tableau ci-dessous : Comme nous l’avons déjà vu, les années 1880 marquèrent la fin de la proto-industrialisation et des ateliers dispersés qui furent systématiquement rassemblés dans des usines mécanisées dans les espaces urbains. La soierie lyonnaise entra alors en crise de même que les régions où la production métallurgique était restée dispersés et liée au charbon de bois et aux moulins hydrauliques. Document : Un atelier de l’usine Decauville à Essone (Seine-et-Oise) à la fin du XIXe siècle. Source : Textes et documents pour la classe n° 736, p. 7. Cette photographie d’un atelier situé dans la banlieue parisienne montre le désordre qui régnait encore dans l’organisation du travail à la fin du XIXe siècle. Le sol est en terre battue, les caisses disposées par terre pouvaient occasionner des chutes, les machines-outils sont actionnées par des courroies reliées à un axe situé sous le plafond, dont la force de rotation est fournie par une machine à vapeur située à l’extérieur. Ces courroies non protégées étaient une source de graves accidents du travail, broyant fréquemment les doigts et les bras. Les garçons, assez jeunes, constituent une part importante de la main d’œuvre de cet atelier. On retrouve ces jeunes garçons dans l'image ci-dessous. Document : L'atelier d'embouteillage de la Grande Brasserie de Kérinou à Lambezellec (ancienne commune limitrophe de Brest, aujourd'hui un quartier de Brest). Carte postale, début XXe siècle. Archives municipales de Brest. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi120-293/ILUMP29433 Cependant, à la fin du XIXe siècle, le travail mécanisé commença à l’emporter dans les grandes régions industrielles de métallurgie lourde. Les usines occupèrent des espaces considérables pour construire des espaces de stockage, des voies ferrées et des ateliers où travaillaient des milliers d’ouvriers et où l’on utilisait des machines toujours plus impressionnantes (hauts-fourneaux, marteaux pilons, etc.). A cause du bruit et de la chaleur, la pénibilité et la dangerosité du travail s’accrurent considérablement. Le tableau ci-dessous montre le façonnage d’un canon pour la marine au moyen d’un énorme marteau-pilon. Document : Joseph Fortuné LAYRAUD, Marteau-pilon ou Le marteau-pilon, forges et aciéries de Saint-Chamond ou Sortie d'une pièce de marine, 1889. © Ecomusée Creusot Montceau ; © Daniel BUSSEUIL Source : https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/joconde/M0170012295?auteur=%5B%22LAYRAUD%20Joseph%20Fortun%C3%A9%20%28peintre%29%22%5D&last_view=%22list%22&idQuery=%224acd11c-415-235f-47-050545b50ae%22 La production de charbon en France passa de 19 millions de tonnes en 1880 à 40 millions de tonnes en 1913. La production d'acier passa de 382 000 tonnes en 1880 à 4,6 millions de tonnes en 1913. L'augmentation des volumes est considérable et l'usage de l'acier produit par les fours Martin et Thomas du nord et de l'est de la France, se répandit : fabrication d'armes, d'automobiles et de machines-outils pour l'industrie. Parallèlement, de nouveaux matériaux furent inventés, tels que les aciers spéciaux fabriqué à partir d’alliages ainsi que les métaux non ferreux (zinc, plomb, aluminium) qui répondirent à de nouveaux usages. De nombreuses innovations permirent le développement de la production d’ électricité . L’électricité était utilisée pour l’éclairage (en 1879 fut mise au point de l’ampoule à filament par Thomas Edison à New York), pour les machines-outils des industries métallurgiques mais aussi pour les productions électrochimiques (fabrication de l’aluminium par électrolyse de l’alumine) et électrométallurgiques. L’électricité d’origine hydraulique permit l'industrialisation des vallées des Alpes où se développèrent les industries chimiques et la fabrication d'aluminium. En effet, le belge Zénobe Gramme inventa la dynamo (ou turbine) en 1871. Très vite des dynamos furent actionnées par la force hydraulique de chutes d'eau afin de produire de l'électricité, notamment dans les vallées alpines. L'invention des lignes électriques permit de transporter cette énergie. Enfin, en 1888, Tesla inventa un alternateur pour produire un courant alternatif de production plus simple et moins couteuse. Dès lors, l'électricité produite par des turbines alimentées par la force hydraulique ou par le charbon se diffusa partout pour alimenter les machines-outils dans les usines. L’industrie chimique profita de l’essor des laboratoires de recherche et se développa surtout en Allemagne (dès 1899 la société Bayer fabriquait l’aspirine) mais également dans la région lyonnaise et dans la région parisienne. La seconde industrialisation est également associée à l’exploitation et à la consommation du pétrole . L’histoire, un peu légendaire, attribue à Edwin Drake la paternité du premier forage en 1859 d’un puits de pétrole à Titusville en Pennsylvanie. L’invention du procédé de distillation du pétrole permit de séparer les goudrons, les lubrifiants, les solvants, de l’essence. Dans les années 1860, l’oléoduc fut inventé en Pennsylvanie, et le tanker dans les années 1890. Ce dernier permit ensuite d’exploiter le pétrole du Moyen-Orient ou du Mexique. En 1886, Carl Benz mit au point la première automobile à essence et en 1890, Clément Ader mit au point le premier aéroplane. Ces deux inventions justifièrent ensuite une utilisation croissante et massive du pétrole tout au long du XXe siècle. Le pétrole présentait de nombreux avantages : cette énergie est plus « propre » et plus calorifique que le charbon, son exploitation assez aisée ne suppose pas de grandes concentrations ouvrières revendicatives. Ainsi, même si le pétrole coûte en moyenne 60 % plus cher que le charbon, il présente le grand avantage d’être moins vulnérable aux mouvements de grèves. En 1911, le Premier Lord de l’Amirauté, Winston Churchill décida de convertir au fuel la flotte de guerre britannique jusque là propulsée par le charbon. Cette décision peut-être considérée comme le moment de bascule qui rendit l’économie occidentale dépendante des ressources pétrolières du Moyen-Orient. Le récit linéaire de l’industrialisation peut conduire à imaginer que le charbon succéda au charbon de bois, puis que le pétrole et électricité remplacèrent le charbon, selon une logique de « transition énergétique ». Or les historiens de l’environnement (François Jarrige, Jean-Baptiste Fressoz, Charles-François Mathis, etc.) ont montré l’inanité de ce schéma : dans les temps passés, une énergie nouvelle ne s’est jamais substituée à la précédente, elle s’y est ajoutée, ce qui a conduit à un essor considérable de la consommation d’énergie. Il vaudrait mieux parler d’addition énergétique plutôt que de transition. Le charbon devint une matière première pour l’industrie chimique et continua à être très largement utilisé comme énergie (sidérurgie, chauffage domestique, locomotives à vapeur) dans les pays industrialisés jusque dans les années 1960. Le charbon est très largement consommé dans les pays du sud où ils ont délocalisé leurs usines et leur pollution. Ainsi, l’humanité n’a jamais consommé autant de charbon qu’en ce début du XXIe siècle. De même, un certain discours techniciste veut faire croire que l’amélioration des performances énergétiques des machines ou des moyens de transport permettrait de réduire la consommation d’énergie et de réduire le réchauffement climatique. Or, historiquement, l’augmentation des performance des machines a toujours conduit à l’essor de la consommation d’énergie, par ce que l’on appelle un « effet rebond ». Encart : « l’effet rebond » En 1865, l’économiste William S. Jevons popularisa la notion de « l’effet rebond » dans La Question charbonnière . Il expliqua que le fait d’utiliser des machines plus perfectionnées et moins consommatrices de sources d’énergie n’amène pas une baisse de la consommation globale. L’utilisation croissante de machines plus performantes provoque en réalité une hausse de la consommation globale. Selon les historiens de l’environnement, cette notion montre que la seule technologie n’est pas une solution pour réduire la surconsommation des ressources naturelles. Les deux guerres mondiales, qui furent aussi des guerres industrielles financées et organisées par les États, accrurent encore plus la place de l’industrie dans l’économie et la société. En France, la Première Guerre mondiale conduisit au développement de l’industrie automobile (Renault et Citroën) et de l’aéronautique utilisant le pétrole comme source d’énergie, mais aussi de l’industrie chimique. Les usines qui fabriquaient les gaz de combat se reconvertirent dans la production de pesticides (les gaz innervant servent aussi bien à tuer les hommes que les insectes). Les usines qui fabriquaient des explosifs se reconvertirent dans la fabrication d'engrais (le nitrate d'ammonium sert aussi bien pour les explosifs que pour les engrais) . D'une certaine manière, en exagérant à peine, on peut affirmer que l'agriculture productiviste actuelle est l'héritière des massacres de la Première Guerre mondiale. En France, ces industries jouèrent un rôle d’entraînement pour toutes les autres industries. La standardisation croissante de la production et l’utilisation de machines-outils actionnées par l’énergie électrique conduisirent, après la Première Guerre mondiale, au développement du travail à la chaîne qui supposait la séparation des activités de conception dévolues aux ingénieurs et aux bureaux d’études, des activités d’exécution dévolues aux ouvriers. Les tâches des ouvriers étaient parcellisées, réduites à quelques gestes simples, et chronométrées pour être accomplies le plus rapidement possible. Frederic W. Taylor théorisa cette nouvelle organisation du travail que l’on a appelé le taylorisme . Taylor appliqua ces principes en 1913 dans les usines Ford de Detroit. Ils se répandirent à partir des années 1920 dans les industries automobiles européennes. Le financement de ces équipements, leur organisation, la mise au travail des ouvriers et leur surveillance, la commercialisation des produits firent apparaître de nouvelles professions : contre-maîtres, ingénieurs, chercheurs, secrétaires, employés de divers niveaux. Il fut alors nécessaire d’accroître les compétences de certains ouvriers. C’est pourquoi le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) fut créé en France en 1911. En France, le besoin de main d’œuvre industrielle accrut l’exode rural, désormais rendu possible par la mécanisation de l’agriculture. En 1931, la population urbaine française devint plus nombreuse que la population rurale. L’article ci-dessous extrait d’un journal syndicaliste rend compte d’une grève aux usines Renault en 1913 contre le chronométrage que la direction ne put imposer qu’après la guerre. Document : une grève dans les usines Renault contre le chronométrage en 1913 La grève bat son plein chez Renault A bas le chronométrage ! Comment on fait d'un ouvrier une brute à surproduire Le chronométrage doit être extirpé, le prolétariat ne peut pas laisser acclimater l’odieuse méthode de Taylor – Telle est la volonté de unanime des grévistes des établissements Renault. Et la classe ouvrière tout entière les approuvera ! L’atelier enlevé aux ouvriers Le patronat veut introduire le système du chronométrage pour augmenter la production dans des proportions insoupçonnées. Ce n’est là que son but immédiat. La méthode Taylor lui permet de viser plus haut. Ce qu’il veut, c’est priver les ouvriers de toute initiative dans leur travail. Ce qu’il veut, c’est leur enlever toute ombre d’influence directe sur la marche de la production. Comment il procède ? C’est bien simple. Il ne permet plus à l’ouvrier de penser. C’est dans le bureau de chronométrage qu’on fait, pour lui, l’effort cérébral nécessaire. Quant à lui, il n’a qu’à exécuter rapidement et interminablement un des nombreux mouvements dans lesquels se décompose chaque opération. Voilà comment le patron espère abaisser le niveau moral des travailleurs, les dégoûter du travail et, du même coup, les priver de tout idéal ! Les entraîneurs qui ne travaillent pas Pour « entraîner » les ouvriers, Renault à sa disposition une équipe de chronométreurs, composée d’anciens ouvriers, véritables brutes ceux-là, et de jeunes techniciens, sortis de l’école professionnelle. Ces chronométreurs font des essais « préparatoires ». Ils fixent le temps minimum qu’il faut pour exécuter le maximum de pièces. Ce sont ces résultats qui servent de base pour établir les salaires des travailleurs ! Naturellement, ces individus se gardent bien de travailler à côté des ouvriers. En décembre, lors du dernier mouvement, Renault a promis que les chronométreurs travailleraient tout le temps avec les ouvriers. Mais ce serait, n’est-ce pas, la débâcle de tout le système. Car les chronométreurs ne pourraient supporter, pas plus que les ouvriers, la terrible course à la vitesse et le surmenage continu. Aussi Renault n’a pas tenu ses promesses. Ses chronométreurs ne travaillent que cinq ou six heures par semaine ! Juste le temps pour établir une nouvelle série de prix… Le danger pour le prolétariat Ne croyez pas cependant que seule la construction mécanique est menacée par la méthode de l’ingénieur Taylor. Celui-ci la recommande tout particulièrement à l’industrie du Bâtiment et à la Métallurgie. Les maçons poseront les briques d’une manière « scientifique ». La « flânerie » des travailleurs sera bannie. Il ne faudra plus qu’ils perdent un seul instant et chacun de leurs mouvements sera étudié à l’aide du chronomètre ! Il est possible d’appliquer ces principes à toutes les industries… Et Taylor dit que sa méthode est une véritable machine de guerre contre le syndicalisme ouvrier. Il a raison ! Ne la laissons donc pas implanter dans ce pays. V. Roudine La bataille syndicaliste , 12 février 1913 Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k67640639/f1.item.zoom La Première Guerre mondiale fournit l'occasion d'introduire le taylorisme dans les usines d'armement puis d'automobile. Ainsi, en 1915, André Citroën, ingénieur polytechnicien et industriel, obtint de l'Etat le financement de la construction d'une usine d'obus sur le quai de Javel, dans le 15e arrondissement de Paris. Dans cette usine neuve et ultramoderne, montée en quelques moins, il installa des machines-outils et mit en œuvre les techniques de la taylorisation qu'il avait pu observer lors d'un voyage aux Etats-Unis. Très vite, l'usine employa près de 12 000 ouvriers, dont plus de la moitié de femmes. Les documents ci-dessous sont extraits d'un recueil de photographies montrant la construction de l'usine et les étapes de la fabrication des obus. Source : [Fabrication d'obus aux usines André Citroën, quai de Javel à Paris] | Gallica (bnf.fr) Les deux publicités suivantes, tirées du catalogue de vente par correspondance de la manufacture de Saint-Etienne en 1913, sont significatives de la production industrielle en France à la veille de la Première Guerre mondiale. La production de pièces standardisées en acier permettait d'assembler des vélos adaptés à diverses clientèles. Notons également les pneumatiques produits par l'industrie chimique à partir du caoutchouc naturel des forêts tropicales. Le développement des transports permettait la vente par correspondance grâce à ce catalogue très largement diffusé auprès d'une population désormais alphabétisée. Enfin, la vente à crédit (sur 3, 6, 12 ou 18 mois) rendait le produit accessible à la plus grande partie de la population urbaine et assurait la rentabilité de l'entreprise. Source : Catalogue de la manufacture française d'armes et cycles de Saint-Etienne, 1913 . Documents fournis par Laurent Bihl. Au sortir de la Première Guerre mondiale, l'industrie française se modernisa très rapidement. Elle continua à s'équiper. Par exemple, Citroën possédait 3 450 machines outils en 1919, mais 12 260 en 1929. Les industries chimiques, métallurgiques, automobiles, électriques virent leurs effectifs multipliés par 5 en moyenne. Les grandes entreprises industrielles se concentrèrent à la périphérie des grandes villes telles que Paris (Saint-Denis, Aubervilliers, Ivry, Boulogne Billancourt) et Lyon. Elle attirèrent par exemple les populations rurales bretonnes dans les grandes usines de Saint-Denis et d'Aubervilliers mais également de Nantes. Elle contribuèrent ainsi au développement des banlieues. Le monde ouvrier se coupa des campagnes mais également des centres villes. De cette époque date la figure de l'ouvrier de la grande industrie vivant dans la "ceinture rouge" (communiste) des centres urbains. Il ne faut pas non plus oublier l'apport de près de 2 millions de migrants, principalement polonais et italiens, venus compenser les lourdes pertes humaines de la guerre. Rappelons que, en 1931, la population urbaine dépassa la population rurale. 2.4 L'évolution des sources d'énergie : des exemples à Brest L’arsenal de Brest, fondé par Richelieu et développé par Colbert au XVIIe siècle, a vu se succéder toutes les étapes de la métallurgie lourde et des modes de transport maritimes. La première source d’énergie, alors que la marine était à voile, fut l’énergie musculaire des bagnards entre 1749 et 1858, date du déplacement du bagne à Cayenne. Le déplacement du bagne coïncide avec le début de l’utilisation du charbon comme source d’énergie pour les machines du port comme pour les navires de guerre. Comme cela a déjà été indiqué, les navires ont gardé leurs gréements et la propulsion par les voiles jusqu’à la fin du XIXe siècle, lorsque les moteurs devinrent suffisamment performants et économes pour pouvoir fonctionner pendant toute une traversée avec le charbon stocké dans les soutes. A partir des années 1920, les navires de guerre commencèrent à fonctionner au fuel. Parallèlement, l’électricité a servi à alimenter les machines des ateliers et les grues du port. Les documents qui suivent montrent cette évolution. La vue du port de Brest en 1854 montre des navires de guerre à coque en bois et à voiles. La machine à mâter, située au pied du château servait à déposer les mats sur les navires. Comme toutes les autres grues du port, elle était actionnée par les cabestans eux-mêmes mus par la force musculaire des bagnards. La mise en mouvement de la machine à mâter supposait l’action de 300 bagnards qui se relayaient régulièrement car l’effort physique était intense. Document : Antoine Léon Morel, Le port de Brest en 1854 . Musée de la marine, Paris Source : http://www.wiki-brest.net/index.php/Fichier:La_tour_a_mater.jpg Document : les bagnards actionnent les cabestans de la machine à mâter Source : Le magasin pittoresque, 1847. Document : Jules Noël, Le travail dans le port, 1844. Dessin. Brest, Musée des beaux-arts https://commons.wikimedia.org/wiki/File:580_Brest_mus%C3%A9e_beaux-arts_Jules_No%C3%ABl_Le_travail_dans_le_port.jpg A la fin des années 1850, la construction de navire dotés d’une coque en fer, d’une l’hélice propulsive actionnée par une machine à vapeur, et d’un blindage sur les coques, bouleversa le paysage industriel de Brest. A partir de 1858, les ateliers de Capucins, avec les activités de fonderie, d’ajustage et de montage, étaient capables de produire les grosses chaudières de machines à vapeur pour la flotte de guerre. La grue Gervaize (du nom de son constructeur) appelée aussi « grue revolver » en raison de sa forme, était actionnée par une machine à vapeur signalée par la cheminée située en son centre. Installée sur le môle du viaduc, d’une capacité de portage de 40 tonnes, la grue revolver permettait de déposer dans les navires accostés dans la Penfeld les machines fabriquées par les ateliers des Capucins et acheminées par rails jusqu’à elle. Elle fut démantelée en 1956. Au pied des Capucins, une forge dotée d’un marteau-pilon fabriqué au Creusot en 1867, fonctionna jusqu’en 2005. Il s’y trouve toujours aujourd’hui. Document : la grue Gervaize ou grue revolver . En face, de l’autre côté de la Penfeld, la corderie, l’hôpital et l’ancien bagne. Source : Daniel Le Couédic et Angélina Meslem, L’arsenal de Brest. La mémoire enfouie. Photographies 1860-1914. Editions Filigrane, Musée national de la Marine, 2013, p. 32. Document : La grue revolver et un cuirassé sur la Penfeld. A droite, les Capucins, à gauche la corderie et l’hôpital. Carte postale vers 1910. Archives municipales de Brest. Cote3Fi089-025. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi089-025/ILUMP3931 Document : La grue revolver sur le môle du viaduc déposant une machine sur le cuirassé Neptune , début XXe siècle. Source : http://www.wiki-brest.net/index.php/Chaudronnerie_des_Capucins La taille et le poids des machines s’accroissant, la capacité de portage de la grue revolver devint insuffisante. En 1912, fut mise en service la grande grue électrique sur la rive opposée de la Penfeld. Sa capacité de portage était de 150 tonnes. Surnommée la Tour Eiffel brestoise, elle fut démantelée en 1977. Document : la grande grue électrique. Carte postale, début XXe siècle . Archives municipales de Brest, cote : 3Fi080-012. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi080-012/ILUMP28994 Document : Mise en place de la tourelle sur le cuirassé Danton, 31 aout 1910 . MnM, PH 16 957. Source : Daniel Le Couédic et Angélina Meslem, L’arsenal de Brest. La mémoire enfouie. Photographies 1860-1914. Editions Filigrane, Musée national de la Marine, 2013, p. 104. 2.5 L'essor industriel après 1945 Après 1945, le monde industriel devint la norme, il bouleversa totalement les sociétés occidentales puis mondiales. La Deuxième guerre mondiale avait stimulé comme jamais la production industrielle et les innovations (énergie atomique, radar, DDT, ordinateurs) qui façonnèrent la nouvelle société industrielle. Le nylon, synthétisé aux États-Unis par la firme DuPont de Nemours en 1936, conquit le monde. Ce produit synthétique fut créé pour concurrencer la soie produite au Japon. L’acronyme nylon signifie : Now You Loose Old Nippon . En Europe occidentale, le plan Marshall financé par les États-Unis entre 1947 et 1952 permit la reconstruction des économies dévastées par la guerre puis fournit les bases d’une croissance économique inégalée, que l’économique Jean Fourastié nomma les Trente glorieuses . Il s’agit largement d’un mythe car les conditions de vie et de travail des salariés français ne s’améliorèrent que très lentement (le niveau des salaires de 1938 ne fut retrouvé qu’en 1955) et ce sont surtout les conflits sociaux qui permirent d’obtenir de meilleurs conditions de travail, de congés payés (en France : deux semaines en 1936, trois semaines en 1956, quatre semaines en 1968, cinq semaines en 1982) et de salaires (en 1968). La hausse du niveau de vie des travailleurs nationaux tenait également à une forte immigration méditerranéenne indispensable pour occuper les emplois industriels les moins qualifiés et les moins payés, notamment dans l’industrie automobile et le bâtiment. Sans compter les atteintes à l’environnement produites par la forte croissance économique. En France, la mécanisation de l’agriculture (tracteurs, moissonneuses batteuses, etc.), le remembrement, l’usage de produits phytosanitaires, financés par les politiques européennes à partir de 1962 (la Politique Agricole Commune) permirent à la France de devenir une puissance agricole mondiale tout en conduisant à l’effondrement du nombre des agriculteurs. Désormais le monde industriel et urbain devint la norme de la vie quotidienne. Dans les pays d’Europe de l’ouest fut mis en place le compromis fordiste fondé sur l’explosion de la productivité agricole et industrielle (standardisation des produits, automatisation des taches) permettant une hausse de la consommation permise par une redistribution des revenus grâce aux systèmes de Sécurité sociale et grâce à une forte intervention de l’État dans l’économie (indexation des salaires sur l’inflation, législation sociale, entreprises nationalisées, système de planification indicative, etc.). A partir du premier choc pétrolier de 1973 qui produisit une hausse des prix du pétrole et entraîna une inflation généralisée et supérieure à 10 % par an dans les pays industrialisés capitalistes, la croissance économique se ralentit, le chômage explosa. L’idéologie néo-libérale incarnée par Reagan aux États-Unis à partir de 1980, par Thatcher en Grande-Bretagne à partir de 1979 et reprise en France à partir du « tournant de la rigueur » de 1983 piloté par Mitterrand, Delors et Fabius privilégièrent la baisse des impôts afin de réduire le poids de l’État dans l’économie et la société, ainsi que la dérégulation du compromis fordiste. C'est ce que l'on appelle aujourd'hui la "politique de l'offre" censée produire un ruissellement de la richesse des riches vers les classes populaires. Cette évolution accompagna la globalisation (ou mondialisation) liée à un fort accroissement des échanges à l’échelle mondiale. Ces échanges furent rendu possibles par le développement des transports maritimes et l’utilisation, à partir de 1956, des conteneurs . Ces boites en fer de 20 pieds de long (12 mètres) facilitent la manutention des marchandises depuis le lieu de production jusqu’au lieu de consommation. Elles peuvent être transportées indifféremment par des navires, des camions, des trains, des péniches et même des avions. En réduisant considérablement les coûts de transport, les conteneurs rendirent possible la délocalisation des industries de main d’œuvre (le textile, l’automobile) et des industries polluantes (la sidérurgie) vers les pays où la main d’œuvre était beaucoup moins chère : la Corée du sud, Singapour, les Philippines, le Mexique tout d’abord, puis le Vietnam et surtout la Chine depuis les années 1990. La France fut particulièrement victime de la désindustrialisation : les usines textiles du Nord-Pas-de-Calais fermèrent dans les années 1970, la sidérurgie lorraine disparut dans les années 1980, et l’industrie automobile réduisit ses effectifs à parti des années 1980. La fermeture des usines Renault à Boulogne-Billancourt en 1992 symbolisa cette évolution. Un élément majeur de la mondialisation fut la révolution numérique avec la mise en place de l’internet (1991 : création du World Wide Web) et la diffusion massive de ce que l’on appelait les micro-ordinateurs dotés des systèmes d’exploitation d’Apple puis de Microsoft. On parlait à l’époque de l’avènement d’une société post-industrielle, comme si nos ordinateurs, nos téléphones, nos vêtements, nos voitures n’étaient plus fabriqués dans des usines. 3. Le travail à la mine 3.1 Les pays noirs Le mineur de charbon fut sans doute la grande figure de l’âge industriel en raison de l’extrême dangerosité et de l’extrême pénibilité de son travail qui exigeait une force physique mais également une grande solidarité entre les mineurs. Il exerçait une grande fascination à la fois parce qu’il travaillait dans les entrailles de la terre et fournissait la principale source d’énergie, indispensable à l’économie comme à la vie quotidienne de chacun. De nombreuses vidéos sur l'histoire de la mine sont consultables sur : https://fresques.ina.fr/memoires-de-mines/ Il convient également de connaitre le Centre historique minier de Lewarde dans le Nord : https://www.chm-lewarde.com/fr/le-centre-historique-minier/le-musee/ Comme nous l’avons vu, l’utilisation du charbon se diffusa lentement en Europe. Le besoin de charbon devint majeur à partir des années 1840. Ensuite, l’extraction et la production de charbon doubla tous les vingt ans. L’extraction du charbon créa des paysages (les pays noirs ) et des sociétés particulières. Les grands bassins charbonniers se situaient principalement en Grande-Bretagne, dans la Ruhr, le Nord et le Pas-de Calais en France et, plus localement, la région du Creusot, de Saint-Étienne, Decazeville et Carmaux. Les chevalets de mines, les terrils et les habitats ouvriers en briques ( les corons ) imprimèrent leur marque sur les paysages caractéristiques des régions productrices de charbon noircies par la fumée du charbon. Aujourd’hui, dans le nord de la France, les chevalements ont disparus mais les terrils restent un marqueur identitaire et patrimonial très fort. Document : les bassins houillers d'Europe de l'ouest Source : Documentation photographique n°8010, p. 3 Document : Corons à Lens dans les années 1950. Au fond, un terril. Source : Documentation photographique n° 8010, p. 32. L’exploitation du charbon était organisée par des compagnies privées qui mobilisaient un capital considérable pour financer les équipements miniers (chemins de fer, chevalements, ascenseurs, boisage des galeries, installations de pompage, etc.). Elle supposait l’emploi d’une grande quantité de main d’œuvre : un millions de mineurs en Angleterre, 400 000 dans la Ruhr, 300 000 en France, 130 000 en Belgique en 1914. Dès le XIXe siècle, les compagnies françaises firent appel aux mineurs anglais très qualifiés puis aux mineurs belges. Après la Première guerre mondiale, elles négocièrent avec l’État polonais la venue de près de 40 000 Polonais. A partir des années 1960, ce fut le tour des mineurs marocains. Partout, les mineurs mirent en place de puissants syndicats qui arrachèrent de nombreuses réformes. En France, les mineurs obtinrent dès 1894 une caisse de de secours et de retraite et, en 1905, la journée de 8 heures pour les travailleurs du fond. D’un autre côté, pour garder sur place et amadouer cette main d’œuvre, les sociétés minières mirent sur pied une politique paternaliste : allocation de maisons individuelles (les corons) avec un jardin potager pour améliorer l’ordinaire et pour passer moins de temps au café, des écoles, des épiceries, des distribution de charbon pour le chauffage, des caisses de secours et de retraite. 3.2 Le travail au fond de la mine Le travail au fond de la mine resta longtemps peu mécanisé. L’immense roman de Zola, Germinal , paru en 1885 mais dont l’action est située à la fin des années 1870, témoigne de l’extrême pénibilité du travail de la mine. Les gravures qui suivent représentent les conditions de travail dans les années 1860-1870. Elles sont extraites de l’ouvrage de Louis Simonin, Le Creusot et les mines de Saône-et-Loire. Epinac, sous terre, 1865. En ligne : http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/mines_epinac/mines_epinac.php Le travail au fond de la mine était organisé par petites équipes, souvent à dominante familiale, à qui était concédée une veine ou un quartier, sous la surveillance étroite des porions (contre-maîtres) et des ingénieurs. Pour des raisons de sécurité, la discipline était sévère. Les femmes travaillaient en surface pour trier le charbon. Les mineurs étaient acheminés vers le fond par des ascenseurs puissants actionnés par des machines à vapeur puis par des moteurs électriques. Ils devaient ensuite progresser à pied dans les galeries. L’abattage du charbon se fit longtemps avec des pics, maniés par une chaleur et une humidité extrêmes. Des chevaux tiraient les wagonnets chargés de charbon jusqu’aux monte-charges. Les trieuses de charbon, types du Creusot. (Sur le premier plan, assise sur la brouette, est la mère Dion ; trente-six ans de triage, haute paye) Documents: L'abattage et le boisage à Lens (Pas-de-Calais), en 1898. Source : Documentation photographique n° 8010, p. 27. Commentaire détaillé sur : https://histoire-image.org/etudes/travailleurs-mine-abatteurs Document : Le premier contact avec le fond Extrait de : Georges Dumoulin, Carnets de route. Quarante années de vie militante , Editions de l'avenir, Lille, 1938. Source : Documentation photographique n°8010, p. 26 Malgré le soin porté au boisage des galeries, les éboulements pouvaient survenir. Le grisou , un gaz explosif généré par le charbon, était le principal ennemi des mineurs. Le 10 mars 1906 eut lieu la pire catastrophe minière à Courrières dans le Pas-de-Calais. Un coup de grisou provoqua la mort de 1099 mineurs. Une grève de protestation éclata dans tout le bassin minier. Georges Clémenceau, ministre de l'intérieur, fit intervenir l'armée pour réprimer la grève. Cela eut pour effet de provoquer la première grève générale de tous les secteurs d'activité dans toute la France, avec un apogée le 1er mai 1906. Cette grève montre également la centralité de la figure des mineurs dans la classe ouvrière de l'époque. 3.3 Quelques évolutions techniques Des améliorations furent progressivement apportées à l’équipement des mineurs : un casque (la barrette), des lampes Davy dont la flamme était protégée pour éviter d’enflammer le grisou. Document : le rôle de la lampe pour le mineur, selon le témoignage d’un jeune mineur au début des années 1920 Avant d’entrer dans la cage, il fallait faire visiter sa lampe par des ouvriers compétents et sérieux en matière de sécurité : les boutefeux ou des ouvriers chargés de la sécurité - Enlève la cuirasse, me dit Maurice, qui me suivait. Je m’exécutai, accrochai la cuirasse dévissée à mon épaulette et tendis ma lampe au contrôleur. Tenant ma lampe par le pot, celui-ci vérifia que le verre ne tournait pas, ce qui confirmait qu’il était bien serré entre es rondelles et non ébréché. Il examina la couronne d’entrée d’air à la base de l’armature puis le tamis. Tenant la lampe par le pot, il me commanda de dévisser l’armature, puis de la revisser pour vérifier si la fermeture magnétique fonctionnait parfaitement. Ayant soufflé autour du verre, il constata que la flamme ne bougeait pas. - Donne moi ta cuirasse, me dit-il. Je la lui tendis. Il la vissa sur l’armature. - Surtout, au fond, il ne faut point la dévisser. Tu serais mis à l’amende. La lampe était la fidèle compagne du mineur. Si l’air était trop pauvre en oxygène, elle l’avertissait en baissant et en s’éteignant, avant même qu’il sente une gêne respiratoire. Il remontait alors en hâte et gagnait l’entrée d’air frais de la galerie la plus proche afin de prévenir ses camarades. La flamme de la lampe servait également à détecter la présence de grisou. Pour cela, elle être bien montée c’est-à-dire avoir un verre en cristal de Baccarat non ébréché, des rondelles d’amiante en haut et en bas, il fallait que les entrées d’air et le double tamis au-dessus du verre ne soient pas endommagés, que la cuirasse de fer se visse bien… Elle devait pouvoir éclairer une dizaine d’heures. Source : Augustin Viseux (1991). Mineur de fond . Plon : Terre humaine, Pocket, p. 103-105. A partir des années 1910, l’énergie électrique permit de mieux éclairer les galeries et le transport dans le fond de la mine. Elle permit l’utilisation systématique du marteau-piqueur à air comprimé pour l’abattage du charbon. Cette machine permit un essor considérable de la production de charbon. Cependant, les poussières de charbon dégagée par les marteaux-piqueurs affectèrent les poumons des mineurs qui développèrent la silicose et virent leur espérance de vie se réduire considérablement. Un apparent progrès technique provoqua une catastrophe sanitaire majeure. La combustion de charbon, qui émet du CO2, des oxydes de soufre et d’azote, suscita très vite de nombreux enjeux environnementaux. Les fumées noires provoquèrent une très forte pollution de l’air, le noircissement des façades des bâtiments (d’où le nom de « pays noirs »), des maladies pulmonaires et une forte mortalité. La nationalisation des charbonnages de France en 1945 permit de financer la modernisation des installations et d’accroître la production de charbon dans le cadre de la « bataille de la production » de la Libération. La grève des mineurs en 1963 marqua la déclin définitif de la production charbonnière en France. 4. Le travail dans les grands magasins Le travail dans les grands magasins Nous avons vu que l’un des moteurs de l’industrialisation fut le développement de la consommation, une fois que les besoins liés à la survie de la plus grande partie de la population furent satisfaits. Des entreprises parisiennes suivirent le modèle anglais au début du XIXe siècle. A partir des années 1840, des magasins de « nouveautés » commercialisaient les tissus de la mode du moment. Très vastes pour l’époque, disposant de plusieurs rayons spécialisés dans divers produits, faisant de la publicité dans les journaux, ils étaient financés par des industriels soucieux d’écouler leur production textile. Ils employaient au départ plusieurs dizaines de salariés et s’adressait à des clients aisés comme le montre la gravure ci-dessous : Document : Le grand magasin A la ville de Paris . Lithographie, 1843. Paris, musée Carnavalet. Source : La documentation photographique n°8061, p. 27. Mais les grands magasins se développèrent surtout sous le Second Empire, conformément au récit qu’en fit Zola dans Au bonheur des dames . En 1852, Aristide Boucicaut s’associa avec les frère Videau qui avaient créé Au Bon Marché . Il développa le premier grand magasin offrant un large assortiment de produits dont les prix à faible marge étaient indiqués sur une étiquette. Chaque rayon, mettant en scène les produits, était tenu par des vendeuses, puisque la clientèle était principalement féminine, surveillées par des chef de rayon. Les vêtements n’étaient plus faits sur mesure. Leur coupe était standardisée et ils étaient fabriquée par des ouvrières à domicile. Le magasin fut agrandi à plusieurs reprises : de 300 m² et 12 employés en 1852, il passa à une superficie de 50 000 m² et 1 788 employés en 1877. Il recevait à cette date environ 70 000 visiteurs par jour. Pour attirer la clientèle essentiellement féminine, il créa les premières toilettes pour dames, il créa des catalogues de mode expédiés par la poste et développa la vente par correspondance. Patron paternaliste, Boucicaut créa un caisse de prévoyance et une caisse de retraite pour les employés qui restaient à son service. Les grands magasins de ce type employèrent une main d’œuvre féminine très nombreuse. Ils profitèrent du développement des classes moyennes qui constituaient leur clientèle privilégiée. D’autres sociétés imitèrent ensuite Boucicaut à Paris : les Grands magasins du Louvre en 1855, A la belle jardinière et le Bazar de l’Hôtel de Ville en 1856, Le Printemps et la Samaritaine en 1865, les Galeries Lafayette en 1896. Enfin, les grands magasins sont des marqueurs de l'âge industriel : ils vendaient des produits standardisés produits en grande quantité et pour faire face à l’afflux des visiteurs, leurs locaux s’agrandirent, constitués de métal (pour la hauteur des salles d’exposition) et de verre (pour la luminosité). Document : La coupole des Galeries Lafayette (construite en 1912) aujourd’hui Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_Galeries_Lafayette 5. La ville de l'âge industriel 5.1 La croissance urbaine et l'haussmannisation Avec du retard par rapport aux autres pays d’Europe du nord-ouest, le cadre de vie de la population en France devint progressivement urbain. En 1931, la population urbaine française devint aussi nombreuse que la population rurale, puis continua à s’accroître à la faveur de l’exode rural . En effet, la croissance démographique liée aux progrès de la médecine conduisit à une surpopulation des campagnes par rapport aux terres cultivables disponibles, tandis que l’industrie, située désormais en ville, demandait de plus en plus de main d’œuvre. Les villes industrielles et les grands centres administratifs connurent un fort accroissement de leur population. La croissance urbaine se fit tout d’abord de manière anarchique. Durant la première moitié du XIXe siècle, les ouvriers connaissaient des conditions de vie effroyables, entassés dans des logements insalubres, des caves, etc., comme le révélèrent les enquêtes de Guépin et de Villermé. Le docteur Villermé mena des enquêtes publiées en 1840 et montrant que les ouvriers se conduisaient mal parce qu'ils vivaient dans des conditions misérables, entassés dans des logements insalubres. Déjà, en 1832, une épidémie de choléra , liée à l’infection de l’eau, fit 20 000 victimes à Paris (dont le président du conseil et ministre de l'intérieur Casimir Perier) et 100 000 au total en France. L'ampleur de l'épidémie et la prise de conscience qu'elle ne touchait pas que les pauvres suscita une grande inquiétude au sein de la bourgeoisie. Comme la médecine de l'époque s'était révélée impuissante face à l'épidémie, on s'intéressa aux questions d'hygiène car on avait établi une corrélation statistique entre le taux de mortalité et l'insalubrité de certains quartiers. Dès lors, des motivations morales conduisirent au développement de l'hygiénisme : il s'agissait de moraliser la classe ouvrière en l'incitant à une meilleure hygiène de vie, afin qu'elle ne pense plus à se révolter, et d'aménager les grandes villes afin de chasser les miasmes vecteurs, croyait-on alors, des maladies. Les aménagements de Paris par le baron Haussmann , préfet de police de Paris de 1853 à 1869 en sont la meilleure illustration. Haussmann mena à Paris une politique d’ urbanisation (extension de l’espace urbain) et d’ urbanisme (aménagement de la ville). A l’intérieur de l’enceinte des fermiers généraux de la fin du XVIIIe siècle (située sur les actuels boulevards extérieurs reliaient la place de l'Etoile à la place de la Nation en passant par Barbès-Rochechouart au nord et par la place Denfert-Rochereau au sud) se trouvaient les 12 arrondissements de Paris. Au-delà se trouvaient les villages périphériques (Passy, Auteuil, Grenelle, Vaugirard, Bercy, Charonne, Belleville, La Villette, La Chapelle, Montmartre, les Batignolles, Les Ternes), dont l’espace était partiellement urbanisé et laissait encore de la place aux activité agricoles et industrielles. Ces villages étaient enserrés par les fortifications construites en 1845 (sur l'emplacement de l'actuel boulevard périphérique). En 1860, Haussmann fit détruire le mur des fermiers généraux et annexa ces villages pour créer le Paris des 20 arrondissements que nous connaissons encore aujourd’hui. La ville comptait désormais 1,6 million d'habitants. Cette mise en cohérence administrative de l’espace situé à l’intérieur des fortifications en permit l’urbanisation et l’aménagement. Le Paris d'Hausmann . Source : L'Histoire.fr Le contraste est grand avec la carte ci-dessous représentant Paris dans les années 1840 : pas encore de fortifications, pas de grand boulevards reliant les gares entre elles, un lacis de rues étroites (entre 2,5 et 7 m de large sur l'ile de la cité) dans le centre de Paris qui rendaient les transports malaisés. On pensait à l'époque (avant Pasteur) que ces rues pestilentielles, étroites et tortueuses piégeaient les miasmes à l'origine des épidémies. Ajoutons que la plupart des Parisiens s'approvisionnaient en eau aux fontaines publiques, souvent alimentées par l'eau de la Seine. Les installations sanitaires comme les égouts étaient rares (107 km de canalisations en 1852). Les gares étaient situées juste à la limite de l'ancienne enceinte des fermiers généraux.. Document : Carte d'état-major, années 1840 . Source : Géoportail Document : La rue des Marmousets , située dans l'île de la Cité, dans les années 1850, près de l' Hôtel-Dieu . Document : La rue Tirechamp dans le vieux « quartier des Arcis », démolie au cours de l'extension de la rue de Rivoli . Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Transformations_de_Paris_sous_le_Second_Empire L' île de la Cité et son tissu urbain médiéval avant les travaux haussmanniens (plan Vaugondy de 1771). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris-cite-vaugondy-1771.jpg L'île de la Cité remodelée par les travaux d'Haussmann : nouvelles rues transversales (rouge), espaces publics autour de Notre-Dame (bleu clair) et bâtiments (bleu foncé). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris-cite-haussmann.jpg Obéissant à la perspective hygiéniste, le préfet de Paris Haussmann, entre 1853 et 1870, décida de faire circuler l’air et les hommes en traçant de grands boulevards rectilignes dans le bâti ancien et insalubre. Ces trouées provoquèrent des destructions considérables dans le bâti ancien, comme le montrent les deux plans ci-dessus de l'ile de la Cité. Les nouveaux boulevards furent bordés par des rangées d'arbre et par les grands immeubles « haussmanniens » qui firent désormais l’unité architecturale de Paris. Le tableau de Caillebotte ci-dessous signale l'immense différence entre la ville haussmannienne et la ville héritée du Moyen-Age et détruite par l'haussmannisation. Document : Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie - Jour de pluie à Paris, )au croisement des rue de Turin et rue de Moscou, 1877 . Art Institute of Chicago. Source: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Caillebotte_Rue_de_Paris.jpg Les principaux axes créés ou transformés sous le Second Empire (en rouge) et au début de la Troisième République (en bleu), ainsi que les espace verts aménagés. Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/09/R%C3%A9alisationsUrbaines2ndEmpire.jpg Les plans ci-dessus indiquent la chronologie de l'ouverture des voies Haussmanniennes. Haussmann élabora tout d'abord le "premier réseau",- celui de la "grande croisée" est-ouest / nord-sud (1855-1859) dégageant le centre de Paris : la rue de Rivoli, commencée en 1800 à partir de la place de la Concorde fut prolongée vers l'est jusqu'à la place de la Bastille. Cet axe fut croisé par un axe nord-sud avec le boulevard de Strasbourg vers la gare de l'Est et la rue de Rennes vers la gare Montparnasse. Le deuxième réseau du début des années 1860 doubla la grande croisée par le boulevard de Sébastopol et le boulevard Saint-Michel, coupés par l'axe est-ouest des grands boulevards sur la rive droite. En même temps, de grands axes circulaires (boulevard Magenta, du Port Royal, du Prince Eugène, de l'Alma) entourèrent le vieux centre de Paris et relièrent entre elles les grandes places, les principaux monuments et les gares construites par les compagnies de chemin de fer. On remarquera au passage les références aux victoires militaires du Second Empire, en Italie et en Crimée. Les boulevards du "troisième réseau", dans les années 1870 (en tirets sur le plan), servir à relier entre eux les deux réseaux précédents (boulevard Saint-Germain, Avenue de l'Opéra). Un passage très célèbre du roman d'Emile Zola, La curée , résume l'historique de ces aménagements. Du haut de la butte Montmartre, dans un épisode situé par l'auteur au début du Second Empire, l'affairiste Saccard détaille devant sa femme Angèle le tracé des futurs boulevards : Emile Zola, La curée (1872), Folio classique, 1999, p. 113-114. Les jardins publics furent aménagés par l'ingénieur Alphand pour favoriser également la circulation de l’air (parc Monceau, parc Montsouris, Buttes-Chaumont, les bois de Boulogne et de Vincennes, les squares). La photographie ci-dessous montre le site des anciennes carrières de gypse des Buttes-Chaumont en cours d'aménagement (ici: le promontoire et le pont suspendu construit par Gustave Eiffel), avant l'inauguration du parc des Buttes-Chaumont le 1er avril 1867. Document : vue de l’aménagement du parc des Buttes-Chaumont : le promontoire et le pont suspendu construit par Gustave Eiffel. Cliché Charles Marville . Source: https://www.paris.fr/pages/haussmann-et-marville-une-histoire-de-l-urbanisme-et-de-la-photographie-23455 Document: Le parc des Buttes-Chaumont dans les années 1890. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, PETFOL-VE-1356 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84470040/f34.item Il fallait également faire circuler l’eau. Sous l’impulsion de l’ingénieur Eugène Belgrand, l’eau potable fut acheminée par des canalisations et des aqueducs depuis des sources situées à plusieurs dizaines de kilomètres de Paris vers d’immenses réservoirs situés à proximité des fortifications. Le volume d'eau distribué à Paris fut multiplié par trois. L’eau courante arriva jusqu’en haut des immeubles de la rive droite en 1865, de la rive gauche en 1875. Les eaux usées furent désormais rejetées dans la Seine par le nouveau réseau d’égouts (plus de 800 km). De même, la nourriture circulait grâce à la construction des Halles par Baltard au centre de Paris (détruites en 1971, elles se situaient à l'emplacement de l'actuel Forum des Halles). Construites en métal et en verre, ces halles sont significatives de la nouvelle architecture industrielle. Document : Halles centrales de Paris. – Vue générale. — Dessin de Lancelot reproduit dans Magasin Pittoresque , t. XXX, janvier 1862, p. 28 Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Les_Halles_4.jpg Document : Les Halles Baltard. Vue intérieure du pavillon central. BnF, Estampes et photographie, VA-229 (C)-FOL Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/image/2e217be5-417e-4bd3-adbd-e19667d3c0e7-halles-baltard-2 Les gares construites par les grandes compagnies de chemin de fer célébrèrent également l'âge industriel avec leurs vastes halles faites de verrières supportées par une armature de fer. La gare du Nord, construite par l'architecte Hittorff et inaugurée en 1865, en offre sans doute l'exemple le plus marquant. N'oublions pas la gare Saint-Lazare peinte à de nombreuses reprises par Claude Monet. Document : la façade monumentale de la gare du Nord avec les statues symbolisant les principales destination du réseau Nord. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gare_du_Nord,_Paris_9_April_2014_013.jpg Document : La halle de la gare du Nord aujourd'hui. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris_Gare_du_Nord_station_-_Flickr_-_TeaMeister.jpg Parallèlement, Haussmann mena une politique de prestige en faisant construire de grands bâtiments mis en valeur par les boulevards : les gares monumentales, l’Opéra Garnier, les théâtres du Chatelet et de la Ville, le Cirque d'hiver, les églises (Saint-François-Xavier, Notre-Dame des Champs, Trinité, Saint-Augustin), les mairies d'arrondissement, la fontaine Saint-Michel etc. Les grands immeubles haussmanniens (3 800 environ) remplacèrent les habitats insalubres des vieux quartiers centraux de Paris, ce qui conduisit à une ségrégation socio-spatiale définitive : la bourgeoisie s’installa dans les immeubles des beaux quartiers et les ouvriers furent refoulés dans les quartiers périphériques. Document : L'avenue de l'opéra avant et après les travaux de percement de l'avenue. Vue depuis le toit de l'opéra de Paris . Source : https://paris1900.lartnouveau.com/paris01/rues/avenue_de_l_opera.htm Document : Dégagement de l'Opéra de Paris devant l’opéra de Paris. Démolition de la butte des Moulins qui s'étendait jusqu'au Louvre, en 1867, lors des travaux du baron Georges Eugène Haussmann . Roger-Viollet / Roger-Viollet. Source : https://www.paris.fr/pages/haussmann-l-homme-qui-a-transforme-paris-23091 Document : Le percement de l'avenue de l'Opéra : l'arasement de la butte du moulin et la destruction des immeubles anciens, vers 1877 . Photographie par Charles Marville. BnF. Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/image/1427acd4-49ca-4210-bd8b-4e31e9173c9c-necessaires-destructions Document : L'avenue de l'Opéra vers 1900 (au fond, l'Opéra) Source : Textes et documents pour la classe n°693, p. 11. Camille Pissarro, Avenue de l'Opéra, soleil, matinée d'hiver 1898, Musée des Beaux-Arts, Reims. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Camille_Pissarro_-_Avenue_de_l%27Opera_-_Mus%C3%A9e_des_Beaux-Arts_Reims.jpg Ces travaux contribuèrent à chasser les populations les plus modestes des taudis du centre de Paris vers la périphérie et vers l'est de Paris, inaugurant ainsi une ségrégation socio-spatiale opposant désormais l'ouest bourgeois et l'est populaire et ouvrier, comme l'indique la carte ci-dessous. Par la suite, le préfet de police de Paris, Eugène Poubelle , prit un arrêté en 1883 obligeant les habitants à déposer leurs déchets ménagers dans un récipient en métal doté d’un couvercle. En 1894, par un autre arrêté préfectoral, il obligea les propriétaires des immeubles à relier leur immeuble au tout-à-l’égout. Pour les historien·nes de l’environnement, ces mesures, qui procurèrent un gain d'hygiène considérable, marquèrent également une rupture dans la gestion urbaine. Elles permirent d'expulser hors de l’espace urbain les déchets et les excréments humains et animaux (notamment les chevaux). Cependant, auparavant, ces productions étaient systématiquement recyclées par une armée de chiffonniers, près de 100 000 à Paris en 1860 : les chiffons servaient à faire du papier, les os d’animaux servaient à la production de boutons, les excréments servaient d’engrais dans les campagnes environnantes, etc. Mais la logique hygiéniste et les gains de productivité de l’industrie rendirent obsolète cette économie du recyclage que nous appellerions aujourd’hui « circulaire ». 5.2 Une ville industrielle : Le Creusot En France, la ville du Creusot reste le symbole même de la ville industrielle développée au cours du XIXe siècle à partir d’un activité industrielle. En 1782, une fonderie royale de fonte au coke puis une cristallerie y avaient été créées sur une mine de charbon exploitée depuis 1769. Document : Vue de la Fonderie royale du Creusot en 1785 . © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/histoire-du-creusot Les illustration qui suivent sont extraites de : Louis Simonin, Le Creusot et les mines de Saône-et-Loire. Le Creusot, la naissance d’une grande usine, 1865. En ligne : http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/mines_creusot/mines_creusot.php Les frères Schneider, Adolphe et Eugène, rachetèrent l’usine et les mines de charbon en 1836. Profitant des mines de charbon du site, tout en faisant venir le minerai de fer depuis l'ile d'Elbe et l'Algérie, ils ont développé la fonte au coke et le convertisseur Bessemer. Dans les années 1860, cette usine devint un grand centre de productions métallurgiques (rails, locomotives, machines à vapeur de navires, armements). Document Vue des puits Saint-Pierre et Saint-Paul et de la cokerie du Creusot Document : Plan des usines et de la ville du Creusot en 1865 Document : Vue du Creusot en 1865 Dans les années 1860, fut construite la grande forge pour la production de métallurgie lourde qui fit du Creusot l’une des principales régions industrielles françaises. Les frères Schneider abandonnèrent la fonte au bois au profit de la fonte au coke, et ils furent parmi les premiers à expérimenter le convertisseur Bessemer. C’est au Creusot que fut construit le pont tournant de Brest construit en fer inauguré en 1863 et détruit par les Allemands en 1944 . Document : Fabrication des rails de chemin de fer dans l’ancienne forge du Creusot Document : Une pièce de métal est manœuvrée pour être placée sous le marteau-pilon de la forge Par la suite, les usines du Creusot s’équipèrent d’installations gigantesques dont la plus célèbre fut le marteau-pilon de 100 tonnes, en service entre 1877 et 1930, et qui reste encore le symbole de la ville. Dans les années 1860, les usines furent équipés de convertisseurs Bessemer et Martin puis d'un convertisseur Thomas pouvant produire de l'acier en déphosphorant la fonte produite à partir de minerai lorrain phosphoreux. En 1865, les usines du Creusot réalisaient 10 % de la production métallurgique française. Document : La halle du marteau-pilon de 100 tonnes en 1881 . © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/patrimoine-industriel-preserve/le-marteau-pilon Lors de la Grande dépression de la fin du XIXe siècle, Le Creusot abandonna la production de rails de chemin de fer pour la grosse mécanique : locomotives à vapeur, armement (blindage de navires à partir d'aciers spéciaux, artillerie, etc.). Document : Les ateliers d'usinage des locomotives à vapeur des usines Schneider du Creusot en 1881 . © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/histoire-du-creusot La ville du Creusot s’est développée pour loger la main d’œuvre nécessaire à l’industrie. Alors que les usines du Creusot employaient 2 500 ouvriers en 1845, elles en employaient 10 000 en 1865 et 15 000 en 1878. Pour loger et contrôler cette main d'œuvre, Eugène Schneider appliqua une politique paternaliste à l’égard de la population de la ville. Le paternalisme consistait à organiser tous les rapports entre patrons et ouvriers d’une entreprise au sein et en dehors de l’entreprise. A la logique économique consistant à fidéliser les ouvriers nécessaires à les bonne marche de l’entreprise, s’ajoutait une logique moralisatrice d’inspiration religieuse : les patrons devaient prendre soin des ouvriers qui leur étaient confiés. Il fallait éviter également qu'ils se sentent attirés par les idées révolutionnaires. On rencontre cette logique avec les Peugeot à Montbéliard, les Seydoux au Cateau-Cambresis et les Dollfus en Alsace. A la ville du Creusot s'applique parfaitement l'analyse du philosophe Michel Foucault Ainsi, les Schneider mirent en place un mécanisme de contrôle des corps par le découpage régulier des quartiers ouvriers et l'attribution d'une maison à chaque famille. En effet, à partir de 1865, fut construite une cité ouvrière pour loger les ouvriers dans des maisons individuelles, avec possibilité d’accession à la propriété. Des prêts étaient consentis à cet effet pour aider l'accession des ouvriers à la propriété si ces derniers possédaient déjà la moitié du prix d'achat de la maison (ce qui les obligeait à épargner au préalable). Ce mécanisme disciplinaire de contrôle des corps passait également par l'encouragement à cultiver un potager qui fournissait un complément alimentaire à la famille et limitait le séjour des ouvriers au café. A ce contrôle individuel des corps s'ajoutait des mécanismes de régulation de la population dans son ensemble : incitation à épargner pour acheter son logement, mise en place d'un système de protection sociale (caisse de secours, caisse d’épargne et caisse de retraite). A cela s'ajoutait un hôpital, des écoles primaire et une école « communale et industrielle » de formation professionnelle afin d’assurer le renouvellement de la main d’œuvre et sa promotion professionnelle, une église ornée de vitraux représentant Eugène Schneider en Saint-Eloi. Source : Les établissements Schneider. Economie sociale . 1912 http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/economie_sociale/economie_sociale_epargne.php Document : Un élément de la politique paternaliste et moralisatrice de Schneider : le logement ouvrier L'acquisition d'un « Bien de famille », jardin ou maison, est d'ailleurs une forme plus féconde encore en heureux résultats que la constitution d'un Capital. Cette possession du sol sur lequel on vit assure un enracinement plus profond de l'idée familiale, de la continuité des traditions (…). Pour faciliter cette possession du foyer et encourager, sous une autre forme, l'esprit d'épargne et de prévoyance, MM. Schneider, inaugurant les premiers ce système (…) ont, depuis 1845, cédé à leur personnel des terrains leur appartenant, bien au-dessous de leur valeur, et ils ont consenti d'importantes avances pour des achats de terrains et la construction de maisons. Toutefois, pour ne pas donner aux familles des désirs disproportionnés avec leurs perspectives budgétaires, les avances ne sont consenties, en principe, aux ouvriers ou employés que s'ils possèdent déjà au moins la moitié de la somme nécessaire à la construction projetée, y compris rachat du terrain. Si l’agent veut d'abord acheter son terrain, en attendant que l'amélioration de sa situation lui permette d'y édifier une maison, il peut obtenir une avance, égale encore à la moitié de la somme nécessaire à cette acquisition. La demande d'avance doit toujours précéder l'acquisition du terrain ou la construction. Aucun prêt ne peut être consenti pour le remboursement de sommes antérieurement dues : ces avances ont pour but de faciliter l'économie et la prévoyance et non de substituer simplement MM. Schneider à des créanciers existants Source : Les établissements Schneider. Economie sociale . 1912 http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/economie_sociale/economie_sociale_epargne.php Document : Vitrail de l’église Saint-Henri au Creusot (1883) . En bas à droite, Eugène Schneider représenté en Saint-Eloi (patron des forgerons). Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/a-voir-a-faire/activites/sites-et-visites/eglise-saint-henri-3045031#lg=1&slide=3 Alors qu’elle était peuplée de 2 700 habitants en 1836, la ville atteignit 26 000 habitants en 1872 et 38 000 en 1921. Cette progression du nombre d'habitants est caractéristique d'une ville industrielle attirant énormément de population, notamment avec l'exode rural. Mais la ville du Creusot reste un cas particulier dans le processus d'urbanisation qui, en France, fut beaucoup plus lent que dans els autres pays industrialisés. La photographie ci-dessous montre l'ampleur des fumées et le caractère malsain de l'environnement pour les populations. Document : Vue de la ville du Creusot (plaine des Riaux) depuis la grande cheminée de la plate‑forme des hauts-fourneaux, le 19 juillet 1916 Source : https://books.openedition.org/igpde/docannexe/image/4967/img-2.jpg L’espace de la ville était organisé autour du château de la Verrerie, ancienne verrerie royale et lieu de résidence de la famille Schneider. Adolphe Schneider fut maire, conseiller général et député du Creusot jusqu’à sa mort en 1845. Son frère Eugène repris son mandat de conseiller général et de député et président du corps législatif (équivalent du président de l'Assemblée nationale) de 1852 à 1870. Il était toujours élu triomphalement. La logique moralisatrice du paternalisme ne s’accommodait pas du syndicalisme et des grèves. Pourtant, le Creusot fut de théâtre de grandes grèves en 1870 puis en 1871, lors de la Commune de Paris, et en 1899. Mais le Creusot échappa aux grèves du Front populaire en 1936 en raison d’une intense répression syndicale. Document : Jules Adler, La grève au Creusot (1899) . Musée des Beaux-arts de Pau Source : https://histoire-image.org/etudes/greve-creusot-1899-0 Sur la grève de 1870, voir le dossier très complet sur le site Retronews : https://www.retronews.fr/politique/echo-de-presse/2018/03/13/janvier-1870-le-creusot-en-greve 6. La naissance de la question ouvrière 6.1 Vers l'organisation d'un mouvement ouvrier Dans la première moitié du XIXe siècle, les élites au pouvoir prirent conscience de l’existence de la classe ouvrière , tandis que cette dernière prit conscience d’elle-même au cours des luttes qu’elle mena pour obtenir une amélioration de ses conditions de vie et de travail. Ce que l’on nomma alors la question ouvrière désignait d’une part la prise de conscience par les élites économiques, politiques et intellectuelles de la misère ouvrière et de sa construction comme un problème politique et désignait d’autre part l’essor, dans l’espace publics, de discours, de journaux ou de mouvements qui s’exprimaient au nom de la classe ouvrière. En France, les dirigeants politiques prirent conscience de cette question sociale en découvrant l’extrême misère dans laquelle vivaient les ouvriers et des risques politiques et démographiques (la très forte mortalité infantile et la faible espérances de vie des ouvriers avant 1850 risquaient de provoquer un déclin démographique de la France) qui en découleraient. Ils s’inquiétaient également de l’état physique des ouvriers des grandes régions industrielles qui ne pouvaient de ce fait pas accomplir leur service militaire, ce qui risquait d’affaiblir l’armée française. En 1841, 61 % des jeunes gens du département du Nord (un département déjà très industrialisé) en âge de faire leur service militaire furent réformés en raison de leur état physique. A Amiens, dans les années 1830, alors qu'il fallait 193 conscrits des classes aisées pour fournir 100 hommes aptes au service militaire, il en fallait 383 dans les classes populaires. Des enquêtes célèbres documentèrent cette misère, Nantes au XIXe siècle (1835), du docteur Guépin et surtout Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840), de Villermé. Ces ouvrages signalent les effets destructeurs du temps de travail, de 10 à 15 heures par jour, des conditions de travail (le bruit et la chaleur des usines métallurgiques, les poussières dans l'air des usines textile, la pénibilité physique des travaux), des salaires de misère qui permettaient tout juste de survivre. Ces ouvrages documentent également l'insalubrité des logements ouvriers, souvent humides, malsains et surpeuplés. Le célèbre et magnifique poème de Victor Hugo, ci-dessous, illustre cette prise de conscience, par certaines personnes, de la situation terrible des ouvriers dans la première moitié du XIXe siècle. Document : Victor Hugo : Melancholia, poème écrit en 1838 et publié en 1856 dans le recueil Les contemplations Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ? Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ? Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement Dans la même prison le même mouvement. Accroupis sous les dents d'une machine sombre, Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre, Innocents dans un bagne, anges dans un enfer, Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer. Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue. Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue. Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes, Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! Ô servitude infâme imposée à l'enfant ! Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée, La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée, Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! - D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin ! Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre, Qui produit la richesse en créant la misère, Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil ! Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ? Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme, Une âme à la machine et la retire à l'homme ! Que ce travail, haï des mères, soit maudit ! Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit, Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème ! Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même, Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux, Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux ! En outre, la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde de 1791, qui avaient interdit en France les corporations (les syndicats), le décret de 1803 qui avait interdit les coalitions d’ouvriers (les grèves), et l‘instauration du livret ouvrier en 1803 (voir le post sur la Révolution française et l’Empire), empêchaient légalement les ouvriers de se défendre. Toutes ces interdictions étaient reprises dans les articles 414, 415, 416 du Code pénal. En outre, l'article 1781 du Code civil plaçait les ouvriers sous la dépendance de leur patron. Il indiquait : "Le maitre est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement des des salaires de l'année, et pour les acomptes donnés pour l'année courante". Cependant, à partir des années 1830, les ouvriers se révoltèrent à plusieurs occasions et, malgré la répression féroce dont ils furent victimes, ils commencèrent à se faire entendre. Progressivement, émergea la nécessité pour la classe ouvrière de s’organiser elle-même pour défendre ses intérêts. D’un côté, les ouvriers mirent en place des sociétés de secours mutuel pour venir en aide aux ouvriers malades, ainsi que des coopératives d’achat de denrée de première nécessité. Chacun cotisait à une caisse de secours mutuel organisée par profession et par région. En cas de maladie ou d'accident du travail, la caisse fournissait un secours à ses adhérents. A la veille de la révolution de 1848, on comptait en France environ 2 000 sociétés de secours mutuel qui apprirent la solidarité et l'entraide aux ouvriers. Elle furent réorganisées dans un sens autoritaire par un décret de 1852 qui leur attribuait un local et une subvention de l'Etat si elles acceptaient que leur bureau soit nommé par l'Etat. En 1869, plus de 6 000 sociétés de secours mutuel regroupaient près de 800 000 sociétaires. D’un autre côté, les ouvriers commencèrent à s’organiser pour imposer des modifications de leurs conditions de travail et des hausses de salaires, et pour changer la société (voir le post sur "1892 : le centenaire de la République" pour l'évocation de la révolte des Canuts lyonnais et de la Commune de 1871). Cette évolution découlait également de la concentration croissantes des ouvriers dans de grandes usines qui prirent ainsi conscience de leur nombre et de leur force. La création d’une section française de l’Association internationale des travailleurs (AIT, appelée aussi la première Internationale, basée à Londres) en 1864 contribua à l’émergence postérieures d’organisations ouvrières syndicales et politiques constituant le mouvement ouvrier proprement dit. L'AIT, dirigée notamment par Karl Marx, permit en effet les rencontres entre des délégations ouvrières de l'Europe entière durant les années 1860. Certains membres de l'AIT furent des membres éminents de la Commune de Paris. Cependant, la répression de la Commune en 1871 porta un coup terrible au mouvement ouvrier français. La loi de 1884, autorisant les syndicats, aida à la construction d'organisations syndicales. Des fédérations de métiers existaient de façon plus ou moins clandestine et éphémère. Dans les années 1890, le syndicalisme ouvrier se constitua sur deux bases. Sur une base locale furent d'abord créées les bourses du travail qui regroupaient les ouvriers d'une localité, sans distinction de métiers. En 1892, se tint à Saint-Etienne le Congrès constitutif de la Fédération nationale des bourses du travail rapidement dirigé par Fernand Pelloutier. En 1911, il existait 140 bourses du travail en France, soit une par ville importante. Elles servaient de soutien local en cas de grève, elles créèrent des coopératives et des caisses de secours, et contribuèrent à l'éducation ouvrière. D'autre part, la Confédération Générale du Travail (CGT) fut créée en 1895 sur une base confédérale : elle regroupait des bourses du travail et des fédérations de métiers pour coordonner l'action syndicale des métiers à l'échelle nationale. La CGT était dominée par le syndicalisme révolutionnaire qui associait la lutte pour l'amélioration des conditions de vie et de travail au renversement du capitalisme afin d'instaurer une société plus juste. La CGT défendait à cet égard le mot d'ordre de "grève générale". En octobre 1906, dans un contexte de grèves massives (voir ci-dessous), la CGT adopta la Charte d'Amiens qui établit l'indépendance du syndicat vis-à-vis des partis politiques car les anarchistes qui la dirigeaient n'étaient pas convaincus par le discours apparemment révolutionnaire porté par les partis socialistes. Document : La charte d'Amiens, adoptée au 9e congrès de la CGT, le 13 octobre 1906 La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat (...). Dans l'œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc. (...). Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme ; il prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance sera, dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale (...). En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors ou à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale (...). La première décennie du XXe siècle fut marquée par des mouvements de grève profonds et violemment réprimés. Après la catastrophe de la mine de Courrières, le 10 mars 1906, lors de laquelle 1 200 mineurs périrent d'un coupe de grisou, un puissant mouvement de grève s'étendit dans tout le pays noir, dans le Nord-Pas-de-Calais. Le ministre de l'intérieur, Clémenceau, fit intervenir l'armée, ce qui provoqua l'effet inverse de ce qui était attendu : le mouvement de grève s'étendit dans toute la France pour atteindre son paroxysme le 1er mai 1906. Pour la première fois dans l'histoire du mouvement ouvrier français, tous les corps de métier firent grève en même temps. L'espoir d'une révolution par la grève générale fut largement partagé. En 1907, les vignerons de l'Aude se révoltèrent à cause de la chute des prix du vin et de leurs revenus. Clemenceau envoya à nouveau l'armée, les dirigeants du mouvement furent arrêtés et, à Narbonne, une fusillade fit cinq morts. Le 17e régiment d'infanterie, constitué en grande partie d'appelés de la région, refusa de marcher contre eux, se mutina et fraternisa avec els manifestants. L'année suivante, en 1908, éclata une grève des ouvriers du bâtiment à Draveil, Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges (actuel département du Val-de-Marne) pour obtenir une hausse des salaires et la réduction de la journée de travail à 10 heures. Clémenceau, toujours lui, envoya l'armée qui tua quatre ouvriers. En 1910, les cheminots lancèrent la première grève générale de l'histoire de leur profession pour obtenir la journée de repos hebdomadaire et une augmentation des salaires. Le président du conseil, Aristide Briand, un ancien socialiste (voir le § suivant), réquisitionna 15 000 cheminots en les menaçant du Conseil de guerre pour casser le mouvement de grève. Parallèlement au mouvement syndical, le mouvement politique se structura progressivement. Jules Guesde (1845-1922), introducteur (un peu simplificateur et schématique) du marxisme en France créa le Parti ouvrier français en 1882. Il considérait que le fait de se présenter aux élections législatives et municipales devait servir de tribune pour faire connaitre ses idées. Mais, selon lui, l'action politique devait d'abord préparer la révolution socialiste et la prise du pouvoir politique et économique par la classe ouvrière. Ce parti adopta comme hymne L'Internationale vers 1895. En parallèle, autour de Paul Brousse (1843-1912) fut créée la Fédération des travailleurs socialistes de France accordant la priorité à la conquête électorale des municipalités et les revendications pour les réformes immédiates destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers. Ce parti était qualifié de "possibiliste" et considérait que la conquête démocratiques et les réformes possibles en fonction du contexte politique permettraient d'accéder graduellement au socialisme. De cette époque date le débat entre les "révolutionnaires" et les "réformistes": peut-on changer la société en préparant la révolution ou en s'attachant d'abord à l'obtention de réformes sociales progressives ? Jean Allemane (1843-1935), un ancien communard, quitta le parti de Brousse en lui reprochant son électoralisme pour fonder le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire afin de s'adresser en priorité aux ouvriers et aux syndicats, car il pensait que la lutte politique devait être première. Enfin, de nombreuses personnalités, parfois maires ou députés (Jean Jaurès, Alexandre Millerand, Jules Vallès, Benoit Malon. ..) restèrent au départ éloignées des partis socialistes. Ces partis connurent plusieurs recompositions. En 1901, Guesde, Allemane, Vaillant et Cachin se rassemblèrent dans le Parti socialiste de France marxiste et révolutionnaire. En 1902, Jaurès et Briand créèrent de leur côté le Parti socialiste français plus modéré et favorable aux réformes concrètes immédiates. Jean Jaurès lança L'Humanité , le journal de ce parti, en 1904. Finalement, les partis se réclamant de la classe ouvrière se rassemblèrent dans le Parti socialiste unifié, plus connu sous le nom de Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), en 1905. Ce parti, dirigé par Jean Jaurès (1859-1914), se définissait comme un parti de luttes de classes, hostile à l'Etat bourgeois, tout en s'investissant dans le combat électoral et parlementaire afin de faire voter des réformes favorables à la classe ouvrière. En 1906, la SFIO comptait 36 000 adhérents et 51 députés, et 103 députés en 1914. Enfin, n'oublions pas le mouvement anarchiste, alors très puissant et investi principalement dans le syndicalisme et la CGT avant 1914. Encadré : quelles différences entre communistes et anarchistes ? Les différences entre ces deux mouvements politiques peuvent sembler minces : tous deux souhaitent renverser la société capitaliste pour créer une société sans classes et sans exploitation, dirigée par la classe ouvrière (on dirait aujourd'hui les travailleuses et les travailleurs). Comme le mot "communiste" est devenu très polysémique, je préfère parler ici du marxisme. Dans le détail, les différences sont considérables. Les anarchistes considèrent qu'il faut organiser la grève générale qui ne manquera pas de faire tomber le pouvoir de la bourgeoisie et qui permettra d'arriver directement à une société sans classes. Les marxistes pensent également que la classe ouvrière doit s'emparer du pouvoir afin de l'exercer suivant le modèle de la Commune de Paris, des soviets russes en 1917 ou des conseils de soldats et d'ouvriers lors de la révolution allemande de 1918-1919 : les travailleuses et les travailleurs délibèrent et décident souverainement au sein d'assemblées locales ou d'assemblées d'entreprises (en russe : les soviets) et communiquent leurs décisions à l'échelon représentatif supérieur, selon une forme de démocratie directe. C'est ce que l'on a appelé la "dictature du prolétariat". L'Etat existe toujours, mais sous une forme différente de celle de l'Etat bourgeois puisqu'elle dirigé par els travailleuses et els travailleurs, afin de "gouverner les hommes" au moins provisoirement. Les entreprises ne sont plus victimes de la concurrence et de l'anarchie du marché capitaliste car elles sont mises au service des besoins de la population qui les dirige. Dans cette société où tous les besoins sont satisfaits, l'Etat devient alors progressivement inutile, il "dépérit" et finit pas disparaitre pour laisser la place à une société où "le gouvernement des choses" remplace le gouvernement des hommes. Ces divergence ne sont pas anodines. Le débat entre Marx et Bakounine a conduit à la disparition de l'AIT. Les anarchistes se sont opposés aux bolcheviks durant la guerre civile en Russie (1918-1921), puis aux trotskystes durant la guerre d'Espagne (les militants des deux mouvements étant massacrés par les membres des partis communistes inféodés à Staline). Chacune et chacun est libre de s'intéresser ou non aux différences entre ces deux mouvements politiques. Ils ont en commun de vouloir construire un monde meilleur, et c'est peut-être là l'essentiel. 6.2 Les débuts de la législation sociale en France Les débuts de l’industrialisation furent une période très sombre pour les ouvriers et surtout pour les femmes et les enfants. Les femmes et les enfants représentaient jusqu’à 75 % de la main d’œuvre de l’industrie textile en France vers 1840, où les tâches répétitives exigeaient peu de force physique et peu de qualifications. La petite taille des enfants leur permettait de se glisser dans des endroits inaccessibles aux adultes pour renouer des fils cassés. Dans les mines en revanche, le travail des enfants de moins de 10 ans au fond de la mine fut interdit en France dès 1810. Les femmes, pour des raisons que nous qualifierions aujourd’hui de sexistes, étaient reléguées à la tâche peu rémunérée du tri du charbon. Source : Alain Dewerpe, Le monde du travail en France 1800-1950 , Armand Colin, Cursus, 1989, p. 125-126. En France, les premières lois sociales ne furent pas arrachées par des luttes syndicales mais octroyées par les gouvernants pour des raisons essentiellement morales. La loi du 22 mars 1841 interdit le travail des enfants de moins de 8 ans et fixa à 8 heures la journée de travail des enfants âgés de 8 à 12 ans dans les entreprises de plus de vingt salariés. De 12 à 16 ans, ils pouvaient travailler 12 heures par jour. Elle interdit également le travail de nuit des enfants de moins de 13 ans. Cette loi avait été adoptée parce que l’on craignait de ne plus pouvoir faire effectuer leur service militaire aux jeunes gens qui avaient déjà passé de longues années en usine et dont l’état physique était déplorable. Il fallait également éviter de provoquer une pénurie de main d’œuvre en imposait trop tôt des travaux pénibles et dangereux. Cependant, en l’absence de d'inspecteurs du travail, cette loi ne fut pas vraiment appliquée. Document : la loi du 22 mars 1841 (extrait) Article 2 : Les enfants devront, pour être admis, avoir au moins huit ans. De huit à douze ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de huit heures sur vingt-quatre, divisées par des repos. Ce travail ne pourra avoir lieu que de cinq heures du matin à neuf du soir. Napoléon III, soucieux de gagner le soutien des ouvriers prit un certain nombre de mesures sociales au cours des années 1860. Le droit de grève fut reconnu en France par la loi du 25 mai 1864. En 1868, l'article 1781 du Code civil fut abrogé. Le décret du 7 décembre 1868 créa un corps d'inspecteurs du travail officiels. Par la suite, une particularité de la France était le rôle assigné à l’État de protéger les enfants et les femmes, futures mères, afin de garantir la démographie du pays ainsi que le bon déroulement du service militaire. La loi de 1874 interdit le travail en usine des enfants de moins de 12 ans. Elle proscrivit le travail de nuit des garçons de moins de 16 ans et des filles de moins de 21 ans. Cette loi fut également adoptée selon des considérations morales : les députés monarchistes qui avaient voté cette loi, pétris de préjugés à l’égard des classe populaires et de leurs supposées mœurs dissolues, craignaient les effets d’une promiscuité entre jeunes gens et jeunes femmes, la nuit dans les usines. Des inspecteurs départementaux étaient chargés de faire respecter cette loi. C’est seulement par la loi de 1892 que le travail de nuit des femmes majeures fut interdit. Cette loi interdit également le travail des enfants de moins de 13 ans (12 ans s'ils avaient le Certificat d'études) et limitait à 10 heures la journée de travail des moins de 18 ans. La loi de 1898 sur les accidents du travail permettait à un salarié victime d'un accident du travail de demander réparation sans avoir à prouver la responsabilité de son patron. Rassurez-vous, l'employeur restait protégé puisque le salarié ne pouvait alors plus engager des poursuites au pénal contre lui. Cette loi importante fut intégré au régime général de la Sécurité sociale après 1945. L'histoire de la loi sur le repos hebdomadaire est également intéressante. En 1814, le dimanche fut instauré comme jour de repos hebdomadaire pour les salariés. Il fut supprimé en 1880 car trop clérical (en compensation les ouvriers qualifiés qui pouvaient se permettre de perdre une journée de salaire n'allaient pas au travail le lundi, journée appelée le "saint lundi"). Donc la plupart des ouvriers ne bénéficiaient même plus d'un repos hebdomadaire légal ! Le repos hebdomadaire du dimanche fut rétabli pour les femmes et les enfants par la loi de 1892, et pour les hommes en 1906. Par la suite, les mesures sociales furent obtenues à l'occasion de conflits sociaux et de puissants mouvements de grève. En 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes fixa l’âge de départ à la retraite à 65 ans (nous n’évoquerons pas à cet égard la volonté de l’actuel président de la république et de ses premiers ministres de nous faire revenir à la situation de 1910…). Cette mesure suscita une forte opposition de la CGT qui parlait à juste titre de "retraite pour les morts" car, en 1910, peu d’ouvriers et de paysans vivaient jusqu’à 65 ans. Cependant, cet âge de départ à la retraite fut maintenu jusqu'en... 1982, date à laquelle fut instaurée la retraite à 60 ans. Sous la Troisième république d’idéologie libérale, les républicains considéraient que les hommes, majeurs et citoyens, devaient pouvoir s’organiser collectivement s’ils le souhaitaient pour la défense de leurs intérêts. C’est pourquoi la loi Waldeck-Rousseau de 1884 légalisa les syndicats. Les revendications des ouvriers, outre la question vitale des salaires, portait surtout sur la durée du temps de travail quotidien. En 1848, elle fut réduite à 10 heures à Paris (pour tenir compte du temps de trajet vers l’usine) et à 11 heures en province. A partir de 1890, le mouvement ouvrier international décida de la faire de la journée du 1er mai une journée de grève et de revendications pour l’obtention de la journée de 8 heures. Ces grèves furent violemment réprimées. L’armée tira sur les grévistes à Fourmies (Nord) en 1891, tuant 9 personnes dont deux enfants. Il n’était pas rare que des ouvriers soient licenciés pour fait de grève le 1er mai. En France, la journée de 8 heures fut octroyée par la loi du 23 avril 1919 car le gouvernement craignait une forte vague de contestation inspirée par la révolution russe. En effet, la période 1919-1920 connut une vague de grèves sans précédent : les grèves mobilisèrent des millions de personnes et la manifestation du 1er mai 1919 réunit 500 000 manifestants à Paris. Le mouvement de grèves reflua ensuite jusqu'au Front populaire. Mais, comme nous pouvons le constater, ce sont les mouvements de grèves et de contestation qui permirent d'acquérir les droits sociaux les plus élémentaires. La victoire de l’alliance électorale du Front populaire (rassemblant radicaux, socialistes et communistes) mais surtout la grande grève de mai-juin 1936 gagnèrent la semaine de 40 heures (la « semaine anglaise » avec repos le samedi et le dimanche), deux semaines de congés payés et une hausse de 7 à 15 % des salaires. Après la Libération, en 1945, l’application du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), conduisit à la mise en place de la Sécurité sociale et de ses différentes branches : maladie, allocations familiales, accidents du travail, retraites. Même si ces acquis figurent dans le préambule de la constitution de 1946, nous savons qu’ils demeurent fragiles et sont menacés, aujourd’hui plus que jamais. Conclusion Il est désormais beaucoup question de l’anthropocène, concept forgé par le prix Nobel de chimie Paul J. Cruzen au début des années 2000. Par ce concept, on considère que l’humanité a une telle influence sur le climat et la biodiversité qu’il faut lui donner le nom d’une nouvelle ère géologique. De nombreux débats existent sur la pertinence de ce concept et sur la date de départ de cette nouvelle ère géologique (au néolithique ? Au début de l’industrialisation ? avec la bombe atomique dont les radiations restent dans la couche géologique ?). Il reste évident que l’industrialisation est la principale cause du réchauffement climatique. Les historien·nes de l’environnement (J.-B. Fressoz, F. Graber, F. Locher, C.-F. Mathis, etc.) ont mené ces dernières années des travaux qui ont complètement remis en cause des certitudes bien ancrées. On a longtemps cru que l’industrie était apparue dans un monde non régulé où les populations n’avaient pas conscience des dégâts que pouvaient occasionner l’industrie. On pensait que, progressivement, sous l’action des États et des citoyens de mieux en mieux informés, les industriels avaient dû respecter une législation et des normes de plus en plus contraignantes pour respecter la santé des ouvriers et des populations environnantes. Nous savons désormais qu’il n’en est rien. A la fin du XVIIIe siècle, les conceptions médicales de l’époque conduisaient à considérer les effluves industrielles comme des vecteurs de maladie. La police avait tout pouvoir pour interdire les activités industrielles susceptible d’attenter à la santé des riverains. Or, sous le Premier Empire, se développa en France l’industrie chimique productrice d’acide sulfurique et de soude, produits nécessaires à l’industrie textile. Sous la pression de Chaptal, chimiste et industriel, fut adopté le décret impérial de 1810 qui soumettait l’implantation des usines polluantes à l’autorisation du préfet ou du sous-préfet et ôtait à la police le droit de les fermer en cas de nuisance. Cette mesure, qui fut étendue ensuite aux machine à vapeur, sécurisait les investissements des industriels car les riverains mécontents n’avaient plus pour seul recours que de les poursuivre en justice afin d’obtenir des dommages et intérêts, en aucune façon pour obtenir la fermeture de l’usine incriminée. Il suffisait aux pollueurs de créer une ligne dommages et intérêts dans leur budget prévisionnel pour continuer à polluer. Bien plus, les historien·nes, étudiant les controverses et les débats politiques de l’époque, ont montré que les femmes et les hommes du XIXe siècle avaient totalement conscience des risques que leur faisait courir le développement industriel. Contrairement à ce que nous imaginons aujourd’hui, la crainte d’un changement climatique consécutif à la combustion de charbon et à la déforestation était très largement partagée. Par exemple, en 1821, le ministère de l’intérieur français commanda une enquête auprès des préfets pour répertorier les indices d’un changement climatique dans leur département. Les protestations contre l’installation d’industries polluantes à proximité des habitations furent nombreuses. Par exemple, les Parisiens s’inquiétèrent longtemps à propos de l’éclairage au gaz de la ville à partir des années 1820. Le « gaz de ville » était alors produit par distillation de charbon dans des « usines à gaz », puis stocké dans d’énormes gazomètres, situés en pleine ville et dont certains explosèrent, avant de circuler dans des canalisations qui alimentaient les réverbères et les becs de gaz dans les logements. Pour faire face aux oppositions et pour rendre ces équipements socialement acceptables, des normes de construction et de sécurité furent fixées par les scientifiques. Si un accident survenait, on en imputait toujours la cause à une défaillance humaine ou à une erreur technique, et non pas aux caractéristiques intrinsèques de l’installation industrielle elle-même. En cas de besoin, les échelles des normes pouvaient être modifiées pour justifier « scientifiquement » une pollution rendue acceptable de ce fait. Ce processus de modification des normes officielles est largement utilisé aujourd’hui encore pour autoriser l’usage de pesticides ou de conditionnements des produits alimentaires, présentés comme cancérogènes au-delà de ces normes et inoffensifs en deçà… Le développement industriel fut donc en partie rendu possible par la minoration et la justification scientifique du risque industriel et climatique, qui était bien connu dès le début du XIXe siècle, et par la sécurisation, par la loi, des investissements industriels très coûteux.
- Sujet possible : François Ier et la dune de Léhan (sud Finistère)
Par Didier Cariou, Maitre de conférences HDR en didactique de l'histoire, Université de Brest Épreuve écrite d’application Domaine histoire, géographie, enseignement moral et civique Durée 3 heures Composante histoire (12 points) 1. Vous enseignez en classe de CM1. Vous préparez une séquence d’apprentissage portant sur « François Ier, un protecteur des Arts et les Lettres à la Renaissance ». En vous aidant de vos connaissances et du dossier documentaire (documents 2 à 8), indiquez les savoirs qui devront être construits avec les élèves à l’occasion de cette séquence. 2. Présentez une séquence sur « François Ier, un protecteur des Arts et les Lettres à la Renaissance ». Indiquez le titre de chaque séance de la séquence en indiquant les compétences travaillées par les élèves et les documents (accompagné des savoirs que chaque document permet de travailler) que vous utiliseriez dans chaque séance. Choisissez un document du dossier documentaire, indiquez sa place dans une séance et présentez son exploitation pédagogique précise. Composante géographie (8 points) 3. Nous supposons que vous enseignez à l’école de Treffiagat-Lechiagat (à côté du Guilvinec, Finistère sud). Quels concepts géographiques pourraient être mobilisés pour étudier le cas de la dune de Lehan (documents 11 à 13). 4. Proposez une exploitation pédagogique des documents 12 et 13. Document 1 : Extrait de la fiche Eduscol « Thème 2 : le temps des rois » François I er , un protecteur des Arts et des Lettres à la Renaissance Le règne de François Ier (de 1515 à 1547) correspond à la période où la Renaissance gagne l’ensemble de l’Europe, où l’humanisme s’affirme et où la division religieuse de l’Europe entre catholicisme et protestantisme prend naissance. Nous sommes dans les « temps modernes » : la diffusion de l’imprimerie et les Grandes Découvertes élargissent l’horizon des Européens. Le roi lance la France dans cette dernière aventure, en l’orientant vers l’Amérique du Nord. Il n’est pas, à la différence de saint Louis, l’arbitre de l’Europe : il se heurte à l’empereur Charles Quint et ses ambitions italiennes sont contrariées. Mais dorénavant, la monarchie favorise les Arts et les Lettres, qui servent le prestige des princes de la Renaissance : Léonard de Vinci passe en France les trois dernières années de sa vie, accueilli par le roi, une Imprimerie royale est mise en place, le Collège de France est fondé en 1530, la Bibliothèque Royale, ancêtre de la Bibliothèque Nationale de France, est fondée en 1537 avec l’obligation d’y déposer un exemplaire de tout ouvrage imprimé. François Ier est un grand bâtisseur, ce dont témoigne notamment le château de Fontainebleau, lieu de résidence le plus fréquent d’une cour itinérante. Tout cela s’inscrit dans une construction progressive de l’État et une progressive unification du royaume : la Bretagne est rattachée à la France en 1532, et la célèbre ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) fait du français, remplaçant le latin, la langue officielle du droit et de l’administration. Document 2 : François Ier vers 1530 (par Jean Clouet, huile sur toile, 96 × 74 cm, Paris, musée du Louvre). Source : ttps://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Ier_Louvre.jpg Document 3 : François Ier à Cheval . Enluminure attribuée à Jean Clouet, vers 1540, 27 x 22 cm. BnF Cabinet des dessins. MI 1092. Source: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_1er_attribué_à_Jean_Clouet_MI_1092.jpg?uselang=fr Document 4 : Noël Bellemare (vers 1495-1546) et François Clouet (vers 1515-1572) : François Ier, entouré de sa cour, reçoit un ouvrage de son auteur . Gouache rehaussée d’or sur vélin - 26,3 x 20,2 cm. 1534. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:BellemareClouetFrancois_ier_livre.jpg Document 5 : Vue aérienne du château de Chambord Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:ChateauChambordArialView01.jpg Document 6 : Fiorentino Rosso : Le roi garant de l’unité de l’État, fresque de la galerie François Ier du château de Fontainebleau. Crédit Photo (C) RMN-Grand Palais (Château de Fontainebleau) / Gérard Blot. Source : https://art.rmngp.fr/en/library/artworks/fiorentino-rosso_galerie-francois-ier-l-unite-de-l-etat_fresque-peinture_haut-relief_stuc Document 7 : Ordonnance du 25 août 1539 sur le fait de la justice (dite ordonnance de Villers-Cotterêts). Articles toujours en vigueur aujourd’hui : François, par la grâce de Dieu, roy de France, sçavoir faisons, à tous présens et advenir, que pour aucunement pourvoir au bien de notre justice, abréviation des proçès, et soulagement de nos sujets avons, par édit perpétuel et irrévocable, statué et ordonné, statuons et ordonnons les choses qui s'ensuivent. Article 110. Et afin qu'il n'y ait cause de douter sur l'intelligence desdits arrêts, nous voulons et ordonnons qu'ils soient faits et écrits si clairement, qu'il n'y ait ni puisse avoir aucune ambiguïté ou incertitude ne lieu à demander interprétation. Article 111. Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l'intelligence des mots latins contenus esdits arrests, nous voulons d'oresnavant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences testaments, et autres quelconques, actes et exploicts de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement. Source : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006070939 / Document 8 : La France de François Ier. Source : https://www.lhistoire.fr/carte/la-france-de-françois-ier Document 9 : Extrait du programme de géographie de la classe de CM1 (2020) (…) Les élèves découvrent ainsi que pratiquer un lieu, pour une personne, c’est en avoir l’usage et y accomplir des actes du quotidien comme le travail, les achats, les loisirs... Il faut pour cela pouvoir y accéder, le parcourir, en connaître les fonctions, le partager avec d’autres. Les apprentissages commencent par une investigation des lieux de vie du quotidien et de proximité ; sont ensuite abordés d’autres échelles et d’autres « milieux » sociaux et culturels ; enfin, la dernière année du cycle s’ouvre à l’analyse de la diversité des « habiter » dans le monde. La nécessité de faire comprendre aux élèves l’impératif d’un développement durable et équitable de l’habitation humaine de la Terre et les enjeux liés structure l’enseignement de géographie des cycles 3 et 4. Il introduit un nouveau rapport au futur et permettent aux élèves d’apprendre à inscrire leur réflexion dans un temps long et à imaginer des alternatives à ce que l’on pense comme un futur inéluctable (...). Document 10 : Extrait du programme de géographie de la classe de CM1 (2020) Thème 1 - Découvrir le(s) lieu(x) où j’habite - Identifier les caractéristiques de mon(mes) lieu(x) de vie. - Localiser mon (mes) lieu(x) de vie et le(s) situer à différentes échelles. Ce thème introducteur réinvestit la lecture des paysages du quotidien de l’élève et la découverte de son environnement proche, réalisées au cycle 2, pour élargir ses horizons. C’est l’occasion de mobiliser un vocabulaire de base lié à la fois à la description des milieux (relief, hydrologie, climat, végétation) et à celle des formes d’occupation humaine (ville, campagne, activités…). L’acquisition de ce vocabulaire géographique se poursuivra tout au long du cycle. Un premier questionnement est ainsi posé sur ce qu’est « habiter ». On travaille sur les représentations et les pratiques que l’élève a de son (ses) lieu(x) de vie. Document 11 : Extrait d’un article du journal Ouest-France du 10 novembre 2023 En Bretagne, la mer menace ces habitations : le rachat des maisons envisagé pour les détruire À Treffiagat (Finistère), chaque tempête fait courir un risque très fort de submersion à des maisons qui surplombent la mer. Les élus bigoudens se retrouvent au pied du mur : des solutions de rachat d’au moins sept maisons, pour déconstruction, seront faites prochainement. Ouest-France Publié le 10/11/2023 à 19h05 À chaque tempête, l’inquiétude enfle à la même mesure que le vent et les vagues dans le quartier de Lehan, à Treffiagat (Finistère). Ici, des maisons surplombent la plage. Mais en une décennie, la mer a gagné une bonne vingtaine de mètres sur la dune, et à chaque coup de vent, cette dernière recule. « Sur le secteur, en dix ans, nous avons entrepris des travaux de prévention et d’urgence pour un million d’euros » explique la maire de Treffiagat, Nathalie Carrot-Tanneau. La tempête Céline, qui précédait que quelques jours Ciaran a encore mis à mal cet espace. La mer a gagné près de deux mètres. Entre ces deux épisodes, un chantier de renforcement d’urgence a eu lieu à Lehan. Bien qu’une évacuation temporaire d’une vingtaine de maisons ait été ordonnée pour assurer la sécurité des habitants, avec Ciaran , la dune a moins souffert (...). En dix ans, un million d’euros ont déjà été investis pour sécuriser la dune de Lehan. | OUEST-FRANCE Sept habitations de Lehan sont directement concernées par la submersion, « à court terme » : chaque tempête risque d’ouvrir une brèche dans la dune par laquelle l’eau s’engouffrerait dans les maisons. Face à cela, les élus et l’État envisagent, depuis des mois déjà, de faire des propositions de rachat des logements à leurs propriétaires. Ces propositions pourraient intervenir dès 2024 et France Domaine évaluera les biens prochainement. « Une fois acquises, les maisons ne seront vouées qu’à être déconstruites », lâche Stéphane Le Doaré. Et ensuite, quel est l’avenir de Lehan ? « On privilégie des solutions fondées sur la nature. La mer regagnera du terrain, l’espace sera renaturé. En arrière, nous viendrons construire une digue retro-littorale de près de 2 kilomètres. Mais d’ici là, bien sûr, nous entretenons les ouvrages de protection existants pour nous accorder encore un peu de temps », termine Éric Jousseaume. Des travaux colossaux, à moyen terme, qui devraient coûter près de 5 millions d’euros. Document 12 : Vue de la dune du Léhan, commune de Treffiagat-Léchiagat (Finistère). Source : Le Télégramme , 15 décembre 2023 Légende de la photographie : Les riverains de Léchiagat, dans la commune de Treffiagat (29), qui risquent de voir leurs maisons déconstruites face à la montée des eaux, sortent de leur réserve. Ils pointent du doigt un manque d’informations et de concertations sur le projet de relocalisation de leurs domiciles. Document 13 : Carte IGN d’une partie de la commune de Treffiagat-Léchiagat (Finistère). Source : Géoportail Proposition de corrigé Composante histoire (12 points) 1. Vous enseignez en classe de CM1. Vous préparez une séquence d’apprentissage portant sur « François Ier, un protecteur des Arts et les Lettres à la Renaissance ». En vous aidant de vos connaissances et du dossier documentaire (documents 2 à 8), indiquez les savoirs qui devront être construits avec les élèves à l’occasion de cette séquence. François Ier règne de 1515 à 1547. Son règne symbolise la période Renaissance en France. En se faisant protecteur des arts et des lettres, il donne une légitimité culturelle et artistique au pouvoir royal, et les arts servent également à sa propagande. Le dossier documentaire qui nous est proposé ici permet d'aborder les différents aspects du rôle de François Ier. Document 2 (portrait de François 1er par jean Clouet) : La couronne royale figure seulement sur la tapisserie à l’arrière-plan. L’épée du roi symbolisant son pouvoir militaire est presque cachée par la main du roi. Le roi se reconnaît donc essentiellement par sa posture corporelle à la fois imposante et bienveillante, et par la richesse de son costume en soie avec des broderie en or. L’autorité du roi repose donc davantage sur la personne du roi que sur les signes extérieurs du pouvoir. Le roi de la Renaissance est une personne de goût, très distinguée. Document 3 : (François Ier à cheval) : Dans le même ordre d’idées, le roi est représenté comme un roi guerrier (il tient un sceptre et une épée), d’un type un peu particulier. Son armure est richement décorée, il porte un chapeau et non pas un casque et son cheval n’est pas équipé pour la bataille mais pour la parade (plumes sur la tête, caparaçon). Le roi est capable d’imposer un mouvement gracieux à son cheval (dressage) pour montrer sa maîtrise de l’art équestre. Document 4 (François Ier reçoit un ouvrage) : Le roi doit également être savant et lettré. Cette scène solennelle (présence de la cour, le roi est placé sous un dais décoré des fleurs de lys) montre l’importance attachée à la parution d’un ouvrage que le roi lira peut-être (il faut qu’il passe pour une personne lettrée, pour un roi humaniste qui s’intéresse aux sciences et à la pensée de son époque). On peut également supposer que l’auteur du livre a reçu un traitement de la part du roi (mécénat du roi). Le chien au premier plan symbolise la fidélité. Rappelons à l'occasion que François Ier a créé le Collège de France en 1530 (l’institution universitaire la plus prestigieuse en France encore aujourd’hui) et la Bibliothèque royale en 1537 où tout livre imprimé devait être déposé (l’ancêtre du « dépôt légal » encore aujourd’hui). Le roi de la Renaissance est une humaniste qui favorise la diffusion de la connaissance. Document 5 (le château de Chambord). Le roi est également un bâtisseur (mécène des architectes et des décorateurs). Il a construit ou aménagé plusieurs châteaux de la Loire dans lesquels il accueille sa cour encore itinérante. Ces châteaux servent à montrer la grandeur et la puissance du roi et de sa cour. Le château de Chambord construit à partir de 1515 suit un plan de château fort médiéval mais les tours et les murs sont percés de nombreuses fenêtre. De nombreux pilastres décorent les toitures. Il est possible que l’escalier à double révolution a été dessiné par Léonard de Vinci. Ce château n’a aucun rôle militaire, il a une fonction d’apparat et de manifestation de la richesse et du goût du roi et de sa cour. Document 6 (fresque de la galerie du château de Fontainebleau). Cette fresque représente le roi sous les traits d’un empereur romain victorieux (la couronne de laurier). Le roi n’est plus un monarque féodal secondé par les grands seigneurs du royaume, il exerce le pouvoir de manière solitaire et suscite le respect de tout le monde (les personnages ont la tête baissée devant lui), comme un empereur. Le décor antique rappelle que la Renaissance a remis en avant un retour à l’Antiquité. A nouveau, le roi peut être envisagé comme un mécène protecteur des grands artistes de son temps (ici : le Rosso) qui travaillent au service de sa gloire. (on peut rappeler le fait que François Ier avait fait venir Léonard de Vinci en France). Remarque : on ne peut pas encore parler de monarchie absolue, mais le règne de François Ier a constitué une étape vers le renforcement du pouvoir monarchique, sur le plan de l'accroissement des organes de l'Etat monarchique et de la propagande monarchique. Document 7 (Ordonnance de Villers-Cotterêts). En 1539, François Ier adopte l’ordonnance dans le château de Villers-Cotterêts. C’est le plus vieux texte de loi toujours en vigueur aujourd’hui. Cette ordonnance impose l’usage du français (la langue de l’Île-de-France et du roi) à la place du latin dans tous les actes administratifs. Cette ordonnance montre que le roi est désormais capable d’imposer une langue unique dans l’ensemble du royaume, qui permet un (petit) début de centralisation administrative du royaume. On peut rappeler que le latin demeure la langue de la science et de la religion, tandis que le français devient la langue de l’administration mais aussi de la littérature (Rabelais, Ronsard, etc.). Remarque : on peut éventuellement rappeler que cette ordonnance prote sur nu grand nombre de sujets, notamment l'obligation faite aux curés des paroisses de tenir des registres paroissiaux où doivent être enregistrés les baptêmes, les mariages et les enterrements (ancêtres de l'état civil actuel). Document 8 (carte de la France de François Ier) : Cette carte montre que la progression du domaine royal permet au roi de contrôler la plus grande partie du royaume. François Ier a incorporé au domaine royal de nombreux fiefs, dont le duché de Bretagne en 1532. Cela permet au roi de prélever des impôts et de rendre la justice dans la plus grande partie du royaume, ce qui explique sa richesse, sa force militaire et ses capacités à protéger les lettres et les arts (mécénat). 2. Présentez une séquence sur « François Ier, un protecteur des Arts et les Lettres à la Renaissance ». Indiquez le titre de chaque séance de la séquence en indiquant les compétences travaillées par les élèves et les documents (accompagné des savoirs que chaque document permet de travailler) que vous utiliseriez dans chaque séance. Choisissez un document du dossier documentaire, indiquez sa place dans une séance et présentez son exploitation pédagogique précise. Séquence sur « François Ier, un protecteur des Arts et les Lettres à la Renaissance ». Compétences : se situer dans le temps, comprendre un document, pratiquer différents langages Séance 1 : François Ier, un prince de la Renaissance Objectif : Faire comprendre aux élèves deux tableaux qui célèbrent un roi de la Renaissance Document 2 : un roi raffiné de la Renaissance Document 3 : un roi guerrier, en majesté et en représentation Séance 2 : François Ier, un roi mécène Objectif : Faire comprendre aux élèves pourquoi le mécénat sert l'image du roi Document 4 : un roi protecteur des lettres, un prince humaniste Document 5 : un roi bâtisseur (Chambord) qui manifeste sa puissance, sa richesse et son goût Séance 3 : François Ier renforce le pouvoir royal Objectif : Faire comprendre aux élèves que le pouvoir du roi s'impose à tous Document 6 : l’art au service de la propagande royale Document 7 : l’ordonnance de Villers-Cotterêts = le roi impose sa langue à tout le royaume Document 8 : le domaine royal occupe la plus grande partie du royaume = le roi lève des impôts et impose sa justice dans presque tout le royaume Conclusion : production d’écrit : « Comment François Ier utilise-t-il les arts pour glorifier son propre pouvoir ? » Exploitation pédagogique d’un document : Proposition : document 2 : portrait de François Ier par Jean Clouet, vers 1530 Ce tableau est l’un des joyaux du musée du Louvre encore aujourd’hui. Il montre ce qu’était un prince de la Renaissance Les élèves peuvent étudier ce tableau en petits groupes en répondant aux questions ci-dessous: Questions 1. Qui est le personnage représenté ? (François Ier) 2. Comment savons-nous que ce personnage est un roi ? (La couronne sur la tapisserie) 3. Ce tableau rappelle-t-il les portraits habituels des rois ? (non, les symboles du pouvoir du roi sont peu présents : la couronne sur la tapisserie, le pommeau de l’épée est caché par la main du roi). 4. Par quels autres moyens l’artiste montre-t-il qu’il représente un roi ? (la grande richesse de son costume en soie brodée d’or, l’allure à la fois hautaine et bienveillante du personnage). L’enseignant.e montre ensuite aux élèves que François Ier se fait représenter comme un roi de la Renaissance, soucieux de son apparence et manifestant un goût très sûr qui prouve sa culture. Composante géographie (8 points) 3. Nous supposons que vous enseignez à l’école de Treffiagat-Lechiagat (à côté du Guilvinec, Finistère sud). Quels concepts géographiques pourraient être mobilisés pour étudier le cas de la dune de Lehan (documents 11 à 13). Plusieurs concepts géographiques peuvent être mobilisés pour étudier le cas de la dune de Léhan : Paysage : Un paysage est l’étendue d’un pays ou d’un espace s’offrant au regard d’une observatrice ou d’un observateur à partir d’un lieu précis. Ici: un paysage de littoral (mer, plage, dune, habitations derrière la dune) Ressource : Une ressource est un capital (matériel ou immatériel) mis en valeur pour répondre à un besoin dans une société à un moment donné, dans le but de créer des richesses. Ici, la proximité du littoral et la plage de sable constituaient auparavant une ressource incitant les habitants à venir s’installer dans le hameau de Léhan et attirant les touristes. Contraintes : Une contrainte spatiale est un élément de l'espace qui gêne ou limite les activités humaines en un lieu donné et dans une société donnée. Ici, la proximité du littoral est devenu une contrainte en raison de la hausse du niveau de la mer et des tempêtes désormais violentes mettant en danger la dune qui protégeait auparavant les pavillons. Aménagement : Un aménagement permet de surmonter une contrainte spatiale en proposant des équipements permettant le déroulement des activités humaines en un lieu donné et dans une société donnée. Ici, les aménagements sont les maisons derrière la dune et les opérations de sécurisation de la dune (levée en pierre et pieux) Acteurs spatiaux : L'ensemble des agents (individus, groupes de personnes, institutions, entreprises) susceptibles d’exercer une action sur les territoires. Ici : les habitant de Léhan, la maire de Treffiagat et l’État qui doit financer les travaux. 4. Proposez une exploitation pédagogique des documents 12 et 13. Ces documents peuvent donner lieu à la production d’un schéma qui permettra de distinguer les différentes unités paysagères sur la photographie ainsi que les aménagements de la dune de Léhan. La carte permet de nommer les différents éléments de ce schéma qui doit être accompagné d’une légende. On peut proposer quelques lignes de commentaire du schéma (faire verbaliser par les élèves les différents éléments du schéma) : la montée du niveau de la mer et les tempêtes de plus en plus violentes mettent en danger la plage et la dune de Léhan. Pour réduire les risques de submersion, la mairie a consolidé la dune par des aménagements (blocs de pierre, mur de poteaux) afin de protéger les maisons et le marais derrière la dune.
- La Première Guerre mondiale
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Quelques références BEAUPRE, Nicolas (2020). La Première Guerre mondiale 1912-1923. Documentation photographique n° 8137. CNRS éditions. BOUCHERON, Patrick (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France. Paris : Seuil. CAILLET, Florence (dir.) (2011). La vie dans les tranchées. Textes et documents pour la classe n°1024. Scéren. COLLECTIF (2014). 14-18, un monde en guerre. CNRS Le journal. En ligne : 14-18, un monde en guerre | CNRS Le journal DUCLERT, Vincent (2019). Les génocides. La documentation photographique n° 8127. CNRS éditions. PROST, Antoine et WINTER, Jay (2004). Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie. Paris : Seuil, Points. Mots-clés du cours: Traces, Guerre mondiale, Guerre totale, James Reeves Europe, Tranchées, No man’s land, Offensives, La Somme, Verdun, Violence de guerre, Expérience combattante, Correspondance, Renault, Citroën, Profiteurs de guerre, Femmes, Munitionnettes, Midinettes, Marie Curie, Soldats et travailleurs coloniaux, Force noire, ANZAC, Banania, Chevaux, Grippe espagnole, Cultures de guerre, Artisanat des tranchées, Deuil, Gueules cassées, Commémorations, Monuments aux morts, Nécropoles, Représentations de la guerre, Bourrage de crânes, Génocide des Arméniens. Plan du cours Que dit le programme ? Introduction : trois configurations historiographiques 1. Le déroulement de la Première Guerre mondiale 1.1 Le déclenchement de la guerre 1.2 Les trois phases de la guerre 1.3 Un difficile retour à la paix 1.4 Les Américains à Brest 2. La guerre de tranchées 2.1 Combattre dans les tranchées 2.2 Le rôle de la correspondance avec les proches 2.2 Une guerre industrielle 2.3 La place des femmes dans la guerre 3. Un conflit mondialisé 3.1 Les soldats et les travailleurs coloniaux 3.2 Les flux mondiaux d’animaux 3.3 Les flux de microbes : la grippe espagnole 4. Les objets de l’approche culturelle de la guerre 4.1 Les cultures de guerre 4.2 Le deuil et la mémoire 4.3 L’histoire environnementale de la guerre 4.4 Représenter la guerre 5. Le génocide des Arméniens Conclusion Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3, classe de CM2 (2020) Extrait de la fiche EDUSCOL Deux guerres mondiales au vingtième siècle Les Première et Seconde Guerres mondiales sont encore très présentes dans l’espace géographique proche des élèves mais aussi dans leur environnement social, civique et culturel et ont des résonances dans les mémoires familiales. On pourra ainsi aborder les deux guerres mondiales par les traces visibles qu’elles ont laissées : empreintes dans le paysage, cimetières, destructions et reconstructions d’une part, et par leurs traces symboliques et mémorielles d’autre part : on peut alors s’appuyer sur le patrimoine local et familial ainsi que sur les lieux mêmes où celles-ci sont conservées (archives publiques et personnelles, monuments aux morts, rôle des témoins). Solliciter l’histoire locale sensibilisera l’élève à une mémoire collective proche, un héritage partagé. Le monument aux morts, présent dans chaque commune, peut être l’occasion de mettre en évidence la puissance de l’épreuve traversée, la nature du bilan humain et l’impact de la guerre au niveau des familles et des communes. L’accès au patrimoine documentaire (notamment accessible grâce aux ressources numériques) amène à confronter les archives locales ou même personnelles et les sources officielles qui relèvent de l’histoire nationale. À titre d’exemples, les cartes du combattant, les affiches de propagande, les articles de journaux, les correspondances de poilus, les lieux de mémoire, les plaques commémoratives, les traces des combats dans le paysage, les objets, uniformes (casques, masques à gaz…) pourraient conduire les élèves à identifier et classer les traces mémorielles qui ont un impact durable. Le recueil de témoignages oraux ou écrits peut permettre de comprendre un évènement tel qu’il a été vécu en entendant la parole d’un témoin. Les récits de vie viennent personnaliser et enrichir l’histoire écrite. Le témoignage d’un poilu au cours de la bataille de Verdun par exemple peut servir à illustrer la vie dans les tranchées, celui d’un enfant juif sous l’occupation fera découvrir la persécution. À partir de ces témoignages, les élèves seront amenés à comprendre la portée symbolique d’évènements clés : la bataille de Verdun en 1916, le débarquement du 6 juin 1944. On peut placer en regard de ces témoignages de grandes figures comme celle de Charles de Gaulle, dont l’itinéraire fait le lien entre les deux conflits mondiaux (ainsi qu’avec le second sous-thème pour la réconciliation franco-allemande). Si les deux guerres sont étudiées successivement, une approche comparée peut permettre de dégager les analogies mais aussi les spécificités, la singularité de chacune des deux guerres. Cette entrée pourra porter sur les acteurs du conflit, les types de combats (armement, phases du conflit), la vie à l’arrière, le rôle des femmes, le bilan et l’impact durable sur les sociétés européennes des deux conflits. Combinées à une chronologie, les cartes peuvent, dans un premier temps, servir de support à un rappel de quelques évènements clés de chaque conflit. Le programme et la fiche EDUSCOL nous incitent à aborder les deux guerres mondiales à travers les traces qu’elles ont laissé dans l’espace géographique proche des élèves et aussi dans l’espace social plus large. Cette approche est particulièrement intéressante car l’histoire est « connaissance par traces ». Les historien·nes partent des traces toujours présentes dans le présent pour remonter vers la période du passé qui les a produites. Mais les traces de la Première Guerre mondiale ne se retrouvent pas partout dans l’espace français, à l’exception des monuments aux morts présents dans chaque commune. D’autre part, le patrimoine familial lié à la guerre tend à disparaître progressivement au fil des héritages, même si de nombreuses familles gardent encore précieusement des objets, des carnets, des lettres des arrières-arrières grands-parents qui subirent cette guerre. Il arrive que des familles issues de l’immigration gardent le souvenir d’un arrière-arrière grand-père enrôlé dans un régiment de tirailleurs sénégalais, de goumiers ou de spahis. Malgré tout, pour étudier la Première Guerre mondiale, nous devons travailler à partir de traces, mais pas forcément de traces locales ou du patrimoine familial qui ne sont pas toujours disponibles. Introduction : trois configurations historiographiques Pour savoir comment enseigner une période historique, il est utile de savoir comment les historien·nes l’abordent. L’historien Antoine Prost a montré que trois générations d’historiens ont étudié la guerre selon une approche spécifique à chacune d’elles, ce qu’il nomme des configurations historiographiques . Ces approches répondent aux préoccupations de chaque génération. Elles ne sont pas contradictoires, elles se complètent. La première configuration, développée dans les années 1920 et 1930 par des historiens qui avaient combattu dans les tranchées, fut militaire et diplomatique. Les historiens voulaient comprendre le déroulement du conflit. Ils retracèrent les grandes étapes de la guerre, les opérations militaires, le déroulement des batailles. Ils étudièrent également les documents diplomatiques afin de comprendre les causes du cataclysme (le choc des impérialismes, l’engrenage des alliances, la responsabilité des différents États, etc.) mais aussi la logique des traités de paix. Cette histoire diplomatique fut promue notamment par Pierre Renouvin, le fondateur de l’histoire des relations internationales qui avait perdu son bras gauche à la guerre. Paradoxalement, les soldats étaient absents de ces travaux qui cherchaient à comprendre en priorité comment les membres des gouvernements, les diplomates et les généraux avaient pris leurs décisions. La deuxième configuration, développée à partir des années 1950-1960, fut économique et sociale et porta sur les rapports entre les classes sociales. Les historiens s’intéressaient à la façon dont les combattants, les femmes, les ouvriers, les paysans vécurent la guerre. Ils étudièrent les combats dans les tranchées, le travail des femmes dans les campagnes et dans les usines d’armement, l’organisation de l’économie de guerre par les États belligérants. Cette configuration est à l’origine du concept de guerre totale , lié à celui de guerre mondiale , articulant l’étude des combats dans les tranchées à la mobilisation de la main d’œuvre et des ressources économiques des métropoles comme des colonies, pour la production d’armement destinée à approvisionner le front. Cette logique sociale et globale conduisit à étudier les mouvements sociaux, les mutineries de soldats ainsi que les mouvements révolutionnaires issus de la guerre. La troisième configuration historiographique, depuis les années 1990 et toujours en vigueur aujourd’hui, est culturelle. En lien avec l’intérêt nouveau porté par les sciences sociales aux acteurs et à leur pouvoir d’agir, à leur agency , elle étudie la façon dont les femmes et les hommes du passé vécurent la guerre, la représentèrent (par leur courrier, par l’art et la littérature, mais aussi par les objets fabriqués dans les tranchées, par les jouets des enfants et le matériel scolaire) se la représentèrent et l’éprouvèrent (la souffrance, la mort, le deuil) et la subirent (la révolte, le recours à la religion), et la façon dont nous en portons la mémoire aujourd’hui encore. En effet, la mémoire de la Grande Guerre est toujours présente aujourd’hui. En témoignent la production jamais interrompue de bandes dessinées, de romans et de films sur le sujet, ainsi que l’émotion qui saisit les Français lors de la disparition du dernier Poilu, Lazare Ponticelli, en 2008. Par cette configuration, les historien·nes s’orientèrent vers l’anthropologie. Cette configuration mobilise les concepts liés de culture de guerre , de violence de guerre , d ’ expérience combattante . La culture de guerre renvoie aux représentations, aux expériences et aux pratiques liées à la guerre. Ces trois configurations ne sont pas contradictoires, elles se complètent. Très logiquement, nous devons mettre l’accent sur les savoirs développés par les historien·nes inscrit·es dans la troisième configuration historiographique. Le programme et la fiche Eduscol nous y incitent en mettant l’accent sur la violence de guerre, l’expérience combattante et la mémoire de guerre que nous portons encore aujourd’hui. D’ailleurs, le sujet de l’épreuve du CRPE de la session de 2022 est organisé en ce sens. Cependant, il semble hésiter entre la culture de guerre et la notion de guerre totale : il évoque les tranchées et l’expérience combattante, la mobilisation de la main d’œuvre féminine et les emprunts de guerre, la mobilisation des esprits et la représentation de la guerre. Pour cette raison, il semble nécessaire d’évoquer également certains éléments des deux premières configurations historiographiques. 1. Le déroulement de la Première Guerre mondiale 1.1 Le déclenchement de la guerre Rappelons que cet aspect n’est pas à traiter avec les élèves en classe de CM2. Nous le citons uniquement pour mémoire. Traditionnellement, nous considérons que la Première Guerre mondiale dura du mois d’août 1914 au mois de novembre 1918. Aujourd’hui, les historien·nes pensent qu’elle débuta vraiment dans les Balkans en 1912-1913. La péninsule balkanique appartenait initialement à l’Empire ottoman qui y perdait du terrain depuis le début du XIXe siècle : attribution de la Bosnie à l’Autriche-Hongrie, indépendance de la Grèce, de la Serbie, du Monténégro et de la Bulgarie. En 1912, ces quatre États s’attaquèrent aux dernières possessions turques dans les Balkans. Cette guerre annonçait la Première Guerre mondiale : l’utilisation massive de l’artillerie et des armes automatiques provoqua un nombre considérable de morts et, pour se protéger, les belligérants s’enterrèrent dans des tranchées. Les populations civiles furent également victimes d'exactions. Entre 200 000 et 600 000 civils musulmans furent massacrés et 400 000 furent chassés vers l’Anatolie. Une seconde guerre balkanique éclata à l’été 1913 : la Bulgarie s’opposa à ses voisins sur la question du partage des territoires pris à l’Empire Ottoman. Elle fut battue et ses voisins s'emparèrent de certaines parties de son territoire. Ce n’est donc pas par hasard si la guerre européenne fut déclenchée par l’attentat de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, région appartenant à l’Empire d’Autriche-Hongrie mais traversée par les conflits nationalistes des Balkans. Le 28 juin 1914, à Sarajevo, un étudiant bosniaque pro-serbe, Gavrilo Princip, assassina l’archiduc François-Ferdinand et son épouse, héritier du trône de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Avec le soutien de l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie adressa un ultimatum à la Serbie, soutenue par la Russie, elle-même alliée de la France et du Royaume-Uni. L’engrenage des alliance produisit la mobilisation générale et l’entrée en guerre des principales puissances. Le 1er août, l’Allemagne déclara la guerre à la Russie puis, le 3 août 1914, à la France. Grâce au service militaire obligatoire, L’Allemagne put mobiliser en quelques jours 4 millions de soldats et la France 3,6 millions. Cela explique l’ampleur inégalée des combats et des pertes en vies humains dès l’été 1914. L’assassinat de Jean Jaurès par un militant d’extrême-droite, à Paris, le 31 juillet 1914, porta un coup fatal aux opposants à la guerre. Alors qu’ils s’étaient toujours opposés à la guerre, les députés socialistes français (SFIO) et allemands (SPD), votèrent les crédits de guerre sous prétexte que leur pays était victime d’une agression (russe pour les Allemands et allemande pour les Français). Ils rendaient ainsi possible la boucherie qui s’annonçait. En France, l’unanimité des députés de tous bords fut appelée « l’union sacrée » par le président Poincaré. Jusqu’en 1917, tous les partis politiques furent représentés dans le gouvernement. Contrairement à une légende tenace, certes attestée par quelques photographies, les Européens ne s’engagèrent pas dans la guerre avec enthousiasme. Ce furent plutôt la résignation et la conscience de devoir faire leur devoir de citoyen qui l’emportèrent. Deux camps se trouvèrent alors en présence. La France, le Royaume-Uni et la Russie engagées dans la Triple alliance furent rejointes par la Serbie puis, en 1915, par l’Italie, en 1916 par la Roumanie et en 1917 par les États-Unis. Face aux Alliés, les Empires centraux rassemblaient l’Allemagne et l’Autriche Hongrie, rejointes par l’Empire Ottoman en octobre 1914 et par la Bulgarie en 1915. Source : Les collections de L’Histoire n° 21, octobre-novembre 2003, p. 41. 1.2 Les trois phases de la guerre Cet aspect n’est pas non plus attendu par le programme du cycle 3. En août 1914, les deux camps étaient persuadés que la guerre serait courte. Ils s’engagèrent dans une guerre de mouvement. L’état-major allemand appliqua le Plan Schlieffen : l’armée allemande dirigée par le général Von Moltke envahit la Belgique, pays neutre, puis le nord de la France afin de prendre l’armée française à revers. Au même moment, cette dernière appliquait le Plan XVII et menait une offensive vers l’Alsace. Les journées du mois d’août 1914 furent parmi les plus meurtrières de l'histoire de l’armée française (27 000 morts pour la seule journée du 22 août 1914) : les soldats vêtus de pantalons rouge et chargeant debout, à découvert, constituaient des cibles de choix pour les mitrailleuses allemandes. Alors que les Allemands approchaient de Meaux, le général Joffre donna l’ordre de la contre-offensive générale : l’armée française fit volte-face et affronta victorieusement les Allemands lors de la bataille de la Marne (5-12 septembre 1914). Cette bataille se déroula sur un front de près de 200 km, vit s’affronter environ un million de combattants et fit 200 000 morts. Les deux camps comprirent que leurs forces s’équilibraient et que la guerre allait s’éterniser. Il devenait nécessaire de contrôler la route de la Mer du Nord par laquelle pouvait arriver du ravitaillement. Ce fut la Course à la mer à l’issue de laquelle le front se stabilisa sur près de 700 km, de la frontière suisse à la Mer du Nord. Les soldats commencèrent à s’enterrer dans les tranchées. Pendant ce temps, à l’Est, le général Hindenburg et le général Ludendorff écrasèrent l’armée russe sous-équipée à Tannenberg (27-30 août 1914) et aux lacs Mazures (8-10 août 1914). La seconde phase fut celle de la guerre de position. Afin de se protéger des tirs et des bombardements adverses, les soldats des deux camps creusèrent des tranchées sur toute la ligne de front. Nous reviendrons plus loin sur les tranchées. Pour l’emporter, il devenait nécessaire de fabriquer toujours plus d’armements (avions, canons, gaz de combat à partir de 1915, tanks à partir de 1916) afin d’essayer de provoquer la rupture du front adverse lors de grandes offensives : en Champagne en 1915, dans la Somme en 1916, sur le Chemin des Dames en 1917 du côté allié, à Verdun en 1916, du côté allemand. Bien entendu, aucune de ces grandes offensives ne fit gagner de terrain. Mais elles fauchèrent à chaque fois des centaines de milliers de vies humaines. A partir de 1916 des soldats venus de toutes les colonies françaises et britanniques affluèrent sur les champs de bataille en France. En 1917, une vague de révoltes traversa l’Europe. Elle était due au refus des soldats des grandes offensives sanglantes et inutiles, à la contestation des conditions de travail et des bas salaires dans les industries d’armement. C'est dans le contexte que la Révolution russe renversa le tsar en février 1917 et mit en place un État ouvrier en octobre 1917. Au même moment des grèves éclatèrent dans les industries d’armement en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne. En janvier 1918, un mouvement massif de grève et de manifestations fut organisé en Allemagne par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht pour réclamer « la paix et le pain ». Il fut violemment réprimé. De même, des mutineries éclatèrent dans la marine allemande et dans l’armée française. Dans l’armée française, entre 40 000 et 80 000 soldats refusèrent de monter en première ligne après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames, en mai 1917. Le général Pétain, qui avait organisé la résistance de l’armée française à Verdun en 1916, devint alors le général en chef de l’armée française. Il mit fin aux mutineries en les réprimant (officiellement 554 soldats furent condamnés à mort, en fait 49 d'entre eux furent exécutés et les autres furent envoyés dans des bagnes militaires en Afrique du Nord où ils ne survécurent pas longtemps aux mauvais traitements), en rétablissant des permissions plus régulières, en améliorant le ravitaillement et en stoppant les offensives inutiles. Il déclara : « J’attends les tanks et les Américains ». En France, Clemenceau devint président du conseil (premier ministre) le 16 novembre 1917. Il fit la chasse aux pacifistes, contrôla davantage la presse et fit surveiller plus étroitement le courrier des soldats. Surnommé « le Tigre », il gouverna de manière autoritaire, sans les socialistes qui commençaient à s’opposer à la guerre. Ce fut la fin de l’union sacrée. Vers 1917, la Chanson de Craonne (du nom du plateau situé sur le champ de bataille du Chemin des Dames) circula parmi les poilus, clandestinement et sous diverses versions, sur l’air d’une valse lente qui avait connu un grand succès à l’’époque. L’auteur en est resté anonyme. On peut facilement imaginer ce qui lui serait arrivé s'il avait été découvert. Cette chanson dit à la fois le désespoir et la colère des soldats. Document : La chanson de Craonne Quand au bout d'huit jours le r'pos terminé On va reprendre les tranchées, Notre place est si utile Que sans nous on prend la pile Mais c'est bien fini, on en a assez Personne ne veut plus Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot On dit adieu aux civ'lots Même sans tambours et sans trompettes On s'en va là-bas en baissant la tête - Refrain : Adieu la vie, adieu l'amour, Adieu toutes les femmes C'est bien fini, c'est pour toujours De cette guerre infâme C'est à Craonne sur le plateau Qu'on doit laisser sa peau Car nous sommes tous des condamnés Nous sommes les sacrifiés Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance Pourtant on a l'espérance Que ce soir viendra la r'lève Que nous attendons sans trêve Soudain dans la nuit et dans le silence On voit quelqu'un qui s'avance C'est un officier de chasseurs à pied Qui vient pour nous remplacer Doucement dans l'ombre sous la pluie qui tombe Nos pauvr' remplaçants vont chercher leur tombe - Refrain - C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards Tous ces gros qui font la foire Si pour eux la vie est rose Pour nous c'est pas la même chose Au lieu d'se cacher tous ces embusqués F'raient mieux d'monter aux tranchées Pour défendre leurs biens, car nous n'avons rien Nous autres les pauv' purotins Et les camarades sont étendus là Pour défendr' les biens de ces messieurs là - Refrain : Ceux qu'ont le pognon, ceux-là reviendront Car c'est pour eux qu'on crève Mais c'est fini, nous, les troufions On va se mettre en grève Ce sera vot' tour messieurs les gros De monter sur l'plateau Si vous voulez faire la guerre Payez-la de votre peau Pour tenter d’affaiblir l’adversaire, la guerre fut menée par les Alliés sur de nouveaux fronts : contre les colonies allemandes en Afrique, contre l’Empire ottoman au Proche Orient et dans les Balkans après l’offensive franco-britannique très mal menée sur les Dardanelles en 1915. La guerre s‘effectua également sur et sous les mers. Français et Britanniques établirent un blocus maritime en Mer du Nord pour empêcher l’approvisionnement en matières premières des Empires centraux par la mer. Ce blocus entrava l’effort de guerre industriel allemand. Il nécessita le recours au rationnement des denrées alimentaires en Allemagne et provoqua une véritable famine à la fin de la guerre. On évalue à 450 000 les décès liés à la surmortalité de la population civile due à la famine en Allemagne. Pour tenter de briser le blocus, la marine allemande engagea la guerre sous-marine contre les navires ravitaillant la France et le Royaume-Uni. Le 7 mai 1915, un sous-marin allemand torpilla le paquebot transatlantique britannique Lusitania , faisant 1 200 morts dont 128 Américains, ce qui provoqua une intense émotion aux États-Unis. En 1917, avec « la guerre sous-marine à outrance » décidée par le maréchal Hindenburg, les sous-marins allemands torpillèrent les navires neutres (dont les navires américains) qui faisaient du commerce avec les Alliés afin d'asphyxier économiquement la Grande Bretagne. Cela provoqua l’entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Alliés, le 2 avril 1917. Mais l’intervention des Américains ne fut effective qu’en 1918. Au printemps 1918, commença la troisième phase de la guerre qui consista en un retour à la guerre de mouvement. Le gouvernement révolutionnaire russe avait signé la paix de Brest-Litovsk avec l’Allemagne le 3 mars 1918. La paix était une aspiration profonde de la population russe et, de toute façon, l’armée russe, totalement désorganisée par les désertions massives, était désormais incapable de continuer à se battre contre l’armée allemande. Le général Ludendorff transféra alors des troupes du front russe vers le front occidental et organisa une vaste offensive en Picardie puis en Champagne dès le 21 mars 1918. Bousculées, les armées française et britannique durent reculer de près de 60 km. En juin, l'armée allemande se trouvait à 65 km de Paris. Mais l’armée allemande, épuisée, manquant de nourriture et de munitions, ne put poursuivre son effort. A partir du mois de juillet, les armées alliées reprirent l’initiative, et les troupes américaines soutenues par des centaines de chars Renault FT 17 repoussèrent les Allemands lors de batailles décisives (Bois Belleau, Saint-Mihiel). Les offensives de 1918. Source : L'Histoire.fr En octobre-novembre 1918, les forces des Empires centraux se disloquèrent. La Turquie signa l’armistice le 30 octobre 1918. L’Autriche-Hongrie, désintégrée par la proclamation d’indépendante de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie, signa l’armistice le 3 novembre 1918. Le même jour, la révolution éclata en Allemagne. Dans la flotte et dans certaines unités de l’armée de terre, les marins et les soldats formèrent des conseils de soldats, alors que les ouvriers faisaient de même à l’arrière, suivant ainsi le modèle des soviets de la Révolution russe. L’empereur Guillaume II abdiqua le 9 novembre 1918 et la république fut alors proclamée. L’état-major allemand signa l’armistice avec les Français et les Britanniques à Rethondes (à côté de Compiègne), le 11 novembre 1918. L’armée allemande n’avait pas été battue puisque les Alliés n’étaient pas entrés en Allemagne. Mais, aux yeux du maréchal Hindenburg, il était nécessaire de la sauvegarder en vue de la répression de la révolution qui gagnait l’Allemagne. 1.3 Un difficile retour à la paix Les armistices (un accord pour signifier l’arrêt des combats) ne signifièrent pas la fin des conflits et des violences. Certes, la Conférence de la paix fut réunie à Versailles sous la direction du président américain Wilson, du président du Conseil français Clemenceau, du premier ministre britannique Lloyd George et du président du conseil italien Orlando, mais excluant les pays vaincus. Elle conduisit à la signature de traités de paix dans divers châteaux de la région parisienne : le traité de Versailles (28 juin 1919) concernant l’Allemagne, le traité de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1919) concernant l’Autriche, le Traité de Trianon (4 juin 1920) concernant la Hongrie, le traité de Sèvres (11 avril 1920) concernant l’Empire ottoman. Edward N. Jackson (US Army Signal Corps). Les quatre grands : Lloyd George, Orlando, Clemenceau et Wilson à Versailles , le 27 mai 1919. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Big_four.jpg Mais ces traités furent contestés par les populations des pays vaincus auxquels ils avaient été imposés sans discussion. On sait que les Allemands qualifièrent de diktat le traité de Versailles. L’armée turque menée par Mustapha Kemal contesta le traité de Sèvres qui réduisait considérablement la superficie du nouvel État turc né de l’effondrement de l’Empire ottoman. Elle mena des exactions contre les Grecs, les Arméniens, les Kurdes afin de les chasser de l’Anatolie et provoqua de gigantesques transferts de populations jusqu’à la signature du traité de Lausanne en 1923 reconnaissait les frontières du nouvel État turc. D’une certaine manière, ce conflit prolongeait les guerres balkaniques qui avaient précédé la Première Guerre mondiale. En Russie, une guerre civile atroce, qui fit près de 10 millions de morts, opposant les révolutionnaires russes et l’Armée rouge aux armées contre-révolutionnaires soutenues par les Français, les Britanniques, les Américains et les Allemands, dura jusqu’en 1921. C’est pourquoi les historien·nes considèrent aujourd’hui que la guerre dura de 1912 à 1923-1924, avec un paroxysme entre 1914 et 1918. Les nouvelles frontières issues des traités de paix Source : https://www.lhistoire.fr/le-vrai-échec-du-traité-de-versailles 1.4 Les Américains à Brest Les soldats américains furent acheminés par bateau jusqu’aux ports de Saint-Nazaire et de Brest. A Brest, à partir de novembre 1917, une ville de tentes et de baraquements en bois (centrales électriques, hôpital, cuisines, réfectoires), avec des rues et une adduction d’eau spéciale, fut installée autour de la caserne de Pontanezen. Les soldats s’y reposaient avant de prendre le train pour le front. Les capacités du site montèrent en puissance à la fin de l’année 1918 pour accueillir les soldats américains de retour des champs de bataille. En effet, la plupart des soldats américains embarquèrent à Brest pour rentrer aux Etats-Unis. Au début de 1919, le camp occupait 650 hectares et pouvait accueillir 50 000 hommes (presque autant que la population brestoise de l'époque). Durant l’hiver 1918-1919, le camp devint un véritable bourbier et les caillebotis servant de trottoirs devinrent le symbole du camp Document : L’arrivée de troupes américaines à bord du Leviathan Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi11826 Document : Le portail d’entrée du camp de Pontanezen . Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi03894. Document : Vue du quartier des Marines dans le camp de Pontanezen. Archives municipales de Brest. Cote : 3Fi120-185 Document: Soldats américains attendant pour la séance d’épouillage dans établissement de bains. Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi03136 Document: Soldats américains attendant devant la cantine. Archives municipales de Brest. Cote : 3Fi120-190 Document : Les caillebotis permettant de circuler dans le camp. Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi13920. Un événement considérable fut l’arrivée à Brest, à bord de l’ USS Pocahontas , du 369e régiment d’infanterie, surnommé les Harlem Hellfighters , le 27 décembre 1917. En raison de la ségrégation raciale, ce régiment était composé exclusivement d’Afro-américains. L’orchestre du régiment, un brass band , était dirigé par le lieutenant afro-américain James Reese Europe (1880-1919), musicien de jazz new-yorkais reconnu. En débarquant, il joua La Marseillaise en ragtime sur le quai du port de Brest. Ce fut le premier morceau de jazz jamais joué sur le sol européen. Jusqu’à l’armistice, cet orchestre alterna les combats et les tournées qui popularisèrent le jazz en France. Le régiment fut décoré collectivement de la Croix de guerre française en reconnaissance de sa bravoure. En revanche, le commandement américain ne daigna pas décorer un régiment composé d’Afro-américains. James Reese Europe mourut dans une rixe dans un bar de Harlem peu de temps après son retour. Portrait de James Reese Europe, 1919. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:James_Reese_Europe.jpg Ce qui suit entre dans le cadre du programme de CM2 2. La guerre de tranchées 2.1 Combattre dans les tranchées Les tranchées restent le symbole fort de la Première Guerre mondiale et de la guerre de position. Elles attirent l’attention des historien·nes depuis longtemps mais elles sont désormais étudiées sous le prisme de la culture de guerre et de l’expérience combattante. C’est sous cet angle qu’il nous est demandé de les étudier avec les élèves. Il reste de très nombreuses traces des combats de la Première Guerre mondiale. C’est par elles que le programme demande de commencer. Document : Monument canadien commémoratif de Vimy 48524539 © Havana1234 | Dreamstime.com Document : Soldats canadiens consolidant leurs positions sur la crête de Vimy, avril 1917. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Consolidating_their_positions_on_Vimy_Ridge.jpg Document: Soldats canadiens sur la crête de Vimy en 1917. Photographie de presse. Agence Rol. Source : Soldats canadiens (crête de Vimy) [Pas-de-Calais] : [photographie de presse] / [Agence Rol] | Gallica (bnf.fr) Le monument canadien qui se trouve sur la crête de Vimy (Pas-de-Calais) commémore l’une des principales batailles livrées par les Canadiens eux-mêmes en avril 1917. Il reste entouré de cratères consécutifs aux intenses bombardements qui eurent lieu durant la bataille. Des photographies de 1917 permettent de visualiser l’apparence du champ de bataille à l’époque et de comprendre par comparaison la nature de ces cratères. Dans le nord-est de la France, il subsiste également de nombreux vestiges de tranchées. Document: Vestige d’une tranchée canadienne près de Péronne (Somme) (Coll. Part.) Les tranchées étaient des fossés plus ou moins profonds creusés à la pelle par les soldats dès l’automne 1914 pour se protéger des balles et des obus adverses. Le tracé était sinueux pour échapper aux tirs en enfilade. Les Allemands et les Anglais construisirent très vite des tranchées bien aménagées avec des abris maçonnés et des parois renforcées. Les Français et les Russes, persuadés que la guerre ne durerait pas longtemps, furent moins soigneux dans la construction des tranchées. Cette habitude fut gardée jusqu’à la fin de la guerre. Les différentes tranchées constituaient des lignes de défense successive plus ou moins parallèles. La tranchée de première ligne comprenait un parapet de sacs de terre d’où partaient les troupes d’assaut. Elle était ponctuée de banquettes de tir et de points d’observation. Elle était reliée par des boyaux à la tranchée de seconde ligne et à la tranchée de réserve. Les tranchées offraient une protection très aléatoire contre les bombardements car la majorité des morts de la guerre furent pulvérisés dans les tranchées par les obus. L’horreur des bombardements était renforcée par le sentiment d’impuissance des combattants qui devaient attendre pendant des heures ou pendant des jours la fin du pilonnage, sans bouger, sans ravitaillement, sans pouvoir dormir, avec la crainte permanente des gaz de combat et, surtout, que le prochain obus leur serait destiné. Les gaz de combats contribuèrent également à cette horreur. La première utilisation de gaz eut lieu à Ypres le 22 avril 1915. Il avait été mis au point par le chimiste allemand Fritz Haber... récompensé en 1919 du prix Nobel de chimie pour ses travaux sur les engrais. En juillet 1917, les Allemands utilisèrent pour la première fois du sulfure d'éthyle dichloré, surnommé "ypérite" ou "gaz moutarde". Il s'agissait d'un gaz vésicant qui agissait aussi bien sur les voies respiratoires que sur la peau. Les Alliés s'empressèrent de produire également des gaz de combat. Document : John Warwick Brooke : Une tranchée britannique près de la route Albert-Bapaume à Ovillers-La Boisselle, durant la bataille de la Somme, en Juillet 1916. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cheshire_Regiment_trench_Somme_1916.jpg Document : Une tranchée allemande à Saint-Laurent-Blangy (Pas-de-Calais) 1916. Source : Desfossés, Y., Jacques, A., Prilaux, G. (2008). L’archéologie de la Grande Guerre . Éditions Ouest-France-INRAP, p. 33. Bien souvent, les tranchées étaient effondrées en raison des bombardement ou des intempéries. Lors de la bataille de Verdun en 1916, l’ampleur des bombardements avait fait disparaître une grande partie des tranchées, réduites à de vagues fossés comme l’indiquent les photographies qui suivent. Document : Soldats français du 87e régiment près de Verdun en 1916. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:French_87th_Regiment_Cote_34_Verdun_1916.jpg Ci-dessous: Des soldats en première ligne devant l’épine de Mallassis, à Verdun, le 17 novembre 1916. Fonds Pochard. Source : https://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2016/02/09/la-bataille-de-verdun-un-mythe-francais_4861691_1655027.html Les tranchées adverses étaient séparées par un no man’s land large de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de mètres. Il était traversé par des réseaux de barbelés et de mines et généralement jonché de cadavres et de trous d’obus. La photographie aérienne ci-dessous montre le réseau des tranchées allemandes à droite et des tranchées britanniques à gauche. Entre les deux se situe le no man’s land . La totalité de l’espace est criblé d’impacts d’obus Photographie de reconnaissance aérienne des tranchées adverses et du no-man's-land. Les tranchées allemandes sont à droite, les tranchées à gauches sont anglaises. La ligne verticale sur la gauche est tout ce qui reste d'une route. Photo prise entre Loos et Hulluch, en Artois (France) à 19h15, le 22 juillet 1917. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Aerial_view_Loos-Hulluch_trench_system_July_1917.jpg Les offensives étaient destinées à enfoncer le front adverse pour revenir à une guerre de mouvement. Elles débutaient par une préparation d’artillerie contre les tranchées adverses. Elle duraient plusieurs heures ou plusieurs jours et était destinées à détruire les soldats ennemis et les défenses adverses, ce qui était rarement le cas. Ensuite, les soldats sortaient de leur tranchée pour donner l’assaut à la tranchée adverse. Pour cela, ils devaient franchir les réseaux de barbelés, échapper aux tirs de canons et de mitrailleuses. Inutile de dire que ces offensives se soldaient généralement par un massacre et qu’il était très rare d’arriver jusqu’à la tranchée adverse. Les pertes moyennes quotidiennes se montaient à 900 tués par jour pour la France, 1 300 pour l’Allemagne, et 1 400 pour la Russie. Une offensive devait sans doute se dérouler comme on le voit sur l’image qui suit. Document : Soldats français à l'assaut sortent de leur tranchée pendant la bataille de Verdun, 1916. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bataille_de_Verdun_1916.jpg En Grande Bretagne et en France, deux grandes offensives font partie de la mémoire nationale : la bataille de la Somme outre-manche et la bataille de Verdun en France. La bataille de la Somme , opération conjointe des Britanniques et des Français, débuta le 1er juillet 1916 après une intense préparation d’artillerie qui avait duré une semaine et qui s’avéra peu efficace. En effet, lorsque les Britanniques (les soldats des îles britanniques et de tous les dominions de l’Empire) sortirent des tranchées, ils furent décimés par les mitrailleuses allemandes. Ce jour-là, près de 20 000 soldats britanniques trouvèrent la mort. Il leur fallu quatre mois pour atteindre l’objectif prévu pour la seule journée du 1er juillet, à 6 km en avant des lignes britanniques. Cette bataille fit au total 440 000 morts (1,2 million de tués, blessés et disparus), des deux côtés, plus qu’à Verdun. La bataille de la Somme, 1916 . Source: L'Histoire.fr La bataille de Verdun débuta le 21 février 1916 par une attaque allemande dans la région de Verdun parsemée de forts datant du XIXe siècle et qui gênait les Allemands car elle faisait saillant dans les lignes allemandes. L’attaque fut précédée elle aussi d’un intense préparation d’artillerie. Cependant, les Allemands ne progressèrent que d’une dizaine de kilomètres car la résistance de l’armée française, organisée par le général Pétain, fut plus forte que prévue. Chaque semaine, les camions français empruntant la "voie sacrée", la seule route qui permettait d'approvisionner Verdun, convoyaient 90 000 hommes et 50 000 tonnes de matériel. La bataille dura jusqu’au 18 décembre 1916. Elle ne se déroula pas comme les autres grandes batailles de la guerre. L’artillerie dévasta totalement le terrain et fit disparaître les trachées. Les combats au corps à corps étaient fréquents. Au cours de ces 300 jours de bataille, des deux côtés, 300 000 hommes perdirent la vie et 400 000 furent blessé. En France, cette bataille reste emblématique de la Première Guerre mondiale car tous les régiments français y combattirent. Selon le principe du « tourniquet » instauré par Pétain, les unités de l’armée française ne montaient en ligne qu’une seule fois à Verdun. Comme elles revenaient décimées de la bataille, elles étaient ensuite affectée ailleurs, recomposées avec des morceaux d'autres unités elles aussi décimées et remplacées à leur tour par des unités venues d'autres parties du front. La bataille de Verdun, février-décembre 1916 . Source: L'Histoire.fr C’est seulement avec l’utilisation systématique des avions de reconnaissance et des chars de combat et avec l’apport des troupes américaines que les Alliés parvinrent à mener des offensives efficaces à partir de l’été 1918. Les Anglais avaient misé sur sur le char lourd Mark à partir de 1916. Les Français avaient testé des chars mi-lourds Schneider et Saint-Chamond mais développèrent surtout les chars légers Renault FT 17 qui jouèrent un rôle essentiel en 1918. Document : Des soldats américains conduisant des chars Renault FT 17 en Argonne (septembre 1918). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:American_troops_going_forward_to_the_battle_line_in_the_Forest_of_Argonne._France,_September_26,_1918._-_NARA_-_530748.jpg Entre les combats, les soldats devaient surveiller le no man’s land , se protéger des tirs adverses, entretenir les tranchées qui s’effondraient régulièrement sous les bombardement et sous la pluie, aller chercher le ravitaillement à l’arrière, et attendre dans l’angoisse l’ordre d’attaquer. On sait que les conditions d’hygiène étaient déplorables : les soldats vivaient dans la boue et la puanteur, parfois parmi les cadavres de leurs camarades, au milieu des puces, des poux et des rats. Les scientifiques ont identifié récemment de nombreuses maladies parasitaires sur des ossements de soldats, attestant d’une hygiène alimentaire déplorable liée à la mauvaise qualité de l’alimentation et à la consommation d’eau infectée. On a longtemps cru que le terme « poilu » référait au fait que les soldats français ne pouvaient pas se raser lorsqu’ils étaient en première ligne. En réalité, ce mot d’argot désignait les hommes forts et solides, leur virilité étant attestée par leurs poils, selon un stéréotype de genre. Rappelons que l’uniforme des soldats français a évolué au cours de la guerre. A partir de 1915, les soldats obtinrent des uniformes plus adaptés à la réalité des combats : une capote bleu horizon pour se protéger des intempéries et moins visible que l’uniforme précédent doté d’un pantalon rouge, à la place de la casquette un casque Adrian en métal pour protéger la tête des projections de pierres, un fusil Lebel, des cartouchières et une baïonnette, des grenades, et un paquetage de près de 30 kg. Plus tard vint le masque à gaz. Documents : Uniformes de l'armée française : à gauche, jusqu'en 1915, à droite à partir de 1915. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Uniformes_de_l%27Arm%C3%A9e_fran%C3%A7aise Les historien·nes désignent les conditions effroyables dans lesquelles se trouvaient les combattants par l'expression de " violence de guerre " : la violence subie par les combattants plongés dans des conditions de combat atroces et supposant un mépris absolu de la vie humaines, mais aussi la violence qu'ils pouvaient infliger eux-mêmes lors des combats. Aujourd'hui, les historien·nes évoquent davantage l' expérience combattante , terme qui recouvre ce que les soldats ont subi et fait, mais aussi ce qu'ils ressentirent et la manière dont ils l'exprimèrent. C'est pourquoi les divers écrits des soldats constituent toujours une source essentielle pour se faire une idée, certes très réduite et insuffisante, de cette expérience. Document : Un combattant de Verdun au repos . Photographie de presse. Agence Meurice. Source : Un combattant de Verdun au repos : [photographie de presse] / Agence Meurisse | Gallica (bnf.fr) 2.2 Le rôle de la correspondance avec les proches Les soldats entretenaient une correspondance suivie avec leurs proches (quatre millions de lettres par jour des familles vers les soldats, deux millions dans l’autre sens dans l’armée française). L’envoi d’une lettre attestait que le mari, le père, le fils était toujours vivant. Un retard dans la réception d’une lettre provoquait toujours une grande angoisse dans les familles. Les lettres permettaient aux époux de maintenir des liens intimes, elles permettaient d’échanger sur la conduite de la ferme, de la boutique ou de l’atelier, sur les dépenses du ménage, la santé et la scolarité des enfants. Dans ces lettres, les soldats évitaient de raconter l’horreur des combats et des bombardements, ou bien ils l’évoquait de manière humoristique, afin de ne pas inquiéter leur famille. Ils s’étendaient longuement sur les aspects les moins angoissants : la boue, les rats, les poux, la faim, la soif, etc. Les familles envoyaient également des colis de nourriture, de linge, de tabac (près de 200 000 par jour dans l’armée française). Les lettres citées ci-dessous montrent différentes attitudes. Le futur écrivain Jean Giono cherchait constamment à rassurer ses parents âgés, même lorsqu’il combattait en première ligne à Verdun. Les lettres du médecin militaire René Prieur à son père étaient plus réalistes. Comme il était médecin, il se trouvait en deuxième ligne et prodiguait les premiers soins aux poilus. Il avait moins besoin de rassurer son père qui le savait moins exposé. Documents : Quelques lettres de Jean Giono adressées à ses parents Le 24 juin 1916 Mon cher vieux papa et ma petite maman J’ai reçu aujourd’hui ta lettre du 21 dans laquelle maman me souhaitait une bonne fête. Vous devez avoir reçu ma lettre qui la souhaitait à papa. Le temps continue à être très beau. J’avais quelques poux, mais depuis que j’ai la lavande et le camphre ils sont partis : on est obligé avec ces sales bestioles d’employer les procédés boches, gaz asphyxiants et lacrymogènes ! Dans les champs au soleil, tu en vois qui font la chasse à l’arme blanche. Ils se mettent nus jusqu’à la ceinture et quand ils en trouvent un, ils l’écrasent entre deux ongles. Ça, c’est comme qui dirait l’attaque à la baïonnette. Mes meilleures caresses, mes deux chéris Jean Le 12 août 1916 Mon cher vieux papa et ma petite maman Je pars ce soir pour la petite tournée dans je vous ai parlé : une petite balade. Donc, pas de mauvais sang si je reste quelques jours sans écrire à partir d’aujourd’hui. Je ne cesserai quand même pas e penser à vous. Quant à vous, écrivez-moi toujours. Caresses du fiston Jean [Dans la nuit du 12 au 13 août 1916, le 2e bataillon du 140e RI auquel appartient Jean Giono monte en ligne en avant de la batterie de l’Hôpital, au fort de Vaux, à Verdun] Le 13 août 1916 Mon cher vieux papa et ma petite maman chérie A tout hasard, je confie cette carte-lettre aux cuistots qui vont à l’arrière de la colonne et qui peut-être rencontreront le vaguemestre. Je ne sais pas si elle arrivera, mais si oui, elle contiendra toutes mes meilleures caresses et mon amour pour vous. J’espère que vous êtes en bonne santé, comme moi d’ailleurs. Si vous me voyiez, vous ne reconnaîtriez plus le Janno qui s’habille le dimanche, qui demande un col propre et qui gueule comme un ours quand il n’est pas de la forme voulue. Je suis sale comme vingt-huit cochons. La sueur mélangée à la poussière forme avec ma barbe un masque abominable sur mes traits. Et malgré tout on est heureux comme des oiseaux et cela ne nous empêche pas de chanter « Tipperary » et de rigoler de nos gueules. Votre fiston qui vous aime Giono Aux Armées, le 21 mai 1918, 8 heures du soir Mes deux vieux et chéris et cher oncle Cette fois, j’ai mon quart de meilleure heure et je vais pouvoir dormir profondément cette nuit malgré cafards et grenouilles. Le temps s’est remis au beau et nous sommes un peu moins décimés par la « fièvre des Flandres ». Ma santé continue à être excellente. Hier, sur huit hommes dont se compose notre poste, nous restions trois valides. Le reste était en train de grelotter de fièvre dans la cave. Quant à moi, tant que j’ai le ventre tendu, c’est tout ce que je demande. C’est surtout les gros gaillards qui sont atteints de ces fièvres. Ils sont vite descendus. Il est vrai que ce n’est pas dangereux et que deux jours après, ils sont sur pied. Aujourd’hui nous avons eu une petite séance récréative d’obus à gaz, de fusants et de percutants (l’oncle vous expliquera tous ces termes techniques). On se serait dit au 14 juillet sur la place du Terreau sous le feu d’artifice. Mais les Boches sont plus bêtes que méchants et ils ne nous ont pas émotionnés. Il est vrai que notre sape a sept mètres de rondins et de terre par-dessus et que cela, c’est déjà quelque chose (…). Grosses caresses à tous trois Jean Giono. Source : Jean Giono (2015). Lettres de la Grande Guerre 1915-1919. Revue Giono , Hors-série, 2015. Association des Amis de Jean Giono Documents : Lettres du médecin militaire René Prieur à son père, les 22 et 23 février 1916, à Verdun. Source : https://www.lemonde.fr/histoire/visuel/2016/02/21/verdun-c-etait-une-boucherie-inouie_4869124_4655323.html 2.3 Une guerre industrielle Il était nécessaire de produire une masse toujours plus considérable d'armements pour alimenter le front. Dans tous les pays, les Etats organisèrent l'économie en fonction des impératifs militaires. Cet aspect conduit à étudier ce que l'on nomme la guerre totale, une guerre qui engage la totalité des populations et des ressources pour les productions de guerre. En France, les industries automobiles se reconvertirent. Les usines Peugeot à Montbéliard réorganisèrent leur production (automobile, camions, cycles, quincaillerie) en fonction des besoins de l'armée. André Citroën, polytechnicien et ancien directeur d'une usine d'engrenages, persuada le gouvernement de financer la construction d'une vaste usine de production d'obus sur le quai de Javel, dans le 15eme arrondissement de Paris. Par le travail à la chaine, il fit passer la cadence de production de 5 000 obus par jour en 1915 à 40 000 par jour en 1918. Bien entendu, après la guerre, il garda le bénéfice de cette usine. Les usines Panhard et Levassor de Paris se lancèrent dans la production d'obus. Le tableau ci-dessous fournit quelques statistiques sur les usines Renault de Billancourt : la surface des usines et le nombre d'ouvriers (dont un quart de femmes) s'accrut considérablement, tandis que les productions de guerre, les camions, les obus puis les tanks l'emportèrent au détriment de la production de voitures. Document : la production de l'industrie de guerre française entre 1914 et 1918 300 millions d'obus 6,3 milliards de cartouches 2,375 millions de fusils 315 000 mitrailleuses 17 350 pièces d'artillerie de campagne 6 750 pièces d'artillerie lourde 3 870 chars 51 000 avions 90 000 moteurs d'avions 40 000 tonnes de gaz de combat Source: N. Beaupré (2012/2019) . 1914-1945 Les grandes guerres . Histoire de France, rééd. Folio, p. 173. Cette production de guerre coutait très cher. En France, les dépenses publiques passèrent de 5 milliards de francs-or en 1913 à 54 milliards en 1918. Ces dépenses furent financées par l'émission de bons du trésor renommés "emprunts de la défense nationale" et par des emprunts auprès es Etats-Unis. L'impôt sur le revenu, instauré par la loi du 15 juillet 1914 (donc sans lien avec la guerre que l'on ne prévoyait pas à cette date) ne fut pas tout de suite mis en œuvre pour éviter d'imposer une nouvelle épreuve aux ménages. Il entra en vigueur le 15 janvier 1916, lors de la parution du décret d'application de la loi. En même temps fut mis en place un impôt de 50 % puis de 80 % sur les bénéfices de guerre, visant ceux que l'on nommait les "profiteurs de guerre", les industriels enrichis par la vente d'armements à l'Etat. Cette économie de guerre était dirigée par le Ministère des armements, dirigé par le socialiste Albert Thomas puis par Louis Loucheur à partir de 1917. Ce ministère planifiait les productions, répartissait les matières premières et les financements. 2.4 La place des femmes dans la guerre On a longtemps affirmé que la guerre avait marqué l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié. Cela concerne surtout les femmes de la bourgeoisie qui se firent marraines de guerre ou infirmières. Les femmes du peuple ont toujours travaillé dans les champs, dans les boutiques ou les usines. Elles représentaient déjà plus du tiers de la population active en France avant 1914. Cependant, près de 400 000 ouvrières travaillaient dans les industries d'armement en 1918. On a longtemps affirmé également que la guerre avait contribué à l’émancipation des femmes. Certes les mères de famille purent exercer l’autorité parentale exclusive en l’absence de leur mari parti au front. Mais les femmes employées dans les industries d’armement occupaient les postes les plus subalternes et les plus dangereux, les postes de contremaîtres étaient occupés par des ouvriers revenus du front dès 1915 car leurs compétences étaient nécessaires à la production des armements. Ils avaient le statut d'affectés spéciaux militaires et le droit de grève leur était interdit. Même si elles accédèrent au secteur de la métallurgie qui leur était peu accessible jusque là, les femmes étaient considérées comme des « remplaçantes » par les syndicats ouvriers. Elles étaient d’ailleurs affublées de noms qui seraient considérés aujourd’hui comme sexistes : les « munitionnettes » travaillaient dans les industries d’armement, les « midinettes », qui sortaient de leur atelier à midi pour déjeuner, travaillaient à la confection des uniformes. Usine Citroën du quai de Javel dans le 15e arrondissement : la finition des obus de 75. Source : Citroën Héritage Dès le 13 novembre 1918, le ministre de l'armement décida de les licencier : il n'était plus nécessaire de produire des armes et il fallait donner du travail au soldats qui allaient être démobilisés. Par exemple, en quelques mois, les effectifs de l'usine Citroën du quai de Javel passèrent de 11 700 ouvriers (dont 6 000 femmes) à 3 300 ouvriers (et plus aucune femme). Certes, après la guerre, les métiers de l’industrie taylorisée et du secteur tertiaire se développèrent et se féminisèrent. Mais le conservatisme l’emporta : les femmes française n’obtinrent toujours pas le droit de vote et la loi de 1920 sanctionna durement l’avortement. De même, les pensions versées aux veuves de guerre furent gelées à partir de 1925 si ces dernières osaient se remarier : elles étaient considérées comme infidèles à la mémoire de leur mari mort pour la France... Face aux masses anonymes de femmes qui travaillèrent durement dans les industries d’armement, le rôle de Marie Curie (1867-1934) est de plus en plus mis en avant. Prix Nobel de physique en 1903 pour la découverte de la radioactivité et prix Nobel de Chimie en 1911 pour ses travaux sur le radium, elle mit en œuvre des ambulances radiologiques surnommées par les soldats « les petites Curies ». A partir de 1916, ces véhicules de tourisme équipés d’appareils radiographiques pouvaient se rendre au plus près des champs de bataille pour réaliser des radiographies des blessés et déterminer l’emplacement des éclats d’obus et des balles dans leur corps. Les radios permettaient de décider si le blessé devait être opéré sur le champ ou si son état permettait d’attendre son transfert vers un hôpital de campagne. On estime que cette innovation sauva la vie de très nombreux poilus. Une voiture radiologique installée. Source: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6932587z/f1 Schéma d'une "petite Curie" typique. Un tube placé sous la table et alimenté par la batterie du moteur émettait des rayons X, ce qui permettait au médecin radiologiste d'observer le patient par dessus, à travers une lunette spéciale. Source : https://benjaminstrickler.blogspot.com/2013/09/la-petite-curie.html 3. Un conflit mondialisé 3.1 Les soldats et les travailleurs coloniaux La mondialisation que nous vivons depuis les années 1990 a contribué à mettre au premier plan des préoccupations des historien·nes la dimension mondiale de la Première Guerre mondiale. La guerre ne se réduisait pas aux lignes de front en France, en Russie et dans les Balkans. La planète entière fut impliquée d’emblée dans le conflit car l’économie était déjà globalisée au début du XX siècle. Cette conception rompt avec la vision traditionnelle d’une guerre d’abord européenne puis progressivement mondiale. En fait, la guerre fut d’emblée mondiale car elle intervenait dans la cadre d’une économie déjà très mondialisée. C’est en fonction de cette optique que la mondialisation de la guerre est étudiée aujourd’hui. Sur ce point, on consultera avec profit : https://histoire-image.org/albums/troupes-coloniales-0 Les colonies britanniques et françaises en Afrique et en Asie fournirent près de 2,5 millions de soldats coloniaux et de travailleurs coloniaux (dont 1,7 millions d’Asiatiques) pour alimenter les industries d’armement en main d’œuvre. Les colonies françaises fournirent environ 600 000 soldats (48 % de Maghrébins, 30 % d’Africains, 15 % d’Indochinois et de Malgaches) et des centaines de milliers de travailleurs coloniaux (Algériens et Indochinois surtout). Cet apport avait été prévu et théorisé plusieurs années auparavant pour justifier la colonisation. Dès 1910, le général Mangin avait forgé la notion de « force noire » pour désigner les tirailleurs sénégalais. Bien entendu, ces soldats n’étaient pas volontaires et des révoltes éclatèrent régulièrement contre les enrôlements forcés en Algérie, dans le Mali, le Burkina-Faso et le Bénin actuels. Ils furent souvent engagés en première ligne et leur taux de perte fut équivalent à celui des Français de métropole. Toutefois, leurs pertes augmentèrent en 1918 afin d’« épargner le sang des Français », comme l’a dit Clemenceau. Les Français firent également appel à 140 000 travailleurs chinois. Document : Bataillon de tirailleurs annamites , près de Villers-Bretonneux (Somme), le 6 mai 1918. BDIC Source : https://lejournal.cnrs.fr/billets/premiere-guerre-mondiale-ces-asiatiques-venus-au-fron Document : Carte postale montrant le passage de l’armée d’Afrique à Amiens, 1915. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:INCONNU_-_La_Guerre_1914-1915_-_AMIENS_-_Le_passage_de_l'arm é e_d'Afrique_-_185_RP_Paris.JPG Document: Ouvriers annamites travaillant dans une usine d'armement française, au côté des ouvrières . Roger Viollet. Source : https://lejournal.cnrs.fr/billets/premiere-guerre-mondiale-ces-asiatiques-venus-au-front Les Britanniques mobilisèrent près d'un million d’Indiens qui servirent en France, en Afrique et au Moyen Orient. Document : Soldats hindous à la gare du Nord , Paris, octobre 1914. BDIC Fonds Valois. Source : https://lejournal.cnrs.fr/billets/premiere-guerre-mondiale-ces-asiatiques-venus-au-front Les Britanniques mobilisèrent également les soldats des Dominions (les colonies peuplées de populations européennes et jouissant d’une relative autonomie politique) : Canada, Afrique du sud, Australie et Nouvelle Zélande. Les troupes de l’ANZAC ( Australia and New Zeland Army Corps ) débarquèrent notamment à Gallipoli le 25 avril 1915, lors de l’offensive franco-britannique sur le détroit des Dardanelles. Si cette opération fut un échec particulièrement cuisant et sanglant, l’événement fut très vite considéré comme fondateur pour les deux nouvelles nations qui commémorent toujours aujourd'hui l’ANZAC Day. Sur la mémoire australienne de cet événement, on pourra voir avec intérêt le film Gallipoli de Peter Weir (1981), qui offrit son premier rôle à Mel Gibson. Document : La Première Guerre mondiale à l’échelle planétaire. Source : https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a53158#&gid=1&pid=1 L’arrivée dans la métropole de soldats et de travailleurs coloniaux eut de nombreux effets. Elle contribua à modifier l’image des Africains présentés auparavant comme des guerriers cannibales redoutables. Ils étaient désormais perçus comme de bons soldats plutôt sympathiques. Le racisme ordinaire changea de forme et se teinta de paternalisme, comme en témoignent les publicités pour le Banania (aliment à l'origine à base de farine de banane et de cacao), exhibant un tirailleur sénégalais (terme générique pour désigner tous les Africains et les Antillais recrutés dans l’armée française) parlant « petit nègre ». Le portrait stylisé de ce personnage figure toujours sur les emballages de Banania. Les soldats français échangèrent avec les soldats maghrébins. Certains mots empruntés à la langue arabe (gourbi, guitoune) enrichirent l’argot militaire. Les mains de Fatma intégrèrent l’arsenal de porte-bonheurs dont les poilus étaient friands. Document : Y’a bon Banania. Publicité pour le Banania. Paris, BnF Source : https://www.photo.rmn.fr/archive/12-564761-2C6NU027N4VX.html Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/y-bon-banania Le point de vue des colonisés changea également. La guerre fut l’occasion pour eux de découvrir la métropole. Les ouvriers algériens, chinois et vietnamiens rencontrèrent des ouvrières et des ouvriers très différents des colons. Certains (l'Algérien Messali Hadj, le Vietnamien Ho Chi Minh par exemple) s’engagèrent dans le mouvement syndical et politique avant de devenir de grands dirigeants indépendantistes. De même, l’idée de liberté politique fit son chemin chez les soldats des colonies, qui avaient consenti de très lourds sacrifices dans les tranchées et qui avaient découvert que les armées des métropoles n’étaient pas invincibles. Bien entendu, rien ne changea à leur retour dans leur colonie. 3.2 Les flux mondiaux d’animaux La mondialisation passa également par des flux d’animaux. Il est important d’envisager également la mondialisation du point de vue des animaux transportés par millions, vivants ou sous forme de viande congelée, sur des centaines ou des milliers de kilomètres pour nourrir les Européens ou pour servir d’auxiliaires sur les champs de bataille. Dix millions d’équidés, 100 000 chiens, 200 000 pigeons furent enrôlés dans la guerre pour le transport, la surveillance, la transmission de nouvelles. Les pays d’Europe ne pouvaient fournir un aussi grand nombre d’animaux. Il fallut donc s’approvisionner dans le reste du monde, notamment en ce qui concerne les équidés. Les armées française et britannique auraient employé 2,7 millions de chevaux dont 1,2 millions auraient été acheté aux États-Unis entre 1915 et 1917. La souffrance des chevaux sur les champs de bataille ajouta à la souffrance des hommes qui s’attachaient souvent aux chevaux et aux chiens qui leur étaient confiés. Source : https://www.chateaunantes.fr/thematiques/nantes-dans-la-premiere-guerre-mondiale/ L’économie de nombreux pays fut transformée par la participation à l’effort de guerre. L’exploitation de minerais en Amérique Latine ou en Asie fut accélérée. L’Argentine et l’Uruguay déforestèrent massivement leur territoire et développèrent l’élevage bovin pour en exporter la viande vers l’Europe . 3.3 Les flux de microbes : la grippe espagnole La pandémie de Covid-19 nous a rappelé la grande pandémie de la grippe espagnole (nommée ainsi car elle fut évoquée la première fois dans la presse espagnole) de 1918. Il semblerait que les premiers foyers d’infection apparurent dans des camps militaires du Kansas en avril 1918. Le virus fut véhiculé par les soldats américains sur les champs de bataille en France où son atteinte fut relativement bénigne, lors de la première vague en avril-mai 1918. Les soldats s’en remettaient en général au bout de trois jours. Cette pandémie, pas encore identifiée, est citée dans la dernière lettre de Jean Giono citée plus haut. La propagation du virus fut foudroyante et se répandit dans le monde entier en quelques mois. Une deuxième vague extrêmement virulente provoqua une mortalité effrayante entre août et novembre 1918. On en mourrait en trois jours. C’est elle qui, par exemple, emporta le poète Guillaume Apollinaire, le 9 novembre 1918. Une troisième vague, moins virulente se produisit lors de la démobilisation des soldats au printemps 1919. La pandémie provoqua sans doute la mort de 50 millions de personnes dans le monde (675 000 aux États-Unis, 450 000 en France, mais entre 12 et 17 millions en Inde). 4. Les objets de l’approche culturelle de la guerre 4.1 Les cultures de guerre L’étude des cultures de la guerre est privilégiée aujourd’hui par les historien.ne.s. Elle s’intéresse aux représentations, aux expériences et aux pratiques liées à la guerre. Elle permet d’approcher l’expérience combattante, l’expérience vécue du combat, de la mort et de la souffrance, telle qu’elle fut dite également par les témoins dans les lettres, les journaux de tranchées et diverses ouvrages. On s’intéresse aussi au sens donné par les combattants dans leurs discours à ce qu’ils subirent. Dans ce contexte, les historien·nes ont également étudié la violence de guerre qui s’exerça sur les populations civiles dans la Belgique et le nord de la France occupés et en Turquie, par exemple, mais aussi celle qui s’exerça sur les combattants et celle que les combattants exercèrent. Au début des années 2000 en France, cette question fit l’objet de débats virulents entre les historien·nes. cherchant à comprendre pourquoi les poilus avaient tenu dans des conditions aussi épouvantables. Certain·es historien·nes défendaient la thèse du consentement : les poilus avaient tenu parce qu’ils avaient forgé une culture de guerre articulée à la religion et fondée sur le patriotisme et une haine profonde de l’adversaire, dans le cadre d’une brutalisation qui s’exerçait sur les soldats et que les soldats exerçaient eux-mêmes en donnant la mort. D’autres historien·nes défendaient plutôt la thèse de la contrainte : les poilus avaient tenu par la crainte des gendarmes, des tribunaux de guerre et des exécutions pour l’exemple (600 environ dans l’armée française, dont 200 en 1914, car il fallait réduire à l'obéissance des citoyens éduqués dans le respect des droits humains ), mais aussi à cause du bourrage de crâne entretenu par les journaux, et par la pression de la société qui stigmatisait les lâches et les déserteurs. Ce débat franco-français semble aujourd’hui atténué. Désormais, les historien·nes s’intéressent davantage à la culture matérielle. Elles et ils portent par exemple un grand intérêt à l’ artisanat des tranchées conçu comme un objet central des cultures de guerre. Lorsqu’ils avaient du temps libre, les soldats tentaient de se changer les idées en fabriquant des objets à partir de matériaux de récupération. Ces soldats, paysans et ouvriers dans le civil, disposaient d’une expérience et d’une habileté manuelle dans le travail du bois et du métal. Ils avaient l’habitude de récupérer, réparer, transformer les objets du quotidien. Ils fabriquaient des objets fonctionnels (lampes à huile, briquets) à partir de cartouches, de douilles d’obus, de corps de grenade, de boites de conserves, etc. Ils s’adonnaient parfois à des productions plus artistiques : instruments de musique, vases, bijoux, etc. La violence de la guerre et la présence constante de la mort et de la souffrance provoquèrent également un retour vers la foi, ce qui explique la fabrication de très nombreux crucifix et objets de culte. Ces objets, conçus comme des représentations de la guerre, comme des pratiques et des témoignages de l’expérience combattants, se trouvent désormais au centre de ce que les historien·nes nomment les cultures de guerre. Briquet (à droite) Lampe à huile réalisée à partir d'une grenade (ci-desous) Source : Textes et documents pour la classe n° 1024. Sur l'artisanat des tranchées on consultera avec profit : https://histoire-image.org/etudes/artisanat-tranchee Mais la notion de cultures de guerre englobe également l’étude du deuil, de la mémoire de la guerre et de la façon de la représenter. 4.2 Le deuil et la mémoire La Première guerre mondiale provoqua environ 10 millions de morts militaires et presque autant de morts civiles. L’étude du rapport à la mort et au deuil fait partie de l’approche culturelle de la guerre. Le tableau indique la répartition des morts militaires par pays. Le nombre de mutilés est difficile à établir (entre 10 000 et 15 000 gueules cassées et près d’un million d’invalides en France), et il faudrait également pouvoir tenir compte des victimes civiles de la guerre. Sans compter le nombre de parents inconsolables. On sait que la pire chose qui puisse arriver à un être humain, c’est la perte de son enfant. Ce traumatisme fut vécu par des dizaines de millions de parents dans le monde entier. On a longtemps négligé le poids psychologique du deuil dans les sociétés des années 1920 et 1930. Les soldats morts à la guerre étaient des hommes parfois très jeunes, des maris, des pères de familles et des fils. Le conflit produisit quatre millions de veuves (600 000 en France) et six millions d’orphelins dans toute l’Europe. Pour faire le deuil de tant de disparitions, mais aussi pour forger une sorte d’unanimité dans la douleur qui permettait d’éviter toute remise en cause des immenses sacrifices imposés aux populations, les États organisèrent de nombreux types de commémorations . Le 11 novembre 1920, furent inhumés deux soldats inconnus, incarnant l’ensemble des morts de la guerre, l’un à Londres, l’autre à Paris, sous l'Arc de Triomphe. Dans les années qui suivirent, des soldats inconnus furent inhumés dans tous les pays d’Europe, à l’exception de la Russie soviétique et de l’Allemagne vaincue. En France, le 11 novembre devint une fête nationale fériée en 1922. De même, les monuments aux morts , avec leurs listes de noms, servirent à faire le deuil des défunts dans chaque commune alors que leurs dépouilles reposaient au loin, dans les nécropoles proches des champs de batailles. La France compte 38 000 monuments aux morts et la Grande Bretagne en compte 33 000. Parallèlement, de grandes nécropoles furent fondées à proximité des champs de batailles. Les corps des combattants, enterrés à la sauvette dans des cimetières de fortune pendant la guerre ou retrouvés sur les anciens champs de bataille, furent rassemblés dans de vastes cimetières. Mais, bien souvent, dans le meilleur des cas, il ne restait d’eux que quelques ossements. L’ossuaire de Douaumont fut inauguré le 7 août 1932 par le président de la République, Albert Lebrun. Il rassemble les restes de 130 000 soldats inconnus, français et allemands disparus dans la bataille de Verdun. Face à l’ossuaire, la nécropole rassemble 16 142 tombes de soldats français que l'on a pu identifier, dont un carré musulman de 592 tombes. Document : Le cimetière et l' ossuaire de Douaumont à Verdun(Meuse). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:0_Verdun_-_Cimetière_de_Douaumont_(1).jpg Le monument de Thiepval dans la Somme fut inauguré le 1er août 1932 par le président de la République et le prince de Galles. Il est dédié aux soldats britanniques morts lors de la bataille de la Somme en 1916. Sur les voûtes intérieures du monument sont inscrits les noms de 72 000 soldats disparus, dont on n’a pas retrouvé le corps. Au pied du monument, se trouvent 300 tombes de soldats britanniques et de 300 soldats français. Encore aujourd'hui, les Britanniques se rendent très nombreux sur ce site chaque 1er juillet, anniversaire du premier jour de la bataille de la Somme. Document : I nauguration du mémorial de Thiepval (Somme), le 1er août 1932. Source : https://www.historial.fr/musee-de-collection-peronne/collection/objets-du-mois/inauguration_thiepval/ Dans les deux cas, le déséquilibre est immense entre le nombre de soldats "disparus" et celui des soldats dont on a retrouvé le corps et qui reposent dans une tombe individuelle. On pense que 50 % des corps ont totalement disparu, pulvérisés par les obus. Cette proportion indique la violence et l’horreur des combats. Pensons également à la difficulté des famille à faire leur deuil quand il ne reste rien de leurs défunts. 4.3 L’histoire environnementale de la guerre Depuis quelques années, en lien avec l’inquiétude climatique, une nouvelle génération d’historien.ne.s développe le champ de l’histoire environnementale qui permet de développer un autre type de mémoire de la guerre. Après la guerre, on prit conscience de l’ampleur des dégâts occasionnés sur les territoires par les combats et les bombardements. En France, la « zone rouge », la zone du front, était considérée comme irrémédiablement détruite et chimiquement polluée par les explosifs. On considère en effet que chaque mètre du front occidental reçut environ 3 tonnes d'obus. Après la guerre, des travailleurs coloniaux furent employés au péril de leur vie à recueillir les obus non explosés. Une grande partie fut détruite, mais on découvre actuellement des sites de stockage oubliés d’obus non détruits. Les historiens des sciences s’intéressent également au devenir des industries chimiques après la guerre. La filiation a été établie entre les gaz de combat et les pesticides qui sont également des neurotoxiques, mais aussi entre les d’explosifs et les engrais qui utilisent les mêmes bases chimiques, tel le nitrate d'ammonium. La reconversion après la guerre de l’industrie produisant des gaz de combat et des explosifs contribua au développement d’une agriculture employant des produits phytosanitaires et des engrais chimiques. D’une certaine manière, l’agriculture productiviste actuelle est l’héritière des industries chimiques de la Première Guerre mondiale. 4.4 Représenter la guerre Une autre dimension de l’approche culturelle de la guerre est celle de l’étude de la représentation de la guerre . Sur ce point, on consultera avec profit : https://histoire-image.org/etudes/photographier-grande-guerre mais aussi : https://histoire-image.org/etudes/reconstituer-guerre-1914 Un certain nombre de photographies ont pu être prises lors des combats, grâce au perfectionnement technique des appareils photographiques qui devinrent moins encombrants. Toutefois, il convient d’être attentif au sujet des photographies de la Première Guerre mondiale, notamment quand elles prétendent représenter des assauts. A ce moment là en effet, il n’y avait pas de photographes dans les tranchées et les soldats qui attendaient l’ordre de sortir de la tranchée pensaient à autre chose qu’à prendre des photographies. Par exemple, la photographie suivante figura longtemps dans les manuels scolaires pour illustrer un assaut lors de la bataille de la Somme. Sa qualité formelle fit sa célébrité : la disposition des différents groupes de soldats permet de visualiser le mouvement de sortie de la tranchée, alors que l’image est fixe. En fait on sait que cette photographie fut prise lors d’un exercice militaire, comme l’indique sa légende restituée . Document : Soldats canadiens partant à l’assaut lors d’un entraînement de mortiers de chantier. ( MIKAN 3206096 ). Source : https://ledecoublogue.com/2014/11/07/photos-de-la-premiere-guerre-mondiale-partie-i-le-bureau-canadien-des-archives-de-guerre/ Le développement de la photographie questionna également la place du dessin et de la peinture. Certains artistes produisirent des œuvres réalistes qui tentaient encore de rivaliser avec la photographie, tel le peintre breton Mathurin Méheut (1882-1958). Document : Mathurin Méheut : Tranchée, novembre 1914. Source : Jude, Elisabeth et Patrick (2004). Mathurin Méheut, 1914-1918. Des ennemis si proches . Éditions Ouest-France. Ci-dessous : Mathurin Méheut : Cadavres de coloniaux. Bois de la Gruerie, août 1915. Source : Jude, Elisabeth et Patrick (2004). Mathurin Méheut, 1914-1918. Des ennemis si proches . Éditions Ouest-France. D’autres artiste pensaient que la peinture réaliste ne pouvait pas rendre compte de l’horreur de la guerre. Le peintre suisse Henri Valloton opta pour des représentations moins réalistes, insistant sur les couleurs et sur les formes. Document : Félix Valloton. Soldats sénégalais au camp de Mailly, 1917 . Beauvais, Musée départemental de l’Oise. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:F é lix_Vallotton-Soldats_s é n é galais_au_camp_de_Mailly-1917.jpg Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/tirailleurs-senegalais-guerre-1914-1918 Document : Felix Valloton. Verdun, tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz . 1917. Huile sur toile. Paris, Musée de l’Armée. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:F%C3%A9lix_Valloton-Verdun._Tableau_de_guerre-1917.jpg Commentaire détaillé sur : https://histoire-image.org/etudes/verdun Enfin, le peintre allemand Otto Dix (1891-1969) produisit une œuvre inscrite dans le courant expressionniste pour représenter l’horreur de son expérience de la guerre en tant que mitrailleur, notamment avec la série Der Krieg (1924) composée de cinquante estampes, et le Triptyque de la guerre (1932) conservé à l’historial de la Grande Guerre de Péronne. Source : La documentation photographique n°8137, p. 23. A l’inverse la représentation de la guerre fut également un outil de propagande belliciste qui banalisait l’horreur et la violence à des fins de « bourrage de crânes ». Cette expression familière désigne la diffusion de fausses nouvelles et de mensonges éhontés dans la presse. En voici quelques exemples : Document : Le « bourrage de crânes » dans des journaux français pendant la guerre « Ma blessure ? Ca ne compte pas... Mais dites bien que tous ces Allemands sont des lâches et que la difficulté est seulement de les approcher. Dans la rencontre où j'ai été atteint, nous avons été obligés de les injurier pour les obliger à se battre ». L'écho de Paris , « Récit d'un blessé », 15 août 1914. « L'inefficacité des projectiles ennemis est l'objet de tous les commentaires. Les shrapnells éclatent mollement et tombent en pluie inoffensive. Quant aux balles allemandes, elles ne sont pas dangereuses : elles traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure ». L'Intransigeant, 17 août 1914. « En Prusse orientale, l'armée russe a investi complètement Koenigsberg et s'est emparée d'Alenstein ; les troupes allemandes sont en retraite. En Pologne, à Petrokof, les Russes ont mis complètement en déroute trois escadrons allemands et une compagnie cycliste ». Le Petit Journal , 30 août 1914. « Les blessés soignés dans les trois ambulances de Nîmes sont tous dans un état des plus satisfaisants. Bon nombre pourront, selon leur désir, aller bientôt rejoindre leur corps ». Le Petit Journal , 30 août 1914. « Leur artillerie est comme eux, elle n'est que bluff. Leurs projectiles ont très peu d'efficacité et tous les éclats vous font simplement des bleus". Le Matin , « Lettre du Front », 15 septembre 1914. « Le rire des tranchées, c'est un rire exceptionnel. Il apaise la faim, il trompe la soif, il rassasie et désaltère. Qui rit dîne et le tour est joué ! Toute épreuve n'est pour le soldat qu'une récréation » . L'Intransigeant , octobre 1914. « Les cadavres des Boches sentent plus mauvais que ceux des Français ». Le Matin , 14 juillet 1915. « A propos de Verdun, nos pertes ont été minimes ». L'écho de Paris , février 1916. Le bourrage de crânes était également présent dans les publications pour les enfants qui devaient constituer la future relève. De nombreuses cartes postales, pas toujours de bon goût, mais aussi du matériel scolaire, attestent de l’intense propagande dirigée vers les enfants. Le matériel pédagogique était affecté par cette propagande, comme l’attestent les extraits de l’alphabet ci-dessous ainsi que les textes dictés aux élèves. Documents: Cartes postales (sans date). Coll. part. . André Héllé. Alphabet de la Grande Guerre 1914-1916 . Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5340429p/f5.item.zoom Documents : Extraits de cahiers de Cours moyen, année scolaire 1915-1916. Source: Bukier, Suzanne et Mérou, André, Les cahiers de la République. Promenade dans les cahiers d'école primaire de 1870 à 2000, Editions Alternatives, 2000, p. 72-73. 5. Le génocide des Arméniens La Première Guerre mondiale provoqua une élévation considérable du niveau de la violence contre les combattants et contre les populations civiles. Le pire fut sans doute atteint dans l’Empire ottoman avec le génocide des Arméniens . La catégorie juridique de génocide fut élaborée par le juriste Raphael Lemkin en 1943 aux États-Unis. Depuis les années 1930, il avait beaucoup travaillé sur le génocide des Arméniens car il cherchait à caractériser les crimes commis par les nazis contre les juifs en Europe. Peu utilisé lors du procès de Nuremberg, où on lui préféra la catégorie juridique de crime contre l'humanité , le crime de génocide est ainsi défini dans la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (Paris, 1948) : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesure visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfant du groupe à un autre groupe ». Cette définition met l’accent sur une volonté délibérée et manifeste d’extermination d’un groupe entier de population. Les Arméniens constituaient la minorité chrétienne la plus importante de la moitié Est de l'Anatolie, à proximité de la Perse et de la Russie. Les nationalistes turcs (nommés les "Jeunes-Turcs" par les Européens) au pouvoir à partir de 1908, développèrent un discours hostiles à toutes les minorités de l’Empire. Ils appelaient de leur vœux la constitution d’une nation turque "ethniquement" homogène, par la mise en œuvre de ce que l'on nomme parfois une "ingénierie sociale et démographique". En 1894-1895 et en 1909, les populations arméniennes, chrétiennes et parlant une autre langue que le turc, avaient déjà subi des massacres. Les Arméniens furent, contre toute logique, rendus responsables de la perte des territoires européens lors des guerres balkaniques de 1912-1913. L'engagement de l'Empire ottoman aux côtés de l'Allemagne, le 1er novembre 1914, donna l'occasion au mouvement Jeune-Turc de se débarrasser de « l’ennemi intérieur ». Les populations non-turques, kurdes, arabes, syro-chaldéennes mais surtout arméniennes, devaient être chassées d'Anatolie ou massacrées. La plupart des archives du génocide furent détruites, mais les historiens ont retrouvé des télégrammes qui permettent de reconstituer l'organisation du génocide. L'échec d'une offensive de l'armée turque contre la Russie (80 % des soldats, trop légèrement vêtus, moururent de froid et de faim avant d'avoir pu tirer un coup de fusil) fut imputée aux Arméniens accusés d'avoir trahi au profit des Russes. Un plan d’extermination des Arméniens fut alors décidé et mis en œuvre à partir de mars 1915 par les Jeunes-Turcs au pouvoir. Les hommes arméniens en âge de combattre, traitres potentiels car réputés proches de l'Empire russe, furent systématiquement massacrés. Ce fut ensuite le tour des intellectuels et des journalistes arméniens vivant à Istanbul, puis des notables locaux. A partir de l'été 1915, les femmes, les enfants et les vieillards furent déportés à pieds vers l'actuelle Syrie et l'actuelle Irak. Ils mourraient d’épuisement, de faim, de soif et de mauvais traitement lors de marches forcées sur de très grandes distances dans des contrées désertiques. Les rescapés de ces marches de la mort furent enfermés dans des camps dépourvus de ravitaillement. Au cours de l'année 1916, les survivants des camps furent systématiquement mis à mort à l'arme blanche. Sur les deux millions d’Arméniens vivant dans l’Empire ottoman en 1914, les deux tiers furent ainsi assassinés. Les rescapés se réfugièrent sur le territoire de l’actuelle Arménie, dans un grand nombre de pays et notamment dans le sud de la France. Document : Carte du génocide des Arméniens Source : https://www.lhistoire.fr/portfolio/carte-le-génocide-des-arméniens Hitler tira les leçons de ce génocide : il constata qu'il était possible de massacrer une grande quantité de personnes en peu de temps et sans rencontrer d’opposition majeure, malgré les nombreux témoignages publiés à l’époque. Document : L e corps de plusieurs Arméniens abattus lors du génocide des Arméniens. Photo publiée dans Ambassador Morgenthau's Story , ouvrage rédigé par Henry Morgenthau, publié en 1918. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambassador_Morgenthau%27s_Story_p314.jpg Aujourd’hui encore, la Turquie nie tout génocide des Arméniens. En France, la loi du 29 janvier 2001 reconnaît officiellement le génocide arménien. Jusqu’à une date récente, certaines personnes considéraient que ce massacre de masse ne pouvait constituer un génocide, en l’absence d‘une décision et d’un plan explicite d’extermination, conformément à la définition juridique du crime de génocide. Aujourd’hui, ce point ne fait plus débat depuis la publication de la circulaire du 24 avril 1915 signée par ministre de l’intérieur Talaat Pacha ordonnant l’arrestation et l'assassinat des élites arméniennes. Des télégrammes postérieurs, envoyés par le même Talaat Pacha aux gouverneurs locaux de l’Empire, déclenchèrent une extermination totale et systématique des Arméniens. Document : Un ordre d’extermination des Arméniens « Il a été précédemment communiqué que le gouvernement, sur l’ordre du djemièt, a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient plus faire partie de la forme gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ». Talaat Pacha, télégramme adressé à la préfecture d’Alep, 29 septembre 1915. Source : Documentation photographique n° 8127, p. 23. Conclusion
- La construction européenne
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale Références : Mots-clés Plan Marshall, OECE, Logique fédérale, Logique intergouvernementale, Alliance Atlantique, OTAN, Etats-Unis d’Europe, Conseil de l’Europe, CECRL, Convention européenne des droits de l’homme, Drapeau européen, Hymne européen Plan Schumann, Jean Monnet, CECA, CED, Traité de Rome, CEE, Libre-échange, De Gaulle, Politique de la chaise vide, Couple franco-allemand, Giscard d’Estaing, SME, ECU, Europe des 6, des 9, des 10, des 12, Convention de Schengen, Acte unique européen, ERASMUS, Communauté Européenne Chute du mur de Berlin, Réunification de l’Allemagne, Europe des 15, des 25, des 27, des 28, des 27, Brexit, Traité de Maastricht, BCE, Citoyenneté européenne, Euros, Union européenne, Traité de Lisbonne, Conseil européen, Conseil de l’UE, Commission européenne, Parlement européen, Cours de justice européenne. Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3, classe de CM2 (2020) Thème 3 - La France, des guerres mondiales à l’Union européenne - La construction européenne. L’élève découvre que des pays européens, autrefois en guerre les uns contre les autres, sont aujourd’hui rassemblés au sein de l’Union européenne. Extraits de la fiche EDUSCOL : Thème 3 - La France, des guerres mondiales à l’Union européenne Quels sont les points forts du thème pour l’enseignant ? La construction européenne Après le profond traumatisme provoqué dans le monde entier par l’ampleur des désastres et des crimes commis, la conception d’une éthique universelle se développe ; l’Organisation des Nations Unies, fondée en 1945, adopte le 9 décembre 1948 la Convention pour la prévention et répression du crime de Génocide et le 10 décembre 1948 la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme . Les droits de l’Homme sont d’ailleurs au fondement de la construction européenne. Le contexte de la guerre froide rend encore plus urgente la réconciliation franco-allemande : la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) qui regroupe en 1951 la France, la République Fédérale Allemande, l’Italie et le Benelux permet de régler le différend franco-allemand sur la Sarre. Une dynamique est lancée qui, malgré l’échec de la Communauté Européenne de Défense, enterrée en 1954, aboutit à la création du Traité de Rome fondant le Marché commun (1957). Un espace de paix et de coopération économique existe désormais, qui s’élargit à partir des années 1970. Devenu en 1992 l’Union européenne (UE) par le traité de Maastricht, il connaît des mouvements centripètes et centrifuges : l’Euro est mis en place comme monnaie fiduciaire en 2002, dans la majorité des pays, mais l’UE ne parvient pas à se doter d’une constitution commune en 2005 et le Royaume-Uni, entré en 1973, choisit de s’en retirer en 2016. Comment mettre en œuvre le thème dans la classe ? La construction européenne Cette partie du thème a un lien fort avec l’enseignement moral et civique (EMC). La rubrique « sensibilité » comprend une initiation aux « valeurs et symboles » de l’Union européenne, la rubrique « le droit et la règle » implique de faire découvrir aux élèves « les grandes déclarations des droits » - ce qui comprend la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 mais aussi la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (2000) qui renvoie à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1950. Toujours dans cette rubrique, il faut également présenter aux élèves la citoyenneté européenne. Des débats à visée philosophique pourront être engagés à partir des principes présents dans ces textes, afin de comprendre ce que l’on y affirme et ce que l’on veut éviter (ce qui renvoie à l’expérience des deux conflits mondiaux). Partir de la citoyenneté européenne, à laquelle on n’accède que par le biais de la citoyenneté nationale d’un des États membres de l’Union Européenne, permet de présenter celle-ci comme le fruit d’une coopération entre des États qui ont choisi d’exercer en commun certains domaines relevant de leur souveraineté. Les principales étapes de la construction européenne pourront être évoquées à partir par exemple de l’observation de cartes évolutives, d’une brève chronologie (1957 : traité de Rome ; 1992 : traité de Maastricht), en identifiant à chaque fois les États concernés et ce qu’ils mettent en commun, et en montrant ainsi que la construction de la paix s’est opérée par des coopérations concrètes. Introduction Le programme du cycle 3 présente la construction européenne comme une réponse aux deux guerres mondiales et comme le moyen d’éviter de nouvelles guerres sur le continent européen. C’est une vision un peu réductrice et un peu angélique. La fiche EDUSCOL est plus réaliste. Elle rappelle que la construction européenne fut d’abord un produit de la Guerre Froide : il s’agissait de renforcer l’Europe occidentale face au bloc soviétique, puis de construire un marché contribuant au développement économique des pays européens, selon la logique du libéralisme économique. L’histoire de la construction européenne est très complexe. Il est imprudent de l’envisager comme une histoire linéaire d’un regroupement de six à vingt-sept États et d’une construction d’un ensemble économique conduisant progressivement à une union politique. La construction européenne fut le fruit de nombreux tâtonnements, elle a subi de nombreuses crises. Surtout, elle résulte de l’application de divers projets contradictoires, ce qui explique ses errements encore aujourd’hui. Pour envisager cette histoire, nous articulerons deux concepts ( élargissement géographique et approfondissement des compétences) et deux conceptions de l’Europe ( Europe fédérale versus Europe des États , ou intergouvernementale). L’enseignement de ce chapitre est difficile. Avec les élèves, il faudrait suivre les orientations de la fiche EDUSCOL et articuler ce chapitre au programme d’EMC (Acquérir et partager les valeurs de la république). Il faudrait évoquer la citoyenneté européenne et les élections européennes, la monnaie unique, l’élargissement progressif de la construction européenne à l’aide de cartes et envisager les symboles de l’Europe (le drapeau, l’hymne européen, la devise européenne). Il est difficile d'en faire plus au cycle 3. Le chapitre qui suit permet d’expliciter les enjeux qui sous-tendent les réalisations concrètes de l’Europe. J’espère qu’il pourra éclairer un peu la lectrice ou le lecteur sur des enjeux qui nous concernent toutes et tous mais qu’il est parfois difficile d’appréhender. 1. Vers la construction européenne 1.1 Construire une Europe atlantique ? Les États-Unis peuvent être considérés comme les initiateurs de la construction européenne. C'est pourquoi il aurait été possible que la construction européenne se fasse directement sous l'égide des Etats-Unis, d'où le titre de cette sous-partie. Le 5 juin 1947, le Secrétaire d’État Marshall lança le plan Marshall ( European Recovery Program ) afin de financer la reconstruction de l’Europe dévastée par la guerre mais surtout afin que l’Europe de l’Ouest ne sombre pas dans la révolution communiste. Le plan Marshall constituait une application directe de la doctrine Truman de l’endiguement énoncée le 15 mars 1947 lors d’un discours qui est considéré comme le point de départ de la Guerre froide. Il fallait que l'Europe occidentale se renforce face au bloc soviétique. Le 16 avril 1948 fut créée l’Organisation Européenne de Coopération Économique ( OECE , qui devint l’OCDE en 1960). L’OECE regroupait au départ seize pays d’Europe de l’Ouest qui souhaitaient recevoir l’aide du plan Marshall, qui avait été refusée par les pays d’Europe de l’Est sous domination soviétique. L’aide du plan Marshall constituée de prêts et de dons de matériels d’un valeur totale de 12 milliards de dollars était attribuée en bloc à ces pays qui devaient la répartir entre eux. Document : la répartition de l’aide du Plan Marshall Source : https://www.alternatives-economiques.fr/y-a-70-ans-plan-marshall/00080237 Les États-Unis souhaitaient impulser de cette manière une coopération européenne susceptible de déboucher, qui sait, sur une fédération européenne selon le modèle américain (des institutions fédérales au-dessus des Etats membres de la fédération). Si les Français acceptèrent provisoirement cette logique fédérale, les Britanniques la refusèrent tout de suite. En conséquence, on n’alla pas plus loin que la répartition de l’aide du Plan Marshall et on ne mit en place ni une union douanière ni un programme fédéral de reconstruction européenne. Déjà s’affrontaient deux conceptions de la construction européenne : fédéraliste ou intergouvernementale . En 1949 fut conclue l’ Alliance Atlantique dirigée contre le bloc soviétique et conduisant à la mise en place de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord ( OTAN ) plaçant toutes les armées de l’alliance sous commandement intégré américain. 1.2 Quelle Europe construire ? Le 19 septembre 1946, l’ancien premier ministre britannique Winston Churchill prononça un discours à Zurich sur les « États-Unis d’Europe » qui devint vite célèbre. Comme cette expression ne l’indique pas, Churchill ne défendait pas un modèle fédéral de construction européenne, sur le modèle américain, mais défendait une « Europe des États », intergouvernementale, fondée sur la coopération entre des États souverains. Surtout, il désengageait le Royaume-Uni de ce programme en affirmant que cette Europe des États devait être portée par la France et par l’Allemagne, et pas par le Royaume-Uni qui devait rester tourné vers le Commonwealth. Document : extraits du discours de Zurich de Winston Churchill (19 septembre 1946) La grande république au-delà de l’Atlantique a compris avec le temps que la ruine ou l’esclavage de l’Europe mettrait en jeu son propre destin et elle a alors avancé une main secourable faute de quoi une sombre période se serait annoncée avec toutes ses horreurs. Ces horreurs peuvent d’ailleurs encore se répéter. Mais il y a un moyen d’y parer et si la grande majorité de la population de nombreux États le voulait, toute la scène serait transformée comme par enchantement et en peu d’années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vivrait aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui. En quoi consiste ce remède ? Il consiste à recréer la famille européenne, cela dans la mesure du possible, puis de l’élever de telle sorte qu’elle puisse se développer dans la paix, la sécurité et la liberté. Il nous faut édifier une sorte d’Etats-Unis d’Europe. Ce n’est qu’ainsi que des centaines de millions d’êtres humains auront la possibilité de s’accorder ces petites joies et ces espoirs qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. On peut y arriver d’une manière fort simple. Il suffit de la résolution des centaines de millions d’hommes et de femmes de faire le bien au lieu du mal, pour récolter alors la bénédiction au lieu de la malédiction (…). J’en viens maintenant à une déclaration qui va vous étonner. Le premier pas vers la création de la famille européenne doit consister à faire de la France et de l’Allemagne des partenaires. Seul, ce moyen peut permettre à la France de reprendre la conduite de l’Europe. On ne peut pas s’imaginer une renaissance de l’Europe sans une France intellectuellement grande et une Allemagne intellectuellement grande (...). Source : https://www.cvce.eu/obj/discours_de_winston_churchill_zurich_19_septembre_1946-fr-7dc5a4cc-4453-4c2a-b130-b534b7d76ebd.html#:~:text=Le%2019%20septembre%201946%2C%20le,la%20libert%C3%A9%20sur%20le%20continent Ce discours déboucha sur la tenue de la Conférence de La Haye, du 7 au 10 mai 1948. Celle-ci rassembla 775 délégué enthousiastes venus de 19 pays. Elle fut perturbée par les heurts entre les défenseurs d’une Europe fédérale et les défenseurs d’une Europe intergouvernementale. Cette conférence contribua malgré tout à la création du Conseil de l’Europe par le traité de Londres, le 5 mai 1949. Le Conseil de l’Europe rassemblait au départ dix États. Il était constitué d’une Assemblée parlementaire délibérative, installée à Strasbourg et composée de députés issus des parlements nationaux des États membres. Cette assemblée sert toujours de laboratoire d’idées sur la défense de la démocratie car elle est dépourvue de toute compétence politique (rôle dévolu aux États membres), militaire (rôle dévolu à l’OTAN) ou économique (rôle dévolu alors à l’OECE, aujourd'hui à l'UE). Parallèlement, le Conseil de l’Europe comprenait un Comité des ministres des affaires étrangères des pays membres. Le vote devait s’y effectuer à l’unanimité pour ne léser les intérêts d’aucun État membre. Il s’agit donc ici d’une instance intergouvernementale. Cette logique contradictoire entre l'Assemblée (fédérale) et le Comité des ministres (intergouvernemental) paralysa dès le départ le Conseil de l’Europe qui resta essentiellement un laboratoire d’idées au service de la défense de la démocratie, des droits humains et de la culture. Il continue à produire des normes, des réglementation et des chartes, telles que le Cadre Européen Commun de Référence pour l'enseignement des Langues ( CECRL ) en 2001. L’un de ses organismes majeurs est la Cour européenne des droits de l’homme qui siège depuis 1998. Elle sert à garantir le respect des droits humains pour tous les Européens, notamment le droit à bénéficier d’un procès équitable. De fait, cette cour sert comme ultime instance d’appel pour les justiciables européens, au-dessus des instances judiciaires nationales. Nous devons quelques réalisations au Conseil de l’Europe. En 1950, il publia la Convention Européenne des Droits de l’Homme . En 1955 il proposa le drapeau européen que nous connaissons toujours et qui fut officiellement adopté par le Parlement européen en 1985. Ce drapeau ne symbolise nullement l’Europe des Douze. Ses douze étoiles disposées en cercle sur fond d’azur symbolisent la perfection (le nombre douze comme les 12 heures de l’horloge ou les 12 mois de l’année) et l’unité (le cercle). En 1985, Le Conseil de l’Europe décida que l’ hymne européen serait l’Ode à la joie, extrait de la 9eme symphonie de Beethoven. Un petit problème : on avait choisi l’adaptation instrumentale réalisée en 1972 par Herbert von Karajan (qui toucha des droits d’auteur à chaque représentation de cet hymne), charismatique chef d’orchestre de l’orchestre philharmonique de Berlin de 1955 jusqu’à mort en 1989. On avait juste oublié que, Autrichien, il avait adhéré au parti nazi en 1935 par sympathie pour l’idéologie nazie et pour accélérer sa carrière de chef d’orchestre en Allemagne. Le Conseil de l’Europe était conçu au départ pour devenir la base d’une construction européenne. Cependant, paralysé par la contradiction du fédéralisme et de la logique intergouvernementale, et comme il n’avait aucune compétence économique, il resta à l’écart. Il regroupe aujourd’hui 46 États européens car les anciens États du blocs soviétique y ont été intégrés après la chute du bloc soviétique, à l’exception de la Biélorussie qui était restée une dictature. La Russie en a été exclue après l’agression contre l’Ukraine du 24 février 2022. Document : Les États membres du Conseil de l’Europe en 2022 Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_de_l%27Europe 1.3 Construire la « petite Europe » De nombreux intérêts divergents s'affrontèrent au tournant des années 1940 et 1950. Les États-Unis souhaitaient la création en Europe d’une vaste zone de libre-échange (sans droits de douane aux frontières) intégrant la RFA, créée en 1949, en tant qu'avant-poste occidental face au bloc soviétique. Les Français ne voulaient pas entendre parler du moindre accord avec la RFA car les souvenirs de l’occupation allemande restaient encore très douloureux au sein de la population française. Les Français craignaient également la concurrence de l’industrie allemande qui s’était très rapidement remise des destructions de la Seconde Guerre mondiale et qui aurait fragilisé l’industrie française alors mal en point. Les Français souhaitaient transformer l’OECE en une vaste zone de libre échange avec les Britanniques, tout en excluant la RFA. Mais les Britanniques, isolationnistes et tournés vers le Commonwealth, ne souhaitaient pas s’impliquer dans les affaires continentales, et encore moins aux côtés des Français. Pour essayer de contenter les Américains, les Français firent semblant de mettre en place des pseudo-zones de libre échange, dont la plus ridicule, nommée Fritalux (ça en s'invente pas !), aurait rassemblé la France, l’Italie et le Luxembourg. Les États-Unis menacèrent alors de suspendre l'aide du plan Marshall si des avancées significatives n’étaient pas engagées. C’est dans ce contexte de pressions américaines que Robert Schuman (ministre des affaires étrangères français, MRP, centre droit) proposa le 9 mai 1950 le Plan Schuman rédigé par Jean Monnet, le commissaire au plan français. Cette date, considérée par l’histoire officielle de l’Europe comme le point de départ de la construction européenne, est célébrée chaque année comme la « journée de l’Europe ». Document : Le discours de Robert Schuman, ministre des affaires étrangères, le 9 mai 1950 (extraits) La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu'une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d'une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L'Europe n'a pas été faite, nous avons eu la guerre. L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. L'action entreprise doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne. Dans ce but, le gouvernement français propose immédiatement l'action sur un point limité mais décisif. Le gouvernement français propose de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d'Europe. La mise en commun des productions de charbon et d'acier assurera immédiatement l'établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne, et changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes. La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. L'établissement de cette unité puissante de production ouverte à tous les pays qui voudront y participer, aboutissant à fournir à tous les pays qu'elle rassemblera les éléments fondamentaux de la production industrielle aux mêmes conditions, jettera les fondements réels de leur unification économique (...). Source : https://european-union.europa.eu/principles-countries-history/history-eu/1945-59/schuman-declaration-may-1950_fr Le plan Schuman conduisit à la mise en place de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier ( CECA ), le 18 avril 1951. La CECA regroupait six pays : la France (représentée par les démocrates-chrétiens Jean Monnet et Robert Schuman), l'Italie (représentée par le président du conseil démocrate-chrétien Alcide De Gasperi), la RFA (représentée par le chancelier chrétien-démocrate Conrad Adenauer), la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg. On parlait de « l’Europe des Six ». La CECA visait le développement du libre échange du charbon et de l’acier entre les six pays membres. En supprimant les droits de douane entre les six pays sur ces deux produits, on espérait en réduire le coût et la circulation pour faciliter la reconstruction puis le développement économique. Les dirigeants français pensaient également que la concurrence des aciers allemands allait contraindre les industriels français à moderniser leur appareil de production pour rester compétitifs. La CECA fut présentée aux Français comme un instrument du rapprochement franco-allemand exigé par les Américains et comme un moyen d'éviter une nouvelle guerre entre les deux pays. Mais elle se limitait au charbon et à l’acier, en évitant un libre échange généralisé à toutes les marchandises, qui aurait ruiné l’économie française. Cette institution fut la première institution internationale à accueillir la jeune RFA. La CECA obéissait à une logique fédérale. Elle était dirigée par une Haute autorité de 9 membres, indépendante des États, présidée par Jean Monnet et siégeant à Luxembourg. De même, la Cour de Justice de la CECA, destinée à dire le droit et à régler les litiges entre les États membres, était indépendante des États. L’Assemblée parlementaire était composée de 78 députés nommés par les parlements nationaux. Elle conseillait et contrôlait la Haute autorité. La seule instance intergouvernementale était le Conseil des ministres qui donnait les grandes orientations mais qui avaient peu à dire sur le fonctionnement de la CECA. De fait, la CECA fut une réussite et contribua au développement de l’industrie sidérurgique européenne. Document : les institutions de la CECA Source : https://www.touteleurope.eu/histoire/qu-est-ce-que-la-ceca/ Au même moment, les États-Unis, engagés dans la guerre de Corée, souhaitaient le réarmement de la RFA pour qu'elle soit capable de faire face militairement au bloc soviétique sur le continent européen. Il était inenvisageable que l’Allemagne reconstitue une armée indépendante sans le contrôle des autres pays européens. Jean Monnet proposa alors, en 1952, le projet de Communauté Européenne de Défense ( CED ), suivant le modèle de la CECA. On aurait créé un armée européenne fédérale dans laquelle auraient été fondus les soldats allemands, évitant ainsi de recréer une armée allemande de sinistre mémoire. La CED provoqua une crise politique majeure en France où les deux principales forces politiques d’opposition, les gaullistes et les communistes, ne voulaient pas entendre parler du moindre réarmement allemand, ni d'une armée fédérale dans laquelle se serait fondue l'armée française. Ce projet fut abandonné en 1954, après avoir causé en France la chute de plusieurs gouvernements de la Quatrième république. Cela n’empêcha pas que l’armée allemande fut reconstituée en 1955 à l’instigation des Américains, et intégrée à l’OTAN. Documents : Affiches favorables à la CED Documents : affiches du Parti communiste hostiles à la CED La construction européenne fut relancée ensuite pour aboutir à la création de la Communauté Économique Européenne ( CEE ). La CEE consiste en un approfondissement de la CECA par la mise en place d’un libre échange généralisé à toutes les marchandises et plus seulement au charbon et à l’acier. Le libre-échange fut effectivement réalisé en juillet 1968, lorsque les droits de douanes entre les pays membres furent totalement supprimés. En fait, l’échec de la CED a provoqué un repli de la construction européenne sur l’économie. Le projet des "Pères de l'Europe", dont Jean Monnet était donc de construire une Europe fédérale fondée sur l'économie, et selon une logique libérale, mais sans institutions politiques fédérales. Ils supposaient que la convergence économique qui résulterait du marché unique conduirait à une construction politique. Or, habituellement, les fédérations sont d'abord construites sur le plan politique afin que les institutions politiques se chargent ensuite d'organiser l'économie. Les Pères de l'Europe considéraient en outre qu'il fallait avancer progressivement et sans jamais susciter de larges débats démocratiques sur le sujet. Le choix de l'économie avant la politique et le rejet de larges débats et consultations démocratiques rendent compte du fait que l'Europe fut construite dans le dos des populations et des opinions publiques. Document: un buvard d'écolier en 1957 Le 25 mars 1957 fut donc signé le traité de Rome instituant à la fois la CEE (voulue par les Allemands) et Euratom (voulu par les Français). Euratom consistait en un marché assurant la libre circulation des matières fissiles, sur le modèle de la CECA, au moment où la France se lançait dans la construction de la première bombe atomique française (expérimentée dans le désert algérien à partir de 1960) puis dans la filière électronucléaire française. Euratom ne suscita pas l’intérêt des autres pays européens et disparut rapidement. Le traité de Rome obéissait à la logique du libéralisme économique (une union douanière débarrassée des droits de douane à l’intérieur et protégé par des barrières douanières à l’extérieur). Si la CEE fut présentée comme un approfondissement de la CECA, elle fonctionnait en réalité selon une logique strictement intergouvernementale. La Haute Autorité de la CECA fut remplacée par la Commission européenne composée de 9 commissaires nommés par les gouvernements des six Etats membres. Le Conseil des ministres (regroupant les ministres du domaine concerné en fonction de l’ordre du jour) jouait désormais un rôle central : il émettait les directives à suivre mais rédigeait également les règlements. Le vote à l’unanimité permettait à chaque État d’en contrôler les décisions, chaque Etat ayant de fait un droit de veto. La Cour de justice de la CECA devint celle de la CEE. De même, l’Assemblée de la CECA devint l ’ Assemblée de la CEE . Simple organe de contrôle au pouvoir très symbolique, elle se renomma Parlement européen en 1962 mais ne joua un rôle législatif que beaucoup plus tard. Il était prévu que des politiques économiques communes assurent un développement économique équilibré de tous les pays afin de limiter les effets d’une concurrence déloyale. En fait, seule la Politique Agricole Commune ( PAC ) fut mise en place dans l’intérêt de la France en 1962. La PAC finança la modernisation de l'agriculture française et le développement d'une agriculture productiviste qui fit disparaitre une majorité de paysans français ainsi que la biodiversité. Document : Extraits du traité de Rome (25 mars 1957) Article premier : Par le présent traité, les Hautes Parties contractantes instituent entre elles une Communauté économique européenne. Article 2 : La Communauté a pour mission, par l'établissement d'un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des États membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie et des relations plus étroites entre les États qu'elle réunit. Article 3 : Aux fins énoncées à l'article précédent, l'action de la Communauté comporte, dans les conditions et selon les rythmes prévus par le présent traité : a) l'élimination, entre les États membres, des droits de douane et des restrictions quantitatives à l'entrée et à la sortie des marchandises, ainsi que de toutes autres mesures d'effet équivalent, b) l'établissement d'un tarif douanier commun et d'une politique commerciale commune envers les États tiers, c) l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux, d) l'instauration d'une politique commune dans le domaine de l'agriculture, e) l'instauration d'une politique commune dans le domaine des transports, f) l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun, g) l'application de procédures permettant de coordonner les politiques économiques des États membres et de parer aux déséquilibres dans leurs balances des paiements, h) le rapprochement des législations nationales dans la mesure nécessaire au fonctionnement du marché commun, i) la création d'un Fonds social européen, en vue d'améliorer les possibilités d'emploi des travailleurs et de contribuer au relèvement de leur niveau de vie, j) l'institution d'une Banque européenne d'investissement, destinée à faciliter l'expansion économique de la Communauté par la création de ressources nouvelles, k) l'association des pays et territoires d'outre-mer, en vue d'accroître les échanges et de poursuivre en commun l'effort de développement économique et social. Article 4 : 1. La réalisation des tâches confiées à la Communauté est assurée par - une Assemblée; - un Conseil ; - une Commission; - une Cour de justice (…). Source : Nicolas Rousselier, L’Europe des traités. De Schuman à Delors , Paris, CNRS éditions, 2007, p. 199-203. 2. La construction d’une Europe économique : le Marché commun 2.1. Les difficultés des années 1960 Le premier acte européen marquant de De Gaulle, après son retour au pouvoir en 1958, fut la réconciliation franco-allemande qu'il acta avec le chancelier Conrad Adenauer. La signature du Traité de l’Élysée institutionnalisa l’amitié franco-allemande, le 22 janvier 1963. Ce traité inaugura ce que, depuis, l’on appelle régulièrement le « couple franco-allemand » (tantôt « en panne », tantôt « moteur de l’Europe »). Document: La signature du traité de l'Elysée par Conrad Adenauer et Charles De Gaulle (à la gauche de De Gaule, le premier ministre Pompidou). Source Parallèlement, De Gaulle, président de la république française de 1958 à 1969, s’opposa à l’élargissement de la CEE, c’est-à-dire à l’intégration du Royaume-Uni qu’il considérait comme « le cheval de Troie des Américains » en Europe. A deux reprises, en 1963 et en 1967, il refusa la demande d’adhésion des Britanniques. De Gaulle s’opposait également à l’approfondissement de l’Europe et à une orientation plus fédérale. Face aux tenants d'une Europe fédérale, économique et libérale sur le plan économique, De Gaulle défendait une Europe inter-gouvernementale et politique où la souveraineté des Etats en matière de politique économique et sociale serait sauvegardée. En 1965, Walter Hallstein, le président de la Commission européenne, proposa que le vote au sein de la Commission s’effectue non plus à l’unanimité mais à la majorité qualifiée. Cela aurait rendu la Commission relativement indépendante de certains États. Elle aurait pu imposer ses décisions à des États en désaccord mais minoritaires lors des votes. En outre, Hallstein proposa que le budget européen soit voté par le Parlement européen, et non plus décidé par les États membres. Ces deux propositions s’engageaient clairement sur le chemin du fédéralisme auquel De Gaulle était totalement hostile. C’est pourquoi, entre le 30 juin 1965 et janvier 1966, la France pratiqua « la politique de la chaise vide » dans les instances européennes. De Gaulle eut finalement gain de cause contre Hallstein. Lors de la campagne pour les élections présidentielles de 1965, De Gaulle s'exprima sur l'Europe lors d'un entretien télévisé. Dans l'extrait ci-dessous, très célèbre, notamment en raison de sa formule " on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l'Europe ! l'Europe ! l'Europe ! », mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien ", il formulait sa conception d'une Europe constituée d'une coopération d'Etats souverains. Document : la conception gaullienne de l'Europe Dès lors que nous ne nous battons plus entre Européens occidentaux, dès lors qu'il n'y a plus de rivalités immédiates et qu'il n'y a pas de guerre, ni même de guerre imaginable, entre la France et l'Allemagne, entre la France et l'Italie et, bien entendu, entre la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Angleterre, eh bien ! il est absolument normal que s'établisse entre ces pays occidentaux une solidarité. C'est cela l'Europe, et je crois que cette solidarité doit être organisée. Il s'agit de savoir comment et sous quelle forme. Alors, il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l'Europe ! l'Europe ! l'Europe ! », mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète : il faut prendre les choses comme elles sont. Comment sont-elles ? Vous avez un pays français, on ne peut pas le discuter, il y en a un. Vous avez un pays allemand, on ne peut pas le discuter, il y en un. Vous avez un pays italien, vous avez un pays belge, vous avez un pays hollandais, vous avez un pays luxembourgeois et vous avez, un peu plus loin, un pays anglais et vous avez un pays espagnol, etc. Ce sont des pays, ils ont leur histoire, ils ont leur langue, ils ont leur manière de vivre et ils sont des Français, des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Hollandais, des Belges, des Espagnols, des Luxembourgeois. Ce sont ces pays-là qu'il faut mettre ensemble et ce sont ces pays-là qu'il faut habituer progressivement à vivre ensemble et à agir ensemble. A cet égard, je suis le premier à reconnaître et à penser que le Marché commun est essentiel, car si on arrive à l'organiser, et par conséquent, à établir une réelle solidarité économique entre ces pays européens, on aura fait beaucoup pour le rapprochement fondamental et pour la vie commune (…). Chacun a sa patrie. Nous avons la nôtre, les Allemands ont la leur, les Anglais ont la leur, et c'est ainsi. J'ai parlé de la coopération des États, alors cela oui, j'en ai parlé, et je crois que c'est indispensable. Nous avons tâché de l'organiser à cette époque mais cela n'a pas réussi et, depuis, on n'a plus rien fait, excepté nous, qui avons fait quelque chose avec l'Allemagne , car nous avons solennellement, et c'était incroyable après tout ce qui nous était arrivé, nous avons fait avec l'Allemagne un Traité de réconciliation et de coopération. Cela n'a pas non plus jusqu'à présent donné grand-chose. Pourquoi ? Parce que les politiques sont les politiques des États, et qu'on ne peut pas empêcher cela (…). Source: Charles De Gaulle, « Deuxième entretien radiodiffusé et télévisé avec M. Michel Droit, 14 décembre 1965 », in Charles De Gaulle, Mémoires d’espoir, Allocutions et messages , Paris, Plon, 1970, réed. Plon, 2006, p. 965-969 A voir sur : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i12107935/charles-de-gaulle-comme-un-cabri-l-europe-l-europe-l-europe En revanche, De Gaulle ne s’opposa pas à la réalisation du marché commun par le libre échange et la suppression totale des droits de douane entre les six pays membres, qui fut effective le 1er juillet 1968. 2.2 L’accélération des années 1970 La démission de De Gaulle en 1969 permit de relancer la construction européenne car son ancien premier ministre et le nouveau président, Georges Pompidou, passé préalablement par la banque Rothschild, était favorable au libéralisme économique et à la réduction du rôle de l'Etat dans l'économie. En 1973, l’Europe des Six passa à neuf membres avec l’intégration du Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark. L’Europe des Neuf se définissait alors par le libéralisme économique, le respect des droits humains et la protection sociale. Le modèle européen s’affirmait donc contre le modèle soviétique (par la référence au libéralisme et au respect des droits humains) et contre le modèle américain (par la référence à la protection sociale). Les grandes réalisations européennes des années 1970 furent portées par le premier véritable « couple franco-allemand », le président Valéry Giscard d’Estaing (VGE) (UDF, centre droit) et le chancelier Helmut Schmidt (SPD, centre gauche). A nouveau, la logique fédérale et la logique intergouvernementale s’affrontèrent. En 1974, VGE parvint à imposer la création des Conseils européens qui réunissent trois fois par an tous les chefs d’État et de gouvernement des pays membres. Selon une logique intergouvernementale, les Conseils européens formulent encore aujourd’hui les grandes orientations de la politique européenne, la Commission devant de décliner ensuite ces orientations. En échange, VGE dut accepter l’exigence des pays du Benelux de l’élection du Parlement européen au suffrage universel à partir de 1979. Ainsi le parlement devenait une instance fédérale qui ne dépendait plus des États, mais qui était dépourvue pour le moment de tout pouvoir. La première présidente élue du Parlement européen en 1979 fut Simone Veil (on jugera au choix si cela constituait pour elle une promotion politique ou un moyen de se débarrasser d'une autorité morale unanimement respectée et donc un peu gênante pour Giscard). La grande affaire des années 1970 était l’inflation, souvent entre 10 et 15 % de hausse des prix par an. Les causes (crise du dollar, choc pétrolier) en sont multiples et il est impossible de les aborder ici. L’inflation était aggravée par la spéculation boursière sur les cours des monnaies : la valeur de chaque monnaie variait constamment par rapport à celle des autres monnaies et cela rendait compliqué le règlement des achats internationaux. Pour les salariés, la situation n’était pas catastrophique puisque les salaires augmentaient automatiquement en même temps que l’inflation. Bien mieux, le taux d'inflation à 10-15 % et une hausse annuelle des salaires équivalente contribuaient à neutraliser les taux d'intérêts des prêts immobiliers ! Par exemple, les salariés qui contractèrent dans les années 1970 des prêts à des taux proches de 10 %, bénéficièrent en réalité d'emprunts à 0 % ! Pour faire face à ces difficultés, en 1978 et 1979, fut créé le Système Monétaire Européen ( SME ) vite rebaptisé « serpent monétaire européen ». Le SME instituait la solidarité entre les monnaies européennes. Tous les pays de la CEE devaient soutenir les monnaies des pays de la CEE en difficulté afin d’éviter que le cours de chaque monnaie ne varie au-delà de plus ou moins 2,25 %, à une époque de crises monétaires fréquentes et créées par la spéculation boursière. Il fallait éviter également que la chute de la valeur d’une monnaie ne réduise trop fortement le prix de ses marchandises exportées dans les autres pays européens et ne produise une concurrence déloyale par la "dévaluation compétitive". Le SME sécurisait les paiements entre les entreprises des différents pays qui étaient alors gênés par la variation permanente des taux de change entre les monnaies européennes. En même temps fut créé l’ European Currency Unit ( ECU ), dont Giscard d'Estaing, dans le texte ci-dessous s'attribue la paternité. Il s'agissait d'une monnaie de référence pour les règlements internationaux. La valeur globale de cette « monnaie panier » dépendait de la valeur de chacune des monnaies européennes. En fonction du poids économique d’un pays, la monnaie de ce dernier représentait une part plus ou moins importante de cette monnaie panier. Le deutschemark entrait pour 30 % de la valeur de l’ECU, le franc français pour 19 %, etc. Le nom de l’ECU fut inventé par VGE en référence à l’écu d’or de Saint-Louis. L’ECU était utilisé uniquement par les grandes entreprises européennes pour assurer leurs règlements internationaux. Il est l’ancêtre de l’Euro. Document : La naissance de l’ECU selon Valery Giscard d’Estaing L'après-midi, autour de la table du Conseil, nous discutons les termes du communiqué. L'accord monétaire européen suppose l'existence d'une unité, d'une monnaie de compte, qui sera l'embryon, le gène de la future monnaie européenne. Comment la nommer ? Embarras autour de la table. Donner à cette unité une appellation en langue anglaise paraît difficile, compte tenu de la non-participation des Britanniques. À l'exception du français, les autres langues de la Communauté sont peu envisageables. Et je devine, aux quelques réflexions échangées, les réticences de nos partenaires vis-à-vis d'un nom français, ressenti comme une manifestation nouvelle de l'impérialisme intellectuel de notre pays. Je demande à Helmut Schmidt, qui préside, de me donner la parole. Le malaise s'épaissit. « Je vous propose de ne pas donner à la nouvelle unité de compte un nom spécial, mais plutôt de la désigner tout simplement par sa fonction: European Currency Unit .» Et je prononce la formule en anglais. Surprise et soulagement général. Le visage de Jim Callaghan [le premier ministre britannique] s'illumine. Il chuchote sa satisfaction à l'oreille de son ministre des Affaires étrangères, David Owen. Il n'y a pas besoin d'un tour de table pour constater l'unanimité. Helmut Schmidt, qui a tout de suite compris le jeu de mots, paraît s'en amuser. Il doit penser que cela permettra de mieux « vendre » le système à l'opinion publique française, ce qui répond à son souhait. Il prend acte de l'accord sur ma proposition. « Dans la pratique, ajoutai-je, toujours en anglais, nous serons conduits à utiliser les initiales, comme pour les Droits de Tirages Spéciaux (DTS). Il vaut mieux les faire figurer entre parenthèses dans les textes : European Currency Unit (ECU). » Pas d'objection. Un peu d'étonnement. On se demande s'il n'y a pas là quelque tour de passe-passe caché. Le Premier ministre belge est le premier à sourire. Puis les autres. Car la monnaie européenne vient ainsi d'être baptisée « écu », du nom que les Français donnaient à la plus précieuse de leurs unités monétaires au temps de la dynastie des Valois. Le 13 mars 1979, le nouveau système monétaire européen entrait en vigueur, sur la base d'une parité du mark de 2,30 par rapport au franc. Celle-ci ne devait pas varier jusqu'en mai 1981. Source : Valéry Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie , Paris, Compagnie 12, 1988 et 1991, réed. Livre de poche, 2004, p. 143. Enfin, les négociations d’adhésion furent engagée avec des pays qui étaient récemment sortis de la dictature. Ainsi, la Grèce adhéra à la CEE en 1981 pour créer l ’Europe des Dix , l’Espagne et le Portugal en 1986. On parla alors de l’ Europe des Douze . 2.3 Le tournant européen des années 1980 Au début des années 1980, la construction européenne était en panne. Le second choc pétrolier provoqué par la révolution iranienne de 1979 accéléra encore plus l’inflation. En outre, l’élection de Mitterrand puis les élections législatives en 1981 portèrent au pouvoir des hommes politiques de gauche généralement hostiles à la construction européenne présentée comme « l’Europe des marchands et des banquiers ». L'affiche ci-dessous, réalisée par le dessinateur Jean Effel pour le compte du PCF contre le référendum de 1972 en France sur l'adhésion du Royaume-Uni, de l'Irlande et du Danemark, montre bien le point de vue de la gauche de l'époque sur la CEE. Source : http://www.communcommune.com/2015/03/histoire-le-pcf-et-l-europe.html En 1981-1982, Le gouvernement Maurois d’union de la gauche (PS, PCF, MRG) mena une politique de relance d’inspiration keynésienne : hausse importante du SMIC, cinquième semaine de congés payés, retraite à 60 ans (après 37,5 années de cotisation), nationalisation de banques d’affaire et de sept grands groupes industriels. Pour financer ces dépenses, il était nécessaire d’émettre toujours plus de monnaie, ce qui augmentait le taux d’inflation et supposait de dévaluer le franc dont la valeur diminuait automatiquement par rapport à celle des autres monnaies. En 1983, Mitterrand abandonna cette politique de gauche et initia le « tournant de la rigueur » d’inspiration néo-libérale et personnifié par le ministre des finances Jacques Delors et le nouveau premier ministre Laurent Fabius. Ce dernier se débarrassa des ministres communistes du précédent gouvernement et engagea une politique néo-libérale proche de celle qui était menée par Thatcher au Royaume-Uni depuis 1979 et par Reagan aux États-Unis depuis 1980 : réduction des impôts, démantèlement des services publics, remise en cause des acquis sociaux, grandes vagues de licenciements, recul du contrôle de l'économie par l'Etat. Le tournant de la rigueur s’accompagna d’un « tournant européen » pour Mitterrand qui se rapprocha alors du chancelier conservateur Helmut Kohl (CDU) pour former un second couple franco-allemand dynamique. Kohl s’engagea à soutenir le Franc sur les marchés internationaux à condition que Mitterrand engage le tournant de la rigueur qui supposait une forte réduction des dépenses sociales, le gel des salaires et des licenciements massifs dans l’industrie. Tout cela pour défendre la politique du « Franc fort » sur les marchés monétaires internationaux et afin que le Franc ne sorte par du SME. Ainsi, à partir de 1983 le traitement des fonctionnaires fut gelé par Jacques Delors, le ministre de l’économie et des finances : c’est la fin des augmentations automatiques de leur traitement en fonction du taux d’inflation. Plus de quarante ans après, il en est toujours ainsi et les fonctionnaires continuent à perdre énormément de pouvoir d’achat. Le tournant de la rigueur en France montre clairement l'orientation néo-libérale et anti-keynésienne de la construction européenne. Rester dans le SME impliquait de réduire l'inflation qui était favorable aux salariés et aux emprunteurs, comme nous l'avons vu plus haut, mais défavorable aux détenteurs de capitaux dont la valeur se réduisait à cause de l'inflation. En voulant défendre un Franc fort arrimé au Deutschemark, le gouvernement socialiste français faisait le choix des détenteurs de capitaux contre les salariés. Cette politique du Franc fort renchérissait le coût des exportations qui se seraient vendues plus facilement avec un franc dévalué. En outre, en 1984, la loi Delors supprima la distinction entre les banques d'affaires (qui prêtaient aux entreprises et spéculaient sur les monnaient) et les banque des dépôt (qui recueillaient nos salaires et prêtaient aux particuliers). Désormais, toutes les banques pouvaient embaucher des traders et spéculer sur les marchés financiers. Le gouvernement de Laurent Fabius s'est alors clairement engagé dans une politique favorable à la finance et défavorable aux salariés. La conséquence en fut la désindustrialisation de la France : les salaires constituaient désormais la seule variable d'ajustement des entreprises qui furent obligées de délocaliser dans les pays à faibles salaires et à faible protection sociale pour sauvegarder leurs profits. Une autre conséquence de la rigueur budgétaire fut la détérioration continue des services publics, de plus en plus difficiles à financer en raison de la réduction continue des impôts. Désormais, dans le cadre européen, les politiques keynésienne ou "de relance" ne sont plus possibles. Le tournant européen de Mitterrand fut symbolisé par la cérémonie du 22 septembre 1984 devant l’ossuaire ce Douaumont à Verdun, lors de laquelle Mitterrand prit la main de Kohl. Document : la poignée de mains de Verdun, le 22 septembre 1984 . Source : https://www.republicain-lorrain.fr/actualite/2014/09/22/mitterrand-kohl-main-dans-la-main-a-douaumont-le-pelerinage-de-la-paix Le processus de construction européenne était relancé sous la houlette de Jacques Delors, président de la Commission européenne. En 1985, fut adoptée la Convention de Schengen permettant la libre circulation des citoyens européens à l’intérieur de l’Europe des Douze à partir de 1992 (ce qui signifiait la fin des contrôles d’identité aux frontières entre les Etats de la CEE et le démantèlement des postes de douane aux frontières) et un contrôle accru des frontières extérieures pour limiter l’entrée des migrants non-européens. Cette convention fut l'une des premières pierres du rempart érigé comme les migrants venus du Sud. Tous les États européens n’adhérèrent pas à la convention Schengen (le Royaume-Uni notamment, c’est pourquoi il fallait toujours présenter une pièce d’identité pour s’y rendre) alors que certains États hors communauté européennes (Norvège, Islande, Suisse) adhérèrent à cette convention, comme l’indique la carte suivante : Source : https://www.touteleurope.eu/les-pays-membres-de-l-espace-schengen/ Plus ambitieux fut l’ Acte unique européen élaboré par Jacques Delors, désormais président de la Commission européenne et adopté le 17 février 1986. L’Acte unique annonçait la liberté totale de circulation des marchandises, des capitaux et des personnes (Convention de Schengen) à compter du 21 décembre 1992, dans ce que l’on nomma alors le Grand marché. La libéralisation de la circulation des capitaux doit être replacée dans le contexte mondial de dérégulation des marchés financiers. Pour que ce grand marché fonctionne, il fallut harmoniser les normes des produits (la norme CE) pour qu’ils puissent se vendre dans toute la communauté européenne. Cela concerna les jouets, les prises de courant, la couleur des phares des voitures (en France, pour les voitures, on passa des phares jaunes aux phares blancs), etc. Il fallut également développer la politique commune de la monnaie, de la recherche, etc. Dès lors, la Communauté Européenne remplaça la Communauté Économique Européenne créée par la traité de Rome de 1957. Enfin, en 1987, fut mis en place le programme ERASMUS, précurseur du programme ERASMUS+. 3. Élargissement et approfondissement de la construction européenne 3.1 Les effets de la chute du bloc soviétique La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, l’effondrement du bloc soviétique dans les semaines qui suivirent et la fin de l’URSS, le 25 décembre 1991, bouleversèrent évidemment le processus de construction européenne. En 1990, la réunification de l’Allemagne agrandit la superficie de la Communauté européenne par l'intégration de l’ancienne RDA à la RFA. En 1995, la Finlande, la Suède et l’Autriche, États théoriquement neutres durant la Guerre Froide et interdits d'adhésion à une organisation internationale, car ils étaient frontaliers du bloc soviétique, purent désormais adhérer à la Communauté européenne. On passa alors de l’Europe des 12 à l’Europe des 15. En 2004, furent intégrés dix nouveaux membres, des anciens pays du bloc soviétique ainsi que Chypre et Malte. En 2007, ce fut le tour de la Roumanie et la Bulgarie, ce qui porta l’Europe à 27. La Croatie fut intégrée en 2013, ce qui porta l’Europe à 28. Avec le Brexit en 2020, on revint à l’Europe des 27. Source : https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/les-elargissements-de-l-union-europeenne-de-6-a-27-etats-membres/ Ces intégrations successives élargirent considérablement la superficie de l’Union mais posèrent de nombreux problèmes. Le premier était celui du différentiel de développement économique entre les pays des Balkans et les pays européens les plus riches. Le second est était des migrations intra-européennes des populations des anciens pays de l'Est cherchant de meilleures conditions de travail à l’ouest, et des populations Roms de Hongrie ,de Roumanie et de Bulgarie, qui cherchent tout simplement à accéder à des conditions de vie dignes. Un autre problème est celui de la gouvernance d’une Europe à 28 États. 3.2 De l’union économique à l’union politique La chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne inquiétèrent fortement Mitterrand qui était issu de la génération de la Seconde Guerre mondiale. Il craignait le renforcement de la puissance allemande qui attirait déjà tous les pays d’Europe de l’Est et qui risquait de marginaliser la France dans la construction européenne. Par exemple, le Deutschemark était devenu au début des années 1990 la monnaie de tous les ex-pays de l'Est dont l'économie et la société s'était trouvée totalement désorganisées par la chute du bloc soviétique et de l'économie collective. Mitterrand s’efforça donc de renforcer le couple franco-allemand et d’ancrer l’Allemagne à l’ouest par le traité de Maastricht en 1992. L’acceptation de ce traité, soumis à référendum en France, fit l’objet d’un intense débat politique en France où chacun devait se positionner pour ou contre "Maastricht". En plus, choisir la ville de Maastricht pour signer un traité d’une telle ampleur était de mauvais augure pour les Français : c’est lors du siège de Maastricht que fut tué d’Artagnan ! Notons en outre que l'adoption de ce traité marqua le premier véritable débat sur la construction européenne depuis les années 1950. Le traité de Maastricht fut surtout marqué par trois grands types de réalisations. La première réalisation du traité de Maastricht fut l’ Union Économique et Monétaire . Les États membres devaient respecter des critères de convergence économique afin de favoriser leur intégration économique. En outre, leur déficit budgétaire ne devait pas être supérieur à 3 % de leur PIB (au passage, ce nombre n'a aucune valeur scientifique. Il faut retenue en raison de sa valeur symbolique). La Banque Centrale Européenne ( BCE ) fut créée afin de préparer la mise en place en 2002 de la monnaie unique européenne, l' euro , puis de sa gestion (19 États aujourd’hui). La BCE, totalement indépendante des États, est une institution économique de type fédéral qui impose sa politique économique aux Etats. Elle est dirigée par Christine Lagarde depuis 2019. La seconde réalisation était la Politique étrangère et de sécurité commune ( PESC ) qui devait exprimer une sorte de diplomatie commune afin que tous les pays européens parlent d’une même voix à l’échelle internationale. Ce fut globalement un échec. Les prérogatives du Parlement européen furent renforcées : il investit la Commission européenne et joue un rôle plus important dans l’élaboration des règlements européens. Le principe de subsidiarité fut imposé : une loi ou une juridiction de niveau européen s’imposent au niveau de chaque État. On institua enfin la citoyenneté européenne (passeport européen, droit de vote de tous aux élections locales et aux élections européennes). Document : Extraits du traité de Maastricht Résolus à franchir une nouvelle étape dans le processus d'intégration européenne engagé par la création des Communautés européennes ; Rappelant l'importance historique de la fin de la division du continent européen et la nécessité d'établir des bases solides pour l'architecture de l'Europe future ; Confirmant leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'État de droit ; Désireux d'approfondir la solidarité entre leurs peuples dans le respect de leur histoire, de leur culture et de leurs traditions ; Désireux de renforcer le caractère démocratique et l'efficacité du fonctionnement des institutions, afin de leur permettre de mieux remplir, dans un cadre institutionnel unique, les missions qui leur sont confiées ; Résolus à renforcer leurs économies ainsi qu'à en assurer la convergence, et à établir une union économique et monétaire, comportant, conformément aux dispositions du présent traité, une monnaie unique et stable ; Déterminés à promouvoir le progrès économique et social de leurs peuples, dans le cadre de l'achèvement du marché intérieur et du renforcement de la cohésion et de la protection de l'environnement, et à mettre en œuvre des politiques assurant des progrès parallèles dans l'intégration économique et dans les autres domaines ; Résolus à établir une citoyenneté commune aux ressortissants de leurs pays ; Résolus à mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune, y compris la définition à terme d'une politique de défense commune qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune, renforçant ainsi "identité de l'Europe et son indépendance afin de promouvoir la paix, la sécurité et le progrès en Europe et dans le monde ; Réaffirmant leur objectif de faciliter la libre circulation des personnes, tout en assurant la sûreté et la sécurité de leurs peuples, en insérant des dispositions sur la justice et les affaires intérieures dans le présent traité; Résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe, dans laquelle les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, conformément au principe de subsidiarité ; Dans la perspective des étapes ultérieures à franchir pour faire progresser l'intégration européenne; Ont décidé d'instituer une Union européenne (…). Source : Extrait de : « Traité sur l'Union européenne, signé à Maastricht le 7 février 1992 », dans Traité sur l'Union européenne, Conseil des Communautés européennes, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 1992. Cité par Ph. Mioche, penser et construire l’Europe XIXe – XXe siècle , Paris, Hachette 1996, p. 130-133. Ajoutons ici une analyse tirée de l'excellent ouvrage en BD de Benoit Collombat et Damien Cuvillier, Le choix du chômage. de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (Futuropolis, 2021). Les choix qui ont présidé à la construction de l'Union européenne sont inspirés par une logique néo-libérale. Alors que le libéralisme suppose un marché libre et une intervention minimale de l'Etat, le néo-libéralisme suppose que l'Etat se mette au service de du marché. La monnaie unique est désormais gérée par la BCE, instance fédérale en l'absence d'Etat fédéral. L'objectif constamment affirmé de la BCE est d'assurer la libre circulation des capitaux, la lutte contre l'inflation au service d'une politique d'austérité. Les Etats ont perdu leur souveraineté budgétaire et monétaire. Il ne leur est plus possible de financer une politique sociale par le déficit budgétaire ou l'émission de monnaie, selon une logique keynésienne. En outre, comme l'Euro est maintenu à une valeur élevée, les exportations de certains pays furent pénalisées. La conséquence fut la "spécialisation" des pays membre de l'UE: tourisme et agriculture maraichère pour les pays du sud, tourisme et services pour la France, finances pour le Luxembourg et les Pays-Bas, industrie pour l'Allemagne, sous-traitance industrielle pour les anciens pays de l'Est. L'Euro constitue donc l'instrument d'une politique néo-libérale et de l'austérité budgétaire. Parler de "réindustrialisation de la France" dans un tel contexte relève d'une mystification pure et simple. En outre, la puissance de l'économie allemande reposait sur l'énergie à bon marché importée de Russie et sur l'exportation de sa production industrielle dans le reste de l'Europe et dans le monde. La guerre en Ukraine et la concurrence industrielle de la Chine ont considérablement fragilisé l'économie allemande. La Communauté Européenne à dimension essentiellement économique fut remplacée le 1er janvier 1993 par l’ Union Européenne dont s’affirmait désormais la dimension politique. Source : https://www.touteleurope.eu/les-pays-membres-de-la-zone-euro/ 3.3 Les limites de la construction européenne La construction européenne est à géométrie variable : certains États de l’UE ont intégré l’espace Schengen et d’autres non, certains États ont intégré l’union économique et monétaire (la zone euro) et d’autres non. Aujourd’hui la construction européenne est fragilisée par le Brexit et l’euroscepticisme manifeste de plusieurs dirigeants de pays d’Europe de l’Est. La construction européenne a certes sauvegardé la paix entre ses États membres. Elle n’a cependant pas su empêcher la guerre civile en ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995 et elle reste dépourvue d’une politique étrangère cohérente, comme on l’a vu le voir lors de l’intervention américaine en Irak en 2003 (soutenue par le Royaume-Uni, refusée par la France) et comme on le voit depuis le début de la guerre en Ukraine. Il ne faut pas non plus oublier l’inhumanité et l’incohérence de la politique de l’Union européenne à l’égard des migrants venus du Moyen Orient et d’Afrique. Enfin, d'aucuns considèrent que la mise en place d'un marché unique a contribué à spécialiser l'économie des Etats européens : l'Espagne est devenue le jardin de l'Europe (les serres irriguées ont remplacé les oliveraies en Andalousie), la Hongrie et la Roumanie, grâce à leurs bas salaires, ont accueilli les usines automobiles délocalisées depuis la France et l'Allemagne, la France est devenue un pays de services, etc. Cette division internationale du travail a contribué à rendre les économies nationales totalement interdépendantes et à générer d'énormes flux de transports routiers internationaux. Pour terminer, présentons le fonctionnement actuel des institutions européennes renforcées par le traité de Lisbonne de 2007, qui reprit les dispositions du traité constitutionnel de 2005 rejeté par référendum en France. Nous proposons deux schémas différents d'un système complexe. La lectrice ou le lecteur choisira celui qui lui parle le plus. Source : https://www.touteleurope.eu/fonctionnement-de-l-ue/les-institutions-europeennes/ Source : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/europe-mdv61 Le Conseil européen regroupe les chefs d’État et de gouvernement et le ou la président·e de la Commission européenne. Il fixe les grandes orientations de la politique européenne et nomme les membres de la Commission européenne. Le Conseil de l’Union européenne rassemble les ministres des États membres. Il propose les textes de loi examiné par la Commission et le Parlement puis les applique : il concentre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Le Parlement européen , à Strasbourg, est constitué de 705 députés (depuis le Brexit) élus au suffrage universel de liste tous les cinq ans. Il investit la commission et examine les projets de loi européens. Il est dirigé par Roberta Metsola depuis 2022. Le Qatargate puis le Moroccogate qui ébranlèrent le Parlement européen à la fin de l'année 2022 ont montré que certains parlementaires manquent de prudence face aux lobbystes très nombreux dans les couloirs des institutions européennes. La Commission européenne située à Bruxelles est composée de 27 commissaires (un par État membre). Elle est dirigée par Ursula von der Leyen depuis 2019 (réélue en 2024). Elle rédige les textes législatifs proposés par le Conseil de l’Union européenne et s’assure de leur exécution. Ainsi, elle exerce en même temps le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Enfin la Cour de justice européenne règle les conflits entre les États et dit le droit européen. A partir des élections européennes de 2024, la répartition des responsabilités européennes est la suivante : Ursula von der Leyen dirige la Commission européenne (second mandat), Antonio Costa (Portugal) préside la Conseil européen (il succède à Charles Michels), Roberta Metsola préside la Parlement (second mandat), Kaja Kallas (Estonie) dirige la politique étrangère. Il est difficile de commenter les institutions européennes : elles mélangent la logique fédérale et la logique intergouvernementale. Elles ne suivent pas la logique de la séparation des pouvoirs car une même institution peut exercer à la fois un pouvoir législatif et un pouvoir exécutif. Conclusion Plus que tout autre histoire, l’histoire de la construction européenne est complexe car elle s’est bâtie à l’occasion de nombreuses crises nécessitant des compromis entre des intérêts et des visions opposées. En outre les discours politiques rendent encore plus opaque le fonctionnement des institutions européennes. On a longtemps reproché à l’Europe un fonctionnement peu démocratique alors que ses orientations sont décidées par les chefs d’État et de gouvernement et non pas par ceux que l’on appelait à une époque les « eurocrates » de Bruxelles, qui ne rendaient compte de leurs décisions à personne. Les partisans d’une Europe intergouvernementale disent qu’il y a trop d’Europe, les partisans d’une Europe fédérale disent qu’il y a trop peu d’Europe.
- Glossaire simplifié de géographie pour l'école primaire
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Définitions établies à partir du glossaire en ligne : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire et à partir de : Jérôme Dunlop (2009). Les 100 mots de la géographie. PUF, Que sais-je ? n°3824. Acteurs spatiaux L'ensemble des agents (individus, groupes de personnes, institutions publiques, entreprises) susceptibles d’exercer une action sur les territoires. Les acteurs d'un même territoire ayant des intérêts divergents peuvent entrer en conflit au sujet d'un aménagement (exemple : les ZAD). Voir aussi : habiter, aménagements, pratiques spatiales Aménagement Un aménagement permet de surmonter une contrainte spatiale ou de tirer profit d'une ressource spatiale en proposant des équipements permettant le déroulement des activités humaines en un lieu donné et dans une société donnée. Un aménagement peut susciter des conflits d'acteurs spatiaux Exemples : autoroute A 69, mégabassines, nouveau stade de football de Brest. Voir aussi : acteurs spatiaux, ressource, contrainte Axe (ou arc) Dans un réseau, un axe relie deux nœuds entre eux. Le long d’un axe s’écoulent des flux plus ou moins volumineux permettant de distinguer des axes majeurs et des axes secondaires. Voir aussi: flux, nœud, pôle, réseau Carte, croquis et schéma Carte, croquis et schéma sont les trois manières de représenter graphiquement un espace géographique. Une carte est une représentation graphique, à une échelle réduite, de tout ce qui se trouve à la surface d’un espace géographique donné. Elle est un outil de description d'un espace donné. Elle permet de localiser et de situer les uns par rapport aux autres des lieux et des phénomènes géographiques. Elle est accompagnée d’une échelle, d’une orientation et d’une légende permettant d’expliciter les symboles et les divers signes cartographiques figurant sur la carte. Un croquis est une représentation graphique simplifiée réalisée à la main sur un fond de carte, pour représenter des lieux ou des phénomènes géographiques sélectionnés en fonction d'une problématique. Il est un outil d'explication de l'organisation d'un espace donné. Un croquis est pourvu d’une échelle et d’une orientation. Il suppose un figuré cartographique constitué de formes géométriques abstraites. Un schéma est une production cartographique réalisée à main levée et sans fond de carte. Il s'exonère des règles et des contraintes qui pèsent sur la réalisation d'une carte ou d'un croquis. Sa pauvreté graphique délibérée sert à représenter l'essentiel : un phénomène précis ou des relations déduites de l’observation d’une carte ou d’un croquis. Voir aussi : figuré cartographique. La carte de l'espace périurbain du nord de Brest. Source : Géoportail Schématisation abstraite d'un espace périurbain à partir de la carte ci-dessus. Voir aussi : Espace périurbain Centre-périphérie Ce modèle attribue une position à chaque lieu au sein d'un territoire : position centrale, périphérique ou marginale. Le centre domine l'ensemble en polarisant les flux et en exerçant les fonctions de commandement. Les périphéries sont mal reliées entre elles et se spécialisent dans des productions dépendant des fonctions de commandement du centre. Les marges sont mal intégrées à l'ensemble, elles peuvent constituer des réserves d'espace ou de ressources, ou de zones de relégations pour certaines populations. Ce modèle fonctionne pour tous les espaces, depuis l'appartement familial, à la métropole, à la région ou au territoire national, jusqu'au continent. Exemple : en Bretagne, le centre est la métropole de Rennes, capitale régionale, et une grande partie du département de l'Ille-et-Vilaine, les périphéries sont les zones côtières qui concentrent les activités, les voies de communication, la population et les principales villes, les marges sont les territoires du centre-Bretagne. Les garçons occupent le centre de l'espace de la cour de récréation, les filles se trouvent en périphérie du terrain de sport (à droite et au fond à gauche), voire même en marge (au fond à droite). Photographie prise en 2025... Coll. part. Contrainte Une contrainte spatiale est un élément de l'espace qui gêne ou limite les activités humaines en un lieu donné et dans une société donnée. Une contrainte n’est jamais naturelle en soi, elle est toujours sociale car une contrainte constitue une limite aux activités humaines d'une société donnée. Une contrainte dans une société ou à une époque données peut devenir une ressource dans une autre société ou à une autre époque. Exemple : le soleil et la chaleur étaient une ressource pour attirer les touristes dans les régions méditerranéennes. Avec le réchauffement climatique et les fortes chaleurs, ils deviennent une contrainte. Inversement pour le climat du nord-Finistère. Voir aussi : ressource, aménagement Développement durable Le développement durable est un concept développé dans le rapport Brundtland (1987) et défini comme un : « mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Ce concept fut adopté lors de la Conférence mondiale des Nations Unies sur l’environnement à Rio de Janeiro en 1992. Il vise l’équilibre entre trois piliers : social, économique, environnemental. Aujourd'hui, en France, tout aménagement doit obéir à des critères de durabilité. Le problème est que la définition de la durabilité varie selon les acteurs (exemple : l'autoroute A 69, les mégabassines...). [Aujourd’hui, un nombre croissant de personnes considère que l’expression « développement durable » est un oxymore] Discontinuité Une discontinuité est une rupture marquée spatialement et permettant de distinguer deux types d’espaces présentant des disparités, de part et d’autre cette discontinuité. Disparité, ségrégation Une disparité est différence entre deux ou plusieurs espaces. La disparité peut être économique (espace agricole / espace industriel), sociale (espace rural / espace urbain, quartier d’habitat collectif / quartier pavillonnaire, quartier de populations aisées / quartier de populations défavorisées) ou culturelle (quartier densément pourvu d’équipements culturels, festifs, ou sportifs / quartier peu densément pourvus). Une disparité sociale peut être considérée comme une ségrégation sociale et une disparité dans les usages peut être considérée comme une ségrégation fonctionnelle. Discontinuité (marquée par le boulevard au nord) et disparités spatiales autour du quartier pavillonnaire de Coataudon entouré par des zones commerciales à Brest-Guipavas. Source : Géoportail Discontinuité, disparité et ségrégation socio-spatiale à Brest : l'habitat pavillonnaire du quartier des Quatre moulins et le grand ensemble d'habitat social de Kerangoff. Source : Géoportail. Espace géographique L'espace géographique est constitué de l'ensemble des lieux (et des relations entre ces lieux) construits par les groupes humains. Il se différencie de l'espace terrestre qui est la surface de la terre. Voir aussi : Lieu, Territoire Espace périurbain L'espace périurbain (conséquence de la périurbanisation) est l'espace situé en périphérie d’une agglomération et dont une part importante des habitants travaille dans cette agglomération. Cet espace est principalement constitué de lotissements pavillonnaires, d'axes de communication vers le centre de l'agglomération et, de plus en plus de zones d'activités logistiques, commerciales et récréatives. Figuré cartographique Un figuré est une forme graphique abstraite de base servant à représenter l’information géographique sur une carte , un croquis ou un schéma . Il peut être ponctuel (forme géométrique : point, carré, cercle, etc.), linéaire (trait, ligne, flèche, pour représenter principalement les limites, les axes et les flux ) ou de surface (surface colorée ou hachurée). Chaque figuré est représenté par une couleur (chaude, neutre ou froide) et par une épaisseur plus ou moins marquée en fonction de l'importance du phénomène représenté. Le choix du figuré dépend également de la nature de l'information représentée mais aussi de l'échelle : à l'échelle mondiale ou étatique, une agglomération peut être représentée par un figuré ponctuel, mais par un figuré surfacique à l'échelle locale. Voir aussi : carte, croquis et schéma Source : https://www.iklasse.fr/carte-cartographie.html Flux Un flux désigne un déplacement de personnes, de marchandises, d’informations, d’énergie, de capitaux, etc. par un moyen de communication (trottinette, vélo, voiture, bus, camion, avion, bateau, fibre optique, ondes électromagnétiques) lié à un aménagement (route, voie ferrée, voie d’eau, couloir aérien, canalisation, câbles), le long d'un axe, dans un réseau. Voir aussi : axe, nœud, pôle, réseau Habiter (Extrait du programme du cycle 3, 2020) "En géographie, habiter ne se réduit pas à résider, avoir son domicile quelque part. S’intéresser à l’habiter consiste à observer les façons dont les humains organisent et pratiquent leurs espaces de vie, à toutes les échelles. Ainsi, l’étude des « modes d’habiter » doit faire entrer simplement les élèves, à partir de cas très concrets, dans le raisonnement géographique par la découverte, l’analyse et la compréhension des relations dynamiques que les individus-habitants et les sociétés entretiennent à différentes échelles avec les territoires et les lieux qu’ils pratiquent, conçoivent, organisent, représentent. Les élèves découvrent ainsi que pratiquer un lieu, pour une personne, c’est en avoir l’usage et y accomplir des actes du quotidien comme le travail, les achats, les loisirs... Il faut pour cela pouvoir y accéder, le parcourir, en connaître les fonctions, le partager avec d’autres". Voir aussi : Acteurs spatiaux, pratiques spatiales Interface et synapse Une interface (terme venu de l'informatique) est une ligne de contact de forme linéaire et d'interaction entre deux entités spatiales distinctes. Elle est située sur une limite d'au moins l'une de ces entités qu'elle place en interaction avec un autres espace, pas nécessairement contigu (par exemple, une façade maritime ou océanique). Elle est traversée par de multiples flux. Un synapse (terme venu de la neurologie) désigne un lieu ponctuel qui met en relation deux espaces (exemples : un port de commerce, un col de montagne, un pont...). Il peut ou non être situé le long d'une interface. Lieu Un lieu est une portion particulière d’espace occupée par un objet ponctuel (une ville, une école, un port, un espace de loisir. ..) et donnant prise à des modes d’appropriation particulières. Il constitue également la réponse à la question "où?". Voir aussi : espace géographique Mobilité Une mobilité est un changement de lieu accompli par des êtres humains. Parmi les mobilités, on distingue les mobilités quotidiennes (entre le domicile et le travail), les migrations (le fait de changer de domicile pour une durée longue ou définitive), le tourisme (tout déplacement en dehors du domicile habituel pour au moins une nuit et au plus une année). Mobilités douces Les mobilités douces désignent les moyens de transport non carbonés (marche à pied, trottinette, vélo) ou faiblement carbonés (vélo à assistance électrique, trottinette électrique, ainsi que les moyens de transport collectifs) et produisant peu de gaz à effet de serre. Les mobilités douces rue de Siam à Brest. Coll. part. Métropole Une métropole résulte du processus de métropolisation qui conduit à la concentration des populations, des activités, des richesses et des pouvoirs dans un pôle urbain. Une métropole exerce ainsi des fonctions de commandement, d'organisation et de commandement sur l'espace qu'elles polarise. En France, le concept de métropole renvoie également à une définition administrative : il s'agit d'un Etablissement public de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre, qui exerce un certain nombre de compétences en lieu et place des communes membres de la métropole (développement économique, habitat, eau, assainissement, etc.). Une métropole rassemble 400 000 habitant ou se trouve au centre d'une zone regroupant 400 000 emplois. Il est existe 22 : Aix-Marseille-Provence, Brest, Bordeaux, Clermont-Auvergne, Dijon, Grand Nancy, Grand Paris, Grenoble-Alpes, Lille, Metz, Montpellier Méditerranée, Nantes, Nice Côte d'Azur, Orléans, Rennes, Rouen, Saint-Étienne, Strasbourg, Toulon Provence Méditerranée, Toulouse, Tours (cherchez l'intruse qui ne compte que 212 000 habitants...). Nœud (voir pôle) Un nœud est un point de convergence de plusieurs axes au sein d’un réseau. Voir aussi : axe, flux, pôle, réseau. Paysage Un paysage est l’étendue d’un pays ou d’un espace s’offrant au regard d’une observatrice ou d’un observateur à partir d’un lieu précis. Un paysage n'est pas nécessairement beau. Les éléments observables d’un paysage constituent un ensemble complexe de relations dont la description permet de comprendre l’organisation de l’espace concerné. Un paysage est doté d’une dimension subjective et affective : il dépend de l'angle de la prise de vue, des éléments mis en valeur par la prise de vue, etc. Il est étudié à partir d’une photographie aérienne oblique et il peut être représenté (peinture, dessin, croquis, schéma). Un paysage industriel et urbain : l'arsenal de Brest et le quartier des Capucins. Coll. part. Pôle (voir nœud) Dans un réseau, un pôle est un nœud vers lequel convergent de nombreux axes importants. Comme il concentre d'importants flux de personnes, de marchandises, d’informations, de capitaux, le pôle exerce un influence (polarisation) plus ou moins importante sur les espaces environnants, plus ou moins éloignés, qui entretiennent des flux avec lui. Voir aussi : axe, flux, nœud, réseau. Pratiques spatiales Les pratiques spatiales sont les pratiques, les gestes habituels, les trajets réguliers, et plus généralement l’ensemble des microdécisions opérées par les groupes et les individus (les acteurs spatiaux) dans un espace donné. Voir aussi : Habiter, acteurs spatiaux. Région Une région est un espace d'échelle intermédiaire qui possède une unité et un cohérence et que le ou la géographe se donne pour objet d'étude. La délimitation d'une région peut être déterminée par les géographes en fonction de leur objet d'étude. En France une région correspond également à une unité administrative entre le département et l'Etat. Réseau Un réseau est un ensemble de connexions permettant des flux d'échanges matériels et immatériels le long d'axes reliant des nœuds plus ou moins distants. Un réseau peut être continu ou discontinu, affecté de disparités et polarisé par un ou plusieurs nœuds ou pôles majeurs. Il existe différents types de réseaux : réseaux de transport, réseaux urbains associant plusieurs villes de différentes tailles et reliées entre elles par des axes, réseaux sociaux...). Voir aussi : Axe, flux, pôle, nœud Les disparités du réseau de transports en commun Breizhgo de la région Bretagne : des nœuds, des pôles et des axes. Egalement un exemple du modèle centre-périphérie. Ressource Une ressource est un capital (matériel ou immatériel) mis en valeur pour répondre à un besoin dans une société à un moment donné, dans le but de créer des richesses ou de favoriser une activité humaine. Il faut distinguer une ressource d’une réserve qui n’est pas exploitée. Une ressource dans certains espaces ou dans certaines sociétés peut constituer une contrainte ailleurs ou à une autre époque, et réciproquement. [Aujourd’hui, nous savons que les ressources de la planète sont limitées] Exemple : une plage de sable est une ressource pour le tourisme balnéaire ou pour l'industrie du BTP, mais leur usage du sable est bien différent. Exemple : l'altitude, les versants et l'enneigement des montagne constituent une ressource pour la pratique des sports d'hiver, mais ils constituent également une contrainte pour l'acheminement des touristes vers les stations de sport d'hiver. Voir aussi : contrainte, aménagement. Technopole et Technopôle Une technopole est une ville spécialisée dans les activités technologiques. Un technopôle est un parc d'activité de haute technologie. Le technopôle Brest-Iroise à Plouzané regroupant : Ifremer, Thales, Cabasse, iXBlue, CLS, Altran, Dassault Systèmes, Université de Bretagne Occidentale, IMT Atlantique Territoire Un territoire est un espace approprié, limité et géré par un groupe humain (des acteurs spatiaux). Voir aussi : Espace
- Les grands mouvements et déplacements de populations ; Clovis et Charlemagne
Par Didier Cariou, maître de conférence HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Quelques références BARTHELEMY Dominique (2013). La féodalité de Charlemagne à la Guerre de cent ans. Documentation photographique n°8095. BOUCHERON, P. (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France . Paris : Seuil. BUHRER-THIERRY Geneviève et MERIAUX Charles (2010). 481-888 La France avant la France. Histoire de France dirigée par Joel Cornette. Gallimard. DEMOULE Jean-Paul (2012/2014). On a retrouvé l’histoire de France. Comment l’archéologie raconte notre passé . Paris : Gallimard, rééd. Folio. ISAIA Marie-Céline (2014). Histoire des Carolingiens VIIIe-Xe siècles. Paris, Seuil, Points. JOFFREDO Loïc (1999). Charlemagne, l’empereur européen. Textes et documents pour la classe , n°778. Et bien entendu, le site internet de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP). Mots-clés du cours Civilisation, Empire romain, Mouvements de populations, Barbares, Limes, Peuples fédérés, Huns, Attila, Goths, Vandales, Francs, Empire romain d’Occident / d’Orient, Romulus-Augustule, Chute de l’Empire romain, Roi, Clovis, Clotilde, Baptême, Reims, Roi des Francs, Pagus, Villa, Mérovingiens, Dagobert, Maires du Palais, Carolingiens, Pépin le Bref, Sacre, Charlemagne, Conquêtes militaires, Saxe, Ost, Plaids, Empire, Comtes, Missi dominici, Capitulaires, Couronnement, Serment de fidélité, Aix-la-Chapelle, Serments de Strasbourg, Traité de Verdun, Vikings. Plan du cours Que dit le programme ? 1. Les grands mouvements et déplacements de populations 1.1 Invasions ou migrations ? 1.2 Le déroulement des migrations 2. De la Gaule au royaume des Francs 2.1 Le règne de Clovis 2.2 La dynastie des Mérovingiens 3. Vers l’Empire Carolingien 3.1 Le règne de Pépin le Bref 3.2 L’avènement de l’Empire de Charlemagne 3.3 Le gouvernement de l’Empire 3.4 Le palais d’Aix-la-Chapelle 4. Le démembrement de l'Empire Carolingien Conclusion Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3 (classe de CM1), 2020 Thème 1 - Et avant la France ? - Les grands mouvements et déplacements de populations (IVe-Xe siècles). - Clovis et Charlemagne, Mérovingiens et Carolingiens dans la continuité de l’empire romain. On n’oublie pas d’expliquer aux élèves qu’à partir du IVe siècle, des peuples venus de l'est, notamment les Francs et les Wisigoths, s'installent sur plusieurs siècles dans l'empire romain d'Occident, qui s'effondre définitivement vers la fin du Ve siècle. Clovis, roi des Francs, est l’occasion de revisiter les relations entre les peuples dits barbares et l’empire romain, de montrer la continuité entre mondes romain et mérovingien, dont atteste le geste politique de son baptême. Charlemagne, couronné empereur en 800, roi des Francs et des Lombards, reconstitue un empire romain et chrétien. Le programme semble conforme aux recherches historiques les plus récentes. En effet, on n’évoque plus les « grandes invasions barbares » qui supposaient une destruction rapide et violente de l’Empire romain par des peuples barbares. Le programme conduit désormais à traiter « les grands mouvements et déplacements de populations » et il évoque fort justement un mouvement, relativement continu et durable, de migrations depuis le IVe siècle (les Huns, les peuples germaniques) jusqu’au Xe siècle (les vikings). Le programme nous incite ensuite à travailler la continuité entre l’Empire romain et les dynasties mérovingienne (autour de la figure de Clovis) et carolingienne (autour de la figure de Charlemagne). En effet, Clovis et Charlemagne, des rois francs, cherchèrent à légitimer leur pouvoir en se présentant comme des souverains chrétiens héritiers des empereurs romains. Il convient de ne pas commettre deux erreurs. La première serait d’assimiler ces migrations passées aux migrations actuelles. Ces dernières sont proportionnellement très réduites en volume et la traversée d’une portion de la Méditerranée sur un canot pneumatique n’a rien à voir avec la traversée du Rhin ou du Danube par des populations entières. La deuxième erreur consisterait à voir dans Clovis le fondateur de la monarchie française et, pourquoi pas, de la France. Il parlait une langue germanique et il régnait sur un territoire correspondant à la partie Nord de la France, à la Belgique et à la Rhénanie actuelles. Dans la continuité du chapitre portant sur les Gaulois et les Gallo-romains, nous verrons qu’une civilisation est amenée à se transformer en accueillant des populations nouvelles, tout en gardant certaines de ses caractéristiques. Du point de vue de la science historique, l’intérêt de ces deux chapitres est de travailler avec les élèves l’articulation de la rupture (la fin de l’Empire romain en 476) et de la continuité (la permanence d’un modèle politique monarchique légitimé par la religion chrétienne). En structurant la séquence autour de cette articulation, on peut conduire les élèves à construire une véritable réflexion sur ce qu’est le temps historique. 1. Les grands mouvements et déplacements de populations 1.1 Invasions ou migrations ? Les fouilles archéologiques de ces dernières décennies ont modifié notre perception de la chute de l’ Empire romain que l’on attribuait traditionnellement aux « grandes invasions barbares » des IVe et Ve siècles. Aujourd’hui les historien·nes parlent plutôt de « migrations » car, si les épisodes militaires et les massacres furent nombreux, le p hénomène relève plutôt de longues migrations de populations à la recherche de terres à cultiver et désireuses de s’intégrer à l’Empire romain. Les fouilles archéologiques révèlent bien moins de traces matérielles des destructions massives que les sources écrites de l’époque n’en laissaient supposer. En outre le terme péjoratif de « Barbares » est fortement contesté aujourd’hui. Ce terme désignait originellement les populations qui ne parlaient pas le latin ou le grec. Or, ces populations n’étaient pas forcément des nomades ni des pillards incultes. Elles étaient souvent proches des populations de l’Empire romain avec lesquelles elles échangeaient depuis plusieurs siècles et elles aspiraient bien souvent à accéder à leur mode de vie. Aujourd'hui les historien·nes, tel l'historien italien Alessandro Barbero, le principal spécialiste des Barbares, comparent les phénomènes migratoires actuels et les migrations vers l'Empire romain : des populations menacées par la faim et la guerre tentant d'entrer dans un monde fournissant la sécurité et une relative abondance, mais filtrées au gré des vicissitudes politiques au niveau d'une frontière défendues militairement, et bénéficiant ou non d'une aide humanitaire et, parfois, du droit de s'installer dans certaines régions. La différence principale avec notre actualité tient au fait que les Barbares immigraient toujours de manière collective, en tant que peuples ou tribus. Il convient également de préciser la nature de cette frontière, le limes . La frontière était nettement marquée en Europe par des fleuves (le Rhin, le Danube), des routes militaires ponctuées de fortins et de camps militaires, parfois d'une muraille continue comme dans le nord de l'Angleterre actuelle. Ailleurs, en Afrique du Nord ou en Arabie, la frontière était très floue. Document : L'Empire romain d'Auguste à Trajan. Source : https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/LEmpire_dAuguste_%C3%A0_Trajan/1011198 Document : le mur d'Adrien construit dans le nord de l'Angleterre entre 122 et 127. Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Mur_d%27Hadrien Document : Reconstitution du fort romain de Zugmantel. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Limes_de_Germanie Généralement, le limes n'était pas une frontière militaire étanche et ne marquait pas une différence nette entre des populations qui auraient été étrangères les unes aux autres : l'influence romaine s'étendait bien au-delà du limes et des populations barbares vivaient même en deçà du limes. Ainsi, le peuple germain Chérusque vivait-il dans l'orbite du monde romain. L'un de ses princes, Arminius, avait commandé un régiment auxiliaire de l'armée romaine et avait acquis la citoyenneté romaine. Fort de son expérience militaire, retourné au sein de son peuple, il anéantit les légions de Varus dans la forêt de Teutobourg, en l'an 14. Cet épisode est relaté dans la série Barbares présentée sur Netflix (à voir en VO : les personnages romains parlent en latin et les personnages barbares parlent en allemand). Durant toute la période de l'Empire romain, la politique impériale à l'égard des peuples barbares varia au fil des siècles. L'accueil de populations barbares dépendait souvent des besoins de main d'œuvre agricole dans les régions dévastées par les épidémies ou les guerres. Nous savons en outre que ces migrations ne furent pas celles de peuples aux caractéristiques bien identifiées. Ces "peuples" germaniques étaient constitués de communautés s’agrégeant en fonction des circonstances à des communautés plus importantes dirigées par des chefs charismatiques dont l’attrait s’effondrait en cas de défaite. Ces "peuples" ont été essentialisés à l'origine par l'administration romaine qui exigeait de distinguer des peuples et de disposer d'interlocuteurs désignés sous le titre de rois (rex), ce que les historien·nes nomment actuellement une "ethnogenèse" relativement artificielle. Enfin, ces populations ne restèrent pas longtemps « barbares ». En entrant sur le territoire de l’Empire, elles assimilaient rapidement le mode de vie, la langue et la religion chrétienne des populations de l’Empire. Elles intégraient l’armée et les élites romaines pour créer aux Ve et VIe siècles ce que l’on appelle les « royaumes barbares », lointains ancêtres des royaumes et des États médiévaux. Il faut donc oublier (hélas !) la séquence initiale et très impressionnante du film Gladiator de Ridley Scott où la machine de guerre romaine écrase une foule de Barbares dépenaillés, gesticulants et désorganisés. Les Barbares n’étaient en réalité pas très différents des soldats romains. 1.2 Le déroulement des migrations A partir du milieu du IIIe siècle, des populations germaniques toujours plus nombreuses cherchèrent à intégrer l’Empire romain. Parallèlement, l'Empire traversa de graves crises économiques, sociales, politiques. Une épidémie de variole dépeupla des régions entières de l'Empire et il devint nécessaire pour les Romains de passer des accords avec des chefs de peuples barbares afin que ces derniers repeuplent les régions dévastées et les remettent en culture, comme l'indique ce panégyrique de l'empereur Constance 1er, en 297 : Document : Extrait du panégyrique de l'empereur Constance 1er en 297 "Ainsi, comme auparavant sous ton commandement, Dioclétien Auguste, l'Asie a rempli les déserts de la Thrace par le transfert de ses habitants, comme ensuite, sur ton ordre, Maximien Hercule Auguste, les prisonniers rendus à la patrie et les Francs accueillis dans le cadre de nos lois ont cultivé les champs abandonnés des Nerviens et des Trévires, ainsi, grâce à tes victoire, Constance César invaincu, tout ce qui était encore dépeuplé dans le territoire d'Amiens et de Beauvais, de Troyes et de Langres redevient florissant, désormais cultivé par les Barbares". Source: Paneg, VIII, 21 in Alessandro Barbero, Barbares, immigrés, réfugiés et déportés dans l'Empire romai n, Texto, 2023, p. 91. Après 370, la pression des Barbares sur le limes devint encore plus forte. En effet, les populations germaniques durent fuir un nouvel ennemi terrible et implacable, les Huns , un peuple turcophone venu des steppes d'Asie centrale. Des peuples germaniques, dont certains déjà romanisés et christianisés, vinrent s'entasser sur les rives du Danube pour demander la protection des Romains et la possibilité de s'installer sur des terres de l'Empire. L'armée romaine fut incapable d'accueillir et de nourrir de telles masses de réfugiés. Maltraités par les Romains et affamés, ces derniers se révoltèrent, pillèrent la Thrace et affrontèrent l'armée romaine lors de la bataille d'Andrinople, le 9 août 378. Les Germains écrasèrent l'armée romaine dépêchée pour rétablir l'ordre, et tuèrent l'empereur Valens. Une politique d'accueil systématique des migrants devint alors nécessaire. Certains peuples se virent attribuer des terres à cultiver dans l'Empire. D'autres obtinrent le statut de peuples fédérés (du latin feodus : pacte, traité) dirigés par un roi et devenaient souvent les auxiliaires de l’armée romaine protégeant l’Empire contre d'autres populations « barbares ». De la sorte, la pression aux frontières s'atténua temporairement, les régions de l'Empire vides de populations en raison des nombreuses épidémies furent remises en culture et les rangs de l'armée furent regarnis par les Barbares, comme l'atteste ce panégyrique de l'empereur Théodose : Document : Extrait d'un panégyrique de l'empereur Théodose (379-395) "Aux peuples barbares qui te proposaient de t'aider tu as accordé la grâce de devenir tes compagnons d'armes afin d'éloigner des frontières une foule suspecte et de fournir des auxiliaires aux soldats. Poussées par ta bienveillance, toutes les nations des Scythes affluaient, au point de laisser penser que tu avais imposé la conscription aux barbares et que tu l'avais épargnée aux tiens". Source: Paneg, II, 22-3 et 32-3, in Alessandro Barbero, Barbares, immigrés, réfugiés et déportés dans l'Empire romai n, Texto, 2023, p. 166. La société de l'Empire romain devint totalement dépendante des vagues d'immigration. On a longtemps envisagé la promotion des Barbares dans l'armée selon une perspective nationaliste : certains chefs barbares, à la tête de leur peuple, accédaient à des charges suprêmes et jetaient les bases de royaumes barbares en devenir. Aujourd'hui, les historien·nes comparent plutôt l'armée romaine du Ve siècle à l'armée américaine actuelle : les immigrants récents qui servent dans l'armée peuvent acquérir la citoyenneté d'un pays multiethnique et certains d'entre eux parviennent même jusqu'à des postes de commandants en chef. Pour en rationaliser la défense et l’administration, l’Empire fut divisé en 395 entre les deux fils de l’empereur Théodose. Arcadius dirigeait l’Empire romain d’orient où l’on parlait le grec et dont la capitale était Constantinople, ville fondée par l’empereur Constantin en 330. Honorius dirigeait l’Empire romain d’occident où l’on parlait le latin et dont la capitale restait officiellement Rome. En fait, Honorius s’installa à Ravenne, en Italie du Nord, pour se rapprocher des zones de combats. La partition de l’Empire romain fut un évènement considérable. Elle s’approfondit tout au long du Moyen Age et reste une réalité géopolitique aujourd’hui encore. Source : Duby, G. (dir.) (1978). Atlas historique . Paris : Larousse, p. 30. Ce type de carte parsemée de flèches a été proposée dès 1801 mais ne correspond pas à la réalité historique. En effet, le peuple figurant au bout d'une flèche n'était peut-être plus le même que celui qui figurait à la pointe de la flèche : comme nous l'avons vu plus haut, la composition du groupe était en constante recomposition. Mais il est difficile de se passer de ce type de carte. Des dizaines de milliers de Vandales , de Suèves et d'Alains, également menacés par les Huns, franchirent le Rhin gelé lors d’un hiver particulièrement rigoureux, le 31 décembre 406 et le 1er janvier 407. Ils envahirent la Gaule et la péninsule ibérique entre 407 et 409. Partout, les Barbares jouèrent un rôle croissant dans la vie politique et militaire de l’Empire : en tant que peuples fédérés ils représentaient une part croissante de l’armée romaine sur le limes. Ils servaient ainsi à protéger l'Empire contre les autres peuples "barbares" venus de l'extérieur. A l’intérieur de l’Empire, ils maintenaient l'ordre au service de l'empereur en place ou ils se vendaient au plus offrant : ils étaient utilisés en tant que milices dans les règlements de comptes entre les prétendants romains au trône impérial. Comme rétribution de leurs services, les Romains leur accordaient des territoires qui échappaient de ce fait à l’autorité de l’empereur (les Wisigoths en 418 en Aquitaine, les Burgondes dans la région de Genève en 453, les Francs en Belgique, etc.). Le goth Alaric fit une première fois le sac de Rome en 410 pour faire pression sur l’empereur Honorius. Rome fut à nouveau pillée par les Vandales de Genséric en 455. En Gaule, le général romain Aetius, qui avait peut-être connu Attila dans sa jeunesse, dut faire appel à une coalition de tous les peuples barbares, dont des Francs dirigés par Mérovée, pour repousser le roi des Huns, Attila, lors de la bataille des Champs catalauniques (aux environs de Troyes) en 451. Encadré : Attila, le "fléau de Dieu" Attila, le chef des Huns incarne dans la mémoire collective la violence et la terreur absolues, non sans raison. Les Huns étaient une population turco-mongole nomade originaire des confins occidentaux de la Chine qui marchèrent vers l'ouest au IVe siècle. Ils parvinrent dans l'actuelle Crimée vers 360. Se livrant au pillage, ils terrorisèrent les peuples germaniques qui demandèrent, paniqués, l'asile aux Romains. Devant le refus de ces derniers, ils franchirent le Danube et écrasèrent l'armée de l'empereur Valens à Andrinople en 378. A partir de 410, les Huns s'installèrent dans le bassin du Danube pour exercer une pression (pillages, paiement de tributs) à la fois sur Constantinople (Empire romain d'orient) et sur Ravenne (Empire romain d'occident). En 434, Attila accéda au pouvoir en compagnie de son frère Breda, dont il se débarrassa en 445. Dans un premier temps, il servit comme mercenaire des Romains. En 437, à la demande du général Aetius, il extermina l'armée des Burgondes à Worms (actuelle Allemagne). Ensuite, il édifia un empire nomade composé d'une gigantesque coalition de peuples germaniques, dont il se prétendit l'empereur, et qui devint une menace majeure pour l'Empire romain. En 451, l'armée d'Attila ravagea la ville de l'actuelle Metz et réduisit sa population en esclavage. Elle évita Paris protégée par Sainte-Geneviève, mit le siège devant Orléans avant d'en être chassé. Le 20 juin 451 la coalition dirigée par Attila et la coalition dirigée par Aetius (composée de Wisigoths d'Aquitaine, de Francs et de Romains) s'affrontèrent lors de la bataille des Champs Catalauniques en Champagne. L'issue de la bataille fut incertaine mais les Huns plièrent bagages, ravagèrent la plaine du Pô puis regagnèrent les rives du Danube. Attila mourut en 453, victime d'un malaise lors de sa nuit de noces avec la princesse germanique Idilco. Lorsque le roi des Goths Odoacre déposa le dernier empereur romain d'occident, le jeune Romulus Augustule , âgé de 14 ans, le 23 août 476, cet événement passa presque inaperçu. La fonction impériale en occident était tellement dépréciée que ce très jeune empereur ne semblait plus présenter le moindre danger. Il ne fut même pas assassiné, juste exilé dans une demeure luxueuse de la baie de Naples. Les insignes impériaux furent alors transférés à Constantinople qui devint « la seconde Rome ». L’Empire romain d’occident n’existait plus légalement. Il était remplacé par un ensemble hétéroclite de royaumes barbares romanisés, où l'Eglise catholique jouait un rôle politique essentiel. Mais ces royaumes reconnaissaient l'autorité de l'empereur d'orient qui légitimaient toujours leur pouvoir. Ainsi, l'empereur d'orient reconnut Odoacre comme patrice , c'est-à-dire souverain et protecteur de l'Italie. 2. De la Gaule au royaume des Francs 2.1 Le règne de Clovis Revenons en Gaule. Le général romain Syagrius avait préservé un territoire romain s’étendant de la Loire à la Somme. Au nord de la Somme, sur le territoire de l’actuelle Belgique, s’étendait le royaume des Francs dévolu par les Romains à Childéric, fils de Mérovée et ancien officier de l’armée romaine, comptant parmi les fédérés de Rome avec le titre de roi des Francs. Les populations franques étaient originaires de la Toxandrie, région située entre la Meuse et l'Escaut et occupèrent rapidement le quart Nord-Est de la Gaule. L'ambivalence de Childéric, décédé en 481 ou en 482, apparaît dans sa tombe découverte dans l'église Saint-Blaise à Tournai (actuelle Belgique) en 1653. On y trouva les restes d’une vingtaine de chevaux sacrifiés selon le rite germanique, une hache de guerre, une lance et une épée longue et des pièces d'orfèvrerie et des objets zoomorphes figurant peut-être des abeilles qui avaient peut-être été cousues sur son manteaux. Mais on trouva également une centaine de pièces d'or frappées au nom de l'empereur d'Orient Zénon (476-491) et versées en tribut par les Romains à Childéric, au titre de l'administration de la Belgique. On retrouva enfin l'anneau sigillaire (l'anneau avec le sceau du défunt) le représentant glabre (comme les Romains) mais avec els cheveux longs (comme les Barbares) et sur lequel figurait l'inscription latine " Childerici regis " (du roi Childéric). Tout concourait à faire passer ce roi barbare pour un souverain romain. Cependant, ce roi n'était pas chrétien. En 481 ou 482, son fils Clovis lui succéda, à l'âge de 15 ans, jusqu'à sa mort en 511. On sait en réalité très peu de choses à son sujet car les historien.nes ne disposent que de très peu de sources sur son règne. Il semblerait que Clovis n’était alors qu’un roi franc parmi d’autres rois francs. Il exerçait un pouvoir charismatique sur une population mouvante qui n'avait rien d'une tribu spécifique ou d'un peuple constitué. Les Francs étaient simplement les individus qui vivaient sous l'autorité d'un roi franc. Le pouvoir de ce dernier était légitimé par la croyance en ses pouvoirs surnaturels de type charismatique matérialisés par le port de cheveux longs. Rappelons que la royauté était une institution « barbare ». Le titre de rex ( roi ) était attribué par les Romains aux chefs des peuples fédérés qui intégraient l’Empire. Le pouvoir de ces rois était légitimé a posteriori par l’empereur qui leur attribuait des titres de magistratures romaines officielles. Clovis est souvent considéré comme le roi à l’origine de toutes les dynasties qui ont dirigé le royaume de France. Faites tomber le C initial de Clovis et vous obtenez Louis, le prénom le plus porté par les rois de France, jusqu’au dernier d’entre eux, Louis-Philippe. Il est cependant difficile d'établir une continuité entre Clovis et les derniers rois de France : les institutions politiques étaient très différentes, l'espace dominé était différent et les population également. Selon l'historienne Magali Coumert, le nom Hlodowig , Chlodevecus en latin et Clovis ou Louis en français, serait le fruit de l'assemblage de Hloda (la gloire) et de wig (la bataille). Il signifierait donc "combattant illustre". Le règne de Clovis fut marqué par une énorme expansion territoriale du royaume des Francs. A cette occasion Clovis passa du statut de simple roi et chef de guerre à celui de souverain d’un vaste territoire. Il élimina systématiquement les rois francs concurrents. Il conclut des alliances avantageuses et remporta des victoires décisives. Il s’empara du royaume du romain Syagrius, qui s’étendait de la Loire à la Somme, après sa victoire à Soissons en 486. En 496, il vainquit les Alamans à la bataille de Tolbiac. En 507, il écrasa les Wisigoths d’Alaric II à Vouillé (près de Poitiers) et s’empara de l’Aquitaine. Les Wisigoths se retirèrent alors en Espagne. Il entretint des relations diplomatique avec Théodoric, roi des Ostrogoths possesseurs de l'Italie. Il lui offrit comme épouse sa sœur Audoflède. Au même moment, en Armorique, l’actuelle Bretagne, restée à l'écart du reste de la Gaule romaine, affluèrent les Bretons de Cornouailles et du pays de Galles actuels, chassés par les Angles et les Saxons, à partir de la fin du IVe siècle. A partir du Ve siècle, se constitua progressivement une identité bretonne aux origines à la fois romaines, insulaires et gauloises. A partir du VIe siècle, les Bretons s'opposèrent aux ambitions hégémoniques des Francs. Source : Duby, G. (dir.) (1978). Atlas historique . Paris : Larousse, p. 31. Source : https://www.lhistoire.fr/carte/la-gaule-avant-et-après-clovis Vers 492-494, Clovis épousa la princesse chrétienne burgonde Clotilde pour s’assurer de la neutralité des Burgondes lors de sa lutte contre les Wisigoths. Il est possible qu’il se soit converti à la religion chrétienne en 496, après la bataille de Tolbiac contre les Alamans, ou en 498 (ou même en 505, avant d'attaquer les Wisigoths d'Aquitaine, pense-t-on parfois aujourd’hui) et qu’il se soit fait baptiser à Reims, un 25 décembre. Il aurait beaucoup hésité, craignant de perdre le soutien de son peuple resté païen. Il aurait abandonné à cette occasion ses amulettes païennes. Ce baptême sup posé lui aurait permis de gagner le soutien de l’aristocratie gallo-romaine et des évêques qui, en ces temps de troubles, exerçaient directement le pouvoir dans les cités (ravitaillement, enseignement, entretien des bâtiments civils et religieux, exercice de la justice, surveillance de la vie religieuse). De fait, ce baptême (s'il eu jamais lieu) ne frappa pas les populations chrétiennes de l'époque, ce qui explique les nombreuses incertitude au sujet de cet évènement. Il ne prit de l'importance que plus tard, notamment du temps des Carolingiens qui ont voulu placer les sacres de Pépin le Bref et de Charlemagne dans la continuité du possible baptême de Clovis. Après la victoire sur le roi des Wisigoths Alaric II à Vouillé en 507, l’empereur romain d’Orient Anastase transmit à Clovis le titre de consul romain honoraire avec les insignes correspondants, ce qui favorisa également le ralliement à sa personne des élites gallo-romaines. La monnaie ci-dessous, frappée en Gaule sous le règne de Clovis, signale cette allégeance symbolique à l’empereur romain d’Orient, seule autorité reconnue après la disparition de l'empereur d'Occident en 476, nécessaire pour conférer une légitimité politique au pouvoir de Clovis. Document : Sous en or frappé sous le règne de Clovis Monnaie en or de 4,37 g. Titulature avers : D N ANASTA-SIVS PP AVG. Description avers : Buste casqué, diadémé et cuirassé d'Anastase de face, tenant de la main droite la lance placée sur l'épaule et de la gauche un bouclier orné d'un cavalier bondissant à droite. Traduction avers : “Dominus Noster Anastasius Perpetuus Augustus”, (Notre seigneur Anastase perpétuel Auguste). Titulature revers : [V]ICTORIA - AVGVSTORVN E/ -|*//CONOB(EV). Description revers : Victoire debout à gauche, tenant une longue croix de la main droite ; étoile à sept rais dans le champ à gauche. Traduction revers : “Victoria Augustorum”, (La Victoire des augustes). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Solidus_%C3%A0_la_victoire_sous_frapp%C3%A9_sous_Clovis.jpg Le récit légendaire du baptême de Clovis, raconté par Grégoire de Tours, un siècle après les faits supposés, est questionné par les historien·nes. En effet, ce baptême ne nous est connu que par ce texte unique. Ce récit nous permet surtout de comprendre la genèse de l’idéologie monarchique de la France du Moyen Age et des Temps modernes. Document : Le récit du baptême de Clovis par Grégoire de Tours La reine [Clotilde] fait alors venir en secret Remi, évêque de la ville de Reims, en le priant d’insinuer chez le roi la parole du salut. L’évêque l’ayant fait venir en secret commença à lui insinuer qu’il devait croire au vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre , et abandonner les idoles qui ne peuvent lui être utiles, ni à lui, ni aux autres. Mais ce dernier lui répliquait : « Je t’ai écouté très volontiers, très saint Père, toutefois il reste une chose ; c’est que le peuple qui est sous mes ordres, ne veut pas délaisser ses dieux ; mais je vais l’entretenir conformément à ta parole. » Il se rendit donc au milieu des siens et avant même qu’il eût pris la parole, la puissance de Dieu l’ayant devancé, tout le peuple s’écria en même temps : « Les dieux mortels, nous les rejetons, pieux roi, et c’est le Dieu immortel que prêche Remi que nous sommes prêts à suivre ». Cette nouvelle est portée au prélat qui, rempli d’une grande joie, fit préparer la piscine […]. Ce fut le roi qui le premier demanda à être baptisé par le pontife. Il s’avance, nouveau Constantin, vers le baptistère pour se guérir de la maladie d’une vieille lèpre et pour effacer avec une eau fraîche de sales tâches faites anciennement. Lorsqu’il fut entré pour le baptême, le saint de Dieu l’interpella d’une voix éloquente en ces termes : « Sois humble, enlève tes colliers, Sicambre ; adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ». Remi était un évêque d’une science remarquable et qui s’était tout d’abord imprégné de l’étude de la rhétorique. Il existe de nos jours un livre de sa vie qui raconte qu'il était tellement distingué par sa sainteté qu’il égalait Silvestre par ses miracles, et qu’il a ressuscité un mort. Ainsi donc le roi, ayant confessé le Dieu tout puissant dans sa Trinité, fut baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit et oint du saint chrême avec le signe de la croix du Christ. Plus de trois mille hommes de son armée furent également baptisés (…). Grégoire de Tours , Histoire des Francs , livre II, chapitre XXXI Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Clovis_Ier Document : Registre inférieur des Miracles de saint-Rémi , représentant le baptême de Clovis et le miracle de la sainte ampoule . Plaque d’ivoire sculpté ornant la reliure d’un manuscrit du IXe siècle. Amiens, Musée de Picardie. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Amiens,_musée_de_Picardie,_ivoire_sculpté_(IXe_siècle)_représentant_la_vie_de_saint_Rémi_08.jpg Nous ignorons quand Clovis fut baptisé (entre 496 et 505) et nous ne sommes pas certains qu’il le fut à Reims. Il importe peu de savoir si le baptême eut lieu réellement, de quelle manière, à quelle date et à quel endroit. Ce qui compte, c’est la fonction performative et politique de ce récit. Supposons donc que Clovis fut baptisé à Reims par l’évêque Rémi. Hincmar, archevêque de Reims au IXe siècle, raconta plus tard que, au moment où Clovis se dirigeait vers le baptistère, la colombe blanche du Saint-Esprit apporta dans une bec une ampoule pleine du Saint-Chrême avec lequel l’évêque Rémi oignit Clovis. Cette ampoule était doublement miraculeuse : elle était un don du Saint-Esprit et, en plus, son niveau d’huile ne baissa jamais jusqu’au sacre du dernier roi de France. L'onction avec l'huile du Saint-Chrême fut pratiquée par Pépin le Bref, Charlemagne et tous les souverains carolingiens. A partir du règne d'Hugues Capet en 987, le sacre des rois de France dans la cathédrale de Reims rejoua constamment cet épisode miraculeux par lequel le roi apparaissait à chaque fois comme étant explicitement désigné par Dieu, comme le représentant de Dieu sur la terre du royaume des Francs. Le récit légendaire du baptême de Clovis constitua une étape décisive dans la construction de l’idéologie monarchique en France. Elus par Dieu, Clovis et ses successeurs dirigeaient l'Eglise catholique du royaume à l'occasion de conciles réunissant les évêques du royaume franc, selon des ordres du jour décidés par le roi. Le premier concile du genre dirigé par Clovis eut lieu à Orléans en 511. Clovis fonda ainsi la dynastie des Mérovingiens, du nom de son grand-père Mérovée. Il inaugura une nouvelle forme de pouvoir monarchique, au croisement de deux influences majeures. A l’instar des empereurs romains, il était acclamé au soir des victoires militaires et la religion lui servit à légitimer son pouvoir, comme le montre le récit légendaire de son baptême. A l’instar des chefs barbares, ses compagnons pensaient qu’il exerçait un pouvoir de type charismatique qui légitimait son pouvoir. En 509 ou 510, Clovis fut proclamé roi des Francs ( Rex Francorum), titre que gardèrent les rois de France jusqu’au milieu du Moyen Age. Il fit de Paris sa capitale en 508. Il mourut le 27 novembre 511 à Paris (seul évènement dont les historien·nes soient certain·nes !) et fut inhumé dans l’église des Saints-Apôtres, bâtie sur la colline Sainte-Geneviève. Il assumait ainsi l’héritage de l’empereur Constantin inhumé lui aussi dans l’église des Apôtres Pierre-et-Paul à Constantinople. Mais surtout, l'église des Saints-Apôtres avait été construite par Clovis et Clotilde sur la tombe de Sainte Geneviève qui avait défendu Paris contre les Huns. 2.2 La dynastie des Mérovingiens La dynastie des Mérovingiens fut discréditée plus tard par Eginhard, le biographe de Charlemagne, qui justifia ainsi la prise du pouvoir par les Carolingiens au détriment des Mérovingiens. Leur légende noire fut reprise au XIXe siècle qui popularisa le surnom, totalement injuste et faux, de « rois fainéants » inventé par Eginhard. A la mort de Clovis en 511, le royaume franc fut partagé entre ses quatre fils, Thierry, Clodomir, Childebert et Clotaire. Les trois derniers, encore jeunes, étaient les fils de Clothilde. Le royaume était considéré comme un bien patrimonial familial qui pouvait être partagé entre les héritiers du rois défunt, considérés comme égaux. Thierry, l'ainé, prit pour capitale Reims, le lieu du baptême de Clovis, Clodomir prit pour capitale Orléans, siège du concile fondateur de 511, Childebert prit pour capitale Paris où se trouvait le tombeau de Clovis, et Clotaire prit pour capitale Soissons, lieu de la première grande victoire militaire de Clovis contre Syagrius, en 486. Ces quatre villes, suffisamment proches les unes des autres pour favoriser les échanges entre les quatre frères, portaient toutes une forte valeur symbolique liée à Clovis. En outre, chaque frère possédait une partir de l'Aquitaine récemment conquise au détriment des Wisigoths. Ce partage était conçu pour assurer des recettes fiscales (ce qui prouve l'existence d'une administration fiscale mérovingienne) équivalentes entre les quatre royaumes. Les quatre frères s'entendirent pour guerroyer ensemble, notamment contre le royaume des Burgondes, conquis en 534. En 524, Clodomir, père de trois enfants, mourut au combat. Clotaire en profita pour épouser très vite la veuve de Clodomir et mettre la main sur son royaume, tandis que deux des enfants du défunt furent égorgés. Le troisième, Clodoald, s'engagea prudemment dans la vie religieuse et reste connu sous le nom de saint Cloud. Plus tard, Clotaire réussit temporairement à réunifier le royaume mais, à sa mort en 561, ses héritiers se partagèrent à nouveau le royaume. L'ainé, Sigebert, déplaça sa capitale de Soissons à Metz et son royaume prit le nom de l'Austrasie. Il épousa la princesse wisigoth Brunehaut. Son frère, Chilpéric devint le souverain de la Neustrie. Il épousa la sœur de Brunehaut mais la fit assassiner très vite pour épouser sa concubine nommée Frédégonde. Ce fut le début d'une guerre civile mémorable. Encart : Brunehaut (vers 547 – 613) (en allemand Brunehilde) Cette princesse wisigothique, épousa en 566 Sigebert, roi d’Austrasie, dont la capitale était Metz. Ce royaume franc était le plus brillant sur les plans culturel, diplomatique et militaire. La sœur de Brunehaut, Galswinthe, épousa Chilpéric, roi de Neustrie, dont la capitale était Soissons. Mais Chilpéric était toujours attaché à sa maitresse Frédégonde et fit égorger Galswinthe pour épouser Frédégonde quelques jours après. Ce meurtre provoqua le désir de vengeance de Brunehaut et déclencha une longue guerre entre les royaumes d'Austrasie et de Neustrie. Cette guerre fut longtemps réduite à une simple rivalité entre deux femmes jalouses, Frédégonde la meurtrière et Brunehaut qui voulait venger sa sœur. Au cours du conflit entre les deux royaumes, deux esclaves missionnés par Frédégonde parvinrent à assassiner Sigebert. Après son bannissement dans un couvent, Brunehaut revint au pouvoir et parvint à s'imposer comme la régente de son fils Childebert puis de ses petits-fils Thibert et Thierry et enfin de son petit-fils Sigebert II. Très cultivée, brillante diplomate, elle réorganisa l’administration de son royaume. Servie par sa longévité, à la tête d’un réseau de fidèles issus de grandes familles d'Austrasie, elle n’hésita pas à imposer son autorité à tous et à restaurer une administration fiscale. Cependant, son autorité fut de plus en plus mal supportée. La nouvelle génération des nobles du royaume d’Austrasie, jaloux de son autorité croissante, la livrèrent en 613 au roi de Neustrie Clothaire II. Elle fut livrée aux soldats durant trois jours (pour la punir en tant que femme indigne) puis attachée à la queue d’un cheval sauvage (pour montrer qu’elle n’était pas une reine puisqu’elle n’était pas capable de commander à un cheval). Son corps supplicié fut brûlé (car elle n’était pas digne d’une véritable sépulture). Dès cette époque, une légende sombre fut développée autour de ce personnage de femme qui, comme nous le dirions aujourd’hui, transgressa les assignations de genre. Elle fut dépeinte comme autoritaire, cruelle, on lui reprocha d’avoir fait assassiner quelques opposants. Rien que de très habituel, si elle n'avait été un homme. Mais il fallait montrer tous les travers d'une femme à qui on avait laissé le pouvoir. Sa rivalité meurtrière avec Frédégonde, la femme du roi de Neustrie, considérée comme la cause de la longue guerre civile, alimenta également la sombre légende. Aujourd'hui les historien·nes ont réhabilité la mémoire de Brunehaut. La fin de cette princesse wisigothique d'Espagne, méditerranéenne et de culture latine également marque la fin de l'Empire romain d'orient et l'enracinement des Mérovingiens dans l'espace entre Loire et Rhin. Durant deux siècles, les royaumes francs (Neustrie, Austrasie, Burgondie) furent donc tantôt séparés et tantôt réunis. L'Aquitaine, trop lointaine, fit les frais des rivalités entre les rois francs et fut régulièrement démembrée au profit des uns ou des autres. Chaque royaume possédait sa propre aristocratie, sa propre cour et, la plupart du temps, son propre roi et son propre maire du palais. Les descendants de Clovis, tous aussi dignes de gouverner, s'alliaient ou s'affrontaient lors de violentes guerres civile pour déterminer qui arriverait à la tête des royaumes. L'assassinat d'un frère ou d'un cousin rival était parfois un bon moyen de l'emporter. Le fameux roi Dagobert (629-639) parvint à réunifier temporairement le royaume des Francs à partir de la Neustrie. Il fut le premier roi à se faire enterrer dans la basilique de Saint-Denis, donnant ainsi un ancrage territorial à la dynastie. Aujourd’hui les historien·nes pensent que ces partages constituaient en réalité une manière rationnelle d’administrer et de défendre un très vaste territoire à partir de la capitale de chaque souverain. D’ailleurs, le terme de regnum Francorum (royaume des Francs) ne disparut jamais des sources de l’époque, ce qui atteste, chez les auteurs de l’époque, la permanence de la conscience de l’unité du royaume malgré ses divisions. Source: Frankish Empire 481 to 814-fr - Francs — Wikipédia Nous savons que ces rois mérovingiens étaient parfois de fins lettrés écrivant de la poésie. Leur pouvoir restait d'essence charismatique, conformément à la tradition des chefs de guerre germaniques. Leur longue chevelure symbolisait ce charisme qui liait personnellement chaque roi à ses guerriers. Le roi restait élu par son peuple. Mais l'héritage de Rome n'était pas moins important. En effet, les rois mérovingiens se trouvaient à la tête d’une administration héritée de la Gaule romaine. A l'échelle locale, les comtes , issus de l'ancienne aristocratie franque ou de la noblesse sénatoriale romaine, dirigeaient les pagi (pluriel de pagus , pays). Les comtes rendaient la justice au nom du roi, rassemblaient les hommes d'armes et levaient les impôts qui alimentaient le trésor royal. A l'échelle centrale du palais (terme qui désignait aussi bien les palais royaux que l'entourage du roi qui y séjournait), le roi était entouré de sa famille, de ses proches, de clercs et de grands officiers héritiers des administrateurs romains : le comte du palais, le comte de l'étable (futur connétable, le maréchal en langue germanique), le référendaire (futur chancelier, responsable des écrits royaux). Le plus important d'entre eux était le maire du palais, intendant de la maison du roi puis gestionnaire des terres royales. L’élite gallo-romaine lettrée se mit au service des rois mérovingiens qui lui confièrent des missions administratives. Réciproquement, les Francs se fondirent dans la population gallo-romaine. Ils s'étaient convertis au christianisme, ils perdirent partiellement leur langue germanique et leurs traditions barbares. Cela permit de faire oublier, aux XIXe et XXe siècles, que le peuple qui donna son nom à notre pays était en fait un peuple germain, c'est-à-dire.... allemand. Il apparaît surtout que l’arrivée des Francs sur le territoire de la Gaule ne provoqua pas la disparition de la civilisation gallo-romaine. Elle produisit une société hybride. L'exemple des noms des individus en est un exemple intéressant. Les populations abandonnèrent les tria nomina latins (les deux premiers étaient transmis par la lignée paternelle et le troisième distinguait l'individu au sein de cette lignée) au profit du nom unique germanique. Ce nom pouvait être d'origine latine ou germanique. Les noms germaniques étaient composés de deux lexèmes dont au moins le premier était hérité des noms parentaux. Ils pouvaient évoquer des animaux ou des qualités : Bert , brillant d'où vient Bertrand, ou Sieg , victorieux, d'où vient Sigebert. Par exemple, aux alentours de 820, Ansegarius et sa femme Ingalteus, colons à Gagny (actuelle région parisienne), eurent deux filles : Ansegildis et Ingrisma. Cet exemple montre que les noms étaient issus aussi bien du nom paternel que du nom maternel, ce qui laisse supposer une relative égalité entre la lignée paternelle et la lignée maternelle. Les familles nobiliaires prirent l'habitude de se singulariser par la transmission de génération en génération des mêmes prénoms. Elles imitaient en cela les usages monarchiques qui reprirent les prénoms des ancêtres royaux (Childebert, Clotaire) afin de de forger la conscience d'une continuité dynastique. On a longtemps associé la dynastie mérovingienne à une période de troubles et de guerres civiles qui auraient provoqué une rétractation des espaces urbains et un recul des zones cultivées. Cependant, depuis une trentaine d’années, les archéologues ont retrouvé des traces de centaines de villae mérovingiennes qui attestent au contraire de la densité du maillage de l’espace rural. Comme les bâtiments étaient construits en matières végétales et non plus en pierres, leur traces sont plus difficile à déceler. Par exemple, les fouilles archéologiques sur le site de Bressilien à Paule (actuel département des Côtes d'Armor) ont révélé un habitat de notables locaux. Cet habitat était destiné à protéger les zones de peuplement franc contre les incursions des Bretons venus des iles britanniques. Cet habitat fortifié d'une superficie de 5 hectares, entouré d'une muraille de terre et de bois était divisé en deux espace séparés par un fossé bordé d'un talus. La partie basse était dévolue aux activités artisanales et agricoles. La partie haute comprenait un grand bâtiment en terre et en bois, remplacé au début du IXe siècle par des édifices en pierre caractéristiques d'un habitat aristocratique où l'on a retrouvé des monnaies carolingiennes. Document : Les fouilles du site de Bressilien . Source : http://journals.openedition.org/archeomed/docannexe/image/10856/img-1.jpg De même, les tombes mérovingiennes ont livré de nombreux objets de luxe, fibules, boucles de ceintures, pendants d’oreilles, rehaussé de grenats et de pierres semi-précieuses. Mais la christianisation a progressivement fait disparaître des sépultures les objets précieux accompagnant les défunts . 3. Vers l’Empire Carolingien 3.1 Le règne de Pépin le Bref Progressivement, la jeunesse de nombreux rois mérovingiens et les régences affaiblirent le pouvoir royal. En Neustrie comme en Austrasie, les maires du palais ( Major Domus , « Premier de la maison » ou… majordome) ne se contentèrent plus d'administrer les domaines du roi. Ils accaparèrent la réalité du pouvoir en s'assurant le soutien de grandes familles nobiliaires. En 681, Pépin de Herstal fut nommé maire du palais d'Austrasie (équivalent de la Belgique, des Pays-Bas et du nord-ouest de l'Allemagne). Il devint ensuite maire du palais de Neustrie puis de Burgondie. Il avait donc la main sur l'administration des trois royaumes mérovingiens. A sa mort en 714, sa famille se déchire. L'un de ses fils, Charles (Martel) parvint à s'emparer de la mairie du palais d'Austrasie et de Neustrie qu'il dirigea de de 717 à 741). Il gagna son surnom à l'occasion de la bataille qui stoppa une incursion arabe aux alentours de Poitiers en 732. Il justifia sa possession du pouvoir et obtint le soutien du pape en soutenant l'évangélisation, y compris les armes à la main, des populations saxonnes et bavaroises (nous retrouvons à nouveau ici le rôle politique de la religion). En 751, son fils Pépin le Bref déposa le dernier roi mérovingien Childéric III, avec l’assentiment du pape Zacharie, fit couper sa chevelure, l’enferma dans un monastère à Saint-Omer, et se fit élire roi à sa place. La dynastie mérovingienne disparut donc lors d'un coup d'Etat. Un progrès cependant : Childéric III ne fut pas assassiné. Pépin le Bref (surnommé ainsi en raison de sa petite taille) se fit acclamer roi et élire par une assemblée d’évêques et de grands du royaume à Soissons en novembre 751. Cette acclamation évoquait la désignation du roi franc par son peuple mais aussi la proclamation du général romain victorieux par ses soldats en tant que imperator . Cependant, cette élection et cette acclamation ne suffisaient pas. Il fallait consolider davantage le pouvoir du nouveau roi. En 754, le pape Étienne II fit le voyage jusqu’en Île-de-France pour solliciter une alliance militaire avec Pépin de Bref car l’empereur de Constantinople, son protecteur habituel, était lui-même en difficulté et ne pouvait pas le protéger contre les Lombards. Pépin le Bref lui attribua des territoires qui constituèrent les États de l’Église et dont le Vatican actuel est l’héritier. En contrepartie, le dimanche 28 juillet 754, à l’abbaye royale de Saint-Denis, le pape Étienne II sacra Pépin le Bref par une onction de l’huile sainte, le saint-Chrême, sur le front. Cette onction évoque l’onction des rois d’Israël dans la Bible et aussi le baptême de Clovis (C'est la raison pour laquelle fut inventé l'épisode de la colombe apportant la fiole d'huile sainte lors du baptême de Clovis). Cette onction montrait que le nouveau roi était désigné par le Saint-Esprit et qu’il devait désormais protéger l’Église. Le pape lui conféra le titre de roi des Francs et de Patrice des Romains, à savoir protecteur du Saint-Siège. Ses fils, Carloman et Charles (le futur Charlemagne) furent également oints et sacrés par le pape à cette occasion. De la sorte, ils risquaient d’être moins contestés lors de leur future accession au trône. Le pape reconnut ainsi la nouvelle dynastie et acta la fin de la dynastie mérovingienne. Cette cérémonie de 754 constitua sans doute le premier sacre royal au moyen de l'huile sainte. Elle marque la naissance de la dynastie carolingienne et d'une royauté sacrée selon le modèle des rois d'Israël. Charlemagne reprit ce schéma en se faisant sacrer à Rome en 800. Document : Les deux sacres de Pépin le Bref Si tu veux savoir, lecteur, à quelle époque ce petit livre a été composé et achevé à la précieuse louange des martyrs sacrés, tu la trouveras en l’année de l’Incarnation du Seigneur 767, au temps du très heureux, très pacifique et catholique Pépin, roi des Francs et patrice des Romains, fils du feu prince Charles de bienheureuse mémoire, en la 16e année de son règne très heureux au nom de Dieu, 5e indiction, et en la 13e année de ses fils, eux-mêmes rois des Francs, Charles et Carloman. Ceux-ci, par les mains du très bienheureux seigneur Étienne, pape de sainte mémoire, furent consacrés rois par le saint chrême, en même temps que leur père susdit le très glorieux seigneur roi Pépin, par la Providence de Dieu et l’intercession des saints apôtres Pierre et Paul. Car ledit très florissant seigneur Pépin, roi pieux, avait été élevé à la dignité royale trois ans auparavant, par l’autorité et sur ordre du seigneur pape Zacharie de sainte mémoire, par l’onction du saint chrême, reçue des mains des bienheureux prêtres des Gaules, et par le choix de tous les Francs. Par la suite, il fut oint et béni de nouveau comme roi et patrice, avec ses susdits fils Charles et Carloman, au nom de la Sainte Trinité, par les mains du même pape Étienne, en l’église des bienheureux susdits martyrs Denis, Rustique et Éleuthère, dont le vénérable Fulrard est archiprêtre et abbé. Dans cette même église des bienheureux martyrs, en ce même jour, ledit vénérable pontife bénit par la grâce de l’Esprit aux sept formes la très noble, très dévote et très attachée aux saints martyrs Berthe, épouse dudit roi très florissant, revêtue de la robe royale à traîne, et en même temps il confirma de sa bénédiction par la grâce du Saint-Esprit les princes des Francs et il imposa à tous sous peine d’interdit et d’excommunication de ne jamais choisir un roi issu d'autres reins de celui que la divine piété avait daigné exalter, et qu’elle avait décidé, par l’intercession des saints apôtres, le très bienheureux pontife. C’est pourquoi nous avons inséré ces quelques lignes à la dernière page de ce petit livre, à l’attention de votre charité, afin que dans la suite des temps la tradition commune puisse en transmettre à jamais la connaissance aux lignées futures. Source : Clausula de unctione Pippini regis in Bruno Krusch, MGH, Scriptores rerum Merowingicarum 1-2, Hanovre 1885, p. 465-466. Traduit du latin par G. Brunel, E. Lalou (dir.), Sources d’histoire médiévale, ixe - milieu du xive siècle , Paris, Larousse, 1992, p. 73. Cette nouvelle dynastie bouleversa considérablement la légitimité royale. Depuis Clovis, cette légitimité était fondée sur l’héritage familial et avait un fondement ethnique. Or, les Carolingiens ne constituaient pas une branche familiale des Mérovingiens et, en raison des conquêtes réalisées depuis deux siècles, ils se trouvaient à la tête d’un empire multiethnique. Il fallut donc recourir à une nouvelle légitimation, celle de Dieu, transmise par les évêques et le pape. C’est pourquoi Pépin le Bref prit le soin de se faire élire par acclamation par les évêques et les grands du royaume (référence à l’empereur romain mais aussi à la désignation du roi par les Francs) puis sacrer par l’onction avec le saint-Chrême (référence à l’onction des rois juifs de la Bible et référence au baptême de Clovis) pour manifester le choix du roi par Dieu et par l’Église. Choisi par Dieu, le roi était son représentant sur terre, comme l’étaient les empereurs romains chrétiens, dans un contexte différent, bien évidemment. Tout cela est beaucoup plus fort que la simple règle héréditaire et charismatique des Mérovingiens. Désormais, le roi est roi de droit divin . Ces détails peuvent sembler fastidieux. Notre but est de montrer comment la cérémonie du sacre des rois de France, jusqu’en 1825, a trouvé ses sources dans le contexte de la prise du pouvoir par Pépin le Bref. Établir la généalogie du sacre des rois de France permet d’historiciser cette cérémonie et de montrer qu’elle fut d’abord une construction politique pour légitimer un pouvoir qui se sentait peu légitime, et qui revendiqua la filiation avec les empereurs romains en utilisant la religion chrétienne à cet effet. Pépin le Bref réorganisa les bases administratives du royaume. Il consolida le pouvoir des comptes dans les pagi, contrôla ces derniers par l’envoi de missi dominici (« envoyés des maître ») et exigea un serment de fidélité de la part des grands du royaume, comme nous le verrons également avec la description du règne de Charlemagne. Chaque année il convoquait les guerriers francs pour mener des campagne sur les confins de l'Empire. Il combattit notamment les Germains mais également le duc d’Aquitaine et les Arabes qu’il chassa de Narbonne en 759. Il mourut en 768 et fut enterré dans la basilique de Saint-Denis, en compagnie du roi Dagobert et son père Charles Martel. L'arbre généalogique des Carolingiens. Source: L'Histoire n° 406, décembre 2014, p. 52 3.2 L’avènement de l’Empire de Charlemagne En 768, le royaume de Pépin le Bref fut, selon l’usage franc, partagé entre ses deux jeunes fils, Carloman et Charles, le futur Charlemagne (né entre 742 et 748, mort en 814). Les grands du royaume en profitèrent pour se soulever. Charles dut affirmer son autorité par la force. Il absorba le royaume de Carloman mort prématurément (et opportunément, en 771) et engagea ensuite de nombreuses campagnes contre le royaume des Lombards en Italie du nord (773-775) et contre la Saxe (772-803). Chaque année, ces campagnes permettaient d’associer dans son armée ( ost ) des guerriers d’origines très diverses qui pouvaient s’y distinguer et espérer diverses promotions et gratifications sous forme de possessions territoriales. Ces campagnes annuelles étaient donc nécessaires à Charlemagne pour s'attacher les services et la fidélité des nobles et des guerriers. La dynamique de la société carolingienne supposait la guerre annuelle qui permettait l'expansion de l'Empire. La guerre interminable contre la Saxe fut particulièrement difficile et violente. En effet, il n’existait pas en Saxe une structure étatique hiérarchisée qu'il suffisait de vaincre une fois pour toutes, mais une juxtaposition de populations autonomes qui s’opposaient simultanément ou successivement à la conquête, et qu'il fallut réduire les unes après les autres. Charlemagne alterna donc des phases de conversions forcées au christianisme (ce qui justifiait une guerre de conquête particulièrement brutale, assimilable à une guerre d'extermination, comme l’indique le document ci-dessous) et de tentatives de séduction de la noblesse saxonne. Document : Charlemagne organise la christianisation brutale des Saxons 4. Si quelqu’un viole le saint jeune de carême par mépris pour la religion chrétienne et mange de la viande, qu’il soit puni de mort (…). 6. Si, égaré par le diable, quiconque homme ou femme s’adonne à la magie, et mange de la chair humaine, et qu’à cause de cela, il a fait rôtir cette chair, ou qu’il la donne à manger, qu’il soit puni de mort. 7. Si quelqu’un fait consumer par les flammes, selon le rite des païens, le corps d’un homme défunt, et qu’il en réduise les os en cendre, qu’il soit puni de mort. 8. Si, à l’avenir, quelqu’un de la nation saxonne demeure non baptisé, se cache et refuse le baptême, voulant rester païen, qu’il soit puni de mort. 9. Si quelqu’un offre un sacrifice humain au diable et aux démons selon la coutume païenne, qu’il soit puni de mort. 10. Si quelqu’un conspire avec les païens contre les chrétiens et qu’il persévère à être leur ennemi, qu’il soit puni de mort. Qu’il en soit de même de celui qui serait le complice de ses agissement criminels contre le roi et le peuple chrétien. Premier capitulaire saxon (775-790) dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne . Paris, Albin Michel, p. 287-290. Cavaliers francs de l’époque carolingienne . Psalterium Aureum , bibliothèque cantonale de Saint-Gall , IXe siècle. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Empire_carolingien#/media/Fichier:Psalterium_aureum_140_Ioab.jpg Charlemagne tenta d’envahir le nord du royaume musulman d’al-Andalus en 778. Il échoua à s'emparer de Saragosse et perdit son arrière-garde attaquée par les Basques sur le chemin du retour, en franchissant les Pyrénées à Roncevaux, lieu que les historien·nes ne sont pas parvenu·es à identifier. Cet épisode peu glorieux fut immortalisé au XIIe siècle par la Chanson de Roland . Par la suite, Charlemagne créa un royaume d'Aquitaine divisé en comtés et confié à son fils Louis. A l’ouest, Charlemagne finit par intégrer la Bretagne continentale à la zone d’influence carolingienne, mais sans la dominer directement. Ce territoire se trouvait sous l’autorité de chefs de clans locaux dotés du titre de machtien , entourés d’une cour de propriétaires terriens. Ils se transmettaient le pouvoir de façon héréditaire. Charlemagne créa une marche militaire limitrophe de la Bretagne confiée à un comte qui profita de la division des chefs des clans bretons pour les soumettre. Charlemagne domina au final un vaste territoire de 1,2 million de km² environ, correspondant approximativement au territoire de « l’Europe des six », à savoir les six pays fondateurs de la Communauté Économique Européenne (CEE) de 1957 : France, Allemagne de l’Ouest, Italie, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg. C'est pourquoi il fut surnommé à une époque, de manière totalement anachronique, le "père de l'Europe". Charlemagne disposait de moins de trois mille agents pour gérer un si vaste Empire. Il lui fallu donc recourir à divers moyens pour imposer son autorité : il passa son temps à parcourir son Empire, il développa une idéologie impériale fondée sur la religion et tenta d’organiser une administration efficace au regard des critères de l’époque. Document : L ’Empire de Charlemagne Source : Textes et Documents pour la Classe n°778. Sous le règne de Charlemagne, la dynastie carolingienne changea réellement de dimension avec le couronnement impérial. Les sources de l’époque insistent sur son caractère improvisé alors que ce sacre fut en réalité préparé de longue date. En effet, les conquêtes territoriales réalisées par Charlemagne rendaient possibles la proclamation de la reconstitution de l’Empire romain d’occident. Il s'agissait bien d'un empire au sens médiéval du terme, c'est-à-dire d'une entité politique dominant plusieurs Etats et plusieurs peuples très différents. En outre, comme le trône de l’Empire byzantin était occupé par une femme, Irène (elle avait détrôné son propre fils et lui avait fait crever les yeux, selon l'usage byzantin), on pouvait considérer qu’il n’existait plus d’autorité impériale légitime à Constantinople. La pseudo-vacance du trône impérial byzantin pouvait pousser Charlemagne à se faire proclamer empereur et, pourquoi pas, à revendiquer aussi le trône byzantin ! Le pape Léon III avait été victime d’une tentative de coup d’État et se réfugia sous la protection du roi des Francs. Le 23 novembre 800, en compagnie du pape Léon III, Charlemagne fit son entrée à Rome, à la manière d’un imperator romain victorieux. Il restaura l’autorité du pape, puis fut couronné empereur à Rome le 25 décembre 800. Il existe plusieurs versions concurrentes du récit du couronnement. L’une indique que Charlemagne fut d’abord couronné par surprise par le pape Léon III, avant d’être acclamé par les grands du royaume et le peuple romain. Cette chronologie aurait indisposé Charlemagne qui semblait devoir ainsi son pouvoir d’abord à l’Église et ensuite au peuple, ce qui le mettrait en position subordonnée par rapport au pape. Il aurait préféré le scénario byzantin : l’empereur byzantin était d’abord acclamé par l’armée, selon la tradition romaine, puis consacré par le patriarche de Constantinople qui ne faisait ainsi qu’entériner la volonté du peuple et de l'armée. Une autre version indique que le pape se serait prosterné devant l’empereur, ce qui signale une forme d’humiliation du pape. Il ne s’agit pas simplement d’une querelle d’ego. Ces symboles sont essentiels dans l’imaginaire politique. Document : Le récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par Eginhard Toutefois, sa dernière visite [ à Rome ] ne fut pas uniquement dictée par ces motifs, mais par le fait que les Romains poussèrent le pape Léon, qui avait été victime de nombreuses violences, ayant notamment eu les yeux arrachés et la langue coupée, à recherche instamment l’assistance du roi. Il [ Charlemagne ] vint donc à Rome pour restaurer la situation de l’Église qui avait été complètement bouleversée, et il y passa tout l’hiver. C’est à ce moment là qu’il reçut le nom d’empereur et Auguste. Dans un premier temps, il s’y opposa si fortement qu’il affirmait que ce jour-là, bien qu’il se fut agi d’un jour de fête, il ne serait pas entré dans l’église s’il avait pu connaître l’avance la résolution du pontife [ Charlemagne veut ainsi montrer sa modestie. Il est également mécontent de devoir son titre impérial au pape qui a ainsi pris un ascendant sur lui ]. Il supporta avec une grande patience la jalousie que lui valut le nom qu’il avait reçu : les empereurs romains [ byzantins ] s’en indignèrent en effet. Il vainquit leur entêtement par sa grandeur d’âme, qualité qui lui donnait de s’élever, sans aucun doute, bien au-dessus d’eux, en leur envoyant de fréquentes ambassades et en les appelant ses frères dans ses lettres Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne . Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 65-67. Document : Le récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par les Annales royales Le saint jour de la nativité de Notre-Seigneur, le roi [ Charlemagne ] vint dans la basilique du bienheureux saint Pierre, apôtre, pour assister à la célébration de la messe. Au moment où, placé devant l’autel, il s’inclinait pour prier, le pape Léon lui mit une couronne sur la tête, et tout le peuple romain s’écria : « A Charles auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des romains, vie et victoire ». Après cette proclamation, le pape se prosterna devant lui et l’adora suivant la coutume établie du temps des anciens empereurs [ byzantins ], et dès lors Charles, quittant le nom de Patrice des Romains [ protecteur du pape ], porta celui d’empereur et d’Auguste. Annales royales , dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne . Paris, Albin Michel, p. 167. Un récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par le Liber Pontificalis Vint le jour de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ et ladite basilique du bienheureux apôtre Pierre les vit tous à nouveau réunis. Alors le vénérable et auguste Pontife, de ses propres mains, le couronna d’une très précieuse couronne. Alors l’ensemble des fidèles romains, voyant combien il avait défendu et aimé la Sainte Église romaine et son vicaire, poussèrent d’une voix unanime, par la volonté de Dieu et du bienheureux Pierre, porteur de la clé du royaume céleste, l’acclamation : « A Charles très pieux Auguste, par Dieu couronné grand et pacifique empereur, vie et victoire ». Ceci fut dit trois fois devant la Sainte confession du bienheureux apôtre Pierre, tout en invoquant plusieurs saints, et par tous il fut constitué empereur des Romains. De suite après, le très saint évêque et pontife oignit d’huile sainte le roi Charles, son très excellent fils, ce même jour de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Liber Pontificalis, II, éd. et trad. par Mgr L. Duchesne, Paris, 1892, p. 8. [Le Liber Pontificalis est un recueil de biographies de papes compilé entre le VIe et le IXe siècle] Quelques temps plus tard, Nicéphore Ier ayant succédé à Irène sur le trône byzantin, Charlemagne abandonna le titre peu réaliste d’« empereur des Romains », titre officiel de l’empereur byzantin (voir ci-dessus le récit du couronnement par les Annales royales ). Il était désormais doté de la titulature suivante : « Charles, empereur auguste, gouvernant l’Empire romain, roi des Francs et des Lombards ». Il se positionnait donc comme le successeur des empereurs romains, mais plutôt en occident, comme l’indique son titre de roi des Francs et des Lombards. L’affirmation de l’héritage romain vint renforcer sa légitimité de droit divin acquise lors du sacre conjoint avec Pépin le Bref et Carloman en 754. Ajoutons que la date du 25 décembre n’est pas anodine : l’Empire de Charlemagne naquit le même jour que le Christ. Charlemagne se présentait donc lui aussi comme le représentant de Dieu sur terre, à l’instar des empereurs romains chrétiens. Ajoutons que le couronnement de l’empereur à Rome fut à l’origine de la tradition du couronnement des empereurs germaniques qui eut lieu à Rome durant tout le Moyen Age. De leur côté, les rois de France étaient couronnés par l’archevêque de Reims, en référence au baptême de Clovis. Si nous faisions de l’histoire selon une perspective nationaliste, nous devrions enlever la date « 800 – couronnement de Charlemagne » de notre roman national et la laisser aux Allemands ! Ce serait évidemment une erreur puisque Charlemagne appartient à l’histoire de plusieurs pays européens actuels. Statuette équestre de Charlemagne ou de Charles le Chauve . Bronze, IXe siècle, Musée du Louvre. Pour mieux enraciner son projet politique, Charlemagne fit construire ou rénover de nombreuses églises, telles que l’oratoire de Germiny qui est l’un des rares édifices carolingiens encore visibles aujourd’hui. Cela lui permettait de se présenter comme le protecteur de l’Église et de rappeler aux fidèles qu’ils devaient prier et attendre le jugement dernier en bon ordre derrière leur empereur. Document : L’oratoire de Germiny-des-pré s (Loiret). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Oratoire_carolingien_de_Germigny-des-Pr%C3%A9s#/media/Fichier:%C3%89glise_de_la_Tr%C3%A8s-Sainte-Trinit%C3%A9_de_Germigny-des-Pr%C3%A9s.jpg 3.3 Le gouvernement de l’Empire Chaque année, au printemps, Charlemagne tenait un plaid général des Francs, où se rassemblaient les prélats et les principaux nobles de l’Empire, à l’occasion duquel il rendait la justice, avant d’engager la guerre à la tête de son ost . Il organisa l’administration d’un très vaste Empire alors que les moyens de communication de l’époque était réduits. Les voies romaines, toujours entretenues, permettaient la circulation des lettres et des diplômes de l’administration impériale dans tout l’Empire . Mais les distances à parcourir étaient immenses. Charlemagne fit fixer par écrit les règles juridiques des différents peuples de l’Empire. En institutionnalisant ainsi les règles de droit de chaque peuple, il s’assurait que la justice serait correctement rendue et comprise localement, et que son autorité serait respectée. Il réorganisa le travail des juges et restructura son armée. Il supervisa le fonctionnement des grandes villae royales afin de développer la production agricole et ses propres revenus. Ces décisions étaient rédigées chaque année à partir de 779 par les juristes de l’entourage de Charlemagne dans des capitulaires , textes juridiques et législatifs émanant du pouvoir et organisés en un grand nombre de chapitres ( capitula ) abordant des sujets très divers. L’Empire était divisé en deux cents comtés environ, héritiers des pagi de l’époque gallo-romaine. Depuis les temps mérovingiens, un comte exerçait l’autorité royale par délégation dans chaque comté. Il dirigeait la justice, la levée des impôts et des hommes libres pour l’ost impérial. Les comtes étaient surveillés par les missi dominici (envoyés du maître), une création de Pépin le Bref. Ces derniers transmettaient les capitulaires, ils vérifiaient que les ordres étaient correctement exécutés dans les comtés et ils rendaient compte de leur mission à l’empereur. Charlemagne leur attribua en outre la responsabilité de rendre la justice dans les comtés. Désormais, la justice était rendue par des professionnels qui collectaient les amendes au profit de l’empereur. Charlemagne choisissait les remplaçants des comtes et des missi dominici qui venaient à disparaitre parmi les membres de leurs familles. Il s'assurait ainsi la fidélité de dynastie de spécialistes de l'administration. Dans les textes qui suivent, il est intéressant de noter que l’empereur est toujours associé à Dieu : il est nécessaire d’obéir à l’empereur comme on obéit à Dieu. Document : Le rôle des m issi dominici d’après un capitulaire de Charlemagne 40. En dernier lieu, enfin, nous désirons savoir par nos missi , envoyés maintenant dans tout notre royaume, comment de toutes nos décisions, chacun, soit parmi les hommes ecclésiastiques, évêques, abbé, prêtres, diacres, chanoines et tous les moines, soit parmi les religieuses, a observé notre ordre ou notre décision son domaine et sa profession (...). De la même façon aussi, nous désirons savoir si les laïques, en tous lieux, ont observé notre ordre sur la protection des saintes églises, des veuves et orphelins ou des petites gens. A propos des pillages et de l’institution du service d’ost, et à propos des affaires judiciaires elles-mêmes, nous désirons savoir comment ils ont obéi à notre recommandation ou à notre volonté ou aussi comment ils ont observé notre autorité et comment chacun lutte pour se maintenir dans le saint service de Dieu (…). Capitulaire général des Missi Dominici (802), dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne . Paris, Albin Michel, p. 342-343. Document : Les missions des comtes et des missi dominici d’après un capitulaire à l’usage d’un comte, écrit par des missi dominici Hadal hard, Fulrad, Unroc, Hroculf, missi de l’empereur, saluent dans le Seigneur le très chéri comte. Votre bonté n’ignore pas que l’empereur nous envoya, Radon, Fulrad et Unroc, dans cette mission pour agir, autant que nous le pourrions, d’après la volonté de Dieu et la sienne. Mais Radon étant tombé malade, il s’est trouvé par là empêché de faire partie de cette mission où le besoin de sa présence se faisait néanmoins sentir.. Alors, il a plu à l’empereur de nous adjoindre Hadalhard et Hroculf, afin que nous travaillions tous ensemble et, comme nous venons de le dire, d’après la volonté de Dieu et de la sienne. Étant donc établis dans cette mission, nous vous envoyons cette lettre afin de vous ordonner, au nom de l’empereur, et de vous nôtre, en notre nom, de veiller par tous les moyens possibles à toutes les choses qui dépendent de vous, tant à celles qui regardent le culte de Dieu et le service de notre maître, qu’à celles qui ont pour but le salut et la protection du peuple chrétien. Car il nous est ordonné, ainsi qu’à tous les missi , de lui rapporter à la mi-avril comment ont été exécutés ses ordres, afin qu’il donne des éloges mérités à ceux qui s’y sont conformés et réprimande vivement ceux qui s’y sont montré rebelles. Il veut que nous lui fassions connaître non seulement en quoi l’on a contrevenu à ses ordres, mais quels sont ceux dont la négligence a favorisé ces contraventions. Nous vous recommandons donc dès maintenant de relire les capitulaires, de vous ressouvenir des ordres qui vous ont été donné verbalement et qu’enfin vous déployez si bien votre zèle qu’il ne vous arrive à recevoir que des récompenses tant de Dieu que de notre puissant maître. 1. Nous vous ordonnons donc et nous vous avertissons, non seulement vous, mais tous vos subordonnés et les habitants de votre comté, d’être soumis à l’évêque (…). De même, exécutez avec soin ce que vous devez à l’empereur et qui vous a été ordonné verbalement et par écrit. 2. Rendez la justice aux églises, aux veuves, aux orphelins, à tout le monde enfin, sans mauvaise pensée, sans esprit de lucre, sans retard inutile, pleinement et d’une manière irréprochable, en respectant la loi et le droit (…). 3. Que tous ceux qui se montreront rebelles ou désobéissants à vos ordres et refuseront de se soumettre à votre justice soient mis en prison, quel que soit leur nombre. Envoyez-les nous, si nécessaire, ou dites-nous ce qu’il en est lors de notre prochaine conférence afin que nous puissions mettre en exécution, en ce qui les concerne, les ordres que nous avons reçus de l’empereur. 4. S’il y a quelque chose dans les ordres que vous avez reçus qui ne soit pas clair pour vous, envoyez-nous d’urgence un homme intelligent auquel nous l’expliquerons, afin que nous vous le compreniez bien et puissiez l’accomplir avec l’aide de Dieu. 7. Gardez cette lettre et relisez-la souvent, afin qu’elle nous serve de guide et que vous puissiez dire d’avoir agi en accord avec ce que nous vous avions écrit. Capitulaire rédigé par des Missi Dominici à l’usage d’un comte (entre 801 et 813), dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne . Paris, Albin Michel, p. 369-371. Lecture d'un capitulaire de Charlemagne à l'empereur Charles Le Chauve entouré de ses vassaux, comtes et missi dominici . Enluminure de la Première Bible de Charles le Chauve , Paris, BnF , département des manuscrits , ms. Latin 1, fo 27 vo, vers 840. Charlemagne chercha surtout à s’assurer la fidélité des hommes d’Église, des guerriers, des puissants et de la plupart des hommes libres. En effet, à l’occasion des plaids généraux, les hommes d‘Église et les Grands de l’Empire durent prononcer sur des livres sacrés un serment de fidélité à l’autorité de l’empereur. Ces liens personnels obligeaient les uns et les autres à une fidélité mutuelle. Ils permirent à Charlemagne d’établir son pouvoir sur les hommes et d’éviter les révoltes des grands personnages. Il pouvait punir les félons et récompenser les fidèles. En 789, 792, 802, 806 et 812, ce serment de fidélité fut imposé à tous les hommes libres de l’Empire, à l’image du serment prêté par les Romains à l’empereur. Ce système de serments de fidélité institua contribua à développer les liens vassaliques qui s’épanouirent au cours des siècles suivants. En effet, parmi les Grands et les guerriers, ces serments de fidélité étaient renforcé par l'attribution de terres cédées progressivement de façon héréditaire. Charlemagne s’assurait ainsi de l’obéissance de tous ses sujets libres. La monnaie joua également un rôle déterminant dans la propagande impériale. Pépin le Bref avait établi la valeur du denier à 1,36 gramme d'argent. Il avait surtout mis en place le système de compte monétaire (livre, sous, denier) qui prévalut jusqu'à la Révolution française et à l'avènement du Franc : une livre valait 20 sous ou 240 deniers, donc un sou valait 12 deniers. De fait, seuls les deniers étaient frappés et mis en circulation, car les livres et les sous avaient beaucoup trop de valeur. En 793-794, Charlemagne imposa une réforme monétaire d'ampleur en imposant à tous les ateliers de frappe le denier de 1,8 grammes d'argent et portant son monogramme. Il exclut la circulation de toute monnaie étrangère sur le territoire de l'Empire, ce qui indique son emprise sur la totalité de l'espace dont il était le souverain. Les deniers d’argent de Charlemagne diffusés dans tout l’Empire constituaient un objet politique de première importance. Denier en argent de Charlemagne frappé à Agen vers 800 Avers : deux croix et l’inscription : CAROLUS REX FR(ancorum) Revers : monogramme de la signature de Charlemagne et AGINNO (lieu de la frappe) Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10442483v/f2.item.zoom# Denier impérial en argent de Charlemagne Avers : le profil imberbe, vêtu d’une toge, le front ceint de lauriers à l’image d’un empereur romain, et l'inscription « KAROLUS IMP(erator) AUG(ustus). Revers : un bâtiment religieux et l’inscription RELIGIO XPICTIANA. Cabinet des médailles , BnF , Paris. Source: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7700118m.item Un autre moyen de gouverner l’Empire fut ce que l’on nomma par la suite, et de manière un peu excessive, la « renaissance carolingienne », à savoir le retour à l’idéal politique des empereurs romains chrétiens, en premier lieu Constantin, et aux textes de la culture latine (les textes de Virgile, de Cicéron et surtout des Pères de l’Église, dont Jérôme et Augustin). L’objectif était de retrouver le lexique et la syntaxe de la langue latine. Loin d’avoir « inventé l’école », Charlemagne développa les écoles ecclésiastiques dans tout l’Empire pour former un personnel administratif lettré et compétent, et un personnel religieux capable de recopier correctement les manuscrits (surtout la Bible) et d’assurer une prédication de qualité en direction des fidèles. Voici un exemple du problème posé par l'inculture des membres du clergé. Boniface avait saisi le pape d'une question essentielle pour des chrétiens : si un prêtre ignorant du latin avait baptisé un enfant "au nom de la patrie et de la fille " ( in nomine patriae et filiae ) au lieu de "au nom du Père et du fils" ( in nomine patris et filii ), le baptême était-il valable ? Sachant que le baptême était le seul sacrement qui assurait le salut de l'âme des fidèles, cette question avait de quoi inquiéter réellement. Document : Charlemagne précise la nature des écoles religieuses 72. (…) Qu’on rassemble non seulement les fils de riches familles mais aussi les fils de conditions modeste. Qu’il y ait des écoles pour l’instruction des garçons. Que dans chaque évêché, dans chaque monastère, on enseigne les psaumes, les notes, le chant, le calcul, la grammaire et que l’on ait des livres soigneusement corrigés. Car souvent les hommes voulant prier Dieu le prient mal à cause des livres incorrects qu’ils ont entre les mains. Ne permettez pas qu’ils nuisent à vos enfants qui les lisent ou les copient. Source : Capitulaire Admonitio generalis, 23 mars 789. Textes et Documents pour la Classe n°778. Document : une classe au IXe siècle. Source : Manuscrit des Noces de philologie et de Mercure , de Martianus Capella, IXe siècle. L'Histoire n°406, décembre 2014, p. 59. Le maitre est figuré ici par la grammaire personnifiée. Seul le maitre dispose du livre et le commente. Les élèves disposent de tablettes de bois recouvertes de cire pour prendre des notes. La présence de juristes aux côtés de l’empereur était nécessaire à l’administration qui, nous l’avons vu, supposait la rédaction de textes juridiques et l’envoi fréquent de lettres et de capitulaires à travers tout l’Empire en direction des comtés. Désormais, les écrits en circulation dans l'Empire devinrent bien plus nombreux. Bien que resté analphabète, Charlemagne attira également une soixantaine de savants dont les plus illustres furent Alcuin, originaire d'York, un grammairien spécialiste de la langue latine soucieux de l'amélioration de la langue latine en usage à la cour de Charlemagne, et Théodulf, un Wisigoth d’Espagne. Tous deux comparèrent notamment différentes versions de la Bible latine disponible à l'époque, nommée la Vulgate. Chaque version présentait des erreurs dues à des copistes négligents et il fallu en établir une version moins fautive. En réalité, l'Empire connaissait une situation de multilinguisme. Le latin était la langue de communication des élites (et de Charlemagne) d'un bout à l'autre de l'Empire. Mais une différence apparut entre les langues vernaculaires parlées au quotidien : au nord de la Loire la langue romane était plus ou moins influencée par le parler francisque (la langue maternelle de Charlemagne), ce qui n'était pas le cas au sud de la Loire. On vit alors s'établir une coupure entre la langue latine écrite et la langue parlée romane infiniment diverse. Document : La culture de Charlemagne Il avait une riche éloquence et parlait d’abondance, pouvant s’exprimer avec une très grande netteté sur tout sujet de son choix. Ne se contenant pas de la langue de ses ancêtres, dont le latin qu’il apprit au point de le parler à l’égal d sa propre langue, et le grec qu’il était capable de comprendre sans pouvoir le prononcer. Il était si disert qu’il pouvait même jouer avec les mots. Il cultivait avec la plus grand empressement les arts libéraux [ grammaire, dialectique, rhétorique, arithmétique, géométrie, astronomie, musique ] et, respectueux au plus haut point de ceux qui les enseignaient, il comblait ces derniers d’honneurs. Pour l’apprentissage de la grammaire, il suivit les leçons de Pierre de Pise, un diacre âgé. Pour celui des autres disciplines, il eut pour maître Alcuin [ vers 730-804, le principal artisan de la Renaissance carolingienne sur le plan culturel et religieux ], diacre lui aussi, un homme venu de Bretagne et d’origine saxonne, l’homme le plus savant de son temps. Auprès de ce dernier, il consacra beaucoup de temps et de travail à apprendre la rhétorique, la dialectique et tout particulièrement l’astronomie. Il apprenait l’art du calcul et, avec une attention pénétrante et une extrême curiosité, il scrutait la course des astres. Il s’essayait même à écrire et avait l’habitude de placer à cet effet dans son lit, sous ses oreillers, des tablettes et des cahiers afin d’habituer sa main, quand il avait du temps libre, à tracer des lettres ; mais ce travail, entrepris trop tard et à un âge trop avancé, se solda par un échec relatif. Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne . Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 59-61. L’usage de parchemin (durée de vie d'un millénaire), plus stable que le papyrus (durée de vie de deux siècles), fut généralisé à partir de la fin du VIIe siècle. Le papyrus, importé d'Egypte et conservé sous forme de rouleaux, était le principal support de l'écriture durant l'Antiquité. Le parchemin fabriqué à partir de peaux de mouton permettait de fabriquer des livres. L’écriture d’une Bible supposait l’emploi de près de trois cents peaux de moutons. On généralisa également l’écriture « caroline », plus standardisée, plus facile à lire et à écrire, une typographie aux caractères détachés à l’origine de nos caractères d’imprimerie. Elle permit d’éviter les erreurs de transcription et de disposer ainsi de textes plus fiables. Ces transformations constituent les caractéristiques les plus notables de la Renaissance carolingienne. Un manuscrit en minuscules carolines. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Renaissance_carolingienne#/media/Fichier:Caroline_2.jpg Il convient de ne pas exagérer l’ampleur de la renaissance carolingienne qui n’est pas du tout comparable à la Renaissance des Temps modernes. Elle portait sur la langue latine et pas sur les idées des philosophes antiques, elle fut de courte durée et, surtout, elle toucha seulement un tout petit nombre de personnes dans l’entourage de Charlemagne. 3.4 Le palais d’Aix-la-Chapelle Vers 794, Charlemagne s’installa à Aix-la-Chapelle , sur le site d'une ville romaine située au croisement d'importantes voies romaines, qui devint la capitale définitive de l’Empire en 801. Il fit construire un vaste ensemble architectural qui mit en scène son pouvoir et qui exprima son programme impérial, dans la continuité du modèle romain. Document : La piété de Charlemagne décrite par Eginhard Il pratiqua très sainement et dans la plus grande piété la religion chrétienne dont il avait été imprégné depuis sa plus tendre enfance et, pour cette raison-là, il fait édifier à Aix [ La Chapelle ] une basilique d’une extrême beauté avec or, argent, et luminaires, et l’orna de balustrades et de portes en bronze massif. Pour sa construction, il ne pouvait trouver nulle part des colonnes ou des marbres, il prit soin d’en faire venir de Rome et de Ravenne. Il ne manquait pas de se rendre à l’église le matin et le soir, de même pour les offices de nuit et le saint sacrifice, tant que sa santé le lui permit (…). Il fit amender très scrupuleusement la technique de la lecture et celle de la psalmodie. Il était très bien formé à l’une et à l’autre, bien qu’il ne lût point lui-même en public et ne chantât qu’à voix basse et avec la foule. Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne. Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 61-63. De nombreux vestiges, recouverts par un millénaire de constructions postérieures, ont permis aux archéologues de reconstituer le palais de Charlemagne bâti sur le site d'une ancienne villa romaine. Cela explique la présence de thermes où Charlemagne soignait ses rhumatismes et qui pouvaient accueillir jusqu’à cent invités. Ce palais était organisé autour de deux pôles : un pôle administratif et un pôle religieux. Source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:AixPalais.png Le pôle administratif du palais était composé d’une grande basilique de type romain où l’empereur accordait des audiences et recevait des ambassades dans la vaste aula palatina de 900 m². Cette salle était flanquée d’une tour fortifiée où était gardé le trésor impérial alimenté par les amendes et les impôts prélevés dans tout l’Empire. Ce bâtiment était relié à la chapelle par une galerie longue de 120 mètres, siège de la garnison. Au milieu de cette galerie se trouvait une porte monumentale à l’étage de laquelle se trouvait une salle de justice où Charlemagne rendait la justice à l’occasion des plaids. Ces bâtiments incarnaient donc les pouvoirs de l’empereur : militaire, justicier, diplomatique. Le pôle religieux du palais était composé de la chapelle palatine, dédiée à la Vierge, et flanquée d’un atrium. Elle occupait une place centrale et monumentale dans le complexe palatial. Il en reste un vestige qui a été totalement réaménagé et redécoré au XIXe siècle. Le dôme de la chapelle, d’une hauteur de 31 m et de forme octogonale (8 étant le chiffre de la résurrection de Jésus) était orné d’une mosaïque représentant le Christ en majesté accompagné des vingt-quatre vieillards de l’apocalypse. Seul l’empereur, depuis son trône rempli de reliques et réalisé sur selon le modèle (supposé) du trône de Salomon, pouvait le contempler lors des offices religieux. Cette place réelle renvoyait à une signification symbolique car Charlemagne se trouvait ainsi comme le médiateur entre les hommes et l’image divine. La continuité avec l’Empire romain était marquée par l’aspect monumentale de l’ensemble et par l’usage de colonnes de marbre et de porphyre amenées à grands frais de Ravenne et de Rome. Vue de l’intérieur de la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Aix-la-Chapelle#/media/File:Aix_dom_int_vue_cote.jpg Trône dit de Charlemagne. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Palais_d%27Aix-la-Chapelle#/media/Fichier:Aachener_Dom_BW_2016-07-09_13-53-18.jpg Vue des mosaïques du dôme octogonal principal de la cathédrale, Aix-la-Chapelle . Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Main_mosaic_ceiling,_Aachen_Cathedral,_Germany.jpg Il semblerait enfin qu'un vaste ensemble de bâtiments en bois, qui ont laissé peu de traces archéologiques servait à héberger la famille impériale, la cour, la chancellerie et l'école palatiale. Cet ensemble comprenait également des thermes, des bains et une vaste piscine. Charlemagne était réputé être un très bon nageur. 4. Le démembrement de l’Empire carolingien L’Empire puis les royaumes francs furent fragilisés par les raids des Normands entre 830 et 930 (appelés aussi vikings avec un v minuscule car ce terme ne désigne pas un peuple mais une fonction, celle de commerçant-pillard exercée ponctuellement par les paysans danois, suédois ou norvégiens). Après des raids sporadiques, de véritables flottes vikings n'hésitèrent plus à remonter les fleuves, la Loire, la Garonne, la Seine, pour piller les monastères et les villes, pour réduire les populations en esclavage ou leur imposer des tributs. Il devint nécessaire de renforcer les fortifications des villes et des ponts fortifiés furent construits sur les fleuves pour bloquer les flottes vikings. Certains princes, tel que Robert le Fort, lointain ancêtre d'Hugues Capet, s'illustrèrent par leur résistance face aux vikings. Il fut parfois nécessaire de s'entendre avec les vikings, tel le chef viking Rollon à qui l'on attribua le comté de Rouen par le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911). Les descendants de Rollon s'intégrèrent au jeu politique franc et construisirent le duché de Normandie. L'Empire fut également fragilisé par l’ambition des comtes appartenant aux catégories supérieures de la noblesse, désireux de s’émanciper de la tutelle impériale dès que cette dernière montrait quelques signes de faiblesse. En outre, l’affirmation de particularités ethniques et linguistiques produisirent une différenciation progressive de l’espace. Une querelle dynastique accéléra les effets de ces forces centrifuges. En effet, Louis le Pieux (814-840), le fils et successeur de Charlemagne, eut trois fils, Lothaire, l’aîné, Charles le Chauve et Louis le Germanique. Un partage de l'Empire avait été prévu mais, à la mort de Louis le Pieux en 840, une guerre civile éclata entre ses fils car Lothaire réclama la totalité de l'Empire ainsi que le titre impérial. En 841, Charles et Louis s’allièrent et vainquirent Lothaire lors de la bataille de Fontenay-en-Puisaye afin de lui imposer le principe du partage de l’Empire. Cette victoire fut considérée comme un jugement de Dieu et convainquit la plupart des grands seigneurs de rejoindre le camp de Charles et de Louis. Mais cela ne suffit pas à convaincre Lothaire qui poursuivit le combat. Le 14 février 842, les Serments de Strasbourg confirmèrent l’alliance de Charles et de Louis contre Lothaire. Ces serments furent prononcés par les vassaux de Charles et Louis, non pas en latin mais en langues vulgaires, en proto-roman pour Charles le Chauve et en tudesque (allemand ancien) pour Louis le Germanique. Ils attestent donc de l’existence d’une frontière linguistique entre l’Est germanique et l’Ouest roman du royaume des Francs. De manière excessive, d’aucuns voient dans ces textes, qui ont peu à voir avec le français et l’allemand actuels, les actes de naissance des langues françaises et allemandes. Document : Le texte des serments de Strasbourg, 842 (Proto-roman) Si Lodhuuigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non los tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contre Lodhuuig non li iu er. (Tudesque) Obar Karl then eid, then er sinemo bruodher Ludhuuuige gesuor, geleistit, indi Ludhuuuig min herro, then er imo gesuor, forbrichit, ob ih inan es irruenden ne mag, noh ih noh thero nohhein, then ih es iruenden mag, wider Karle immo ce follusti ne uuirdhit. (Traduction) Si Louis/Charles respecte le serment qu’il a juré à son frère Charles/Louis, et que Charles/Louis mon seigneur, pour sa part n’en tient pas les clauses, si je ne peux pas l’en détourner, et que ni moi ni nul ne soit qui puisse l’en détourner, j en lui serai d’aucune aide contre Louis/Charles. Source : Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France, 2017, Seuil, p. 107. Lothaire fut finalement contraint de négocier avec ses frères. En 843, le Traité de Verdun organisa un compromis entre les trois frères et mit fin à l’unité de l’Empire franc : Louis le Germanique obtint l’Est de l’Empire, Lothaire la Lotharingie avec Aix-la-Chapelle et Rome et le titre (seulement honorifique) d’empereur, Charles le Chauve obtint l’Ouest de l’Empire (la Francia occidentalis ). Le royaume de Charles le Chauve ressemble bien peu au territoire actuel de la France. Il semblerait que ce découpage ne fut pas décidé de manière autoritaire. Chaque royaume rassemblait en réalité les terres des clientèles aristocratiques de chacun des frères. Cela explique le caractère très peu régulier des frontières. Plus tard, Charles le Gros (876-888), le fils de Louis le Germanique absorba l’ancienne Lotharingie (à l’origine du nom de la Lorraine). L'Empire de Charlemagne fut alors séparé en deux entités : la Francie occidentales et l'Empire germanique. Les frontières de la Francie occidentale décidées à Verdun perdurèrent approximativement durant tout le Moyen Age. La Francie occidentale puis le royaume de France étaient séparés de l’Empire germanique par « les quatre rivières », l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône. Source : A tlas de France, L'Histoire n°390, mars 2013, p. 13. En 888, la mort de Charles le Gros, le dernier empereur germanique, marqua la fin de la famille carolingienne et de l'Empire. Les membres d'autres familles accédèrent au pouvoir dans les différentes parties de l'ancien empire. Au même moment, la Bretagne connaissait une relative indépendance. Nominoé (mort en 851) avait été nommé missus dominici par l’empereur Louis le Pieux en 831, mais il finit par s'opposer à ce dernier en s'emparant de Nantes, de Rennes et du Mans. En 851, son fils Erispoé vainquit l'armée de Charles le Chauve qui le reconnut comme roi des Bretons en échange de sa fidélité. Mais son cousin Salomon l'assassinat et prit sa couronne en 852. Il dirigeait de fait un territoire indépendant et, avec l'aide des vikings, sema la terreur jusqu'au Mans. Les nobles bretons, inquiets de sa puissance, l'assassinèrent en 874, inaugurant une période de guerre civile en Bretagne. Entre 919 (date de la prise de Nantes par la bande viking de Ragenold) et 939, le royaume breton subit la domination des vikings. Conclusion Au terme de cette période de près d’un demi-millénaire, nous pouvons retenir plusieurs éléments. Nous avons tout d’abord constaté que les populations dites barbares, si elle ont provoqué la chute de l’Empire romain, se sont intégrées à la société gallo-romaine. Plus important, l’inscription dans l’héritage du pouvoir impérial romain a servi à assurer la légitimité du pouvoir des rois francs. Nous ignorons la réalité du baptême de Clovis et les récits du sacre de Charlemagne sont peu concordants. Ce qui compte pour nous, c’est la dimension performative de ces récits qui se rejouèrent par la suite à l’occasion de chaque couronnement royal. Retenons du récit du baptême de Clovis l’onction avec le saint-chrême tiré de l’ampoule miraculeuse qui manifeste la désignation du roi par Dieu. Cette onction place le roi au-dessus des hommes et lui impose la responsabilité de protéger l’Église. Elle renouvelle un pouvoir charismatique hérité des chefs de tribus barbares. Au préalable, l’acclamation par les grands du royaume évoque l’acclamation par ses soldats de l’ imperator romain victorieux. La volonté d’assumer l’héritage de l’empereur romain chrétien, de Clovis et de Charlemagne servit ensuite à construire une légende pour légitimer le pouvoir des rois de France. Il convient cependant de se garder de voir dans ces récits la naissance de la France moderne. Clovis et Charlemagne parlaient vraisemblablement une langue germanique, ils résidaient la plupart du temps entre la Seine et le Rhin. En outre, le territoire de la Francie occidentale hérité du partage de Verdun est loin de correspondre au territoire de la France actuelle. Les différents éléments évoqués dans ce chapitre furent mis en œuvre par les souverains francs pour régler les problèmes politiques qui se posaient à eux, pas pour construire la France moderne.