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- Le temps des rois : de Louis IX à Louis XIV
Cours de Didier Cariou, maitre de conférence HDR en didactique de l'histoire à l'Université de Bretagne Occidentale Quelques références BOUCHERON, Patrick (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France. Paris : Seuil. CORNETTE, Joël (2003). Louis XIV et Versailles. Textes et documents pour la classe n° 850, Scéren. CORNETTE, Joël (2007). La monarchie absolue. De la Renaissance aux Lumières. Documentation photographique , n°8057. CORNETTE, Joël (2022). Le roi absolu. Une obsession française 1515-1715 . Paris : Taillandier, Texto. CROUZET, Denis (2020). Humanisme, réformes et conflits religieux. Documentation photographique , n° 8135. EL KENTZ, David (2014). La Réforme. Textes et documents pour la classe , n° 1072, Scéren. GUERRE Stéphane et PAQUET Fabien (2024). L'Etat monarchique XIVe-XVIIe siècle. Documentation photographique , n°8158. LE GOFF, Jacques (1996). Saint-Louis. Paris : Gallimard LE PAGE, Dominique & EL KENTZ, David (2013). La naissance de l’État moderne XIVe-XVIe siècles. Textes et documents pour la classe, n° 1056. Sceren. Mots-clés du cours : Hugues Capet, Sacre, Onction, Insignes royaux, Acclamation, Domaine royal, Seigneuries, Pouvoir thaumaturge. Louis IX / Saint Louis, Prévôts, Baillis, Sénéchaux, Parlement, Justice d’appel, Écu, Croisades, Canonisation François 1er, Charles Quint, Henri VIII, Marignan, Pavie, Renaissance, Humanisme, Érasme, Marguerite de Navarre, Réforme religieuse, Luther, Calvin, Concile de Trente, Cour, Courtisan, Étiquette, Collège des lecteurs royaux (Collège de France), Affaire des Placards, Mécénat, Léonard de Vinci, Chambord, Fontainebleau, Rosso Fiorentino, Le Primatice, Parlement, État de justice, État de finance, Concordat de Bologne, Ordonnance de Villers-Cotterêts. Henri IV, Guerres de religion, Saint-Barthélemy, Ligue, Henri III, Jacques Clément, Abjuration, Sacre, Conseil du roi, Sully, Paulette, Pont Neuf, Place des Vosges, Place Dauphine, Ravaillac, Édit de Nantes. Louis XIV, Roi soleil, Régence, Mazarin, Fronde, Monarchie de droit divin, Jansénisme, Édit de Fontainebleau / Révocation de l’édit de Nantes, Ballet de la nuit, Devise « Nec pluribus impar », Monarchie absolue, Justice retenue (lettres de cachet, droit de grâce), Justice déléguée (Parlements), Conseils, Chancelier, Secrétaires d’État, Colbert, Intendants, Académie française, Académie de peinture et de sculpture, d’architecture, de danse, de musique, Limites à l’absolutisme, Roi de guerre, Conquêtes, Vauban, Ceinture de fer, Versailles, Molière, Lully, Le Vau, Hardouin-Mansart, Le Nôtre, Jardins, Château, Cour, Galerie des glaces, Le Brun, Ambassades, Étiquette, société de cour, Spectacles. Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3, classe de CM1 (2020), classe de CM1 Soulignons pour commencer une incohérence du programme : aucune des femmes citées ici (Aliénor d’Aquitaine, Anne de Bretagne, Catherine de Médicis) ne vécut sous le règne de chacun des rois que nous devions étudier. Ce strabisme divergeant conduit à exclure l’histoire des femmes de ce chapitre. D’ailleurs, la fiche ressource Eduscol afférente à ce chapitre n’évoque pas ces femmes. Autre incohérence : le programme évoque la « monarchie capétienne » alors que seul Louis IX appartient à cette dynastie. François Ier était un Valois, Henri IV et Louis XIV étaient des Bourbons. Le programme et la fiche Eduscol concernée (qu’il convient de consulter car elle est plutôt bien faite) conduisent à étudier la construction de l’État monarchique en lien avec sa construction territoriale à travers les règnes de quatre rois jugé représentatifs de cette construction. Afin d’éviter un exposé exhaustif du règne de chacun d’entre eux, le programme nous demande d’aborder chaque règne par le prisme d’une thématique spécifique. Nonobstant les deux incohérences signalées plus haut, cette approche d’une évolution politique sur le temps long abordée à travers quatre cas spécifiques semble très pertinente. Il n’est évidemment pas question de raconter la totalité du règne de chacun des rois ni de raconter ce qui se passe entre chaque règne. La cohérence du programme n’est pas chronologique, elle est conceptuelle : on étudie quelques étape de la construction politique et territoriale de l’État moderne en France. En conséquence, ce chapitre est lié au thème précédent (Et avant la France ?) où l’on observe la construction des modèles politiques de la monarchie française et au thème suivant (Le temps de la Révolution et de l’Empire) qui voit la mise en place d’un nouveau régime politique. Nous abordons la question de la traite négrière et de l’esclavage dans une autre fiche. Préambule: les logiques de la construction de l’État monarchique Ce préambule vise la compréhension des logiques qui ont présidé à la construction de l’État monarchique et qui constituent la trame de ce chapitre. Il est utile d’évoquer à cet effet le règne d’Hugues Capet qui ne figure pas au programme et ne doit pas être évoqué devant les élèves de CM1. Au IXe siècle, le roi carolingien de Francie occidentale s’appuyait sur les grandes familles aristocratiques qui dirigeaient les comtés et qui tiraient leurs revenus de vastes domaines fonciers. Les chefs de ces familles rendait l’hommage au roi et se trouvaient eux-mêmes à la tête de vastes réseaux de vassaux dans leurs comtés. Le 22 mai 987, le roi carolingien Louis V mourut sans héritier lors d’un accident de chasse. Le 1er juin 987, lors d’une assemblée réunie à Senlis, Hugues Capet fut élu roi des Francs, sur le territoire de la Francie occidentale, par les grands du royaume et les évêques. Par cette élection d'un souverain n'appartenant pas à la famille carolingienne, la Francie occidentale se détacha du reste de l’Empire carolingien qui se maintint en Francie orientale (Germanie). Hugues fut ensuite sacré roi à Noyon le dimanche 3 juillet 987, selon le cérémonial déjà mis en place par Pépin le Bref mais codifié réellement par les premiers capétiens. Encart : Le déroulement du sacre du roi de France dans la cathédrale de Reims Le sacre a lieu dans la cathédrale de Reims, lieu présumé du baptême présumé de Clovis Le roi est vêtu de la tunique de sous-diacre : il devient partiellement un homme d’Église. Il promet par serment de défendre l’Église et de faire respecter la justice. L’archevêque de Reims lui applique l’onction du saint-Chrême sur le front, l’épaule, la poitrine et les bras, comme un évêque. Le roi est donc « oint de Dieu » (traduction du mot « Messie ») Les évêques lui donnent les insignes royaux (les regalia : les deux sceptres et la couronne) Puis le roi est acclamé par les grands seigneurs du royaume (rappel de son élection et de l’acclamation de l’ imperator romain) A partir de la fin du XIe siècle, le roi est considéré comme thaumaturge : comme il possède une parcelle de pouvoir divin par le sacre, il dispose de pouvoirs surnaturels de guérisseur de la maladie des écrouelles (adénite tuberculeuse) en prononçant la phrase : « Le roi te touche, Dieu te guérit ». Hugues Capet associa son fils aîné Robert à l’exercice de son pouvoir, en le faisant sacrer six mois plus tard. Cette monarchie héréditaire perdura jusqu’au 10 août 1792, date de la déchéance de Louis XVI, avec des tentatives de restauration en 1814 et en 1830. Cependant, Hugues Capet n’était le seigneur ni le plus riche ni le plus puissant du royaume. Le domaine royal (l’ensemble des seigneuries dont le roi est le seigneur direct, dont il tire ses revenus de l’exploitation de la terre, où il rend la justice et prélève des impôts) était très réduit. On peut même supposer que c’est en partie pour cette raison qu'il fut choisi par les grands seigneurs du royaume, notamment les comtes de Blois et de Troyes. Ces derniers pensaient que ce roi faible ne mettrait pas en danger leurs prérogatives et ne les empêcherait pas de régler leurs différends entre eux. Cependant, les rois capétiens s’appuyèrent sur la dimension religieuse de leur pouvoir pour étendre leur autorité sur tout le royaume. La carte ci-dessous indique la faible étendue du domaine royal sous le règne d’Hugues Capet. Remarquons que ces territoires étaient situés dans l’actuelle Île-de-France et manifestent l’enracinement de la nouvelle dynastie autour de Paris. Source : Duby, G. (dir.) (1978). Atlas historique. Paris : Larousse, p. 108. Il convient toutefois de ne pas imaginer le domaine royal comme un territoire continu. La carte ci-dessous montre que le roi exerçait son autorité sur des seigneuries plus ou moins contiguës mais parfois séparées les unes des autres par des seigneuries appartenant à d’autres seigneurs. Source : Duby, G. (1987). Histoire de France. Le Moyen Age de Hugues Capet à Jeanne d’Arc, 987-1460 . Paris : Hachette, p. 177. Au cours du Moyen Age, le royaume était donc constitué de deux types de territoires : d’une part le domaine royal, administré et exploité directement par le roi qui en était le seigneur, d’autre part les comtés, les duchés, etc., ne dépendant pas directement du roi qui n’y percevait aucun revenu. Mais leurs détenteurs reconnaissaient l’autorité sacrée du roi par le biais de l’hommage. Nous pouvons grossièrement considérer l’histoire de la construction administrative et territoriale du pouvoir royal depuis le Moyen Age jusqu’aux Temps modernes selon une triple logique : 1. Une logique d’extension du domaine royal, jusqu’à ce qu’il coïncide avec les frontières du royaume, sous le règne d’Henri IV, par des mariages avec de riches héritières, par des achats, par des guerres et par la confiscation des terres des seigneurs rebelles. Par exemple, en 1189, le roi Philippe Auguste (1180-1223) épousa Isabelle de Hainaut qui lui offrit l’Artois en dot. En 1204, il s’empara du duché de Normandie après avoir battu le roi d’Angleterre que nous nommons Jean sans Terre précisément parce qu’il perdit la Normandie. Dans les films hollywoodiens et dans les dessins animés, ce roi, le petit frère de Richard Cœur de Lion, est nommé le Prince Jean. Le seigneuries ainsi acquises appartenaient dès lors au roi. Il concédait parfois l’autorité sur ces seigneuries à des seigneurs qui lui prêtaient alors hommage. 2. Une logique de centralisation administrative. Le domaine royal était administré par des prévôts qui rendaient la justice au nom du roi, et qui prélevaient les impôts et les amendes pour son compte. Plus le domaine royal s’agrandissait et plus le roi devenait riche et capable de lever des armées de plus en plus puissantes. Philippe Auguste institua les baillis ( baillés , envoyés par le roi, dans la moitié nord de la France) et les sénéchaux (dans le sud de la France) pour contrôler les prévôts d’une zone plus ou moins bien délimitée. Un bailliage ou une sénéchaussée avait, très approximativement, une taille équivalente à celle d’un département actuel. Progressivement, par les moyens que nous verrons avec l’étude du règne de Louis IX, les rois imposèrent leur autorité aux sujets qui résidaient hors du domaine royal. 3. Une logique d’extension des frontières du royaume. A partir du XVe siècle, une fois le roi devenu le plus puissant seigneur du royaume, grâce à l’extension et à l'exploitation du domaine royal, la monarchie réalisa de nombreuses expéditions militaires hors du royaume pour conquérir des territoires au-delà des frontières fixées lors du traité de Verdun de 843. Ce fut notamment l’une des grandes orientations du règne de Louis XIV. Passons maintenant à l’étude des règnes qui nous incombent. 1. Louis IX, le « roi chrétien » au XIIIe siècle Louis IX (1214-1270) devint roi à la mort de son père Louis VIII et fut sacré le 29 novembre 1226, trois semaines après le décès de son père, dans la cathédrale de Reims. Sa mère Blanche de Castille assura la régence jusqu’à sa majorité. La miniature représente l’onction du roi ainsi que les symboles de son pouvoir, les regalia . Le sacre de Louis IX , miniature du manuscrit de l' Ordo du sacre de 1250, BNF , Lat.12 46, folio 17. Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/87/Louis_ix_sacre.jpg Sceau en majesté de Louis IX Légende : Ludovicus Dei gratia Francorum Rex Source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Premier_sceau_de_majest%C3%A9_de_Louis_IX_d%C3%A9tour%C3%A9.png 1.2. L’administration du royaume 1.2.1 La gestion du domaine royal Contrairement à ses prédécesseurs, Philippe Auguste et Louis VIII (voir les cartes ci-dessous), Louis IX ne produisit pas une extension considérable du domaine royal. Source : Duby, G. (1987). Histoire de France. Le Moyen Age de Hugues Capet à Jeanne d’Arc, 987-1460 . Paris : Hachette, p. 177. Par le traité de Paris en 1259, il fit renoncer le roi d’Angleterre Henri III à ses revendications sur le duché de Normandie, sur le comté d’Anjou et du Maine, et sur le comté de Touraine qui avaient été conquis par Philippe Auguste. Louis IX annexa uniquement les sénéchaussées de Beaucaire et de Tarascon, au bord du Rhône. Le domaine royal à la mort de Louis IX (1270) Source : https://www.lhistoire.fr/carte/le-domaine-royal-à-la-mort-de-louis-ix-de-france-1270 Louis IX se consacra principalement au renforcement de l’administration du domaine royal et du royaume. Il jeta ainsi les bases d’un État moderne qui ne reposait plus seulement sur les liens personnels de vassalité avec les grands seigneurs du royaume, mais sur un ensemble d’institutions peuplées par des juristes professionnels. Par la Grande ordonnance de 1254, le roi renforça son contrôle sur les prévôts et les baillis qui administraient le domaine royal. Il leur ordonna de rendre la justice à tous les justiciables sans distinction de richesse ou de statut, et de ne pas faire payer d’amendes sans jugement. Louis IX commença ainsi à disposer d’un personnel mieux payé, moins corrompu, plus compétent et dévoué au service de l’État. Surtout, le texte de la Grande ordonnance signale des personnels au service exclusif du roi, hors de toute logique de vassalité envers un autre seigneur. Enfin, si le roi prend la peine de détailler tout ce qui est interdit aux prévôts et aux baillis, c’est sans doute parce que ces derniers commettaient jusqu’à présent tous ces méfaits. Document : La Grande ordonnance de Louis IX sur l’administration du royaume (1254) (extraits) Nous Louis, par la grâce de Dieu roi de France, établissons que tous nos baillis, vicomtes, prévôts, maires et tous autres, en quelque affaire que ce soit, et en quelque office que ce soit, fassent serment que, tant qu’ils seront en office ou en fonction de baillis, ils rendront justice à chacun sans exception, aux pauvres comme aux riches, à l’étranger comme au familier, et qu’ils respecteront les us et coutumes qui sont bonnes et qui ont fait leurs preuves. Et s’il arrive que les baillis, ou les vicomtes ou autres, comme sergents ou forestiers, agissent contre leurs serments, et qu’ils en soient convaincus, nous voulons qu’ils en soient punis en leurs biens et en leurs personnes si le méfait est suffisant, et les baillis seront punis par nous, et les autres par les baillis. Les prévôts, les baillis et les sergents jureront de garder loyalement nos rentes et nos droits, et ne pas supporter que nos droits soient supprimés ou amenuisés ; et ils jureront en outre de ne prendre ou recevoir ni par eux-mêmes ni par d’autres ni or, ni argent, ni bénéfice par en-dessous, ni d’autres choses, si ce n’est de la nourriture, du pain et du vin, jusqu’à la valeur de dix sous et pas au-delà. (…). Et ils jureront encore de ne recevoir aucun cadeau quel qu’il soit, d’homme appartenant à leur baillie, ni d’autres qui ont cause ou plaident devant eux (…). Et ils promettront et jureront que s’ils apprennent qu’un officier, sergent ou prévôt est déloyal, rapineur, usurier, ou empli d’autres vices à cause desquels ils doivent abandonner le service royal, ils ne les soutiendront nullement à cause de cadeaux ou de promesses qui leur auraient été faites, par bienveillance ou d’autres raisons, mais ils les puniront et jugeront en toute bonne foi (...). Nous voulons et établissons que tous nos prévôts et nos baillis se retiennent de proférer des jurons contre Dieu, Notre-Dame et tous les saints et se tiennent éloignés des jeux des dés et des tavernes. Nous voulons que la fabrication des dés soit défendue dans tout notre royaume et que les « folles femmes » soient jetées hors des maisons ; et quiconque louera une maison à une « folle femme » devra donner au prévôt ou bailli le loyer de la maisons pendant un an (…). Nous établissons qu’aucun de nos baillis ne lève des amendes pour dettes de nos sujets, ou pour malfaçon, si ce n’est en assemblée plénière devant laquelle la dette soit jugée et estimée, et avec le conseil de bonnes gens (…). Nous défendons que les baillis, maires ou prévôts ne contraignent par des menaces, par la peur ou autre contrainte, nos sujets à payer des amendes, ni ne les accusent sans raisons valables (…). Texte cité par Joinville, Histoire de Saint Louis , éd. N. De Wailly, 1869, p. 383-389 ; adapté de l’ancien français et cité par Brunel, G. et Lalou, E. (dir.) (1992). Sources d’histoire médiévale IXe – milieu du XIVe siècle . Paris : Larousse, p. 728-730. Dans l’esprit du roi, si la justice royale était correctement rendue et si les sujets se conduisaient mieux (le texte montre que le blasphème était également interdit, ainsi que les jeux d’argent et de hasard et la prostitution), alors le roi pourrait contribuer au salut de leur âme. A l’époque, il n’existait pas de distinction entre l’exercice du pouvoir politique et les impératifs liés à la religion. 1.2.2 L’affirmation de l’autorité du roi sur l’ensemble du royaume Louis IX imposa également son autorité sur le reste du royaume. Au milieu du XIIIe siècle, l’autorité du roi ne s’imposait plus seulement à ses vassaux directs et aux sujets vivant dans le domaine royal, mais aussi à tous ses sujets du royaume. Désormais, l’empereur et le pape n'étaient plus considérés comme les supérieurs du roi et la chancellerie royale de Louis IX commença à présenter le roi comme « empereur en son royaume ». L’autorité du roi se manifestait surtout par l’exercice de la justice. Par la justice, le roi pouvait concurrencer la justice exercée traditionnellement par les seigneurs dans leurs seigneuries, il exerçait ainsi une autorité visible sur ses sujets, et il tirait des bénéfices du paiement des amendes. Il dépêcha donc dans le royaume des envoyés qui contrôlaient l’exercice de la justice par les seigneurs locaux. L’épisode de la condamnation du sire de Coucy, racontée par Guillaume de Nangis, est un exemple célèbre de la manière dont Louis IX fit de la justice royale une justice d’appel de la justice seigneuriale et imposa son autorité aux seigneurs qui ne se trouvaient pas dans le domaine royal. L’histoire raconte que le sire de Coucy fit pendre trois jeunes nobles qui avaient été pris en train de chasser sur ses terres. Même si la mesure est brutale, elle rentre dans les attributions d’un seigneur. Louis IX décida de le juger et de la condamner à mort. L’entourage du roi parvint à le faire changer d’avis et à transformer cette peine en une forte amende. Cet épisode montre que la cour du roi était alors en train de devenir l’organe judiciaire suprême du royaume, une justice d’appel au-dessus des justices seigneuriales. Saint Louis condamne le sire Enguerrand de Coucy pour avoir fait pendre trois jeunes nobles. Enluminure du manuscrit du chroniqueur Guillaume de Saint-Pathus, Vie et miracles de saint Louis , XIVe siècle, Bibliothèque nationale de France, Français 5716, folio 245 verso Document : Le récit de la condamnation du sire de Coucy par Louis IX Il advint en ce temps qu’en l’abbaye de Saint-Nicolas au bois qui est près de la cité de Laon, demeuraient trois nobles jeunes gens natifs de Flandre, venus pour apprendre le langage de France. Ces jeunes gens allèrent jouer un jour dans le bois de l’abbaye avec des arcs et des flèches ferrées pour tirer et tuer les lapins. En suivant leur proie qu’ils avaient levée dans le bois de l’abbaye, ils entrèrent dans un bois appartenant à Enguerrand le seigneur de Coucy. Ils furent pris et retenus par les sergents qui gardaient le bois. Quand Enguerrand apprit ce qu’avaient fait ces jeunes gens par ses forestiers, cet homme cruel et sans pitié fit aussitôt pendre les jeunes gens. Mais quand l’abbé de Saint-Nicolas qui les avait en garde l’apprit, ainsi que messire Gilles le Brun, connétable de France au lignage de qui appartenaient les jeunes gens, ils vinrent trouver le roi Louis et lui demandèrent qu’il leur fît droit du sire de Coucy. Le bon roi, dès qu’il apprit la cruauté du sire de Coucy, le fit appeler et convoquer à sa cour pour répondre de ce vilain cas (…). Le roi Louis fit prendre et saisir le sire de Coucy, non pas par ses barons ni par ses chevaliers, mais par ses sergents d’armes et le fit mettre en prison dans la tour du Louvre et fixa le jour où il devait répondre en présence des barons. Au jour dit les barons de France vinrent au palais du roi et quand ils furent assemblés le roi fit venir le sire de Coucy et le contraignit à répondre sur le cas susdit (…). L’intention du roi était de rester inflexible et de prononcer un juste jugement, c’est-à-dire de punir ledit sire selon la loi du talion et de le condamner à une mort semblable à celle des jeunes gens. Quand les barons s’aperçurent de la volonté du roi, ils le prièrent et requirent très doucement d’avoir pitié du sire de Coucy et de lui infliger une amende. Le roi, qui brûlait de faire justice, répondit devant tous les barons que s’il croyait que Notre Seigneur lui sût aussi bon gré de le pendre que de le relâcher, il le pendrait, sans se soucier des barons de son lignage. Finalement, le roi se laissa fléchir par les humbles prières des barons et décida que le sire de Coucy rachèterait sa vie avec une amende de dix mille livres et ferait bâtir deux chapelles où l’on ferait tous les jours des prières chantées pour l’âme des trois jeunes gens. Il donnerait à l’abbaye le bois où les jeunes gens avaient été pendus et promettrait de passer trois ans en Terre sainte. Le bon roi prit l’argent de l’amende, mais ne le mit pas dans son trésor, il le convertit en bonnes œuvres (…). » Guillaume de Nangis, Gesta Ludovici IX , éd. Cl. Fr. Daunon, Recueil des historiens de la France , XX, Paris, 1840, p. 399-401 ; trad. J. Le Goff, Saint Louis , Paris, Gallimard, 1996, p. 240-242. L’image du roi justicier fut à l’origine d’une représentation erronée mais largement diffusée par les manuels scolaires de la Troisième république montrant Saint-Louis rendant la justice sous un chêne à proximité du château de Vincennes. Une autre mesure essentielle concerne la monnaie. Au Moyen Age, chaque grand seigneur possédait un atelier de frappe monétaire et émettait des pièces qui avaient cours sur ses terres. Si des marchands voulaient acheter ou vendre des produits dans une autre province, ils étaient obligés de changer leur monnaie. En 1263 puis en 1265, deux ordonnances du roi instaurèrent le privilège de la monnaie royale de circuler dans tout le royaume tout en autorisant la circulation locale des monnaies locales. Cette mesure, extraordinaire à l’époque, montre que la richesse et l’autorité du roi étaient désormais reconnues dans tout le royaume et pas seulement dans le domaine royal. Extrait de l’ordonnance de Louis IX sur la monnaie (1263) (traduction en langue moderne) La monnaie royale aura désormais cours dans tout le royaume. Il est décidé que nul ne puisse faire une monnaie semblable à la monnaie du roi sans qu’il n’y ait une différence évidente du côté croix comme du côté pile. Et qu’on ne se serve d’aucune autre monnaie que celle du roi, et que nul ne vende, n’achète, ne passe de contrat qu’avec cette monnaie, là où il n’existe pas de monnaie particulière. Et les monnaies parisis [frappées à Paris] ni tournois [frappées à Tours] ne seront pas refusées, même si elles sont usées, pourvu que l’on reconnaisse du côté croix ou du côté pile qu’elles sont les monnaies parisis ou tournois, pour qu’il n’y ait aucune tromperie sur aucune pièce. Et le roi veut et commande que de telles monnaies soient acceptées pour le paiement de ses redevances. Et que nul ne puisse refondre ni rogner la monnaie du roi sous peine d’emprisonnement et de voir ses biens confisqués. Ordonnance des roys de France de la troisième race , Tome I, Paris, 1723, p. 93-94. Source : d ’après http://classes.bnf.fr/franc/reperes/textes/c.htm Par la suite, des ordonnances instaurèrent deux monnaies, le gros tournois (frappé à Tours) en argent et l’écu d’or. L’ écu d’or fut nommé ainsi car, sur son avers, figurait l’écu (le bouclier) du roi orné de fleurs de lys. Sa valeur élevée le destinait au grand commerce international, mais il connut un relatif échec. Cependant, cette monnaie, symbole de la richesse de Saint-Louis, resta célèbre et donna son nom à l’ECU ( European Currency Unit) qui préfigura l’Euro. écu d’or de Louis IX d’un poids de 4,04 gramme d’or (1266). BNF. Description : Avers : écu semé de six fleurs de lys dans un polylobe. Inscription : LVDOVICVS DEI GRACIA FRANCOR REX (Louis par la grâce de Dieu roi des Francs) Description : Revers : croix grecque aux bras fleuronnés et fleurs de lys. Inscription : XPC VINCIT XPC REGNAT XPC IMPERAT (Christ vainc, Christ règne, Christ commande) Source : 1.3 Un « roi chrétien » Le règne de Louis IX fut marqué par un attachement très fort à la dévotion religieuse. Louis IX se livrait fréquemment à des exercices de piété (prières et messes fréquentes), il s’efforçait d’imiter la vie du Jésus lors de certaines fêtes religieuses (il lavait les pieds des mendiants, il offrait à manger aux pauvres lors du Jeudi-Saint, etc.). Louis IX acquit également des reliques d’une grande valeur. Il acheta à l’empereur de Constantinople Baudouin II la couronne en épines du Christ, une partie de la Vraie Croix, la Sainte-Éponge et le fer de la Sainte-Lance (nous ne ferons pas de commentaires sur la potentielle réalité de ces reliques). Pour héberger ces reliques, il fit construire la Sainte-Chapelle située dans l’enceinte du palais royal sur l’île de la cité (aujourd’hui dans l’enceinte de la préfecture de police de Paris), inaugurée en 1248. Cette très belle église gothique, dont les murs sont remplacés par des vitraux, permettait d’associer étroitement le pouvoir royal à la religion, le roi à Jésus. Le roi se trouvait ainsi au contact quotidien des reliques de la Passion du Christ. L’int érieur de la Sainte-Chapelle Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_IX#/media/Fichier:Sainte-Chapelle_gnosne.j Louis IX prit également des mesures contre les juifs, considérés comme un peuple déicide. A plusieurs reprises, il interdit les prêts usuraires consentis par les juifs et permit à leurs clients de ne pas rembourser leurs dettes. En 1240, des exemplaires du Talmud, considéré comme un livre infâme, furent brûlés en place de Grève à Paris. En 1269, il obligea les juifs à porter la rouelle, une marque jaune cousue sur la poitrine et le dos, afin que l’on puisse les reconnaître. Il semblerait que ces mesures discriminatoires, de sinistre mémoire pour nous aujourd’hui, relevaient, dans l’esprit de Louis IX et de l’époque, d’une volonté de conversion des juifs à la religion catholique. En 1248, à la suite d’un vœu formulé alors qu’il était gravement malade, Louis IX embarqua à Aigues-Mortes pour accomplir la 7eme croisade . L’expédition se dirigea vers Chypre pour se ravitailler, puis vers l’Égypte. Il était en effet trop difficile d’attaquer directement la Terre Sainte : la conquête de l’Égypte semblait pouvoir ouvrir la voie vers la Terre Sainte. Rien ne se passa comme prévu. Le roi fut capturé puis libéré contre une forte rançon. Ayant appris le décès de sa mère Blanche de Castille, qui exerçait la régence durant son absence, il revint à Paris en 1254. Malgré cet échec cinglant, Louis IX décida de repartir en croisade. En 1270, la 8eme croisade se dirigea cette fois vers la Tunisie qui devait elle aussi servir de base pour la reconquête de la Terre sainte, par une stratégie que nous qualifierions de périphérique. Mais une épidémie ravagea le camp des croisés et Louis IX décéda à Carthage le 25 août 1270. Le 25 août devint ensuite le jour de la Saint-Louis. Les entrailles et le cœur du roi furent enterrés dans la cathédrale de Monreale à Palerme, capitale du royaume de Charles d’Anjou, un frère du roi. Le corps fut ébouillanté afin de séparer les chairs du squelette. Ce dernier fut ramené en France et inhumé dans la basilique de Saint-Denis, le 23 mai 1271. Par son mode de vie très pieux, Louis IX était quasiment considéré comme un saint de son vivant. Sa mort en terre de croisade renforça évidemment cette dimension sacrée. En outre, de nombreux miracles eurent lieu au passage de sa dépouille en Sicile et à Saint-Denis. Cela permit à la famille royale et aux ordres monastiques du royaume de demander une procédure de canonisation auprès du pape. A l’issue d’une enquête particulièrement rapide, le pape Boniface VIII annonça la canonisation de Saint-Louis en 1297. Évidemment, l’insistance du roi Philippe le Bel, le petit-fils de Louis IX, et la volonté du pape d’établir de bonnes relations avec le roi de France, ne sont pas étrangères à la rapidité de la procédure. Cette opération fut une excellente affaire pour la monarchie française. Les rois de France étaient déjà sacrés mais ils descendaient désormais d’un saint. La religion leur offrait ainsi une double légitimité. 2. François Ier, un protecteur des Arts et des Lettres à la Renaissance 2.1 Un roi guerrier Dans la continuité du règne des rois de France précédents, Charles VIII et Louis XII, le règne de François Ier (né en 1494, roi de 1515 à 1547) fut en partie occupé par les guerres d’Italie, motivées par la volonté de conquérir le duché de Milan. Mais les principaux enjeux de ces conflits étaient l’affrontement avec l’empereur Charles Quint (1500-1558), qui régnait sur le Saint-Empire et sur l’Espagne, et la rivalité avec le roi Henri VIII d’Angleterre (1491-1547). François Ier remporta tout d’abord la bataille de Marignan en 1515 contre une coalition constituée du duc de Milan, du pape Léon X et des cantons suisses. Puis il subit une défaite à Pavie en 1525 face à une armée au service de Charles Quint et à l’issue de laquelle il fut retenu prisonnier pendant un an à Madrid. Le roi dut payer une rançon qui contribua également au développement des institutions financières du royaume. François Ier et Charles Quint s’affrontèrent à nouveau en Provence entre 1535 et 1538 puis sur la frontière du Nord-Est de la France en 1544. En effet, au cours du règne de François Ier, un basculement stratégique s’opéra depuis l’Italie vers les Flandres et la Rhénanie qui firent l’objet de l’essentiel des campagnes des successeurs de François Ier. La carte ci-dessous montre l’encerclement du royaume de France par les possessions de Charles Quint et le problème géopolitique que cela posait. Source : L’histoire, les collections n°68, juillet-septembre 2005, p. 41. Ces guerres incessantes et, à l’exception de la bataille de Marignan, assez peu favorables au prestige militaire du roi, présentaient toutefois l’intérêt de coûter très cher. Alors que Louis XII, son prédécesseur, disposait de 20 000 soldats, François Ier en engagea 40 000 à Marignan en 1515, dont une majorité de mercenaires de diverses origines. L’armement (fusils individuels et canons), de plus en plus sophistiqué et efficace, coûtait de plus en plus cher. La levée de l’ost féodal n’étant plus en mesure de satisfaire aux besoins de la guerre moderne, le roi devait financer l’emploi de soldats professionnels. Les guerres justifiaient donc des levées d’impôts, toujours présentées comme exceptionnelles, qui renforçaient l’appareil de l’État monarchique qui s’appesantissait sur les populations. A la fin de son règne, François Ier avait pris l'habitude de prélever des impôts sur l'ensemble de ses sujets. L’historien Philippe Hamon a montré que les caisses de l’État ont recueilli près de 200 millions de livres entre 1515 et 1547. Sur cette somme, près des deux tiers servirent à financer la guerre. Le fil conducteur du programme de CM1 nous incite à articuler cette dimension militaire à la dimension artistique et culturelle du règne de François Ier. En effet, la protection des arts et les sciences et la conduite de la guerre et de la diplomatie avaient en commun d’occasionner de très fortes dépenses. Ces dernières nécessitaient le développement des institutions qui permettaient de lever et de gérer ces fonds et qui participaient ainsi à la construction de l’État moderne. 2.2 Un roi mécène et bâtisseur 2.2.1 Renaissance, humanisme, réforme religieuse Le principal apport des guerres d’Italie fut de connecter le royaume de France à la Renaissance italienne. François Ier est considéré comme le roi emblématique de la Renaissance et le programme de CM1 nous demande d’aborder ce personnage à travers le prisme de l’humanisme et de la Renaissance. La Renaissance , terme utilisé pour la première fois par le peintre et historien de l’art italien Giorgio Vasari en 1568, désigne un renouveau de l’art par la redécouverte de l’Antiquité. Les historiens du XIXe siècle en firent une période historique à part entière : la Renaissance désignait la renaissance de l’Antiquité et, entre les deux, se situe le Moyen Age, l’âge médian et sombre séparant ces deux périodes brillantes. La Renaissance dura approximativement du milieu du XVe siècle jusqu'au milieu du XVIe siècle. Elle s’illustra principalement en Italie, mais également en Flandres, en Allemagne, en France et dans la plus grande partie de l’Europe. La Renaissance artistique est inséparable de l’humanisme sur le plan des idées. A partir de la fin du XVe siècle, face aux inquiétudes concernant le salut de l’âme, l’humanisme proposait de chasser l’ignorance en développant le savoir sur Dieu et sur le monde grâce à un retour aux textes de l’Antiquité. Les hommes se délivreraient ainsi de ce qui les empêchait d’accéder à leur dignité d’êtres humains, créatures de Dieu, et d'assurer ainsi le salut de leur âme. L’humanisme mettait donc en avant une confiance dans l’homme et considérait que le savoir et les arts alliés à la charité chrétienne permettraient une amélioration continue de l’humanité et du monde, qui assurerait le salut de l’âme de chaque fidèle. Cela supposait le retour aux textes originaux de la Bible et de l’Antiquité gréco-latine, dépouillés de toutes les erreurs de transcriptions du Moyen Age qui en obscurcissaient le sens. Il convenait de les compléter par la réalisation d’expériences scientifiques et médicales permettant de mieux connaître l’homme et le monde. Le savoir ancien enrichi des expériences nouvelles circulait largement grâce à l’imprimerie inventé en 1455 par Gutenberg. L’objectif était de mieux connaître Dieu et la création (à savoir le monde créé par Dieu). Cependant, cette volonté de connaitre la création de Dieu eut des conséquences inattendues. La volonté de connaitre le corps humain conduisit certains scientifiques et certains artistes à opérer des dissections clandestines de cadavres. En 1543, le flamand Vésale fonda l'anatomie moderne en publiant son livre De humani corporis fabrica constitué de planches de corps écorchés donnant à voir les muscles et les tendons du corps humain. En 1545, le médecin militaire Ambroise Paré mit au point la ligature des artères pour stopper les hémorragies provoquées par les boulets de canons qui arrachaient les jambes et les bras et qui, jusque-là, étaient stoppée par la cautérisation au fer rouge ou à l'huile bouillante. En 1553, Michel Servet découvrit "la petite circulation sanguine" depuis le cœur vers les poumons. Sur le plan de l'astronomie le polonais Copernic présenta les preuves scientifiques du fait que la terre tournait autour du soleil, et non l'inverse. dans son De Revolutionibus Orbium Coelestium publié en 1543, peu après sa mort. Ces découvertes firent considérablement avancer la science mais accrurent en même temps l'angoisse religieuse : si la terre n'est plus au centre de l'univers et si les êtres humains sont d'abord des êtres de chair et d'os, alors où Dieu se trouve-t-il et qu'en est-il de l'âme ? L’humanisme se développa d’abord en Italie avec Pétrarque, Lorenzo Valla (1405-1457), Marsile Ficin, Pic de la Mirandole (1463-1492). Jacques Lefèvre d’Étaples fut sans doute l’humaniste français le plus célèbre. Mais la figure principale de l’humanisme européen était celle de Didier Érasme (Rotterdam vers 1478 - Bâle 1539). Théologien, philologue, éditeur et commentateur d’un grand nombre de textes de l’Antiquité, il a publié notamment une version grecque du Nouveau testament (1516) réalisée à partir de plusieurs manuscrits, afin d’en retrouver le texte original. Il reste célèbre pour son Éloge de la folie (1511), une satire des hommes d’Église et des courtisans. Comme il entretenait une correspondance assidue avec des princes, des théologiens et des savants dans toute l’Europe, il est parfois considéré comme l’un des premiers européens et son nom fut donné au programme d’échanges européen ERASMUS+. Mais il fut ensuite accusé par l’Église d’avoir ouvert la voie à la critique luthérienne. En effet, la dénonciation des travers d’un clergé ignorant, jouisseur, considéré comme incapable d’assurer le salut de l’âme des fidèles, et la volonté de retrouver le texte originel et non corrompu des textes sacrés, a conduit certains humanistes vers la réforme religieuse . Ainsi, Martin Luther considérait que seule la foi pouvait assurer le salut de l’âme (le salut par foi) et que les fidèles devaient établir une relation directe à Dieu par la lecture des textes et la participation au culte dirigé par un pasteur. C’est pourquoi il traduisit la Bible en allemand pour la mettre à la portée du plus grand nombre. En incitant chaque fidèle à lire la Bible, il rendait inutile le clergé catholique dirigé par le pape et qui se considérait comme un intermédiaire nécessaire entre Dieu et les fidèles. L’autre grande figure de la Réforme fut celle de Jean Calvin qui rédigea notamment plusieurs versions de L'Institution de la religion chrétienne (1536). Il rejetait lui aussi le clergé catholique et considérait notamment que le salut de l’âme des fidèles était décidé par Dieu (la prédestination). La pensée de Calvin constitua une rupture majeure dans l'histoire des religions : les œuvres humaines (bien agir ici-bas pour gagner sa place au paradis) ne garantissait pas le salut de l'âme, le culte de la Vierge Marie et des saints n'étaient d'aucune utilité et, en conséquence, leurs images devaient être bannies des temples. Seule la lecture de la Bible garantissait le lien entre les fidèles et Dieu. Bien entendu, l'imprimerie joua un rôle essentiel dans la diffusion des exemplaires de la Bible en langue vernaculaire, mais également des pamphlets contre le clergé catholique. La réforme protestante donna lieu en retour à la réforme catholique, longtemps appelée contre-réforme. Elle découla du concile de Trente , dans le nord de l’Italie, réuni sous l’autorité du pape de 1545 à 1563 pour répondre au défi de la réforme protestante. Ce concile rappela les principaux dogmes de la fois catholique (les sept sacrements, le culte de la Vierge, des saints, et des reliques, la transsubstantiation, le salut par les œuvres, etc.), il interdisait aux fidèles la lecture de la Bible (en latin) réservée aux seuls membres du clergé. Il organisa surtout une véritable formation des prêtres dans les séminaires diocésains. Pour marquer une différence accrue avec l'austérité des temples protestants, les églises de la réforme catholique de l'époque baroque furent chargées de statues, de peintures et de dorures. L'objectif de toutes ces réformes était le même : rassurer les fidèles en leur permettant de trouver une voie spécifique (salut par la foi, prédestination, salut par les œuvres) pour le salut de leur âme. Cette présentation de la Réforme est évidemment simpliste. Pour davantage de précisions, la lectrice ou le lecteur peut se référer à la bibliographie. Ce fichier n’est pas le lieu pour un exposé de théologie ou d’histoire des religions. Dans la logique de la définition des faits religieux en vigueur dans l’Éducation nationale, il s’agit de présenter quelques thèmes qui permettent de comprendre le problème politique posé par la réforme religieuse dans le royaume de France au XVIe siècle, que nous aborderons plus loin. 2.2.2 Un prince de la Renaissance Après la bataille de Marignan, François Ier souhaita adopter le modèle des cours qu’il avait rencontrées en Italie. Depuis la Moyen Age, la cour du roi rassemblait les proches du roi qui le conseillaient pour la direction du royaume. Durant la Renaissance, la cour entra dans une nouvelle dimension. En raison de la complexification constante de la direction de l’État, les conseillers du roi et les administrateurs à son service devinrent de plus en plus nombreux. Les courtisans devaient être de plus en plus instruits et devaient avoir reçu une éducation humaniste. Progressivement, la cour fut gérée par une étiquette que seules les personnes éduquées maîtrisaient, ce qui prouvait leur distinction et justifiait leur présence à la cour. En outre, une cour brillante, où les courtisans portaient de riches habits, où des fêtes somptueuses étaient données, où les artistes (Léonard de Vinci, Buenvenuto Cellini, Le Primatice, Jean Clouet…) étaient accueillis, manifestait également la distinction du roi lui-même et participait de la propagande royale. François Ier considérait également que les femmes étaient indispensables à la vie de la cour. Il aimait être entouré de femmes et il pensait qu’elles contribueraient au rayonnement artistique et culturel de la cour en incitant les courtisans à y dépenser leur fortune. Les deux œuvres suivantes de Jean Clouet, le portraitiste de la cour, montrent bien en quoi François Ier était un prince de la Renaissance. La magnificence de ses vêtements signale son goût, sa posture signale sa sagesse et son autorité. Il n'était même pas utile de représenter les regalia (seule la couronne figure sur la tapisserie en arrière-plan) pour montrer qu’il était le souverain. François Ier vers 1530 (par Jean Clouet, huile sur toile, 96 × 74 cm, Paris, musée du Louvre). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fra nç ois_Ier_Louvre.jpg François Ier à Cheval . Enluminure attribuée à Jean Clouet, vers 1540, 27 x 22 cm. BnF Cabinet des dessins. MI 1092 Source: h ttps://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fran ç ois_1er_attribu é_à _Jean_Clouet_MI_1092.jpg?uselang=fr De même, le portrait équestre de François Ier renvoie à la tradition de la représentation de l’empereur romain conquérant sur son cheval et arborant les insignes de son pouvoir : le bâton de commandement et l’épée. La splendeur du cheval ainsi que de l’armure du roi révèlent la magnificence du prince de la Renaissance, homme de goût mais également brillant cavalier capable de faire produire un mouvement gracieux par son destrier. 2.2.3 Un roi humaniste Durant sa jeunesse, François Ier reçut une éducation qui fit de lui un homme cultivé. Sa mère Louise de Savoir lui transmit son goût pour l’art et la collection d’œuvres d’arts. Sa sœur Marguerite de Navarre , protectrice notamment de Rabelais et poétesse elle-même, eut une grande influence sur François Ier. Le roi favorisa la création de bibliothèques. En 1530, à l’instigation de l’humaniste Guillaume Budé, le roi créa le Collège des lecteurs royaux payés par le roi et chargés d’enseigner les disciplines ignorées par l’université : le grec, l’hébreu, puis les mathématiques, la médecine, la philosophie grecque, les langues orientales, etc. Ce collège est à l’origine du Collège de France, qui aujourd’hui encore, est l’institution universitaire la plus prestigieuse en France et qui emploie les meilleurs scientifiques de chaque spécialité. Sur le plan religieux, par l’intermédiaire de sa sœur Marguerite de Navarre, le roi soutenait les humanistes du Cercle de Meaux, dirigé par Lefèvre d’Etaples qui souhaitaient retrouver la pureté des textes originels. Il souhaitait maintenir un compromis entre l’Église catholique et les humanistes évangélistes. Document : Noël Bellemare (vers 1495-1546) et François Clouet (vers 1515-1572) François Ier, entouré de sa cour, reçoit un ouvrage de son auteur Gouache rehaussée d’or sur vélin - 26,3 x 20,2 cm. 1534. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:BellemareClouetFrancois_ier_livre.jpg Mais le compromis devint difficile à tenir à la fin du règne. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, des affiches dénonçant le pape et le dogme catholique furent collées sur les murs de plusieurs villes et jusqu’aux portes de la chambre du roi au château d’Amboise. Cette « affaire des Placards » (pour désigner les affiches placardées sur les murs) fut perçue par le roi comme un crime de lèse-majesté et entraîna l’organisation de grandes processions d’expiation. A l’occasion de l’une d’elles, le 21 janvier 1535, les reliques de la Sainte-Chapelle qui avaient été achetées par Louis IX (la couronne d’épine, le morceau de la Vraie-Croix, la Sainte-Eponge, le fer de la Sainte-Lance, etc.) furent portées en procession. Le roi prononça un discours contre les réformés. Pour marquer les esprits, trente-cinq réformés, considérés désormais comme hérétiques, furent brûlés vifs. 2.2.4 Un roi bâtisseur François Ier fit venir auprès de lui Léonard de Vinci (1452-1519) qu’il installa au Clos-Lucé, à proximité du château d’Amboise. Ce dernier apporta avec lui La Joconde mais aussi La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne . Il se vit chargé d’organiser quelques fêtes et, peut-être, les plans de l’escalier à double révolution du château de Chambord. Le roi fit également venir les peintres Rosso Fiorentino et Le Primatice. Il inaugura également la collection d’art de la couronne en achetant des tableaux de Michel-Ange, du Titien ou de Raphaël. Son action de mécène s’illustra principalement dans la construction ou la reconstruction de nombreux châteaux : Amboise, Blois (1515), Chambord (1519), Fontainebleau (1528), Villers-Cotterêts (1532), Saint-Germain en Laye (1539), Le Louvre (1545), etc. En effet, la cour était itinérante, elle allait de château en château. Le roi devait se montrer dans son royaume et en avoir également une connaissance personnelle. L’état des circuits commerciaux de l’époque contraignait la cour (entre 5 000 et 15 000 personnes) à se déplacer une fois les ressources locales épuisées. En raison des conditions sanitaires, il était également nécessaire d’abandonner périodiquement un château pour procéder à son nettoyage. En outre, du fait de son augmentation quantitative, la cour devait pouvoir être hébergée dans des résidences de plus en plus grandes. Mais il s’agissait également de représenter, de mettre en scène le pouvoir du roi. Comme la guerre était désormais expulsée du royaume, les murs furent percés de fenêtres et les éléments défensifs furent remplacés par des éléments décoratifs. Les pièces furent plus nombreuses, mieux aménagées et préservèrent désormais l'intimité. Ces châteaux s’inspiraient partiellement de la Renaissance italienne mais présentaient certaines spécificités qui permettent de parler d’une Renaissance française sur le plan architectural. Source : La Renaissance de François Ier. L’histoire, les collections n°68, juillet-septembre 2015, p. 62. Comme le montre la carte ci-dessus, on distingue deux périodes dans la construction/reconstruction de ces châteaux. La première génération de châteaux se situe dans le val de Loire. Elle accueillait une cour composée de gentilshommes et de négociants. La seconde génération, occupée au retour de la captivité du Roi à Madrid, à la fin des années 1520, se situe autour de Paris, alors que les organismes d’État devenaient plus lourds à gérer et réduisirent leur itinérance à l’Île-de-France. Le nombre de nuits passées dans chaque château montre au final la prééminence des châteaux de la région parisienne dans l'histoire du règne de François Ier. Cette évolution apparaît avec l’examen du château de Chambord et du château de Fontainebleau. Vue aérienne du château de Chambord Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:ChateauChambordArialView01.jpg Le château de Chambord fut construit à partir de 1519 (les travaux durèrent près de vingt ans) sous la supervision du roi qui aimait chasser dans la région. Ce château est inspiré d’une part de la tradition française : le plan d’un château fort autour d’un donjon central et flanqué de tours, les décoration gothiques des fenêtres. Il emprunte d’autre part des éléments de la Renaissance italienne : à l'extérieur des clochetons, des pilastres et des tourelles, à l'intérieur des plafonds à caissons, des éléments décoratifs évoquant des dauphins, des oiseaux, des cornes d’abondance autour du motif principal de la salamandre (un animal mythique sensé survivre au feu), l’emblème de François Ier. La magnificence du château de Chambord était en soi un véritable programme politique : elle manifestait la puissance du roi incarnée dans la pierre par la multitude de F couronnés et de salamandres elles aussi couronnées. Mais surtout, l’escalier à double révolution entourant un puit de lumière, situé au centre du massif donjon du château, constitue l’un des joyaux architecturaux de ce château. Il est possible, mais pas certain, que Léonard de Vinci en conçut le plan. En effet, comme il ne subsiste aucun plan du château, nous ignorons tout des architectes qui le conçurent. Cet escalier était un élément central de l’architecture mais également de la vie de cour car il permettait de se montrer tout en observant les personnes qui empruntaient l’autre escalier, et réciproquement. Partie inférieure de l’escalier à double révolution (ou double hélice ou double colimaçon) du château de Chambord. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Escalier_Chambord.jpg?uselang=fr Une explication simple et claire de la structure de cet escalier sur : https://www.lumni.fr/video/chambord-les-secrets-de-son-escalier-revolutionnaire Le château de Fontainebleau fut rénové à partir de 1531. A la suite de la défaite de Pavie et du paiement de sa rançon, François Ier décida de se rapprocher de Paris. Il fit venir Giovanni Battista di Iacopo (1494-1540), dit le Rosso Fiorentino en raison de la couleur de ses cheveux, et Francesco Primaticcio (1504-1570) dit Le Primatice . Il furent chargé de la décoration du château : les fresques, les tapisseries, les fontaines, les sculptures, etc. La galerie François Ier du château de Fontainebleau, d’une longueur de 60 mètres, est particulièrement intéressante car les fresques du Rosso détaillent le programme politique du roi. Château de Fontainebleau : la galerie François Ier Source : https://www.chateaudefontainebleau.fr/les-grands-appartements-des-souverains/les-salles-renaissance/ Rosso Fiorentino (1494-1540) : La fresque de l’éléphant royal 1533/1539. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fontainebleau_interior_francois_I_gallery_02.JPG?uselang=fr La fresque de l’éléphant royal, ou L'éléphant fleurdelysé , est placée sous une salamandre, emblème de François Ier. L’éléphant, symbole de force et de sagesse symbolise la royauté. D’ailleurs, il porte une salamandre sur le front et un F majuscule sur son caparaçon. A ses pieds se trouvent trois dieux symbolisant les éléments qui caractérisent les espaces sur lesquels règne le roi : de gauche à droite, Jupiter et la foudre à ses pieds (le feu), Neptune avec un trident (l’eau) et Pluton avec Cerbère (la terre). La cigogne symbolise la piété filiale à l’égard de la mère du roi, Louise de Savoie. Fiorentino Rosso : Le roi garant de l’unité de l’État Crédit Photo (C) RMN-Grand Palais (Château de Fontainebleau) / Gérard Blot Source : https://art.rmngp.fr/en/library/artworks/fiorentino-rosso_galerie-francois-ier-l-unite-de-l-etat_fresque-peinture_haut-relief_stuc La fresque intitulée l’unité de l’État représente le roi en costume d’empereur romain, au centre. Il tient dans sa main gauche une grenade tandis qu’un nain, à ses pieds, lui en présente une autre. Les graines de la grenade renvoient à la société tenue en main par le roi qui dirige l’État. Les personnages entourant le roi, sont issus de plusieurs milieux socio-professionnels (soldats, marchands, religieux…) et symbolisent à nouveau l’unité de la société autour de la personne du roi. La centralité de la personne du roi détenteur de l’ imperium hérité des empereurs romains est vue par certains historiens comme une première représentation de la marche vers la monarchie absolue. Bien entendu, lors des guerres de religion, les châteaux retrouvèrent leurs vertus défensives, comme le montre le château de Kerjean, construit en 1598, dans le nord-Finistère actuel, entouré d'une muraille défensive et de casemates abritant des batteries d'artillerie. 2.2 La poursuite de la construction de l’État moderne 2.2.1 Le renforcement de l’administration et du pouvoir du roi Sous le règne de François Ier, la formule « Le sire, notre roi » (considérant le roi comme le suzerain d’un ordre féodal) fut abandonnée au profit de la formule « Sa majesté » (jusque là réservée à l’empereur du Saint-Empire) pour affirmer la toute puissance du souverain sur l'ensemble de ses sujets. Pour cette raison, il est possible de voir (mais avec des précautions) le règne de François Ier comme une étape décisive vers la construction de la monarchie absolue. Cependant, il ne faut pas voir en François Ier un monarque absolu semblable à Louis XIV. Les juristes du XVIe siècle considéraient que François Ier, étant désigné par Dieu, détenait le pouvoir d’édicter les lois et de les faire appliquer. Mais le roi ne gouvernait pas seul et s’appuyait sur ses conseillers, qu'il réunissait tous les jours, et sur les magistrats des parlements pour prendre les décisions les plus justes, c’est-à-dire conformes à ce que l’on pensait être la justice divine. Encart : Qu’est-ce qu’un parlement en France à l’époque moderne ? A la fin du Moyen Age et à l’époque moderne, ce que l’on nommait un parlement avait peu à voir avec le parlement britannique et avec le parlement au sens contemporain du terme, composé d’un ou deux chambres regroupant des membres élus détenant le pouvoir législatif et budgétaire. En France, ce type de parlement aurai pu naître des États généraux composés d’élus qui, au XIVe siècle notamment, conseillaient le roi sur le budget et la levée des impôts. L’évolution absolutiste de la monarchie française n’a pas permis cette évolution. Dans le royaume de France, en raison du développement de la justice royale, la cour du roi ( curia regis ) ne trouvait plus le temps de juger toutes les affaires judiciaires importantes. Cette fonction fut déléguée aux parlements, composés de juristes professionnels, qui étaient donc initialement une émanation de la cour du roi ( Curia in Parlamento ). Louis IX institua le Parlement de Paris au milieu du XIIIe siècle, puis treize autres parlements furent créés au XVe siècle. La compétence de chacun s’exerçait sur un territoire donné pour juger en appel les affaires judiciaires remontant des tribunaux des bailliages et des sénéchaussées relevant de sa compétence. Comme il était la cour du justice du roi lui-même, le Parlement de Paris exerçait une prééminence sur les autres parlements. Le Parlement de Paris avait également pour fonction d’enregistrer les édits et les ordonnances du roi. S’il ne les jugeait pas conformes au droit, il disposait d’un droit de remontrance consistant à refuser de les enregistrer. A partir du XVIIe siècle, au terme d’une procédure complexe, le roi pouvait imposer l’enregistrement de ses édits et de ses ordonnances en tenant au Parlement de Paris un lit de justice . Ce pouvoir du Parlement de Paris fut à l’origine de très nombreux conflits avec le roi. Le Conseil du roi réunissait de grands princes mais également des juristes spécialistes de différents domaines. Ce conseil fut dirigé par des personnalités marquantes qui secondaient efficacement le roi : Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême, la mère du roi, de 1515 à 1531, puis le connétable Anne de Montmorency puis, à partir de 1541, les amiraux Chabot et d'Annebaut et le cardinal de Tournon, soutenus en fait par Anne de Pisseleu, duchesse d'Etampe, la favorite du roi. Le règne de François Ier se déroula après une série de mesures qui contribuèrent à renforcer le pouvoir monarchique. Sous Louis IX, l’autorité du roi s’exprimait surtout par l’exercice de la justice. La Guerre de Cent Ans (1337-1453) contribua à renforcer les prérogatives financières de l’État en imposant le prélèvement régulier d’impôts destinés à financer les guerres du roi et en mettant en place à cet effet une administration fiscale de plus en plus efficace. En 1523, François Ier créa le Trésor de l’épargne, institution financière qui centralisait de façon plus rationnelle toutes les recettes et toutes les dépense de l’État. En 1539, il créa la première loterie d’État dont on sait qu’elle sert toujours à remplir les caisses de l’État avec les mises des joueurs. On suppose que l’État employait entre 7 000 et 8000 agent en 1515 et près de 20 000 au milieu du XVIe siècle, pour une population totale estimée à 17 ou 18 millions d’habitants. L’ État de justice de la fin du Moyen Age devint donc également un État de finances . Cette évolution fut renforcée par un accroissement de l'activité législative de la monarchie. Certes, le roi n'était pas la seule source du droit car les coutumes locales se maintinrent. Le roi ne devait légiférer que pour remédier aux insuffisances de ces coutumes et dans le sens du bien commun, ce qui constituait un prétexte commode pour légiférer sur un grand nombre de sujets. Alors que François Ier émit environ 1 000 actes législatifs par an en moyenne, son successeur Henri II en émit environ 2 400 par an. L'Etat devint également un Etat législateur . Une mesure important fut le Concordat de Bologne signé avec le pape Léon X en 1516, après la victoire de Marignan. Ce concordat organisa les rapports entre le roi et la religion catholique jusqu’en 1790. Ce concordat attribuait au roi de France le droit de nommer les évêques, les archevêques et les abbés (dirigeants des abbayes) français qui étaient ensuite confirmés par le pape. Il s’agit d’une décision essentielle qui permettait aux rois de France de contrôler le haut clergé et l’Église de France. Enfin, le domaine royal avait continué à s’étendre. Comme la carte ci-dessous le montre, le règne de François Ier marqua lui aussi une extension considérable du domaine royal qui recouvrait désormais la plus grande partie du royaume. L’événement le plus marquant à ce sujet est évidemment l’acte d’union du duché de Bretagne au royaume en 1532. Cette évolution contribua à réduire l’importance financière du domaine royal. Il ne représentait plus que 2 % des recettes de la monarchie à la fin du XVe siècle. L’essentiel des recettes venait de la taille (impôt créé au XIVe siècle pour financer la guerre), des aides et de la gabelle (impôt sur le sel) , des impôts à la consommation pesant sur tous les sujets. A titre d’exemple, la taille rapportait 3,9 millions de livres à la fin du règne de Louis XI en 1483, et 4,4 à la fin du règne de François Ier en 1547. Source : https://www.lhistoire.fr/carte/la-france-de-françois-ier 2.2.2 L’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) En 1539, François 1er édicta l’ ordonnance de Villers-Cotterêts , un texte juridique de 192 articles portant notamment sur l’exercice de la justice. Les articles 110 et 111 imposent l’usage du français (c’est-à-dire la langue du roi parlée en Île-de-France) à la place du latin dans la rédaction de tous les actes publics. Ces deux articles, les plus anciens de tous les textes législatifs toujours en vigueur aujourd’hui en France, sont considérés comme la marque d’un processus d’unification linguistique du royaume. Document : Ordonnance du 25 août 1539 sur le fait de la justice (dite ordonnance de Villers-Cotterêts). Articles toujours en vigueur aujourd’hui : François, par la grâce de Dieu, roy de France, sçavoir faisons, à tous présens et advenir, que pour aucunement pourvoir au bien de notre justice, abréviation des proçès, et soulagement de nos sujets avons, par édit perpétuel et irrévocable, statué et ordonné, statuons et ordonnons les choses qui s'ensuivent. Article 110. Et afin qu'il n'y ait cause de douter sur l'intelligence desdits arrêts, nous voulons et ordonnons qu'ils soient faits et écrits si clairement, qu'il n'y ait ni puisse avoir aucune ambiguïté ou incertitude ne lieu à demander interprétation. Article 111. Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l'intelligence des mots latins contenus esdits arrests, nous voulons d'oresnavant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences testaments, et autres quelconques, actes et exploicts de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement. Cité par Isambert, Decrusy, Armet, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la révolution de 1789 , Tome XII, Paris, Belin-Le Prieur, 1828, p. 600 Source : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006070939/ Cette ordonnance obligeait également les curés à inscrire les baptêmes, les mariages et les enterrements de leur paroisse dans les registres paroissiaux qui devenaient un outil de gouvernement essentiel pour connaitre l'état de la population du royaume. Cette mesure est essentielle car elle est à l'origine de notre Etat civil qui a succédé aux registres paroissiaux lors de la Révolution française, en 1792). Cette mesure contribua également à fixer les noms de famille puisqu'il fallait désormais donner un nom aux personnes inscrites sur ces registres. Les patronymes furent attribués en fonction des caractéristiques psychologiques ou physiques des chefs de famille (le roux, le gros, le petit, etc.) de leur lieu de résidence (du bois, du pont, du chemin, etc.), de leur métier (boulanger, Febvre (forgeron), etc.)... Certes, le roi ne disposait d’aucun moyen d’imposer par la force le français à tous ses sujets. Si le français gagna la bataille contre les parlers locaux, c’est parce que les notables souhaitaient se distinguer du peuple en parlant la langue de l’administration. Le français était utile également aux marchands qui commerçaient au-delà de leur propre province. L’ordonnance de Villers-Cotterêts correspond également au souhait des humanistes de défendre la langue vernaculaire face au latin. De même que Luther traduisit la Bible en allemand, Lefèvre d’Etaples traduisit la Bible en français. Rabelais et les poètes publièrent leurs œuvres en Français. N’oublions pas la célèbre Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay, en 1549. Désormais, le français était la langue de l’administration, de la justice et de la littérature tandis que le latin restait la langue de l’Église, de l’Université et de la science. Si nous suivons les analyses de l'anthropologue américain James C. Scott dans L'œil de l'Etat. Moderniser, uniformiser, détruire (La Découverte, 2024), il n'y a rien d'étonnant à ce que ces diverses mesures figurent ensemble dans l'ordonnance de Villers-Cotterêts. Les balbutiements de la simplification linguistique (le français à la place du latin et des parlers locaux) visaient un meilleur contrôle de l'Etat naissant sur les actes juridiques et sur les institutions locales. La tenue des registres paroissiaux et l'invention de patronymes fixes et transmis héréditairement allait progressivement permettre d'identifier et de contrôler les individus afin de les soumettre à l'impôt. En outre, comme le patronyme familial était celui du père de famille, sujet fiscal vis-à-vis de l'Etat, son autorité légale sur sa femme (obligée d'adopter le patronyme de son mari) et sur ses enfants (auxquels il transmettait son patronyme) était considérablement renforcée. 3. Henri IV et l’édit de Nantes 3.1 Les guerres de religion (1562-1598) Le programme du CM1 nous conduit à envisager le règne d’Henri IV dans la perspective de la fin des guerres de religion. Il est impossible de résumer simplement les guerres de religion et il ne nous appartient pas de le faire ici. Disons, pour simplifier très grossièrement, qu’il s’agit d’une guerre civile atroce aux motivations certes religieuses, mais également sociales et politiques. Elles durèrent plus de trente-cinq ans car elles exprimaient des revendications sociales, politiques et culturelles de tous les milieux. L'aristocratie et la bourgeoisie urbaine y trouvèrent le moyen de chercher à s'émanciper de l'autorité royale de plus en plus pesante soit en s'orientant vers le protestantisme, soit en adhérant à la Ligue catholique dans les années 1580. Quelques grands seigneurs utilisèrent la question religieuse pour mobiliser leurs clientèles contre les autres grands seigneurs. A leur niveau, les artisans souvent alphabétisés, prirent la tête de la contestation sociale des classes populaires. En 1560, un Français sur dix environ était protestant, surtout dans le Sud du royaume. Ces guerres de religion se déroulèrent de 1562 à 1598. Ces guerres opposèrent essentiellement le camps catholique aux réformés, principalement calvinistes en France, que l’on nommait aussi protestants ou huguenots. Sur le plan religieux et politique, les protestants mettaient directement en cause l’organisation de l’Église et de la monarchie. Rappelons que, par le Concordat de Bologne en 1516, le roi était le chef de l'Eglise de France. L'Edit de Fontainebleau, en 1540, considéra l'hérésie protestante comme un crime de lèse-majesté et confia sa répression à des juges royaux. Comme nous l'avons vu plus haut, le calvinisme promouvait un rapport direct à Dieu par la lecture des textes religieux par chaque fidèle et par les cérémonies religieuses dirigées par de simples pasteurs, des laïcs désignés par la communauté. Il remettait en cause le rôle du clergé catholique, des saints et de la Vierge Marie considérés par les catholiques comme des intermédiaires et des intercesseurs entre les fidèles et Dieu. Précisons au passage que cet élément fut réaffirmé par la réforme catholique à l’occasion du Concile de Trente. Ce qui nous intéresse le plus ici, c’est la conséquence politique de la théologie calviniste. Selon Calvin, aucun chrétien n’était supérieur à un autre et ne pouvait s’arroger une autorité sacrée en se présentant comme un intermédiaire entre les hommes et Dieu. En conséquence, les protestants remettaient directement en cause la légitimité religieuse du roi. C’est sans doute ce point qu’il faut retenir avant tout. Les historien·nes distinguent huit guerres de religion entrecoupées d'édits de pacification précaires promulgués par les rois successifs, en 1562, 1563, 1568, 1570, 1573, 1576, 1577, 1579. Si ces guerres durèrent aussi longtemps, c’est aussi parce qu’elles répondaient aux intérêts de grandes familles nobiliaires, catholiques et protestantes, qui accaparèrent, à la faveur des troubles, des postes prestigieux et des subsides considérables par les pillages et les levées d’impôts. L’épisode le plus atroce fut sans doute le massacre de la Saint-Barthélemy , le 24 août 1572 et les jours suivants. Le mariage du protestant Henri de Navarre (futur Henri IV) et de la catholique Marguerite de Valois avait eu lieu à Paris le 18 août. La monarchie espérait ainsi réconcilier les deux camps. Cependant, les catholiques les plus intransigeant, soutenus sans doute par le roi Charles IX et sa mère Catherine de Médicis, profitèrent de l’occasion pour massacrer les protestants venus participer au mariage princier. Près de 3 000 protestants furent massacrés à Paris entre le 24 et le 29 août, et environ 10 000 durant les jours qui suivirent, dans le reste du royaume. Ces massacres furent souvent commis par des voisins qui en profitèrent pour régler des comptes mais le but était surtout d'extirper de la communauté ceux qui remettaient en cause les croyances majoritaires. Cela explique sans doute l'extrême violence des mutilations infligées aux corps des des hommes, des femmes et des enfants victimes des massacres. Les historien·nes restent en désaccord sur les raisons et le déroulement du massacre . Document : François Dubois (1529-1584) . Le massacre de la Saint-Barthélemy. Musée cantonal des Beaux-arts, Lausanne. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_la_Saint-Barthélemy#/media/Fichier:La_masacre_de_San_Bartoloméo,_por_François_Dubois.jpg En tout cas, il est fort utile de visionner à ce propos le magnifique film La reine Margot (1994) de Patrice Chéreau, avec Isabelle Adjani dans le rôle titre. A la suite de l’avènement du roi Henri III en 1584, le parti catholique dirigé par les Guise constitua la Sainte-Ligue catholique qui voulait éradiquer le protestantisme et empêcher le roi Henri III de mener une politique de conciliation avec les protestants. La Ligue se présentait comme un parti fanatisé, ultra-catholique, qui avait pour objectif l'extermination des protestants. Elle peut être envisagée également comme une forme d'opposition à l'affermissement de la monarchie : elle réclamait une monarchie limitée, le vote des impôts par des Etats généraux réunis régulièrement, l'indépendance des villes à l'égard du roi et une certaine forme de démocratie locale. Dans diverses régions, les revendications politiques des protestants étaient relativement similaires. Le 15 mai 1588, pour empêcher l'armée du roi d'occuper Paris, le peuple parisien gagné aux idées de la Ligue bloqua les rues de Paris avec des barriques. Cette "journée des barricades" fut à l'origine d'une pratique politique fréquente au XIXe siècle et jusqu'en mai 1968 au moins. 3.2 L’avènement et le règne d’Henri IV (1589-1610) Le roi Henri III fut assassiné le 1er août 1589 par un moine ligueur fanatique, Jacques Clément , qui lui reprochait d’être trop conciliant avec les protestants. Comme le roi n’avait pas d’héritier direct, le plus proche prétendant à la couronne était son cousin Henri de Navarre, un prince protestant de la branche des Bourbon, celui-là même que l'on avait marié quelques jours avant la Saint-Barthélemy de 1572. Pour accéder au trône de France, ce dernier dût affronter les armées de la Ligue catholique (bataille d’Arques en 1589, bataille d’Ivry en 1590, où il aurait proclamé : « Ralliez vous à mon panache blanc, vous le trouverez au chemin de la victoire », bataille de Fontaine Française en 1595). De fait, l'écharpe blanche devint le signe de ralliement des partisans du roi contre les ligueurs. Mais ces victoires militaires ne suffisaient pas et Paris restait toujours aux mains des ligueurs. Hanri IV abjura sa foi protestante et se convertit au catholicisme dans la basilique de Saint-Denis, le 25 juillet 1593. En ce lieu, il se présenta comme l’héritier des rois des dynasties des Mérovingiens, des Capétiens et des Valois inhumés dans la basilique. Henri IV fut ensuite sacré à Chartres le 27 février 1594 car Reims restait aux mains de la Ligue. Puis il effectua son entrée à Paris le 22 mars 1594 afin de se faire reconnaître par le peuple de Paris qui se trouvait auparavant du côté de la Ligue. On a raconté qu’il aurait dit à cette occasion : « Paris vaut bien une messe ». Fort de cette légitimité religieuse et désormais populaire, le roi Henri IV obtint progressivement la soumission de la plupart des chefs ligueurs . Le sacre de Henri IV dans la cathédrale Notre-Dame de Chartres, 1594. Paris, BNF Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sacre_Henri4_France_01.jpg Apportant la paix religieuse et la stabilité, Henri IV connut une grande popularité forgée également par la reconstruction patiente de sa propre image car le roi était autrefois présenté comme un démon protestant. La propagande royale le présenta par exemple comme le nouvel Hercule qui avait terrassé l’hydre de la Ligue soutenue par le roi d’Espagne. Toussaint Dubreuil (1561-1602) Henri IV en Hercule terrassant l'hydre de Lerne, c'est-à-dire la Ligue catholique. Huile sur toile, 91 x 74 cm. Musée du Louvres Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/ F ile:Henry_IV_en_Herculeus_terrassant_l_Hydre_de_Lerne_cad_La_ligue_Catholique_Atelier_Toussaint_Dubreuil_circa_1600.jpg Une fois la paix revenue après la rédaction de l’édit de Nantes en 1598, que nous abordons plus loin, Henri IV s’attacha à restaurer les finances et l’autorité de l’État. Avec l’aide de son ministre, le duc de Sully , il s’efforça de redresser l’agriculture et le commerce. On doit à Sully ce superbe aphorisme : « Pâturage et labourage sont les deux mamelles de la France ». Les horreurs perpétrées durant les guerres de religion incitèrent un certain nombre de penseurs à défendre un renforcement du pouvoir monarchique garant de la paix civile et à imposer un rapport d'obéissance totale des sujets à leur roi. Le principal d'entre eux fut Jean Bodin qui, dans ses Six livres de la République , publiés en 1572, peut être considéré comme le premier théoricien de l'absolutisme. Il définissait les pouvoirs du roi non plus par le catalogue de ses attributions et de ses possessions territoriales, mais par le concept abstrait de souveraineté. Il considérait que la souveraineté du roi était absolue, c'est-à-dire supérieure à celle des seigneurs, des provinces, des villes, du parlement, etc. Surtout, il faisait dériver l'adjectif absolu du verbe absoudre : le pouvoir du roi est absolu en ce sens que le roi est absout de la puissance des lois humaines. Seule s'impose à lui la loi divine. Dans cette logique, le règne de Henri IV constitua une nouvelle étape vers la monarchie absolue par la limitation du droit de remontrance des parlements. La composition du Conseil du roi , dont les grands du royaume furent exclus, fut limitée à douze conseillers nommés par le roi. Enfin, la Paulette (du nom de son instigateur, Charles Paulet) en 1604, institutionnalisa l’hérédité de la vénalité des offices. Depuis le règne de François Ier, les officiers au service du roi (les magistrats, les avocats, les notaires, les greffiers, les membres de administration fiscale, les officiers de l’armée) pouvaient en effet acheter leur office. Cette pratique (la "vénalité des offices") permettait de remplir les caisses de l’État et les officiers se remboursaient par l’exercice de leur charge. Elle présentait également l'intérêt de lier des dizaines de milliers de familles d'officiers au destin de la monarchie. Désormais, un office pouvait être transmis de père de fils, contre le paiement annuel de la Paulette, à savoir un soixantième de la valeur de l’office chaque année. Les fonctions de l’État étaient désormais assumées par des spécialistes compétents et assidus. Certains offices, les plus chers, tels que ceux de membre d’un parlement par exemple, permettaient même d’obtenir un titre de noblesse. Cela contribua au développement de la noblesse de robe, par opposition à la noblesse d’épée plus ancienne. Certains mauvaises langues nommaient ces offices anoblissants « la savonnette à vilains ». Vers 1515, il y avait environ 4 000 officiers, soit 1 pour 4 750 habitants, en 1665, il y en avait 46 047 (dix fois plus), soit 1 pour 380 habitants. Henri IV fut également un roi bâtisseur. Il fit achever le Pont neuf , il fit construire l’actuelle place des Vosges et la place Dauphine à Paris, contribuant à la transition de l'usage du bois vers la pierre comme matériau de construction des maisons parisiennes, afin de réduire le risque d'incendie en ville. Le 14 mai 1610, Henri IV fut à son tour assassiné de trois coups de couteau par un catholique fanatique, François Ravaillac , rue de la Ferronnerie à Paris. Ce dernier avait été élevé dans un milieu ligueur très hostile aux protestants. « Questionné » (torturé) durant plusieurs jours par le premier président du Parlement de Paris, il indiqua que son geste était motivé par la volonté de contraindre le roi à reprendre la guerre contre les protestants. Il fut écartelé pour parricide (il avait tué le Père) et sacrilège (il avait porté la main sur une personne sacrée) le 27 mai 1610, en place de Grève. Il apparaît donc que deux rois successifs, Henri III et Henri IV furent assassinés, au moment où les catholiques fanatiques instillaient le doute sur la légitimité de ces rois qu’ils accusaient de favoriser la religion protestante. Jamais aucun autre roi de France ne fut assassiné. Cela montre a contrario la force de la légitimation du pouvoir des rois de France par le sacre et la religion. Paradoxalement, le geste de Ravaillac contribua à établir pour la postérité la légende du « bon roi Henri IV ». Il constitua surtout une étape décisive dans la construction de l’absolutisme en France : lors des États généraux de 1614, les derniers avant ceux de 1789, les délégués des trois ordres, craignant qu’un nouvel attentat de ce type ne replonge le royaume dans les affres de la guerre civile, réaffirmèrent la nécessité de l’autorité absolue du roi. Ils réclamèrent un roi « souverain en son État, ne tenant sa couronne que de Dieu seul ». 3.3 L’édit de Nantes (1598) L’ édit de Nantes est un texte essentiel de l’histoire de France. Le programme nous incite à aborder le règne d’Henri IV par le prisme de l’édit de Nantes qui constitue effectivement l’apport majeur de ce règne. Il fut promulgué à Nantes le 30 avril 1598 par Henri IV qui venait de signer la paix dans cette ville avec le duc de Mercœur, chef des derniers ligueurs et gouverneur de la Bretagne dont le siège était à Nantes (puisque, comme chacun sait, Nantes est la capitale de la Bretagne historique). Cet édit marquait la fin des guerres de religion et permit le retour à une certaine stabilité politique. Nous en proposons quelques extraits : Document : Le texte de l’édit de Nantes (extraits), 30 avril 1598 (…) Pour ces causes, ayant avec l'avis des princes de notre sang, autres princes et officiers de la Couronne et autres grands et notables personnages de notre Conseil d'État étant près de nous, bien et diligemment pesé et considéré toute cette affaire, avons, par cet Édit perpétuel et irrévocable, dit, déclaré et ordonné, disons, déclarons et ordonnons : 1. Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucunes cours ou juridictions que ce soit. 2. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu'ils soient, d'en renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier, ni provoquer l'un l'autre par reproche de ce qui s'est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s'outrager ou s'offenser de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public. 3. Ordonnons que la religion catholique, apostolique et romaine sera remise et rétablie en tous les lieux et endroits de cestui notre royaume et pays de notre obéissance où l'exercice d'icelle a été intermis pour y être paisiblement et librement exercé sans aucun trouble ou empêchement. Défendant très expressément à toutes personnes, de quelque état, qualité ou condition qu'elles soient, sur les peines que dessus, de ne troubler, molester ni inquiéter les ecclésiastiques en la célébration du divin service, jouissance et perception des dîmes, fruits et revenus de leurs bénéfices, et tous autres droits et devoirs qui leur appartiennent; et que tous ceux qui, durant les troubles, se sont emparés des églises, maisons, biens et revenus appartenant auxdits ecclésiastiques et qui les détiennent et occupent, leur en délaissent l'entière possession et paisible jouissance, en tels droits, libertés et sûretés qu'ils avaient auparavant qu'ils en fussent dessaisis. Défendant aussi très expressément à ceux de ladite religion prétendue réformée de faire prêches ni aucun exercice de ladite religion ès églises, maisons et habitations desdits ecclésiastiques. 9. Nous permettons aussi à ceux de ladite religion faire et continuer l'exercice d'icelle en toutes les villes et lieux de notre obéissance où il était par eux établi et fait publiquement par plusieurs et diverses fois en l'année 1596 et en l'année 1597, jusqu'à la fin du mois d'août, nonobstant tous arrêts et jugements à ce contraires. 13. Défendons très expressément à tous ceux de ladite religion faire aucun exercice d'icelle tant pour le ministère, règlement, discipline ou instruction publique d'enfants et autres, en cestui notre royaume et pays de notre obéissance, en ce qui concerne la religion, fois qu'ès lieux permis et octroyés par le présent Édit. 14. Comme aussi de faire aucun exercice de ladite religion en notre Cour et suite, ni pareillement en nos terres et pays qui sont delà les monts, ni aussi en notre ville de Paris, ni à cinq lieues de ladite ville. Toutefois ceux de ladite religion demeurant esdites terres et pays de delà les monts, et en notre ville, et cinq lieues autour d'icelle, ne pourront être recherchés en leurs maisons, ni astreints à faire chose pour le regard de leur religion contre leur conscience, en se comportant au reste selon qu'il est contenu en notre présent Édit. 15. Ne pourra aussi l'exercice public de ladite religion être fait aux armées, sinon aux quartiers des chefs qui en feront profession, autres toutefois que celui où sera le logis de notre personne. (...) Source : http://www.museeprotestant.org Remarquons tout d'abord l’obligation d’oublier les événements des guerres de religion (articles 1 et 2). Une telle décision est assez rare dans les sociétés humaines et elle intervient lorsqu’une société sort de conflits internes tellement graves qu’ils ne permettent pas la réconciliation des différents partis. L’oubli devient alors le seul moyen de vivre ensemble et de reconstruire une société. Il s’agit ensuite d’un édit de « tolérance ». Ce mot ne doit pas être entendu au sens où nous l’utilisons aujourd’hui, mais dans son sens littéral, c’est-à-dire le fait de « supporter » quelqu'un en espérant que cela ne durera pas trop longtemps. Le texte de l’édit considérait que la religion naturelle du royaume était le catholicisme. La religion protestante était tolérée en attendant qu’elle disparaisse d’elle-même et que tous les sujets du royaume reviennent d’eux-mêmes à la religion catholique (article 3). C’est pourquoi le culte protestant fut autorisé uniquement là où il existait en 1596-1597 et pas ailleurs (article 9). En conséquence, le culte protestant était notamment interdit à Paris et dans les environs, à la cour du roi et dans les armées, sauf si le chef d’un corps d’armée était protestant. L’édit de Nantes figeait donc la situation afin de rétablir la paix civile. Il consiste essentiellement en un compromis très fragile. La carte ci-dessous indique les lieux autorisés au culte protestant. France catholique, France protestante à la fin du XVIe siècle. Source : El Kenz, David (2014) La Réforme. Textes et documents pour la classe n°1072, SCEREN, p. 20. Mais l’édit de Nantes s’intégrait également dans la construction de l’État monarchique qui constitue le fil rouge de notre étude. Les historien.nes considèrent que, par ce texte, Henri IV a refondé la monarchie. Elle était désormais perçue comme un État absolu, placé au dessus des factions et des deux religions professées dans le royaume, unique garant de l’intérêt commun, de la stabilité, de l'ordre public et de la concorde entre les partis rivaux. L’État monarchique se trouva alors doté d’une nouvelle sacralité qui conduisit à la religion royale de Louis XIV. En outre, l’édit de Nantes introduisait une distinction entre le sujet obéissant à la loi du roi et le croyant, libre de ses choix religieux. Des historien·nes voient dans ce texte une première ébauche, certes très relative, de la laïcité. 4. Louis XIV, le Roi-soleil à Versailles 4.1 La monarchie absolue de droit divin 4.1.1 L’avènement du roi Le surnom de Roi-soleil fut inventé au milieu du XIXe siècle. Ce terme nous est resté car il résume bien les caractéristiques du règne de Louis XIV. Louis XIV est né le 5 septembre 1638. Il est mort le 1er septembre 1715. Au regard de l’espérance de vie moyenne de l’époque, nous pouvons considérer qu'il vécut trois vies. Il vit mourir ses fils et ses petits-fils si bien que c'est son arrière-petit-fils qui lui succéda sous le nom de Louis XV. On peut également considérer que Louis XIV fut le souverain de trois règnes successifs : celui de l'enfant qui vécut la Fronde, celui du jeune souverain qui imposa son pouvoir en 1661 et qui fit donner des fêtes somptueuses à Versailles, celui du vieux souverain austère qui révoqua l'édit de Nantes en 1685. Louis XIV n’avait pas cinq ans à la mort de son père Louis XIII en 1643. La reine Anne d’Autriche secondée par le cardinal Mazarin exerça la régence jusqu’à la majorité du roi. Toute période de régence produit un affaiblissement du pouvoir royal et permet l’expression des mécontentements. Ce fut le cas avec la Fronde (1648-1653). On distingue par commodité la « Fronde parlementaire » (1648-1650) menée par des officiers du Parlement hostiles au renforcement absolutiste du pouvoir royal, au cours de laquelle le futur louis XIV dut fuir Paris et se réfugier au château de Saint-Germain, puis la « Fronde des princes » (1650-1653) dirigée par le prince de Condé et par laquelle les grands du royaume revendiquèrent davantage de place dans l’État. Mazarin parvint à réduire les oppositions et à restaurer l’autorité du jeune roi qui resta durablement traumatisé par cet épisode. Louis XIV fut alors sacré à Reims le 7 juin 1654. Notons au passage que la Fronde fut contemporaine de la première révolution anglaise, à l'occasion de laquelle le roi Charles Ier fut décapité, le 30 janvier 1649. Cet évènement traumatisa la famille royale française. Le 10 mars 1661, le lendemain de la mort de Mazarin, au château de Vincennes, Louis XIV annonça sa décision de gouverner seul, sans premier ministre. Il congédia les membres du conseil royal, sa mère et ancienne régente, la reine Anne d'Autriche, les princes et les ducs et les grands ministres. A partir de cette date, il exerça une forme de monarchie absolue à l’état pur, pourrait-on dire, aboutissement de l’évolution en germe depuis la fin du XVe siècle et surtout depuis le règne d’Henri IV (aidé du duc de Sully) et de Louis XIII (aidé du cardinal de Richelieu puis du cardinal Mazarin). Désormais, Louis XIV fut aidé par des ministres qui n'étaient pas issus de la grande noblesse, qui lui devaient tout et ne pouvaient pas contester ses décisions. De fait Louis XIV gouverna en fonction des structures sociales de l'époque, toujours fondées sur les relations d'homme à homme et que nous qualifierions aujourd'hui de claniques. Il s'appuya sur le clan des Colbert et sur le clan des Le Tellier pour imposer son autorité à la noblesse. Hyacinthe Rigaud : Portrait de Louis XIV en costume de sacre (1700-1701). Huile sur toile, 277 x 194 cm. Musée du Louvre. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Louis_XIV_of_France.jpg?uselang=fr Le célèbre tableau de Hyacinthe Rigaud est d’un grand intérêt pédagogique. Il sert à définir la monarchie absolue de droit divin avec les élèves. Il permet de repérer les regalia (le sceptre, la couronne, la main de justice, l’épée dite de Charlemagne) qui symbolisent l’autorité du roi et les pouvoirs qu’il exerce. Le manteau évoque plutôt la monarchie de droit divin. Il évoque le manteau du grand prêtre du temple de Jérusalem dans la Bible. La doublure blanche symbolise la pureté tandis que les fleurs de lys sur fond d’azur évoquent aussi bien Marie que les astres et les cieux. Le roi paraît comme appartenant aussi bien au monde terrestre au qu’au monde céleste. 4.1.2 La monarchie de droit divin Le roi se considérait comme le lieutenant de Dieu sur terre par la vertu du sacre ( monarchie de droit divin ) et, en conséquence, comme le détenteur de tous les pouvoirs, source de la législation, de la justice et comme le chef de l’administration ( monarchie absolue ). Il convient toutefois de ne pas confondre la monarchie absolue avec un rég ime totalitaire ou arbitraire. L’adjectif absolu vient du latin ab-solutus (détaché, délié des lois). Le roi ne connaissait pas de limite externe à son pouvoir car il ne dépendait ni de l’empereur ni du pape, et il exerçait une pleine souveraineté. Mais il pensait devoir rendre des comptes à Dieu, il devait gouverner dans la perspective du bien commun, il devait rendre une bonne justice et il était contraint par certaines règles. On ne doit donc pas considérer que le roi faisait ce qu’il voulait ni que la monarchie absolue était une dictature au sens moderne du terme. La conception religieuse du pouvoir conduisit Louis XIV à intervenir dans les affaires religieuses de son temps. Il interdit le jansénisme , une doctrine catholique austère, considérant que le salut de l’âme était lié à l’intention de Dieu et non pas au salut par les œuvres des catholiques qui sont attachés au libre arbitre, et prônant une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir royal. Mais la grande mesure religieuse du règne de Louis XIV fut la révocation de l’édit de Nantes par l’édit de Fontainebleau enregistré par les parlements le 17 et le 18 octobre 1685. En effet, le compromis mis en place par l’édit de Nantes était considéré comme provisoire et se révéla difficile à tenir. Des conflits avec les protestants avaient éclaté sous le règne de Louis XIII et avaient conduit à la paix d’Alès en 1629. Or, l’unité religieuse semblait nécessaire au roi et à ses conseillers pour garantir la stabilité du royaume et le respect de l’autorité du roi. On institua par exemple les dragonnades : des soldats du roi étaient logés chez des protestants. Leur comportement indigne produisait fréquemment la conversion de ces derniers au culte catholique. Par l’édit de Fontainebleau, le culte protestant fut donc totalement interdit. On pense que 200 000 protestants environ quittèrent le royaume alors que l’exil leur avait été interdit par l’édit de Fontainebleau. En effet, seuls les pasteurs refusant d’abjurer leur foi étaient incités à quitter le royaume. Dans les Cévennes, les Camisards se révoltèrent en 1702 pour pouvoir garder leur foi. Document : La révocation de l’édit de Nantes par l'édit de Fontainebleau (1685) Édit du roi, portant défenses de faire aucun exercice public de la R.P.R. dans son royaume 1. Faisons savoir que Nous pour ces causes et autres à ce nous mouvant et de notre certaine science, pleine puissance, et autorité royal, avons par ce présent édit perpétuel et irrévocable, supprimé et révoqué, supprimons et révoquons l’édit du roi notre aïeul, donné à Nantes au mois d’avril 1598, en toute son étendue (…). Et en conséquence, voulons et nous plaît que tous les temples de ceux de ladite R.P.R. situés dans notre royaume, pays terres et seigneurie de notre obéissance, soient incessamment démolis. 2. Défendons à nos dits sujets de la R.P.R. de ne plus s’assembler pour faire l’exercice de ladite religion en aucune lieu ou maison particulière, sous quelque prétexte que ce puisse être (…). 3. Défendons pareillement à tous seigneurs de quelque condition qu’ils soient de faire l’exercice dans leurs maisons et fiefs, de quelque qualité que soient lesdits fiefs, le à peine contre nos dits sujets qui feraient ledit exercice, de confiscation de corps et de biens. 4. Enjoignons à tous les ministres de ladite R.P.R. qui ne voudront pas se convertir et embrasser la religion catholique, apostolique et romaine, de sortir de notre royaume et terres de notre obéissance, quinze jours après la publication de notre présent édit, dans y pouvoir séjourner au-delà, ni pendant ledit temps de quinzaine de faire aucun prêche, exhortation ni autre fonction, à peine de galères. 7. Défendons les écoles particulières pour l’instruction des enfants de la dite R.P.R. et toutes les choses généralement quelconques, qui peuvent marquer une concession, quelle que ce puisse être, en faveur de la dite religion. 8. A l’égard des enfants qui naîtront de ceux de ladite R.P.R. voulons qu’ils soient dorénavant baptisés par les curés des paroisses. Enjoignons aux pères et mères de les envoyer aux églises à cet effet là à peine de cinq cents livres d’amende (…). 10. Faisons très expresses et itératives défenses à tous nos sujets de ladite R.P.R. de sortir, eux, leurs femmes et enfants de notre dit royaume, pays et terres de notre obéissance, ni d’y transporter leurs biens et effets, sous peine pour les hommes des galères et de confiscation de corps et de bien pour les femmes (…) Donné à Fontainebleau au mois d’octobre l’an de grâce 1685 et de notre règne le 43eme. Signé Louis, visa Le Tellier. Par le Roi, Colbert. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86224359/f1.item Les protestants restés en France furent ensuite obligés de se convertir au catholicisme, ainsi que le dénonce le dessin ci-dessous. Le dragon missionnaire , d’après une gravure de 1686 Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Fichier:Le_dragon_missionnaire.j La monarchie de droit divin fut illustrée durant tout le règne par le thème solaire et l’évocation du dieu Apollon. L’une des premières évocation de ce thème eut lieu lors du Ballet de la nuit , donné le 23 février 1653, alors que la Fronde n’était pas encore terminée. Grand amateur de danse et de musique, qu’il pratiquait assidûment, le jeune roi apparut lors du final du ballet revêtu d’un costume doré dans le rôle du soleil. Il était accompagné des génies de l’Honneur, de la Grâce, de l’Amour, de la Valeur, de la Victoire, de la Renommée, de la Justice et de la Gloire. Tous ces génies étaient bien entendu à son service et étaient joués par les fils des grands du royaume. Ce ballet annonçait le programme politique de la monarchie absolue de droit divin et Louis XIV mit fréquemment les arts au service de son pouvoir. Ballet royal de la nuit. Louis XIV en costume d’Apollon . BnF, Paris Source : https://art.rmngp.fr/en/library/selections/37/81 Pour un commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/roi-danse-louis-xiv-mise-scene-pouvoir-absolu Cette scène est reprise au début du film Le roi danse (2000) de Gérard Corbiau avec Benoît Magimel dans le rôle titre. A voir absolument sur : https://www.youtube.com/watch?v=PdeqbpfXaK8 Le thème solaire apparaît également autour de la devise du roi : « Nec pluribus impar » (A nul autre pareil). La devise « Nec pluribus impar » sur un fût de canon dans la cour des Invalides à Paris Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Prise_sur_un_des_canon_dans_la_cours_des_Invalides_%C3%A0_Paris-_2013-12-03_13-11.jpg 4.1.3 Une monarchie absolue Comme nous l'avons vu plus haut, il est erroné d'assimiler la monarchie absolue à un pouvoir totalitaire. L'adjectif absolu signifie que le roi est absous de la domination du pape et de l'empereur. La centralisation administrative devint la règle de l’exercice de la monarchie absolue . En 1661, après la mort de Mazarin, Louis XIV décida de gouverner sans premier ministre, même si le rôle de Colbert et de Le Tellier fut essentiel durant plus de vingt ans. Dès lors, le roi dirigeait lui-même trois des quatre conseils du gouvernement : Conseil d’en haut (conseil restreint et principal lieu de décision politique), Conseil des finances, Conseil des parties (la justice dirigée par le chancelier Séguier) et Conseil des dépêches (assurant la transmission en direction des intendants créés par Richelieu et qui dirigeaient les généralités, l'équivalent des provinces ou des régions). Dans la continuité de l’exercice du pouvoir monarchique hérité du Moyen Age, il continuait à diriger la justice. Plus précisément il exerçait la j ustice « retenue" (lettres de cachet, droit de grâce) et les Parlements exerçaient la justice « déléguée » à eux par le roi. Document : Le métier de roi selon Louis XIV Quant aux personnes qui devaient seconder mon travail, je résolus sur toutes choses de ne point prendre de Premier ministre, rien n’étant plus indigne que de voir d’un côté toutes les fonctions et de l’autre le seul titre de roi. Pour cela, il était nécessaire de partager ma confiance et l’exécution de mes ordres sans la donner tout entière à une seule, appliquant diverses personnes à diverses choses, selon leurs divers talents (…). J’aurais pu sans doute jeter les yeux sur des gens de plus haute considération, mais pour découvrir toute ma pensée, il n’était pas de mon intérêt de prendre des hommes d’une qualité plus éminente. Il fallait faire connaître au public que mon intention n’était pas de partager mon autorité avec eux. Quand, dans les occasions importantes, les ministres nous ont rapporté tous les partis et toutes les raisons contraires, c’est à nous, mon fils, à choisir ce qu’il faut faire car la décision a besoin d’un esprit de maître (…). C’est à la tête seulement qu’il appartient de délibérer et de résoudre, et toutes les fonctions des autres membres ne consistent que dans l’exécution des commandements qui leur sont donnés. Voilà pourquoi on me vit toujours vouloir être informé de tout ce qui se faisait, traiter immédiatement avec les ministres étrangers, recevoir les dépêches, faire moi-même une partie des réponses et donner à mes secrétaires la substance des autres, me faire rendre compte à moi-même par ceux qui étaient dans les emplois les plus importants, conserver en moi seul mon autorité. D’après Louis XIV, Mémoires pour servir à l’instruction du Dauphin , 1661. Source : Cornette, Joël (2003). Louis XIV et Versailles. Textes et documents pour la classe n° 850, Scéren, p. 43. Le roi s’entoura de conseillers d’autant plus fidèles qu’il les choisissait dans la petite noblesse de robe et que ces derniers lui devaient leur carrière : le contrôleur général des finances ( Colbert, 1619-1683) et les quatre secrétaires d’État (l'équivalent des ministres) à la guerre (Le Tellier puis son fils Louvois), à la marine, aux affaires étrangères et à la maison du roi. Pour faire fonctionner l’État, le nombre des officiers serait passé de 45 000 dans les années 1660 à 60 000 à la fin du règne de Louis XIV, en 1715. Toujours traumatisé par la période de la Fronde, le roi réduisit encore plus le pouvoir des parlements dénommées « cours supérieures » et non plus « cours souveraines » à partir de 1665. Les 32 intendants dirigeaient les généralités au nom du roi et ils faisaient également remonter les informations nécessaires à l'administration du royaume. La centralisation administrative s’appuya également sur la rédaction de codes et d’ordonnances qui servirent à homogénéiser les pratiques dans divers domaines : code Louis (1667) sur la justice civile, ordonnance des Eaux et Forets (1669), ordonnance criminelle (1670), code marchand (1673), ordonnance maritime (1681), code noir (1685) sur la religion et les esclaves dans les colonies. Toutes ces réformes mirent en place une véritable monarchie administrative. Anonyme : Louis XIV tenant les sceaux en présence des conseillers d’État et des maîtres des requêtes . Huile sur toile, 110 x 128 cm. Musée national du château de Versailles. Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Fichier:Louis_XIV_au_conseil_des_parties.jpg Pour un commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/autorite-louis-xiv Le tableau ci-dessus est considéré comme une bonne représentation des pratiques de pouvoir de Louis XIV. Après la mort du chancelier (ministre de la justice) Séguier, le roi exerça quelques temps la charge de chancelier. Il préside donc ici le Conseil des parties (de la justice). Le roi, assis sur un fauteuil, est mis en valeur par son costume coloré et par le jeu de la lumière. Le geste de sa main suggère la prise de décision. Les secrétaires d’État sont assis sur des tabourets. Ils sont assistés par les maîtres des requêtes qui se tiennent debout derrière eux. A l’autre bout de la table, des greffiers préparent les documents. A l’arrière-plan, se trouvent les secrétaires du roi, coiffés d’une perruque, qui ont acheté leur office très cher. Ils présentent des rapports sur l’administration de l’armée, de la justice et des provinces et s’initient ainsi à la direction des affaires de l’État. Enfin, dans le fond à droite se tiennent trois gentilshommes dont le petit nombre sert à montrer en réalité leur éviction du service du roi. Ce dernier leur préférait des hommes issus de la petite noblesse de robe compétents et dévoués. A l’arrière plan deux statues représentent la justice (à gauche) et la tempérance (à droite). Le tableau montre que le roi ne prenait pas ses décisions seul. Il s’appuyait sur les rapports des secrétaires du roi et sur l’avis des secrétaires d’État et des maîtres des requêtes pour prendre des décisions qui devaient théoriquement aller dans le sens de l’intérêt général du royaume. Encart : Pourquoi Louis XIV portait-il une perruque ? Alors qu’il avait 19 ans, le roi fut atteint de typhus exanthématique. A l’article de la mort, il reçut un vomitif à base d’antimoine (un produit proche de l’arsenic) et de vin. Le traitement lui sauva miraculeusement la vie mais lui coûta définitivement sa chevelure. Le roi fut contraint de porter des perruques à fenêtres (laissant passer les mèches de cheveux qui lui restaient) puis des perruques à balcon faites à partir de cheveux féminins qu’il fallait régulièrement faire bouillir et poudrer pour en chasser les poux et les odeurs. Elles devinrent de plus en plus grandes, jusqu’à peser près de 2 kg. Les courtisans et les officiers détenteurs d’une quelconque autorité imitèrent le roi et les perruques devinrent un signe de distinction. (D’après Le Monde , mardi 19 juillet 2022). La monarchie absolue s’exerça également à travers le contrôle des arts et des lettres. S’affirmant en cela l’héritier de François Ier, Louis XIV soutint l’art et la littérature avec Jean de La Fontaine, Molière, Jean Racine, Boileau, Lully, Charles Le Brun, André Le Nôtre, etc. Dans les années 1660-1670, les pièces de théâtre, les bals, les carrousels, les feux d’artifices servaient la glorification du roi. Certaines fêtes restées célèbres, comme le Ballet d’Hercule amoureux (1662) ou les Plaisirs de l’île enchantée (1664) donnés à Versailles, coûtèrent une fortune et associaient tous les corps de métiers : musiciens, comédiens, danseurs, sculpteurs, décorateurs, jardiniers, cuisiniers, artificiers, etc. Les académies devinrent l’instrument principal de l’absolutisme culturel. Le cardinal Richelieu avait créé l’ Académie française en 1635. Elle rassemblait des serviteurs de l’État et des écrivains dont le rôle était de donner des règles à la langue française tant sur le plan grammatical que lexical. L’absolutisme s’exerçait donc également par la codification de la langue. Comme c’est toujours le cas aujourd’hui, l'Académie devait produire un dictionnaire de la langue française et contribua à la normalisation de cette dernière. En 1648 fut créée l’ Académie royale de peinture et de sculpture à laquelle tous les peintres du roi devaient adhérer s’ils voulaient bénéficier de commandes officielles. Conçue comme un lieu de formation, elle contribua à définir les contours d’un art officiel tout entier dévolu au service et à la glorification du roi. L’ Académie d’architecture , créée en 1671, joua un rôle équivalent. L’ Académie de danse fut créée par Louis XIV lui-même en 1662 pour former les danseurs des ballets de la cour et l’ Académie royale de musique , dirigée par Lully, fut créée en 1672. Cependant, il ne faut pas voir dans la monarchie absolue un régime centralisé implacable et parfaitement rationnel qui se serait exercé sur des populations totalement dominées. Cette image forgée par les historiens du XIXe siècle est aujourd’hui fortement remise en cause. Le roi devait respecter tout d’abord les "lois fondamentales" du royaume : la transmission de la couronne par primogéniture mâle, la non aliénabilité du domaine royal, le principe de catholicité. Le roi obtenait l’obéissance des nobles en leur accordant des pensions, des titres et des offices. Mais la désobéissance de ces derniers était fréquente. Le bon fonctionnement de l’administration dépendait de la bonne (ou de la mauvaise) volonté des officiers qui étaient propriétaires héréditaires de leur charge par le paiement de la Paulette et s'estimaient donc relativement indépendants. En outre le roi devait respecter les privilèges fiscaux de certaines villes et provinces. Ainsi, dans les « pays d’États », les régions rattachées tardivement au royaume (Languedoc, Provence, Bretagne), le prélèvement de l’impôt était soumis à l’accord du parlement de la province. Les populations rechignaient fréquemment à payer des impôts très lourds et les révoltes contre la fiscalité royale furent nombreuses. La fiscalité absorbait près de la moitié des revenus des paysans. L'une des dernières et des plus importantes révoltes antifiscales fut la "révolte du papier timbré" appelée aussi "révolte des bonnets rouges" en Bretagne, en 1675. Afin de financer la guerre de Hollande, Colbert avait décidé de rendre obligatoire l'usage du papier timbré (c'est-à-dire un timbre attestant le paiement d'une taxe) dans toutes les transactions officielles telles que les testaments et les ventes de biens. Il y ajouta une taxe sur le tabac dont la Bretagne était dispensée jusque-là. Ces mesures signalent la capacité nouvelle du pouvoir monarchique à imposer sa volonté jusque dans les régions les plus reculées du royaume. La révolte partit de Bordeaux (dont la population obtint vite satisfaction), de Nantes et de Rennes et se répandit dans toutes les campagnes bas-bretonnes au cours de l'été. La révolte antifiscale se mua localement en révolte antiseigneuriale. Il fallut faire venir une armée de 20 000 hommes dirigée par le duc de Chaulnes, le gouverneur de Bretagne, pour ramener les révoltés à la raison. La tradition raconte que des centaines de paysans furent pendus, mais aucune source n'atteste une répression aussi massive. Il semblerait que quelques dizaines de révoltés furent pendus ou condamnés aux galères. Les clochers de sept églises ou chapelles des environs de Quimper furent rasés sur l'ordre du duc de Chaulnes. Toujours est-il que la révolte des bonnets rouges fut la dernière des révoltes antifiscales qui avaient débuté dans les années 1630. La puissance de l'Etat était telle qu'il devint désormais impossible aux paysans de se révolter. Pourtant, à partir de la guerre de Hollande, en 1672, les ressources manquèrent en permanence et l’État devait constamment s’endetter auprès des financiers du royaume qui en tiraient un grand profil. Les dépenses militaires étaient soldées en réalité par l'emprunt car les levées d'impôts servaient surtout à cautionner de nouveaux emprunts. A la mort de Louis XIV, en 1715, l’État était endetté pour la somme de 1,5 milliards de livres. Il n'empêche que le royaume de France était alors le pays le plus peuplé et le plus riche du continent. Les historien·nes considèrent désormais que l’État monarchique fonctionnait tant bien que mal par des négociations permanentes avec les élites détentrices de la dette de l’État et qui finançaient ainsi l'Etat, avec le clergé, avec les oligarchies urbaines et les officiers. Loin d’imposer brutalement sa volonté (ce qui fut néanmoins le cas avec les protestants et lors des guerres de conquêtes) le roi et ses conseillers cherchèrent constamment le consensus pour permettre le fonctionnement de l’État. 4.1.4 Le roi de guerre La guerre joua également un rôle important dans la centralisation et le renforcement du pouvoir royal. Sur 43 ans de règne personnel, Louis XIV fut en guerre durant près de 30 ans. Encart : Les guerres du règne de Louis XIV Guerre de Dévolution (1667-1668) ; nombre de soldats du roi : 150 000 Guerre de Hollande (1672-1678) Guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697) ; nombre de soldats du roi : 450000 Guerre de succession d’Espagne (1701-1714) ; nombre de soldats du roi : 350000 Cet état de guerre quasi permanent contribua au renforcement du pouvoir royal. En effet, les historien·nes ont montré que la guerre et le violence d'Etat furent les moteurs de la construction de l'Etat et de l'affirmation des souverains. La guerre justifia l'accroissement considérable du prélèvement des impôts et du développement de l'administration chargée de leur recouvrement. En outre, il fallut mettre en place une lourde administration militaire au service du roi chargée de recruter, d'équiper, de ravitailler, de déplacer des troupes de plus en plus nombreuses. Enfin, l'usage massif de canons et de fusils donna la primauté à l'infanterie constituée de militaires professionnels, au détriment de la cavalerie, apanage traditionnel de la noblesse. La carte des annexions réalisées sous le règne de Louis XIV laisse percevoir une évolution vers la forme moderne des frontières de la France. Il n’était désormais plus question de contrôler le domaine royal. Il s’agissait d’annexer des territoires pour agrandir le royaume, le rendre plus riche et plus puissant pour peser davantage sur la scène européenne. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:France_1643_to_1715-fr.svg Ces frontières furent partiellement stabilisées par les fortifications réalisées par l’ingénieur du roi Vauban (1633-1707), et nommées la « ceinture de fer ». Brest participait de cet ensemble défensif. Richelieu avait déjà installé un arsenal sur la Penfeld, mais le véritable essor de la ville et de son arsenal fut impulsé par Louis XIV. En 1681, il réunit à la ville de Brest le quartier de Recouvrance situé sur la rive droite de la Penfeld et qui appartenait jusque-là à la commune de Saint-Pierre. Il transféra également à Brest le siège du tribunal, les foires et les marchés qui se tenaient jusque-là à Saint-Renan. Dès lors, la Penfeld abrita l'un des principaux arsenaux du royaume, situé à proximité de l'Angleterre, le principal rival maritime de la France. Par la suite, pour protéger la rade et l’arsenal de Brest, Vauban fit abaisser les murailles du château médiéval de Brest et les tailla en biseau pour les adapter aux tirs de l’artillerie, il entoura Brest de murailles qui furent détruites après la Seconde Guerre mondiale et il fit construire un série de forts (Portzic, Le Minou, Le Mengan, Bertheaume) et la tour de Camaret pour interdire l’accès à la rade de Brest à des ennemis potentiels. L e plan-relief de Brest avec le château modifié par Vauban et les fortifications de Vauban. Un fragment de cette muraille subsiste à côté du monument aux morts situé place de la Liberté. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Brest_-_plan-relief_1811.jpg?uselang=fr La tour Vauban à Camare t, construite en 1693-1695. Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2008. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:20100712_Tour_Vauban_-_4.jpg Source : https://www.lhistoire.fr/carte/le-pré-carré-frontières-et-places-fortes-sous-louis-xiv A l’occasion de ces guerres, les troupes françaises commirent de nombreuses atrocités : le sac du Palatinat (la destruction systématique de villes telles que Mannheim, Heidelberg, Spire, Stuttgart, Tübingen, etc. accompagnée de pillages, de viols et d’exécutions de masse) fut ordonné par le roi en 1688-1689. La Franche-Comté fut également dévastée avant son annexion par la France. Dans ces deux régions, la mémoire des guerres de Louis XIV reste encore très douloureuse. Comme nous l’avons vu pour les règnes précédents, le financement de la guerre toujours plus coûteuse justifiait la création et le prélèvement d’impôts toujours plus nombreux (la capitation en 1695, le dixième en 1710) ainsi que l’accroissement de l’administration chargée de gérer les recette et les dépenses. Pour la population, la fin du règne de Louis XIV fut des plus terribles : les prélèvements d’impôts toujours plus lourds alliés à au passage des armées et à des crises de subsistances (notamment en 1693 et lors du « Grand Hiver » de 1709-1710) provoquèrent une augmentation considérable de la misère et de la mortalité dans les campagnes. 4.2 Versailles, miroir de la monarchie absolue de droit divin 4.2.1 La structure du château de Versailles La troisième partie du règne de Louis XIV débuta avec l'installation de la cour dans le château de Versailles, qui précéda de peu la mort de Colbert en 1683 et la révocation de l'édit de Nantes en 1685. Louis XIV fit du château de Versailles sa résidence principale en 1682. Il avait fait édifier un premier château dans les années 1660 à partir du pavillon de chasse de Louis XIII pour servir de cadre aux fêtes somptueuses telles que Les plaisirs de l’île enchantée qui furent données du 7 au 12 mai 1664 devant 600 personnes, durant lesquels fut joué le Tartuffe de Molière (pour une description précise voir : https://www.chateauversailles.fr/decouvrir/histoire/grandes-dates/fetes-plaisirs-ile-enchantee ). Mais ces fêtes montrèrent que ces bâtiments étaient trop exigus pour accueillir la cour. Il fut alors décidé d’agrandir ce château selon les plans de Louis Le Vau (1612-1670) puis de Jules Hardouin-Mansart . De nombreuses raisons expliquent ce choix : la proximité de la forêt pour les chasses du roi, la méfiance du roi à l’égard du peuple de Paris et à l’égard des grandes familles nobiliaires depuis la Fronde, la nécessité de regrouper en un même lieu la famille royale, le gouvernement et l’administration du royaume, ainsi que la cour et les grands seigneurs, au total près de 6 000 personnes. Les travaux durèrent jusqu'en 1789. Vue aérienne du château de Versailles Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Vue_a%C3%A9rienne_du_domaine_de_Versailles_par_ToucanWings_-_Creative_Commons_By_Sa_3.0_-_083.jpg La façade du château de Versailles (coll. part.) Mais le château de Versailles servait surtout à représenter et à magnifier le pouvoir du roi. Le plan ci-dessous montre que le château est une représentation parfaite de la monarchie absolue de droit divin. Les jardins réalisés par Le Nôtre , alternant bosquets, jardins à la française, bassins et fontaines, relèvent de la mythologie et de la figure d’Apollon. Ils se situent du côté du divin et symbolisent la monarchie de droit divin. Du côté de la ville, les ailes des ministres accueillent les organes du gouvernement et les trois avenues rectilignes qui en partent symbolisent le rayonnement de l’autorité du roi sur le royaume. En 1701, la chambre du roi fut située exactement au milieu du château, à côté de la salle du Conseil, au croisement de l’axe matérialisé par le château et de l’axe qui structure les jardins et les avenues situées devant le château. La chambre du roi se situait donc exactement au cœur du royaume et elle abritait le culte quotidien de la personne royale à travers les cérémonies du lever et du coucher du roi. L e « système-Versailles » Source : Cornette, Joël (2007). La monarchie absolue. De la Renaissance aux Lumières. Documentation photographique , n°8057, p. 59. Le thème solaire se retrouve partout, sur les décorations intérieures du château comme sur les grilles extérieures. Détails d'une grille du château de Versailles (coll. part.) Détail d'une des grilles dorées du château de Versailles Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:D%C3%A9tail_grille_Versailles.jpg?uselang=fr Moulures d'une porte dans les appartements du château de Versailles (coll. part.) La grande chapelle, dédiée à Saint-Louis, fut achevée en 1710. Elle ne se trouve pas au centre du château organisé autour de la chambre du roi. L'austérité de son style s'explique par le changement du goût à la fin du règne de Louis XIV marqué par les difficultés financières, les guerres et les famines, mais aussi par une conception plus rigoriste de la religion, sous l'influence de sa dernière favorite, Mme de Maintenon. Le roi assistait tous les matins aux offices depuis la tribune située au même niveau que le Grand Appartement, tandis que les courtisans étaient massés dans la nef. Le roi se tenait ainsi entre les fidèles et la voute où le Christ était représenté, entre la terre et le ciel. La chapelle du château de Versailles, vue depuis la tribune (coll. part.) 4.2.2 La Galerie des glaces : un programme politique L’espace le plus somptueux du château de Versailles et le plus représentatif est sans doute la Galerie des glaces , de 76 m de long, 10 m de large et 13 m de haut, le long de la façade du château, côté jardins. Elle fut conçue par Le Brun entre 1678 et 1684, après la guerre de Hollande et le traité de Nimègue de 1678. La galerie est pavée de marbre et ornée de miroirs réalisés par la manufacture de Saint-Gobain sur lesquels se reflète la lumière venant des 17 fenêtres qui ouvrent la galerie sur les jardins. Le 25 août, jour de la Saint-Louis, le soleil se couche exactement face à la Galerie des glaces, selon un axe qui passe par le bassin d’Apollon et de le bassin de Latone, sa mère. La Galerie des glaces Source : https://www.chateauversailles.fr/photos (pour une description précise : https://www.chateauversailles.fr/decouvrir/domaine/chateau/galerie-glaces#la-galerie-des-glaces ) Le plafond de la galerie des glaces (coll. part.) Le plafond de la Galerie des glaces est recouvert de 27 tableaux réalisés par le Le Brun qui illustrent l’histoire des campagnes militaires de Louis XIV lors des guerre de Dévolution (1667-1668) et de Hollande (1672-1678). Ces peintures représentent le programme politique de la monarchie absolue de droit divin et servent à exalter la personne du roi. « Le roi gouverne par lui-même » Source et analyse détaillée : https://galeriedesglaces-versailles.fr/html/11/collection/c17.html La fresque de Le Brun intitulée "Le roi gouverne par lui-même" est située au milieu du plafond de la Galerie des Glace. Louis XIV est assis au centre, en habits d’empereur romain, accompagné des trois Grâces. Au-dessus de lui, Saturne, le maître du temps brandissant une faux et un sablier, s’apprête à révéler les actions héroïques du roi. Minerve, la déesse de la sagesse, à sa gauche, pointe du doigt la Gloire assise sur un nuage et tend vers le roi la couronne d’immortalité. Mars, le dieu de la guerre, désigne également la Gloire. Le roi accède donc à la Gloire par sa sagesse et son courage. Au pied du trône, des Amours écrivent, jouent de la musique, jouent aux cartes tandis que la France, en bas à gauche, tient un rameau d’olivier symbolisant la paix et est appuyée sur un faisceau symbolisant la justice. Paix et justice étant bien évidemment apportées par le roi. Prise de la ville et de la citadelle de Gand en six jours, 1678 (coll. part.) Sur cette autre fresque, le roi porté par l’aigle de Jupiter lance la foudre qui effraie les défenseurs de Gand. Les rayons du soleil apparaissent derrière lui et illustrent à nouveau le thème solaire qui accompagne Louis XIV. Minerve, la déesse de la sagesse casquée, tient l’étendard de Gand et s’efforce d’arracher les clés de la ville pour les remettre au roi. Cette galerie était un lieu de passage et de rencontre pour les courtisans. Elle servit également à éblouir certains ambassadeurs reçus par le roi. La gravure ci-dessous décrit la réception des ambassadeurs du royaume de Siam qui avaient débarqué à Brest en 1686. Nicolas de Larmessin : La réception des ambassadeurs du royaume de Siam, le 1er septembre 1686. Source : ttps://commons.wikimedia.org/wiki/File:SiameseEmbassyToLouisXIV1686NicolasLarmessin.jpg (pour une analyse précise : https://www.chateauversailles.fr/decouvrir/histoire/grandes-dates/reception-ambassade-siam ) 4.2.3 La vie à la cour La vie à la cour était strictement réglée par « l’étiquette » organisant toutes les cérémonies, dont le lever et le coucher du roi, réglementant le droit de s’asseoir sur un fauteuil, une chaise ou un tabouret (seules les duchesses avaient le droit de s’asseoir lors du souper du roi), le type de vêtements à porter selon les heures de la journée, les divers signes de respect, etc. Le sociologue Norbert Elias a montré que cette « société de cour », en tant que « processus de civilisation » servait à dresser les corps et à imposer des règles de bienséance à des fins de contrôle social. Louis XIV en compagnie des dames de la cour. Gravure d’un almanach royal de 1687. Source : Cornette, Joël (1995). Versailles et Louis XIV. Le miroir de l’absolutisme. Textes et documents pour la classe , CNDP, p. 32. Mais aujourd’hui les historien·nes tendent à nuancer cette approche, sans la nier. Il n’est pas certain que la noblesse fut totalement domestiquée par le roi à Versailles. D'une part, 10 000 nobles environ se trouvaient à Versailles vers 1690 sur un total de 200 000 dans tout le royaume. D'autre part, le roi n’était pas le seul dispensateurs des faveurs et des postes rémunérateurs. Le clientélisme organisé par les grandes familles nobiliaires organisait des réseaux d’influence selon un principe de réciprocité. Les principaux conseillers du roi (Colbert, Le Tellier, par exemple) bénéficièrent du soutien de leur famille élargie et de grands personnages qu’ils ont récompensés en retour une fois arrivés au sommet de l’État. Dans les correspondances des puissants revenait fréquemment l'expression "Cet homme est à moi", caractéristique des relations de patronage dans toute société aristocratique. Enfin, l'Etat manquait constamment d'argent car le prélèvement des impôts se faisait difficilement. L'Etat empruntait donc aux nobles et aux bourgeois fortunés, charge à eux de récupérer leur mise (augmentée d'un fort intérêt) en prélevant eux-mêmes les impôts du roi, par le système de la ferme (affermage du prélèvement des impôts). La noblesse fut donc domestiquée, mais elle trouva un grand intérêt à l'affermissement de la monarchie absolue et à sa propre domestication. De même, les historien·nes insistent davantage sur l’importance du spectacle par lequel le pouvoir se représentait afin de susciter l’adhésion à une forme de religion royale. Les pièces de théâtre (Molière, Racine), les ballets (le roi dansa jusqu’en 1670) et la musique (Lully, Marc-Antoine Charpentier, François Couperin), les opéras, les spectacles les plus divers rythmaient la vie de la cour. Mais la vie de la cour était en soi un spectacle dont le metteur en scène et le principal acteur était le roi lui-même. La représentation permanente du pouvoir servait à affirmer l’autorité et la gloire du roi d’une manière éclatante. Concert de musique dans le jardin de Trianon. Gravure, Paris, BnF. Source : Cornette, Joël (2003). Louis XIV et Versailles. Textes et documents pour la classe n° 850, Scéren, p. 9. Conclusion Quelques thèmes transversaux peuvent être mis en évidence dans ce long chapitre. Nous avons tout d’abord assisté à un contrôle accru du territoire, depuis l’extension du domaine royal de mieux en mieux administré (prévôts, baillis, sénéchaux) pour le service du roi, jusqu’à l’accroissement du territoire du royaume par la guerre, notamment sous le règne de Louis XIV. Parallèlement au contrôle du territoire, l’administration se développa et se complexifia. La cour du roi constituée des grands du royaume se spécialisa en plusieurs conseils où officiaient des personnels de plus en plus compétents, dévoués au service de l’État. De la cour du roi se détachèrent les parlements, ces cours souveraines de justice exerçant la justice au nom du roi. L’État de justice originel fut complété d’un État de finances employant un personnel de plus en plus nombreux, les officiers, devenu nécessaire pour gérer la levée des impôts au service des dépenses croissantes du roi pour la guerre et pour les arts. L’accroissement considérable de l’État monarchique s’accompagna d’une transformation de sa justification. Au Moyen Age, le roi se présenta comme « empereur en son royaume » (libéré de tout pouvoir supérieur au sien, celui de l’empereur et du pape) et l’évolution de l’exercice du pouvoir conduisit à la théorisation de la monarchie absolue de droit divin. La religion catholique joua un rôle essentiel dans la légitimation du pouvoir monarchique depuis le sacre, les croisades et la canonisation de Louis IX, jusqu’à l’exercice de la monarchie de droit divin par Louis XIV, en passant par le refus de la religion protestante dans le royaume. Cette légitimation passait également par les arts mis au service de la splendeur du roi mécène, protecteur des artistes et constructeur de palais, depuis François Ier jusqu’à Louis XIV. Le pouvoir se représentait autant qu’il s’exerçait.
- L'âge industriel en France
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Références : COLLECTIF (2021). L’âge industriel. 200 ans de progrès et de catastrophes. L’Histoire, Les Collections n° 91, avril-juin 2021. JARRIGE, F. (dir.) (2015). L’âge industriel. Textes et documents pour la classe n° 1096, 15 mai 2015. MICHEL, J. (1999). La mine. Une histoire européenne. La documentation photographique n° 8010, La documentation française. NOIRIEL, G. (2019). Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours . Marseille, Agone. SOUGY, N. & VERLEY, P. (2008). La première industrialisation (1750-1880). Documentation photographique n°806, La Documentation française . Mots clé : Révolution industrielle, Industrialisation, Age industriel, Proto-industrialisation, Indiennes, Innovations techniques, Charbon, Houille, Coke, Fonte, Machine à vapeur, James Watt Première industrialisation en France, Atelier, usine, Canuts, Énergie hydraulique, Charbon de bois, Banques, Répartition géographique de l’industrie. Révolution ferroviaire, Grandes compagnies ferroviaires, Réseau ferroviaire principal, réseau ferroviaire seconde, Plan Freyssinet, Sociétés anonymes par actions. Grande dépression, Deuxième industrialisation, Électricité, Pétrole, Transition énergétique, Effet rebond, Taylorisme, Plan Marshall, Trente Glorieuses, Compromis fordiste, Choc pétrolier, Conteneurs, Mondialisation, Révolution numérique. Mine, Pays noir, Corons, Syndicalisme, Paternalisme, Grisou, Catastrophe de Courrière, Silicose Grands magasins, Boucicaut, Au bon marché Ville, Exode rural, Choléra, Hygiénisme, Haussmann, Urbanisation, Urbanisme, Grands, Loi de boulevards, Égouts, Parcs, Poubelle, Le Creusot, Schneider Question ouvrière, Classe ouvrière, Secours mutuel, Droit de grève, Loi de 1841, Loi de 1874, Loi de 1892, Loi sur les retraites, Syndicats, Temps de travail, 1er mai, Front Populaire, Sécurité sociale. Que dit le programme ? Extrait du programme de CM2 (cycle 3), 2020 Thème 2 : L'âge industriel - Les énergies majeures de l’âge industriel (charbon puis pétrole) et les machines. - Le travail à la mine, à l’usine, à l’atelier, au grand magasin. - La ville industrielle. - Le monde rural. Parmi les sujets d’étude proposés, le professeur en choisit deux. Les entrées concrètes doivent être privilégiées pour saisir les nouveaux modes et lieux de production. On montre que l’industrialisation est un processus qui s’inscrit dans la durée, qui touche tous les secteurs de la production et qui entraîne des évolutions des mondes urbain et rural et de profonds changements sociaux et environnementaux. Il est très utile de consulter la fiche EDUSCOL sur « l’âge industriel en France » car elle présente clairement les savoirs à maîtriser pour traiter cette question avec les élèves. Introduction L’ âge industriel désigne la période, commencée à la fin de XVIIIe siècle, où la place de l’industrie devient si importante qu’elle transforme l’économie, les modes de vie, les rapports sociaux et les manières de penser. Ainsi que l’environnement et la planète. A partir des années 1830, on a beaucoup utilisé le vocable de révolution industrielle pour caractériser les mutations des économies et des sociétés d’Europe de l’ouest et de l’Amérique du nord à partir de la fin du XVIIIe siècle. De même que la France avait fait sa révolution dans le domaine politique, la Grande-Bretagne avait fait sa révolution dans le domaine industriel. Ce vocable suggérait une mutation brutale de l’économie et la société produite par l’apparition de l’industrie, résultant elle-même d’un bouleversement technologique qui serait apparu en Grande-Bretagne et qui aurait été copié à l’identique dans le reste de l’Europe. Le sens du mot « industrie », qui désignait auparavant l’ensemble des activités productives (manufactures, commerce et agriculture) fut alors restreint aux seules activités ayant pour fonction de transformer des matières premières en produits manufacturés. Aujourd’hui, les historien·nes n’utilisent plus ce terme car on sait que le changement fut souvent progressif, graduel et très variable selon les régions. C’est pourquoi l’on évoque désormais plutôt l’industrialisation , terme suggérant un processus de longue durée sur près d’un siècle et ne se limitant pas à l’apparition de l’industrie. Dans le même ordre d’idées, l’expression « l’âge industriel » l’emporte car elle suggère un phénomène plus large que celui de la seule industrie . 1. Les caractéristiques de la première industrialisation 1.1 Le modèle proto-industriel La révolution industrielle britannique fut longtemps considérée comme le modèle de toutes les transformations économiques et sociales qui affectèrent ensuite l’Europe et l’Amérique du Nord jusqu’en 1880 et que l’on nomme la première industrialisation . Celle-ci est associée à l’exploitation massive du charbon pour produire du fer puis de l’acier, pour alimenter des machines dans les usines et dans les transports. On sait aujourd’hui que chaque région connut une trajectoire spécifique. Même si cet aspect n’est pas à traiter dans le programme de CM2, il est bon, tout de même, de rappeler les grandes étapes de l’essor industriel britannique pour comprendre ensuite la spécificité de l’âge industriel en France. Les historien·nes supposent que l’augmentation de la consommation en Grande-Bretagne à partir du XVIIIe siècle fut l’une des causes de l’industrialisation. Comme les catégories les plus aisées de la population absorbaient les produits de luxe de l’artisanat traditionnel, ce sont les classes moyennes, plus nombreuses, qui offraient un marché pour les nouveaux produits de l’industrie moins coûteux et de moins bonne qualité que les précédents. En se développant tout au long du XIXe siècle, ces classes moyennes, composées d’artisans prospères, de petits patrons, de membres des professions libérales, constituèrent la principale clientèle des productions industrielles. C’est seulement à la fin du XIXe siècle que les classes populaires constituèrent elles aussi un marché pour les produits industriels. La consommation globale venait également d’un fort accroissement démographique urbain. Un autre facteur de l’essor industriel se trouvait dans les marchés des Amériques et des Antilles, producteurs du sucre consommé en Europe et grands consommateur des toiles de coton imprimées, les indiennes , fabriquées dans de nombreuses régions d’Europe. En devenant des produits de consommation courante, les tissus de coton furent les premiers produits de consommation de masse de l’ère industrielle. Le développement de la consommation fut rendu à son tour possible par l’accroissement de la production industrielle qui, dans un premier temps, ne résulta pas d’un accroissement de la productivité liée à la mécanisation. Au cours du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, l’accroissement de la production industrielle vint de l’accroissement du volume du travail de certaines populations. Les femmes et les paysans qui ne travaillaient pas dans les champ à certains moments de l’année se mirent à travailler à domicile pour le compte d’entrepreneurs qui leur fournissaient la matière première et leur achetaient le produit fini, la plupart du temps du tissu et, localement, des objets en métal. On appelle proto-industrialisation ce type d’industrialisation fondée sur le domestic system du travail à domicile et du petit atelier. Ainsi, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la Bretagne fut une grande région de production de toiles de lin fabriquées à domicile et exportées jusqu’en Amérique du nord. L’historien américain Kenneth Pommeranz a montré que, jusqu’au début du XIXe siècle, la proto-industrie ouest-européenne labor intensive n’était pas très différente sur le plan, technologique et productif, de la proto-industrie du Gujarat, en Inde, ou du delta du Yangzi (région de Shanghai). Dans cette région, le niveau de vie moyen était même supérieur à celui de la Grande-Bretagne. En 1900, il était huit fois inférieur. La « grande divergence » intervint au cours du XIXe siècle lorsque la Grande-Bretagne exploita massivement le charbon de son sous-sol et s’efforça de détruire l’industrie chinoise lors des Guerres de l’Opium entre 1839 et 1842. 1.2 Les innovations technologiques L’économiste Joseph Schumpeter considérait que la croissance économique était liée aux innovations technologiques permises par les investissements des entreprises qui cherchaient ainsi à développer de nouveaux produits dans de nouveaux secteurs. Parallèlement, s’est longtemps maintenue l’idée selon laquelle le cours de l’histoire économique était le fruit des inventions de quelques génies isolés répondant à la demande du marché ou à la disponibilité de nouveaux produits. Nous allons reprendre ici la trame de ce schéma en gardant à l’esprit qu’il est trop simpliste. L’industrialisation de la Grande-Bretagne se fit avec le coton et de la houille (le charbon de terre). Des innovations technologiques permirent le développement des secteurs du textile de la métallurgie et de la production d’énergie en Grande Bretagne. Dans le domaine du textile, John Kay inventa en 1733 la navette volante pour tisser des tissus d’une largeur supérieure à la longueur du bras du tisseur, ce qui accrut la vitesse du tissage et la production de tissu de coton. Mais on eut alors besoin de davantage de fils de coton. En 1764, Hargreaves inventa la spinning jenny qui filait plusieurs fils de coton en même temps et qui remplaça le travail manuel des fileuses avec leur quenouille. Mais la force humaine ne fut plus suffisante pour actionner cette machine si bien que, en 1769, Arkwright inventa le waterframe , un ensemble de broches pour filer plusieurs fils de coton actionnées par l’énergie d’un moulin à eau. La mule jenny de Crompton en 1779 fut ensuite actionnée par une machine à vapeur. Grâce à ces innovations, le prix des fils de coton anglais fut divisé par quatre entre 1786 et 1801. L’accroissement considérable de la production de fils de coton appela la mise en œuvre de métiers à tisser mécaniques seuls capables d’absorber un tel volume de fils de coton, tels celui de Cartwright en 1784. En 1825 fut inventé le métier automatique surveillé par quelques ouvriers seulement. En 1785, le chimiste français Berthollet inventa un procédé de blanchiment chimique du tissu par le chlore, plus rapide, plus efficace, et plus polluant que les procédés traditionnels. La même année, aux États-Unis, Withney inventa l’égreneuse à coton qui permettait de séparer plus rapidement la fibre de la graine de coton, la fibre étant ensuite emballée dans des ballots de coton aisément transportables. Cette invention rendait possible un accroissement considérable de la production de coton aux États-Unis qui mirent en valeur les futurs États du sud-est pour y développer les grands plantations esclavagistes de coton. Ainsi, selon la logique de Schumpeter, la mécanisation de l’une des étapes de la production du tissu de coton produisait en amont ou en aval un goulot d’étranglement qu’une autre innovation permettait de traiter. Mais cette nouvelle innovation pouvait à son tour générer d’autres goulots d’étranglement. Cependant, la machine ne se substitua pas automatiquement aux métiers à tisser manuels dont le nombre, en 1835, restait deux fois supérieur à celui des métiers mécaniques qui restaient encore très coûteux. Document : Une usine de tissage de coton équipée de mule-jenny, située dans le Lancashire. Aquarelle anonyme, 1835. A droite, en enfant ramasse les chutes de coton. Les machines sont actionnées par des courroies reliée à des axes rotatifs situés au plafond et eux-mêmes actionnés par une machine à vapeur située à l’extérieur. Source : Textes et documents pour la classe n°1096, p. 17. Dans le domaine de la sidérurgie, l’innovation essentielle vint de la substitution de la houille (le charbon de terre) au charbon de bois par Abraham Darby en 1709, pour fondre le minerai de fer : la fonte au coke . Encart : le coke (au masculin) La cokéification consiste à chauffer la houille dans un four à pyrolyse pour en extraire les matières volatiles, notamment le souffre, afin d’en améliorer le pouvoir calorifique. Le procédé est particulièrement polluant et nocif pour les populations environnantes. De fait, les industries consomment du coke et non pas de la houille. Document : Schéma d'un haut-fourneau. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Haut_fourneau#/media/Fichier:Haut-fourneau.svg Encart : comment produit-on le fer et l’acier ? La première étape consiste à disposer des couches successives de charbon et de minerai de fer dans un haut-fourneau. La combustion produit de la fonte, très carbonée et cassante. La deuxième étape consiste à décarboner la fonte. A partir de 1784, le puddlage ( to puddle : brasser) consistait à brasser la fonte en fusion pour la transformer en fer par l’élimination de ses impuretés. Ce travail supposait une grande force physique et exposait les ouvriers à des températures considérables. A partir de 1855, la fonte en fusion fut traitée dans des convertisseurs Bessemer , sortes d'énormes cornues pouvant contenir 10 tonnes de fonte, où l’on insufflait de l’air afin de décarboner la fonte et de la transformer en acier plus solide que le fer car sa teneur en carbone était plus faible. A partir de 1865, le four Martin-Siemens mêlait des ferrailles recyclées à la fonte en fusion pour produire un acier de meilleure qualité. A partir de 1877, le four Thomas-Gilchrist permettait de déphosphorer l’acier, notamment l’acier produit avec le minerai de fer de Lorraine à forte teneur en phosphore. Ce procédé favorisa l’essor de la sidérurgie lorraine. On peut également introduire d’autres minerais (chrome, nickel…) dans les fours pour produire des aciers spéciaux. Ces divers procédés permettent de produire de l’acier dont la teneur en carbone est inférieure à celle du fer. Document: un four Martin-Siemens au Creusot vers 1908. Carte postale Source: https://www.industrie.lu/Siemens-Martin.html La machine à vapeur fut inventée par Thomas Newcomen en 1712. Au départ, elle servait surtout à actionner les pompes qui, grâce à leur mouvement alternatif, évacuaient les eaux souterraines des mines de charbon. On les appelait les « pompes à feu ». James Watt et son équipe améliorèrent progressivement ces machines. Watt déposa un premier brevet en 1769. Il augmenta le rendement des machines en inventant la machine à condensation puis la machine « à double effet » convertissant le mouvement alternatif en un mouvement rotatif permettant d’actionner des machines. Cependant, le succès ne fut pas immédiat et Watt continuait à fabriquer surtout des machines Newcomen pour répondre aux besoins des mines. C’est au début du XIXe siècle que la machine à vapeur de Watt provoqua vraiment l’essor de la production et de la consommation de houille, au point que cette source d’énergie fut considérée comme emblématique de la première industrialisation. L’usage de la machine à vapeur ne devint dominant sur le continent qu’à partir des années 1870-1880. Source : L'Histoire, les collections n°91, 2021, p. 27. Document : Un mineur du Yorkshire, un carreau de mine avec sa pompe à feu et une vue du chemin de fer de Middleton, par George Walker of Seacroft, 1814. Source : Textes et documents pour la classe , n° 1096, p. 11. Les machines à vapeur à mouvement rotatif servirent à actionner les machines des filatures de coton, les marteaux des forges puis les locomotives et les bateaux. Stephenson construisit la première locomotive en 1814 pour tirer des wagonnets de mines. La première ligne de chemin de fer à vapeur régulière fut ouverte entre Liverpool et Manchester en 1830. Comme la Grande-Bretagne avait exporté ses locomotives à vapeur dans le reste de l’Europe, l’écartement standard des rails de 1,42 m fut adopté presque partout, sauf en Espagne et en Russie. En 1819, le Savannah, construit en Géorgie, fut le premier navire à vapeur doté d’une roue à aubes à traverser l’Atlantique. En fait, il n’eut recours à la vapeur que pendant trois jours, lors des manœuvres dans les ports, sur les vingt-cinq jours que dura la traversée. Les navires à vapeur ne furent vraiment opérationnels qu’avec l’invention de l’hélice propulsive et de la coque en fer dans les années 1840. Cette dernière augmentait leur capacité de transport et la taille de leurs soutes, notamment pour le transport du charbon nécessaire à l'alimentation des machines. Mais ils gardaient toujours leur gréement et leurs voiles pour la navigation hauturière car ils ne pouvaient pas emporter suffisamment de charbon pour la totalité de la traversée. C’est seulement au début du XXe siècle que les navires à vapeur furent totalement dépourvus de gréements car les machines, suffisamment performantes et moins gourmandes en charbon, pouvaient fonctionner durant toute une traversée. Source : L’Histoire, Les collections n°91, avril-juin 2021, p. 43. 1.3 Un récit à nuancer Cependant, contrairement au récit linéaire, influencé par Schumpeter, qui vient d’être proposé, ces innovations n’eurent pas toujours une application immédiate dans l’industrie car elles ne furent pas immédiatement rentables. La fonte au coke de Darby ne se développa qu’à la fin du XVIIIe siècle en Grande Bretagne et au milieu du XIXe siècle sur le continent européen. Il resta longtemps plus aisé et moins coûteux de produire du charbon de bois que d’exploiter les mines de charbon. En outre, ces innovations technologiques apparurent lorsque la croissance industrielle posait des problèmes que les techniques traditionnelles de la proto-industrie ne pouvaient plus résoudre. Par exemple, le coût de la main d’œuvre poussait à la mécanisation de certaines tâches telles que le filage et le tissage du coton. Certain·es historien·ne.s pensent même que le développement de la mécanisation en Grande Bretagne visa à concurrencer la production textile indienne tout aussi efficace mais beaucoup moins chère sur le marché mondial en raison du faible coût de la main d’œuvre indienne. Une fois mécanisée, l’industrie textile de Manchester parvint à concurrencer la production textile sur le marché indien lui-même et à détruire le secteur textile en Inde. La mécanisation permettait de réduire le coût des produits par l’accroissement de la productivité et par la réduction des salaires des ouvriers. En effet, comme les tâches des ouvriers devenaient plus simples à réaliser et supposaient une moindre qualification de la main d’œuvre, les entrepreneurs en profitaient pour réduire les salaires. En 1811-1812, dans le centre de l’Angleterre, des milliers d’ouvriers détruisirent des machines à tricoter et à tisser. Ils se nommaient les luddites , en référence à un personnage mythique, John Ludd qui aurait détruit une machine en 1780. Un phénomène équivalent se déroula en France dans les années 1840. L’historien américain Kenneth Pomeranz, par une approche écologique du développement industriel, a montré que le développement industriel britannique fut rendu possible par des immenses ressources en charbon de la Grande-Bretagne, alors que les ressources en bois du pays étaient épuisées, et par la disponibilité des plantations de coton des États-Unis qui, « grâce » à l’économie esclavagiste fournirent du coton bon marché aux industries britanniques à partir des années 1820. Il a calculé que, dès les années 1840, le charbon fournissait à la Grande-Bretagne une quantité d’énergie équivalente à deux fois la superficie des forêts du pays. Les importations de coton des États-Unis représentaient à elles seules, vers 1830, l’équivalent de la production de la totalité des terres cultivées en Grande-Bretagne. Si l’on ajoute le sucre des Antilles, les importations en provenance du Nouveau-Monde équivalaient à cette date à 1,5 fois la production de la totalité des terres arables britanniques. Un autre historien a calculé que les forêts de Suède, de Norvège, des pays baltes et de Russie n’auraient pu satisfaire les besoins en énergie de l’industrie britannique. Ces « hectares fantômes » fournis par les mines de charbons et les terres du Nouveau-monde expliquent en grande partie la croissance du potentiel industriel de la Grande-Bretagne. Les chiffres de croissance de la consommation de matières première par l’industrie britannique sont encore plus ahurissants : entre 1815 et 1900, la production charbonnière de la Grande Bretagne fut multipliée par 15, les importations de sucre par 11 et les importations de coton par 20. Aujourd’hui les historien·ne.s insistent sur la domestication accrue de la nature que suscita l’industrialisation : déforestation généralisée (pour le boisage des mines, pour produire du charbon de bois), utilisation massive des animaux pour répondre à la demande accrue de moyens de transport, intensification de la pêche de certaines espèces (l’huile de baleine servait par exemple de lubrifiant industriel). Un historien anglais caractérise l’industrialisation comme le passage d’une « économie organique » exploitant l’énergie renouvelable des cours d’eau, du bois, de la force musculaire des hommes et des animaux à une « économie minérale » fondée sur l’exploitation de ressources fossiles, surtout à partir des années 1880. 1.4 Le travail à l'atelier à et l'usine Une autre transformation majeure fut le passage progressif du travail dispersé de l’artisanat ou de l’industrie à domicile de la proto-industrie au travail groupé dans une usine avec des horaires précis et une stricte discipline de travail. Là encore, le factory System mit plus d’un siècle à s’imposer. Longtemps, le travail à domicile resta le plus rentable pour les entrepreneurs car il correspondait aux moyens de production de l’époque et ne nécessitait la construction de vastes bâtiments industriels. Le rassemblement des ouvriers dans des manufactures était parfois nécessaire pour les surveiller et protéger des secrets de fabrication. C’était notamment le cas des manufactures d’indiennes, ces tissus de coton imprimés dont la technique fut apprises de l’Inde. Ainsi, Avant la Révolution française, Philippe Oberkampf (1738-1815) installa une manufacture d’indiennes qui employait près de 900 personnes à Jouy-en-Josas. Comme des artistes dessinaient les motifs imprimés sur ses tissus, il était nécessaire de garder sur place les modèles d’impression pour ne pas les exposer à la concurrence. En outre, l’impression sur le tissu de coton supposait la réalisation de complexes opérations chimiques qui relevaient du secret industriel. Lorsque l’emploi de machines actionnées par des machines à vapeur devint la règle, alors le travail en usine l’emporta. En 1816, deux usines textiles dépassaient le millier d’ouvrier à Manchester. Mais les grandes usines apparurent vraiment dans les régions textiles à partir des années 1830 en Grande-Bretagne, en Nouvelle-Angleterre, en Alsace. La mécanisation de la production permettrait d’accroître la productivité et de baisser le prix des produits, mais aussi de baisser les salaires des ouvriers afin d’accroître les profits des entreprises. C’est pourquoi la première moitié du XIXe siècle fut la période de la plus grande misère des ouvriers en Europe et en France. Cependant, ne nous y méprenons pas, au milieu du XIXe siècle, le modèle proto-industriel l’emportait encore largement en Europe de l’ouest. A côté de grands centres industriels isolés où se trouvaient des usines textiles employant plusieurs centaines ou milliers d’ouvriers peu qualifiés et produisant en masse des produits de plus en plus standardisés, l’essentiel de la production industrielle était assuré par des ouvriers qualifiés dans des ateliers et des petites entreprises situés parfois en ville mais très souvent dans les campagnes. C’est pourquoi le moulin à eau, la force musculaire des hommes et des animaux restèrent partout les principales sources d’énergie pour l’industrie. La plupart des ouvriers entretenaient des liens forts avec le travail des champs, ils travaillaient encore à domicile ou dans des petits ateliers. Avec le développement des concentrations de main d’œuvre dans les usines, les villes se gonflèrent et l’exode rural fit baisser le volume de la population rurale, très rapidement en Grande-Bretagne, beaucoup plus lentement en France. 2. L’âge industriel en France 2.1 La première industrialisation en France Il n’est pas possible de parler de l’âge industriel en France sans tenir compte de l’évolution globale des autres pays industrialisés. Nous essayons donc d’évoquer le cas français en le replaçant dans le contexte des pays industrialisés. Les historien·nes ont longtemps pensé que le modèle d’industrialisation, élaboré à partir de l’exemple britannique, avait été imité à l’identique, mais selon une chronologie variable, dans tous les pays d’Europe continentale, dont la France. Comme nous l’avons vu, en Grande-Bretagne, l’industrialisation, très rapide, triompha dès les années 1840. Elle s’accomplit dans le domaine du textile, de la sidérurgie, de la métallurgie et des transports. Elle s’appuyait sur les immenses ressources en charbon du pays. Le paysage des pays noirs, les régions industrielles noircies par la fumée du charbon alimentant les machines à vapeur, devint dominant dans les villes britanniques où vivait, dans des conditions déplorables, un prolétariat misérable. En France, en revanche, la production et la consommation de houille restèrent longtemps assez réduites. En l’absence d’un réseau ferroviaire national, avant les années 1860, il était impossible de transporter le charbon du Nord vers le reste de la France. Ainsi, le charbon utilisé à Brest par les navires à vapeur au XIXe siècle, était importé d’Angleterre par bateau. L’industrie sidérurgique brûlant de la houille fut donc cantonnée en France à proximité des mines de charbon (le Nord et le Pas-de-Calais, Le Creusot, Saint-Étienne). Partout ailleurs la sidérurgie au bois l’emportait, mais avec des adaptations locales qui la rendait toujours rentable. Cette dernière atteignit en France son maximum de production en 1856 et déclina ensuite lentement face à la concurrence de la sidérurgie utilisant la houille transportée grâce aux canaux et par le chemin de fer. Mais, en 1873, 43 départements produisaient encore du fer. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que le fer et l'acier furent produits exclusivement dans les pays noirs de sidérurgie au coke. La carte ci-dessous signale l'inégale répartition de l'utilisation des machines à vapeur en France en 1841. Ces machines étaient utilisées surtout dans les départements producteurs de charbon et dans les ports où l'importation de charbon est possible (Nantes, Rouen, Bordeaux). Document: Les machines à vapeur en France en 1841 . Source : Georges Duby (dir.). Atlas historique Larousse. Paris : Larousse, p. 119. L’industrialisation de la France au XIXe siècle s’effectua surtout avec les moulins à eau qui équipaient les cours d’eau très nombreux dans le pays et dont le rendement fut accru par l’amélioration des roues et des turbines. Ces moulins actionnaient des soufflets ou des marteaux pour la métallurgie, ou offraient une force motrice pour les machines de différents types d’usines : les laminoirs d’Hennebont en 1864, les filatures de coton en Normandie, des papeteries, des minoteries, etc. Au départ, ils étaient beaucoup moins coûteux que les machines à vapeur. Cela explique la dispersion des régions industrielles dans tout l’hexagone jusqu’au milieu du XXe siècle, à côté de quelques grandes régions industrielles (Paris, Le Creusot, Lyon, Saint-Étienne, Lille...). Le maintien de la proto-industrie permit le maintien de fortes densités de population dans les campagnes, jusqu’à la fin du XIXe siècle : la ganterie de Millau, l’horlogerie dans le Jura, la coutellerie dans le sud du Massif central... Document : Un atelier de coutellerie en France à la fin du XIXe siècle. Gravure extraite de : Les arts et métiers illustrés, 1885. Source : Textes et documents pour la classe n° 1096, p. 19. Comme les ouvriers à domicile étaient également des agriculteurs, leurs salaires restaient faibles et il n’était pas nécessaire de recourir à la mécanisation pour réduire les coûts de production. C’est pourquoi le processus d’industrialisation en France fut lent et la classe ouvrière française resta longtemps très disparate : artisans, ouvriers d’industrie, ouvriers-paysans. Sans compter les femmes, très nombreuses dans les emplois les moins qualifiés et les moins bien payés. De même pour le patronat, du petit patron proche de ses ouvriers au grand patron capitaliste tels que les Schneider au Creusot. On estime que, au milieu du XIXe siècle en France, sur un total de 4,4 millions d'ouvriers, seuls 1,2 millions travaillaient dans des manufactures. Parmi ces derniers, 700 000 travaillaient dans le textile et 120 000 dans la métallurgie. Le cas du tissage de la soie par les Canuts à Lyon est un autre exemple du maintien et même du développement des ateliers dispersés. A cette époque, Lyon était le premier centre mondial de tissage de la soie. Les deux révoltes des canuts de 1831 et de 1834 marquèrent les esprits. Les négociants, nommés les « fabricants » fournissaient le fil de soie aux 10 000 maîtres-artisans, les canuts, les tisseurs de soie installés principalement sur la colline de la Croix-Rousse. Ils employaient eux-mêmes près de 30 000 compagnons, payés à la journée, employés, nourris et logés au domicile du maître. Le tissage de la soie s'effectuait en effet à l'aide de métiers installés à domicile. Les fabricants achetaient ensuite le tissu de soie aux canuts afin de le commercialiser. En 1831, un ralentissement des affaires incita les canuts à demander aux pouvoir publics une révision à la hausse du tarif de vente du tissu de soie afin de maintenir le niveau de vie des artisans lyonnais. Le préfet accepta mais le gouvernement, sous la pression des négociants, refusa ce tarif au nom de la liberté du commerce. Les canuts se rendirent compte qu'ils avaient été dupés. Le 21 novembre 1831, ils se regroupèrent et prirent le contrôle de la ville en clamant le slogan " Vivre en travaillant, mourir en combattant". Ils érigèrent des barricades pour affronter la garde nationale. Plusieurs centaines d'entre eux furent tués. L'armée s'empara ensuite de la ville : le tarif fut supprimé, 10 000 personnes furent expulsées de la ville. En 1834, les Canuts se révoltèrent pour la même raison. Le ministre de l'intérieur, Adolphe Thiers réprima férocement la révolte au prix de plusieurs centaines de morts cette fois (cette expérience lui fut utile pour organiser la répression de la Commune de Paris en 1871). Ce fut la révolte ouvrière la plus importante de la Monarchie de Juillet et de l'histoire de la ville de Lyon. Cette révolte eu pour effet d'inquiéter fortement la bourgeoisie découvrant à cette occasion la lutte des classes, comme l'indique cette phrase célèbre du journaliste libéral Saint-Marc Girardin dans le Journal des débats du 8 décembre 1831 : " Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de Tartarie, ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières". Pour éviter de nouvelles révoltes, les négociants lyonnais délocalisèrent par la suite les ateliers dans les campagnes environnantes. A partir de 1850, la croissance industrielle s’accéléra dans tous les pays d’Europe et aux États-Unis. Ce fut également le cas en France durant le Second Empire, même si le phénomène y fut moins affirmé. Le Second Empire fut une période d'innovations techniques : construction d'un réseau ferroviaire cohérent, généralisation de la machine à vapeur, invention de la machine à coudre (1857) et de la machine à écrire (1866), introduction du convertisseur Bessemer (1858), four Martin (1864), turbine hydraulique (1869), premier pont métallique de Gustave Eiffel à Bordeaux (1860), etc. Nombre de machines à vapeur en France : 1850 : 5 322 machines développent 16 642 chevaux-vapeur 1860 : 14 936 machines développent 180 000 chevaux-vapeurs 1870 : 27 958 machines développent 341 000 chevaux-vapeurs 1880 : 43 182 machines développent 544 000 chevaux-vapeurs Extraction de charbon en France : 1830 : 1,774 millions de tonnes 1847 : 5,153 millions de tonnes 1869 : 13, 464 millions de tonnes 1880 : 20 millions de tonnes Production d'acier en France 1851 : 14 000 tonnes 1855 : 22 000 tonnes 1862 : 47 000 tonnes 1869 : 110 000 tonnes 1896: 917 000 tonnes En 1860, le traité de libre-échange passé entre la France et la Grande Bretagne, qui réduisait considérablement les droits de douane entre les deux pays, favorisa l’importation en France massive de produits industriels anglais beaucoup moins coûteux. Cette concurrence, voulue par Napoléon III, obligea les entreprises françaises à s’engager dans la mécanisation de leurs activités et à rompre avec le système proto-industriel. La modernisation des banques aida au financement des entreprises. A côté de la haute banque traditionnelle (Rothschild, Mallet, Seillière) qui finançait les entreprises à partir de ses capitaux propres, furent créés des établissements bancaires financés par des émissions d'actions et destinés à prêter de l'argent aux entreprises industrielles : le Crédit mobilier des frères Pereire et le Crédit foncier, en 1851. Mais la grande innovation fut la création des banques de dépôts qui drainèrent l'épargne des particuliers et gérèrent des sommes colossales pour financer le développement industriel : le Crédit lyonnais en 1863, la Société générale en 1864, la Banque des Pays-Bas en 1864 et la Banque de Paris en 1869 qui fusionnèrent en 1872 sous le nom de Paribas. Ces banques ouvrirent rapidement des succursales en province. Leur activité fut rendue plus aisée par l'autorisation du chèque à partir de 1865 (mais pas à la portée des classes populaires, bien entendu). Très importante fut également la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés anonymes par actions, qui rendit plus aisée la création des entreprises et la levée des capitaux. La création de ces sociétés ne supposait plus l'autorisation préalable de l'Etat. Ces sociétés sont dites anonymes car elles ne sont plus liées à la personne et à la fortune d'un seul individu qui, auparavant, lors de la faillite de son entreprise était automatiquement considéré comme ruiné personnellement (et qui souvent, n'avait d'autre choix que le suicide pour éviter le déshonneur). Désormais une société capitaliste par actions était financée par la levée d'actions constituant chacune une part du capital de l'entreprise. Cette mesure essentielle marqua l'entrée de l'économie française dans le capitalisme industriel et financier moderne. Vers 1880, l’énergie hydraulique et l’énergie carbonée s’équilibraient encore en France, avant que les chemins de fer ne parviennent à assurer la diffusion des machines à vapeur dans toute la France. Finalement, les machines à vapeur l’emportèrent non pas grâce à leurs qualités intrinsèques mais grâce à leur flexibilité. En effet, alors que l’énergie hydraulique supposait de lourds aménagement des cours d’eau (barrage, canal d’amenée, réaménagement des berges, etc.), la machine à vapeur pouvait être adoptée sans travaux complexes, à condition d’être suffisamment approvisionnée en charbon transporté en train parfois sur de longues distances. La tendance à la concentration et à la mécanisation des entreprises put alors l’emporter. Par exemple, les ateliers de tissage de bas dispersés dans la campagne champenoise se regroupèrent dans les usines de bonneterie de Troyes avec l’introduction de machines à vapeurs. En conséquence, au début du XXe siècle, la répartition de l’industrie sur le territoire français se fit très inégale. La proto-industrie disparut de nombreuses régions. Désormais, la population ouvrière se situait principalement dans le quart nord-est de la France, dans la région lyonnaise et dans la région de Marseille. Source : Atlas de France, L’Histoire n°390, août 2013, p. 48. 2.2 La révolution ferroviaire en France La révolution des chemins de fer produisit un effet d’entraînement de l’économie. Il était nécessaire de produire du fer puis de l’acier de bonne qualité pour la construction des rails et des machines à vapeur, et de développer les constructions mécaniques pour le matériel roulant. Les mines durent produire davantage de houille. Le système bancaire lui-même fut bouleversé pour répondre aux énormes besoins de financement de construction des chemins de fer. En contrepartie, les chemins de fer approvisionnèrent les régions en engrais et en matières premières industrielles et ils commercialisèrent les productions locales à l’échelle nationale et internationale. Certaines régions agricoles abandonnèrent la polyculture, telle la Normandie qui se spécialisa dans l’élevage bovin afin d’approvisionner Paris en viande, en lait et en fromages. Les chemins de fer permirent également d’accroître la mobilité des personnes temporairement ou définitivement en facilitant de ce fait l’exode rural. Le tableau de Daumier, ci-dessous, illustre le bouleversement provoqué par l'accès au train dans la vie quotidienne des personnes issues de tous les milieux sociaux pouvant désormais se rendre à la préfecture ou aux foires commerciales locales. Document : Honoré Daumier (1808-1879), Le Wagon de troisième classe (1862), Ottawa , Musée des beaux-arts du Canada . Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Honor%C3%A9_Daumier_034.jpg En France, les premiers chemins de fer furent construits par les propriétaires de mines ou les métallurgistes qui souhaitaient rejoindre le réseau fluvial pour commercialiser leur production. Ainsi le charbon de Saint-Étienne était-il transporté vers le Rhône à partir de 1830. En 1837, les frères Pereire, des banquiers, construisirent la ligne de chemin de fer de Paris à Saint-Germain pour convaincre les hommes politiques et les banquiers de se lancer dans la construction des chemins de fer en France. La loi du 11 juin 1842 organisait la construction d’un vaste réseau en étoile autour de Paris, chaque ligne étant concédée par l’État par tronçons à plusieurs sociétés. Ces dernières construisaient voies ferrées et fournissaient le matériel roulant tandis que l'Etat se chargeait des expropriations, de la construction des gares et des ponts. Malgré cet apport considérable de l'Etat, les moyens financiers de ces lignes étaient trop réduits pour mener le projet à bien. La construction des lignes reprit en 1852, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier était très influencé par les idées saint-simoniennes selon, lesquelles l'Etat devait soutenir la croissance de l'industrie, garant de progrès social et de grandeur nationale. Plusieurs décrets favorisèrent le rachat des tronçons de lignes dont chacune fut désormais concédée à une seule compagnie bénéficiant d'un bail d'exploitation de 99 ans. On passa alors de quarante-deux petits réseaux hérités de la loi de 1842 à six grandes compagnies ferroviaires financées par les grandes banques d’affaires (Rothschild, Pereire, etc.). Chaque compagnie construisit sa propre gare à Paris dans les années 1860 : Paris-Le Havre (gare Saint-Lazare), Compagnie du Nord (gare du Nord), Compagnie de l’Est (gare de l'Est), Paris-Lyon-Méditerranée (gare de Lyon), Paris-Bordeaux (gare d’Austerlitz), Paris-Orléans (gare Montparnasse). Ce réseau principal, très rentable, qui reliait Paris aux grands ports et aux frontières, fut achevé à la fin des années 1850. A partir de 1863, l’État concéda à des petites compagnies les lignes du réseau secondaire, moins rentables, qui desservaient toutes les villes moyennes (le chemin de fer arriva à Brest en 1865 et mit Brest à 17 h 30 de Paris, quand il fallait cinq jours auparavant). Alors que le réseau ferroviaire s’étendait sur 3 248 km en 1851, il atteignait 17 500 km en 1870. L’extension du réseau ferroviaire mit fin au cloisonnement de l’espace et facilita le transport des personnes (111 millions de passagers en 1870) et des marchandises (44 millions de tonnes en 1870 dont la moitié de combustibles) pour un prix relativement modique et uniforme sur tout le territoire. La révolution ferroviaire a entrainé l'essor de la sidérurgie (rails), de la métallurgie (locomotives), du bâtiment (gares, entrepôts), et de l'industrie du bois (traverses). Elle a donné accès aux compagnies charbonnières à la totalité du marché national. La construction des gares a également contribué à l'urbanisation des périphéries des villes. Document : La construction du réseau ferroviaire français (1837-1870) Source : La documentation photographique n° p. 55. La longueur exploitée de chemins de fer en France : 1848 : 1 900 km 1851 : 3 685 km 1860 : 9 625 km 1870 : 17 924 km 1875 : 24 450 km Avec le plan Freyssinet lancé en 1879 par le ministre des transports Charles Freyssinet, les petites lignes d’intérêt local qui reliaient les sous-préfectures et les chefs-lieux de cantons furent construites jusqu’en 1914 afin de permettre l’accès au train de tous les Français. Sur la carte ci-dessous, on remarquera, sur la pointe bretonne, les lignes reliant Quimper à Douarnenez et à Pont L’abbé, Brest à Ploudalmézeau et à Saint-Pol-de-Léon, Concarneau à Morlaix, ainsi que la place centrale de Carhaix dans le réseau local breton. Document : Les voies ferrées commerciales en 1914 (réseau hiérarchisé) Source : Etienne Auphan (2002). L’apogée des chemins de fer secondaires en France : essai d’interprétation cartographique. Revue d’histoire des chemins de fer , 24-25. En ligne : https://journals.openedition.org/rhcf/2028 2.3 De la première à la seconde industrialisation en France A partir de 1873 et jusqu’en 1896, les pays industrialisés entrèrent dans ce qui est nommé la Grande dépression . Dans les pays d’Europe occidentale, comme la construction des chemins de fer était quasiment achevée, la demande en fer et en acier s’essouffla et les industries sidérurgiques manquèrent de débouchés pour écouler leur production. Le modèle de la première industrialisation (industries textiles, production de houille, machines à vapeur, sidérurgie) entra en crise et provoqua dans les pays industrialisés une chute des prix et l'essor du chômage. De nouvelles innovations techniques conduisirent à ce que l’on appelle la seconde industrialisation . A cette occasion, les entreprises françaises se concentrèrent et mirent fin à la pluriactivité pour être capables de se procurer les machines nécessaires à la mise en place de grandes usines, et elles embauchèrent des milliers d’ouvriers. Par exemple, les frères Peugeot abandonnèrent la production de quincaillerie pour s'orienter vers la production de cycles puis d'automobiles à partir de 1882 dans leurs nouveaux ateliers de Sochaux-Montbéliard. Les années 1870-1880 virent véritablement l’entrée de l’économie et de la société françaises dans l’âge industriel. Les anciennes régions industrielles de sidérurgie à l'eau ou au bois se désindustrialisèrent au profit des régions du Nord et de la Lorraine. L’usage des machines à vapeur se diffusa plus largement en France, même si ce fut dans des proportions moindres qu’ailleurs, comme l’indique le tableau ci-dessous : Comme nous l’avons déjà vu, les années 1880 marquèrent la fin de la proto-industrialisation et des ateliers dispersés qui furent systématiquement rassemblés dans des usines mécanisées dans les espaces urbains. La soierie lyonnaise entra alors en crise de même que les régions où la production métallurgique était restée dispersés et liée au charbon de bois et aux moulins hydrauliques. Document : Un atelier de l’usine Decauville à Essone (Seine-et-Oise) à la fin du XIXe siècle. Source : Textes et documents pour la classe n° 736, p. 7. Cette photographie d’un atelier situé dans la banlieue parisienne montre le désordre qui régnait encore dans l’organisation du travail à la fin du XIXe siècle. Le sol est en terre battue, les caisses disposées par terre pouvaient occasionner des chutes, les machines-outils sont actionnées par des courroies reliées à un axe situé sous le plafond, dont la force de rotation est fournie par une machine à vapeur située à l’extérieur. Ces courroies non protégées étaient une source de graves accidents du travail, broyant fréquemment les doigts et les bras. Les garçons, assez jeunes, constituent une part importante de la main d’œuvre de cet atelier. On retrouve ces jeunes garçons dans l'image ci-dessous. Document : L'atelier d'embouteillage de la Grande Brasserie de Kérinou à Lambezellec (ancienne commune limitrophe de Brest, aujourd'hui un quartier de Brest). Carte postale, début XXe siècle. Archives municipales de Brest. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi120-293/ILUMP29433 Cependant, à la fin du XIXe siècle, le travail mécanisé commença à l’emporter dans les grandes régions industrielles de métallurgie lourde. Les usines occupèrent des espaces considérables pour construire des espaces de stockage, des voies ferrées et des ateliers où travaillaient des milliers d’ouvriers et où l’on utilisait des machines toujours plus impressionnantes (hauts-fourneaux, marteaux pilons, etc.). A cause du bruit et de la chaleur, la pénibilité et la dangerosité du travail s’accrurent considérablement. Le tableau ci-dessous montre le façonnage d’un canon pour la marine au moyen d’un énorme marteau-pilon. Document : Joseph Fortuné LAYRAUD, Marteau-pilon ou Le marteau-pilon, forges et aciéries de Saint-Chamond ou Sortie d'une pièce de marine, 1889. © Ecomusée Creusot Montceau ; © Daniel BUSSEUIL Source : https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/joconde/M0170012295?auteur=%5B%22LAYRAUD%20Joseph%20Fortun%C3%A9%20%28peintre%29%22%5D&last_view=%22list%22&idQuery=%224acd11c-415-235f-47-050545b50ae%22 La production de charbon en France passa de 19 millions de tonnes en 1880 à 40 millions de tonnes en 1913. La production d'acier passa de 382 000 tonnes en 1880 à 4,6 millions de tonnes en 1913. L'augmentation des volumes est considérable et l'usage de l'acier produit par les fours Martin et Thomas du nord et de l'est de la France, se répandit : fabrication d'armes, d'automobiles et de machines-outils pour l'industrie. Parallèlement, de nouveaux matériaux furent inventés, tels que les aciers spéciaux fabriqué à partir d’alliages ainsi que les métaux non ferreux (zinc, plomb, aluminium) qui répondirent à de nouveaux usages. De nombreuses innovations permirent le développement de la production d’ électricité . L’électricité était utilisée pour l’éclairage (en 1879 fut mise au point de l’ampoule à filament par Thomas Edison à New York), pour les machines-outils des industries métallurgiques mais aussi pour les productions électrochimiques (fabrication de l’aluminium par électrolyse de l’alumine) et électrométallurgiques. L’électricité d’origine hydraulique permit l'industrialisation des vallées des Alpes où se développèrent les industries chimiques et la fabrication d'aluminium. En effet, le belge Zénobe Gramme inventa la dynamo (ou turbine) en 1871. Très vite des dynamos furent actionnées par la force hydraulique de chutes d'eau afin de produire de l'électricité, notamment dans les vallées alpines. L'invention des lignes électriques permit de transporter cette énergie. Enfin, en 1888, Tesla inventa un alternateur pour produire un courant alternatif de production plus simple et moins couteuse. Dès lors, l'électricité produite par des turbines alimentées par la force hydraulique ou par le charbon se diffusa partout pour alimenter les machines-outils dans les usines. L’industrie chimique profita de l’essor des laboratoires de recherche et se développa surtout en Allemagne (dès 1899 la société Bayer fabriquait l’aspirine) mais également dans la région lyonnaise et dans la région parisienne. La seconde industrialisation est également associée à l’exploitation et à la consommation du pétrole . L’histoire, un peu légendaire, attribue à Edwin Drake la paternité du premier forage en 1859 d’un puits de pétrole à Titusville en Pennsylvanie. L’invention du procédé de distillation du pétrole permit de séparer les goudrons, les lubrifiants, les solvants, de l’essence. Dans les années 1860, l’oléoduc fut inventé en Pennsylvanie, et le tanker dans les années 1890. Ce dernier permit ensuite d’exploiter le pétrole du Moyen-Orient ou du Mexique. En 1886, Carl Benz mit au point la première automobile à essence et en 1890, Clément Ader mit au point le premier aéroplane. Ces deux inventions justifièrent ensuite une utilisation croissante et massive du pétrole tout au long du XXe siècle. Le pétrole présentait de nombreux avantages : cette énergie est plus « propre » et plus calorifique que le charbon, son exploitation assez aisée ne suppose pas de grandes concentrations ouvrières revendicatives. Ainsi, même si le pétrole coûte en moyenne 60 % plus cher que le charbon, il présente le grand avantage d’être moins vulnérable aux mouvements de grèves. En 1911, le Premier Lord de l’Amirauté, Winston Churchill décida de convertir au fuel la flotte de guerre britannique jusque là propulsée par le charbon. Cette décision peut-être considérée comme le moment de bascule qui rendit l’économie occidentale dépendante des ressources pétrolières du Moyen-Orient. Le récit linéaire de l’industrialisation peut conduire à imaginer que le charbon succéda au charbon de bois, puis que le pétrole et électricité remplacèrent le charbon, selon une logique de « transition énergétique ». Or les historiens de l’environnement (François Jarrige, Jean-Baptiste Fressoz, Charles-François Mathis, etc.) ont montré l’inanité de ce schéma : dans les temps passés, une énergie nouvelle ne s’est jamais substituée à la précédente, elle s’y est ajoutée, ce qui a conduit à un essor considérable de la consommation d’énergie. Il vaudrait mieux parler d’addition énergétique plutôt que de transition. Le charbon devint une matière première pour l’industrie chimique et continua à être très largement utilisé comme énergie (sidérurgie, chauffage domestique, locomotives à vapeur) dans les pays industrialisés jusque dans les années 1960. Le charbon est très largement consommé dans les pays du sud où ils ont délocalisé leurs usines et leur pollution. Ainsi, l’humanité n’a jamais consommé autant de charbon qu’en ce début du XXIe siècle. De même, un certain discours techniciste veut faire croire que l’amélioration des performances énergétiques des machines ou des moyens de transport permettrait de réduire la consommation d’énergie et de réduire le réchauffement climatique. Or, historiquement, l’augmentation des performance des machines a toujours conduit à l’essor de la consommation d’énergie, par ce que l’on appelle un « effet rebond ». Encart : « l’effet rebond » En 1865, l’économiste William S. Jevons popularisa la notion de « l’effet rebond » dans La Question charbonnière . Il expliqua que le fait d’utiliser des machines plus perfectionnées et moins consommatrices de sources d’énergie n’amène pas une baisse de la consommation globale. L’utilisation croissante de machines plus performantes provoque en réalité une hausse de la consommation globale. Selon les historiens de l’environnement, cette notion montre que la seule technologie n’est pas une solution pour réduire la surconsommation des ressources naturelles. Les deux guerres mondiales, qui furent aussi des guerres industrielles financées et organisées par les États, accrurent encore plus la place de l’industrie dans l’économie et la société. En France, la Première Guerre mondiale conduisit au développement de l’industrie automobile (Renault et Citroën) et de l’aéronautique utilisant le pétrole comme source d’énergie, mais aussi de l’industrie chimique. Les usines qui fabriquaient les gaz de combat se reconvertirent dans la production de pesticides (les gaz innervant servent aussi bien à tuer les hommes que les insectes). Les usines qui fabriquaient des explosifs se reconvertirent dans la fabrication d'engrais (le nitrate d'ammonium sert aussi bien pour les explosifs que pour les engrais) . D'une certaine manière, en exagérant à peine, on peut affirmer que l'agriculture productiviste actuelle est l'héritière des massacres de la Première Guerre mondiale. En France, ces industries jouèrent un rôle d’entraînement pour toutes les autres industries. La standardisation croissante de la production et l’utilisation de machines-outils actionnées par l’énergie électrique conduisirent, après la Première Guerre mondiale, au développement du travail à la chaîne qui supposait la séparation des activités de conception dévolues aux ingénieurs et aux bureaux d’études, des activités d’exécution dévolues aux ouvriers. Les tâches des ouvriers étaient parcellisées, réduites à quelques gestes simples, et chronométrées pour être accomplies le plus rapidement possible. Frederic W. Taylor théorisa cette nouvelle organisation du travail que l’on a appelé le taylorisme . Taylor appliqua ces principes en 1913 dans les usines Ford de Detroit. Ils se répandirent à partir des années 1920 dans les industries automobiles européennes. Le financement de ces équipements, leur organisation, la mise au travail des ouvriers et leur surveillance, la commercialisation des produits firent apparaître de nouvelles professions : contre-maîtres, ingénieurs, chercheurs, secrétaires, employés de divers niveaux. Il fut alors nécessaire d’accroître les compétences de certains ouvriers. C’est pourquoi le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) fut créé en France en 1911. En France, le besoin de main d’œuvre industrielle accrut l’exode rural, désormais rendu possible par la mécanisation de l’agriculture. En 1931, la population urbaine française devint plus nombreuse que la population rurale. L’article ci-dessous extrait d’un journal syndicaliste rend compte d’une grève aux usines Renault en 1913 contre le chronométrage que la direction ne put imposer qu’après la guerre. Document : une grève dans les usines Renault contre le chronométrage en 1913 La grève bat son plein chez Renault A bas le chronométrage ! Comment on fait d'un ouvrier une brute à surproduire Le chronométrage doit être extirpé, le prolétariat ne peut pas laisser acclimater l’odieuse méthode de Taylor – Telle est la volonté de unanime des grévistes des établissements Renault. Et la classe ouvrière tout entière les approuvera ! L’atelier enlevé aux ouvriers Le patronat veut introduire le système du chronométrage pour augmenter la production dans des proportions insoupçonnées. Ce n’est là que son but immédiat. La méthode Taylor lui permet de viser plus haut. Ce qu’il veut, c’est priver les ouvriers de toute initiative dans leur travail. Ce qu’il veut, c’est leur enlever toute ombre d’influence directe sur la marche de la production. Comment il procède ? C’est bien simple. Il ne permet plus à l’ouvrier de penser. C’est dans le bureau de chronométrage qu’on fait, pour lui, l’effort cérébral nécessaire. Quant à lui, il n’a qu’à exécuter rapidement et interminablement un des nombreux mouvements dans lesquels se décompose chaque opération. Voilà comment le patron espère abaisser le niveau moral des travailleurs, les dégoûter du travail et, du même coup, les priver de tout idéal ! Les entraîneurs qui ne travaillent pas Pour « entraîner » les ouvriers, Renault à sa disposition une équipe de chronométreurs, composée d’anciens ouvriers, véritables brutes ceux-là, et de jeunes techniciens, sortis de l’école professionnelle. Ces chronométreurs font des essais « préparatoires ». Ils fixent le temps minimum qu’il faut pour exécuter le maximum de pièces. Ce sont ces résultats qui servent de base pour établir les salaires des travailleurs ! Naturellement, ces individus se gardent bien de travailler à côté des ouvriers. En décembre, lors du dernier mouvement, Renault a promis que les chronométreurs travailleraient tout le temps avec les ouvriers. Mais ce serait, n’est-ce pas, la débâcle de tout le système. Car les chronométreurs ne pourraient supporter, pas plus que les ouvriers, la terrible course à la vitesse et le surmenage continu. Aussi Renault n’a pas tenu ses promesses. Ses chronométreurs ne travaillent que cinq ou six heures par semaine ! Juste le temps pour établir une nouvelle série de prix… Le danger pour le prolétariat Ne croyez pas cependant que seule la construction mécanique est menacée par la méthode de l’ingénieur Taylor. Celui-ci la recommande tout particulièrement à l’industrie du Bâtiment et à la Métallurgie. Les maçons poseront les briques d’une manière « scientifique ». La « flânerie » des travailleurs sera bannie. Il ne faudra plus qu’ils perdent un seul instant et chacun de leurs mouvements sera étudié à l’aide du chronomètre ! Il est possible d’appliquer ces principes à toutes les industries… Et Taylor dit que sa méthode est une véritable machine de guerre contre le syndicalisme ouvrier. Il a raison ! Ne la laissons donc pas implanter dans ce pays. V. Roudine La bataille syndicaliste , 12 février 1913 Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k67640639/f1.item.zoom La Première Guerre mondiale fournit l'occasion d'introduire le taylorisme dans les usines d'armement puis d'automobile. Ainsi, en 1915, André Citroën, ingénieur polytechnicien et industriel, obtint de l'Etat le financement de la construction d'une usine d'obus sur le quai de Javel, dans le 15e arrondissement de Paris. Dans cette usine neuve et ultramoderne, montée en quelques moins, il installa des machines-outils et mit en œuvre les techniques de la taylorisation qu'il avait pu observer lors d'un voyage aux Etats-Unis. Très vite, l'usine employa près de 12 000 ouvriers, dont plus de la moitié de femmes. Les documents ci-dessous sont extraits d'un recueil de photographies montrant la construction de l'usine et les étapes de la fabrication des obus. Source : [Fabrication d'obus aux usines André Citroën, quai de Javel à Paris] | Gallica (bnf.fr) Les deux publicités suivantes, tirées du catalogue de vente par correspondance de la manufacture de Saint-Etienne en 1913, sont significatives de la production industrielle en France à la veille de la Première Guerre mondiale. La production de pièces standardisées en acier permettait d'assembler des vélos adaptés à diverses clientèles. Notons également les pneumatiques produits par l'industrie chimique à partir du caoutchouc naturel des forêts tropicales. Le développement des transports permettait la vente par correspondance grâce à ce catalogue très largement diffusé auprès d'une population désormais alphabétisée. Enfin, la vente à crédit (sur 3, 6, 12 ou 18 mois) rendait le produit accessible à la plus grande partie de la population urbaine et assurait la rentabilité de l'entreprise. Source : Catalogue de la manufacture française d'armes et cycles de Saint-Etienne, 1913 . Documents fournis par Laurent Bihl. Au sortir de la Première Guerre mondiale, l'industrie française se modernisa très rapidement. Elle continua à s'équiper. Par exemple, Citroën possédait 3 450 machines outils en 1919, mais 12 260 en 1929. Les industries chimiques, métallurgiques, automobiles, électriques virent leurs effectifs multipliés par 5 en moyenne. Les grandes entreprises industrielles se concentrèrent à la périphérie des grandes villes telles que Paris (Saint-Denis, Aubervilliers, Ivry, Boulogne Billancourt) et Lyon. Elle attirèrent par exemple les populations rurales bretonnes dans les grandes usines de Saint-Denis et d'Aubervilliers mais également de Nantes. Elle contribuèrent ainsi au développement des banlieues. Le monde ouvrier se coupa des campagnes mais également des centres villes. De cette époque date la figure de l'ouvrier de la grande industrie vivant dans la "ceinture rouge" (communiste) des centres urbains. Il ne faut pas non plus oublier l'apport de près de 2 millions de migrants, principalement polonais et italiens, venus compenser les lourdes pertes humaines de la guerre. Rappelons que, en 1931, la population urbaine dépassa la population rurale. 2.4 L'évolution des sources d'énergie : des exemples à Brest L’arsenal de Brest, fondé par Richelieu et développé par Colbert au XVIIe siècle, a vu se succéder toutes les étapes de la métallurgie lourde et des modes de transport maritimes. La première source d’énergie, alors que la marine était à voile, fut l’énergie musculaire des bagnards entre 1749 et 1858, date du déplacement du bagne à Cayenne. Le déplacement du bagne coïncide avec le début de l’utilisation du charbon comme source d’énergie pour les machines du port comme pour les navires de guerre. Comme cela a déjà été indiqué, les navires ont gardé leurs gréements et la propulsion par les voiles jusqu’à la fin du XIXe siècle, lorsque les moteurs devinrent suffisamment performants et économes pour pouvoir fonctionner pendant toute une traversée avec le charbon stocké dans les soutes. A partir des années 1920, les navires de guerre commencèrent à fonctionner au fuel. Parallèlement, l’électricité a servi à alimenter les machines des ateliers et les grues du port. Les documents qui suivent montrent cette évolution. La vue du port de Brest en 1854 montre des navires de guerre à coque en bois et à voiles. La machine à mâter, située au pied du château servait à déposer les mats sur les navires. Comme toutes les autres grues du port, elle était actionnée par les cabestans eux-mêmes mus par la force musculaire des bagnards. La mise en mouvement de la machine à mâter supposait l’action de 300 bagnards qui se relayaient régulièrement car l’effort physique était intense. Document : Antoine Léon Morel, Le port de Brest en 1854 . Musée de la marine, Paris Source : http://www.wiki-brest.net/index.php/Fichier:La_tour_a_mater.jpg Document : les bagnards actionnent les cabestans de la machine à mâter Source : Le magasin pittoresque, 1847. Document : Jules Noël, Le travail dans le port, 1844. Dessin. Brest, Musée des beaux-arts https://commons.wikimedia.org/wiki/File:580_Brest_mus%C3%A9e_beaux-arts_Jules_No%C3%ABl_Le_travail_dans_le_port.jpg A la fin des années 1850, la construction de navire dotés d’une coque en fer, d’une l’hélice propulsive actionnée par une machine à vapeur, et d’un blindage sur les coques, bouleversa le paysage industriel de Brest. A partir de 1858, les ateliers de Capucins, avec les activités de fonderie, d’ajustage et de montage, étaient capables de produire les grosses chaudières de machines à vapeur pour la flotte de guerre. La grue Gervaize (du nom de son constructeur) appelée aussi « grue revolver » en raison de sa forme, était actionnée par une machine à vapeur signalée par la cheminée située en son centre. Installée sur le môle du viaduc, d’une capacité de portage de 40 tonnes, la grue revolver permettait de déposer dans les navires accostés dans la Penfeld les machines fabriquées par les ateliers des Capucins et acheminées par rails jusqu’à elle. Elle fut démantelée en 1956. Au pied des Capucins, une forge dotée d’un marteau-pilon fabriqué au Creusot en 1867, fonctionna jusqu’en 2005. Il s’y trouve toujours aujourd’hui. Document : la grue Gervaize ou grue revolver . En face, de l’autre côté de la Penfeld, la corderie, l’hôpital et l’ancien bagne. Source : Daniel Le Couédic et Angélina Meslem, L’arsenal de Brest. La mémoire enfouie. Photographies 1860-1914. Editions Filigrane, Musée national de la Marine, 2013, p. 32. Document : La grue revolver et un cuirassé sur la Penfeld. A droite, les Capucins, à gauche la corderie et l’hôpital. Carte postale vers 1910. Archives municipales de Brest. Cote3Fi089-025. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi089-025/ILUMP3931 Document : La grue revolver sur le môle du viaduc déposant une machine sur le cuirassé Neptune , début XXe siècle. Source : http://www.wiki-brest.net/index.php/Chaudronnerie_des_Capucins La taille et le poids des machines s’accroissant, la capacité de portage de la grue revolver devint insuffisante. En 1912, fut mise en service la grande grue électrique sur la rive opposée de la Penfeld. Sa capacité de portage était de 150 tonnes. Surnommée la Tour Eiffel brestoise, elle fut démantelée en 1977. Document : la grande grue électrique. Carte postale, début XXe siècle . Archives municipales de Brest, cote : 3Fi080-012. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/3Fi080-012/ILUMP28994 Document : Mise en place de la tourelle sur le cuirassé Danton, 31 aout 1910 . MnM, PH 16 957. Source : Daniel Le Couédic et Angélina Meslem, L’arsenal de Brest. La mémoire enfouie. Photographies 1860-1914. Editions Filigrane, Musée national de la Marine, 2013, p. 104. 2.5 L'essor industriel après 1945 Après 1945, le monde industriel devint la norme, il bouleversa totalement les sociétés occidentales puis mondiales. La Deuxième guerre mondiale avait stimulé comme jamais la production industrielle et les innovations (énergie atomique, radar, DDT, ordinateurs) qui façonnèrent la nouvelle société industrielle. Le nylon, synthétisé aux États-Unis par la firme DuPont de Nemours en 1936, conquit le monde. Ce produit synthétique fut créé pour concurrencer la soie produite au Japon. L’acronyme nylon signifie : Now You Loose Old Nippon . En Europe occidentale, le plan Marshall financé par les États-Unis entre 1947 et 1952 permit la reconstruction des économies dévastées par la guerre puis fournit les bases d’une croissance économique inégalée, que l’économique Jean Fourastié nomma les Trente glorieuses . Il s’agit largement d’un mythe car les conditions de vie et de travail des salariés français ne s’améliorèrent que très lentement (le niveau des salaires de 1938 ne fut retrouvé qu’en 1955) et ce sont surtout les conflits sociaux qui permirent d’obtenir de meilleurs conditions de travail, de congés payés (en France : deux semaines en 1936, trois semaines en 1956, quatre semaines en 1968, cinq semaines en 1982) et de salaires (en 1968). La hausse du niveau de vie des travailleurs nationaux tenait également à une forte immigration méditerranéenne indispensable pour occuper les emplois industriels les moins qualifiés et les moins payés, notamment dans l’industrie automobile et le bâtiment. Sans compter les atteintes à l’environnement produites par la forte croissance économique. En France, la mécanisation de l’agriculture (tracteurs, moissonneuses batteuses, etc.), le remembrement, l’usage de produits phytosanitaires, financés par les politiques européennes à partir de 1962 (la Politique Agricole Commune) permirent à la France de devenir une puissance agricole mondiale tout en conduisant à l’effondrement du nombre des agriculteurs. Désormais le monde industriel et urbain devint la norme de la vie quotidienne. Dans les pays d’Europe de l’ouest fut mis en place le compromis fordiste fondé sur l’explosion de la productivité agricole et industrielle (standardisation des produits, automatisation des taches) permettant une hausse de la consommation permise par une redistribution des revenus grâce aux systèmes de Sécurité sociale et grâce à une forte intervention de l’État dans l’économie (indexation des salaires sur l’inflation, législation sociale, entreprises nationalisées, système de planification indicative, etc.). A partir du premier choc pétrolier de 1973 qui produisit une hausse des prix du pétrole et entraîna une inflation généralisée et supérieure à 10 % par an dans les pays industrialisés capitalistes, la croissance économique se ralentit, le chômage explosa. L’idéologie néo-libérale incarnée par Reagan aux États-Unis à partir de 1980, par Thatcher en Grande-Bretagne à partir de 1979 et reprise en France à partir du « tournant de la rigueur » de 1983 piloté par Mitterrand, Delors et Fabius privilégièrent la baisse des impôts afin de réduire le poids de l’État dans l’économie et la société, ainsi que la dérégulation du compromis fordiste. C'est ce que l'on appelle aujourd'hui la "politique de l'offre" censée produire un ruissellement de la richesse des riches vers les classes populaires. Cette évolution accompagna la globalisation (ou mondialisation) liée à un fort accroissement des échanges à l’échelle mondiale. Ces échanges furent rendu possibles par le développement des transports maritimes et l’utilisation, à partir de 1956, des conteneurs . Ces boites en fer de 20 pieds de long (12 mètres) facilitent la manutention des marchandises depuis le lieu de production jusqu’au lieu de consommation. Elles peuvent être transportées indifféremment par des navires, des camions, des trains, des péniches et même des avions. En réduisant considérablement les coûts de transport, les conteneurs rendirent possible la délocalisation des industries de main d’œuvre (le textile, l’automobile) et des industries polluantes (la sidérurgie) vers les pays où la main d’œuvre était beaucoup moins chère : la Corée du sud, Singapour, les Philippines, le Mexique tout d’abord, puis le Vietnam et surtout la Chine depuis les années 1990. La France fut particulièrement victime de la désindustrialisation : les usines textiles du Nord-Pas-de-Calais fermèrent dans les années 1970, la sidérurgie lorraine disparut dans les années 1980, et l’industrie automobile réduisit ses effectifs à parti des années 1980. La fermeture des usines Renault à Boulogne-Billancourt en 1992 symbolisa cette évolution. Un élément majeur de la mondialisation fut la révolution numérique avec la mise en place de l’internet (1991 : création du World Wide Web) et la diffusion massive de ce que l’on appelait les micro-ordinateurs dotés des systèmes d’exploitation d’Apple puis de Microsoft. On parlait à l’époque de l’avènement d’une société post-industrielle, comme si nos ordinateurs, nos téléphones, nos vêtements, nos voitures n’étaient plus fabriqués dans des usines. 3. Le travail à la mine 3.1 Les pays noirs Le mineur de charbon fut sans doute la grande figure de l’âge industriel en raison de l’extrême dangerosité et de l’extrême pénibilité de son travail qui exigeait une force physique mais également une grande solidarité entre les mineurs. Il exerçait une grande fascination à la fois parce qu’il travaillait dans les entrailles de la terre et fournissait la principale source d’énergie, indispensable à l’économie comme à la vie quotidienne de chacun. De nombreuses vidéos sur l'histoire de la mine sont consultables sur : https://fresques.ina.fr/memoires-de-mines/ Il convient également de connaitre le Centre historique minier de Lewarde dans le Nord : https://www.chm-lewarde.com/fr/le-centre-historique-minier/le-musee/ Comme nous l’avons vu, l’utilisation du charbon se diffusa lentement en Europe. Le besoin de charbon devint majeur à partir des années 1840. Ensuite, l’extraction et la production de charbon doubla tous les vingt ans. L’extraction du charbon créa des paysages (les pays noirs ) et des sociétés particulières. Les grands bassins charbonniers se situaient principalement en Grande-Bretagne, dans la Ruhr, le Nord et le Pas-de Calais en France et, plus localement, la région du Creusot, de Saint-Étienne, Decazeville et Carmaux. Les chevalets de mines, les terrils et les habitats ouvriers en briques ( les corons ) imprimèrent leur marque sur les paysages caractéristiques des régions productrices de charbon noircies par la fumée du charbon. Aujourd’hui, dans le nord de la France, les chevalements ont disparus mais les terrils restent un marqueur identitaire et patrimonial très fort. Document : les bassins houillers d'Europe de l'ouest Source : Documentation photographique n°8010, p. 3 Document : Corons à Lens dans les années 1950. Au fond, un terril. Source : Documentation photographique n° 8010, p. 32. L’exploitation du charbon était organisée par des compagnies privées qui mobilisaient un capital considérable pour financer les équipements miniers (chemins de fer, chevalements, ascenseurs, boisage des galeries, installations de pompage, etc.). Elle supposait l’emploi d’une grande quantité de main d’œuvre : un millions de mineurs en Angleterre, 400 000 dans la Ruhr, 300 000 en France, 130 000 en Belgique en 1914. Dès le XIXe siècle, les compagnies françaises firent appel aux mineurs anglais très qualifiés puis aux mineurs belges. Après la Première guerre mondiale, elles négocièrent avec l’État polonais la venue de près de 40 000 Polonais. A partir des années 1960, ce fut le tour des mineurs marocains. Partout, les mineurs mirent en place de puissants syndicats qui arrachèrent de nombreuses réformes. En France, les mineurs obtinrent dès 1894 une caisse de de secours et de retraite et, en 1905, la journée de 8 heures pour les travailleurs du fond. D’un autre côté, pour garder sur place et amadouer cette main d’œuvre, les sociétés minières mirent sur pied une politique paternaliste : allocation de maisons individuelles (les corons) avec un jardin potager pour améliorer l’ordinaire et pour passer moins de temps au café, des écoles, des épiceries, des distribution de charbon pour le chauffage, des caisses de secours et de retraite. 3.2 Le travail au fond de la mine Le travail au fond de la mine resta longtemps peu mécanisé. L’immense roman de Zola, Germinal , paru en 1885 mais dont l’action est située à la fin des années 1870, témoigne de l’extrême pénibilité du travail de la mine. Les gravures qui suivent représentent les conditions de travail dans les années 1860-1870. Elles sont extraites de l’ouvrage de Louis Simonin, Le Creusot et les mines de Saône-et-Loire. Epinac, sous terre, 1865. En ligne : http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/mines_epinac/mines_epinac.php Le travail au fond de la mine était organisé par petites équipes, souvent à dominante familiale, à qui était concédée une veine ou un quartier, sous la surveillance étroite des porions (contre-maîtres) et des ingénieurs. Pour des raisons de sécurité, la discipline était sévère. Les femmes travaillaient en surface pour trier le charbon. Les mineurs étaient acheminés vers le fond par des ascenseurs puissants actionnés par des machines à vapeur puis par des moteurs électriques. Ils devaient ensuite progresser à pied dans les galeries. L’abattage du charbon se fit longtemps avec des pics, maniés par une chaleur et une humidité extrêmes. Des chevaux tiraient les wagonnets chargés de charbon jusqu’aux monte-charges. Les trieuses de charbon, types du Creusot. (Sur le premier plan, assise sur la brouette, est la mère Dion ; trente-six ans de triage, haute paye) Documents: L'abattage et le boisage à Lens (Pas-de-Calais), en 1898. Source : Documentation photographique n° 8010, p. 27. Commentaire détaillé sur : https://histoire-image.org/etudes/travailleurs-mine-abatteurs Document : Le premier contact avec le fond Extrait de : Georges Dumoulin, Carnets de route. Quarante années de vie militante , Editions de l'avenir, Lille, 1938. Source : Documentation photographique n°8010, p. 26 Malgré le soin porté au boisage des galeries, les éboulements pouvaient survenir. Le grisou , un gaz explosif généré par le charbon, était le principal ennemi des mineurs. Le 10 mars 1906 eut lieu la pire catastrophe minière à Courrières dans le Pas-de-Calais. Un coup de grisou provoqua la mort de 1099 mineurs. Une grève de protestation éclata dans tout le bassin minier. Georges Clémenceau, ministre de l'intérieur, fit intervenir l'armée pour réprimer la grève. Cela eut pour effet de provoquer la première grève générale de tous les secteurs d'activité dans toute la France, avec un apogée le 1er mai 1906. Cette grève montre également la centralité de la figure des mineurs dans la classe ouvrière de l'époque. 3.3 Quelques évolutions techniques Des améliorations furent progressivement apportées à l’équipement des mineurs : un casque (la barrette), des lampes Davy dont la flamme était protégée pour éviter d’enflammer le grisou. Document : le rôle de la lampe pour le mineur, selon le témoignage d’un jeune mineur au début des années 1920 Avant d’entrer dans la cage, il fallait faire visiter sa lampe par des ouvriers compétents et sérieux en matière de sécurité : les boutefeux ou des ouvriers chargés de la sécurité - Enlève la cuirasse, me dit Maurice, qui me suivait. Je m’exécutai, accrochai la cuirasse dévissée à mon épaulette et tendis ma lampe au contrôleur. Tenant ma lampe par le pot, celui-ci vérifia que le verre ne tournait pas, ce qui confirmait qu’il était bien serré entre es rondelles et non ébréché. Il examina la couronne d’entrée d’air à la base de l’armature puis le tamis. Tenant la lampe par le pot, il me commanda de dévisser l’armature, puis de la revisser pour vérifier si la fermeture magnétique fonctionnait parfaitement. Ayant soufflé autour du verre, il constata que la flamme ne bougeait pas. - Donne moi ta cuirasse, me dit-il. Je la lui tendis. Il la vissa sur l’armature. - Surtout, au fond, il ne faut point la dévisser. Tu serais mis à l’amende. La lampe était la fidèle compagne du mineur. Si l’air était trop pauvre en oxygène, elle l’avertissait en baissant et en s’éteignant, avant même qu’il sente une gêne respiratoire. Il remontait alors en hâte et gagnait l’entrée d’air frais de la galerie la plus proche afin de prévenir ses camarades. La flamme de la lampe servait également à détecter la présence de grisou. Pour cela, elle être bien montée c’est-à-dire avoir un verre en cristal de Baccarat non ébréché, des rondelles d’amiante en haut et en bas, il fallait que les entrées d’air et le double tamis au-dessus du verre ne soient pas endommagés, que la cuirasse de fer se visse bien… Elle devait pouvoir éclairer une dizaine d’heures. Source : Augustin Viseux (1991). Mineur de fond . Plon : Terre humaine, Pocket, p. 103-105. A partir des années 1910, l’énergie électrique permit de mieux éclairer les galeries et le transport dans le fond de la mine. Elle permit l’utilisation systématique du marteau-piqueur à air comprimé pour l’abattage du charbon. Cette machine permit un essor considérable de la production de charbon. Cependant, les poussières de charbon dégagée par les marteaux-piqueurs affectèrent les poumons des mineurs qui développèrent la silicose et virent leur espérance de vie se réduire considérablement. Un apparent progrès technique provoqua une catastrophe sanitaire majeure. La combustion de charbon, qui émet du CO2, des oxydes de soufre et d’azote, suscita très vite de nombreux enjeux environnementaux. Les fumées noires provoquèrent une très forte pollution de l’air, le noircissement des façades des bâtiments (d’où le nom de « pays noirs »), des maladies pulmonaires et une forte mortalité. La nationalisation des charbonnages de France en 1945 permit de financer la modernisation des installations et d’accroître la production de charbon dans le cadre de la « bataille de la production » de la Libération. La grève des mineurs en 1963 marqua la déclin définitif de la production charbonnière en France. 4. Le travail dans les grands magasins Le travail dans les grands magasins Nous avons vu que l’un des moteurs de l’industrialisation fut le développement de la consommation, une fois que les besoins liés à la survie de la plus grande partie de la population furent satisfaits. Des entreprises parisiennes suivirent le modèle anglais au début du XIXe siècle. A partir des années 1840, des magasins de « nouveautés » commercialisaient les tissus de la mode du moment. Très vastes pour l’époque, disposant de plusieurs rayons spécialisés dans divers produits, faisant de la publicité dans les journaux, ils étaient financés par des industriels soucieux d’écouler leur production textile. Ils employaient au départ plusieurs dizaines de salariés et s’adressait à des clients aisés comme le montre la gravure ci-dessous : Document : Le grand magasin A la ville de Paris . Lithographie, 1843. Paris, musée Carnavalet. Source : La documentation photographique n°8061, p. 27. Mais les grands magasins se développèrent surtout sous le Second Empire, conformément au récit qu’en fit Zola dans Au bonheur des dames . En 1852, Aristide Boucicaut s’associa avec les frère Videau qui avaient créé Au Bon Marché . Il développa le premier grand magasin offrant un large assortiment de produits dont les prix à faible marge étaient indiqués sur une étiquette. Chaque rayon, mettant en scène les produits, était tenu par des vendeuses, puisque la clientèle était principalement féminine, surveillées par des chef de rayon. Les vêtements n’étaient plus faits sur mesure. Leur coupe était standardisée et ils étaient fabriquée par des ouvrières à domicile. Le magasin fut agrandi à plusieurs reprises : de 300 m² et 12 employés en 1852, il passa à une superficie de 50 000 m² et 1 788 employés en 1877. Il recevait à cette date environ 70 000 visiteurs par jour. Pour attirer la clientèle essentiellement féminine, il créa les premières toilettes pour dames, il créa des catalogues de mode expédiés par la poste et développa la vente par correspondance. Patron paternaliste, Boucicaut créa un caisse de prévoyance et une caisse de retraite pour les employés qui restaient à son service. Les grands magasins de ce type employèrent une main d’œuvre féminine très nombreuse. Ils profitèrent du développement des classes moyennes qui constituaient leur clientèle privilégiée. D’autres sociétés imitèrent ensuite Boucicaut à Paris : les Grands magasins du Louvre en 1855, A la belle jardinière et le Bazar de l’Hôtel de Ville en 1856, Le Printemps et la Samaritaine en 1865, les Galeries Lafayette en 1896. Enfin, les grands magasins sont des marqueurs de l'âge industriel : ils vendaient des produits standardisés produits en grande quantité et pour faire face à l’afflux des visiteurs, leurs locaux s’agrandirent, constitués de métal (pour la hauteur des salles d’exposition) et de verre (pour la luminosité). Document : La coupole des Galeries Lafayette (construite en 1912) aujourd’hui Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_Galeries_Lafayette 5. La ville de l'âge industriel 5.1 La croissance urbaine et l'haussmannisation Avec du retard par rapport aux autres pays d’Europe du nord-ouest, le cadre de vie de la population en France devint progressivement urbain. En 1931, la population urbaine française devint aussi nombreuse que la population rurale, puis continua à s’accroître à la faveur de l’exode rural . En effet, la croissance démographique liée aux progrès de la médecine conduisit à une surpopulation des campagnes par rapport aux terres cultivables disponibles, tandis que l’industrie, située désormais en ville, demandait de plus en plus de main d’œuvre. Les villes industrielles et les grands centres administratifs connurent un fort accroissement de leur population comme l'indique le tableau suivant. La croissance urbaine se fit tout d’abord de manière anarchique. Durant la première moitié du XIXe siècle, les ouvriers connaissaient des conditions de vie effroyables, entassés dans des logements insalubres, des caves, etc., comme le révélèrent les enquêtes de Guépin et de Villermé. Le docteur Villermé mena des enquêtes publiées en 1840 et montrant que les ouvriers se conduisaient mal parce qu'ils vivaient dans des conditions misérables, entassés dans des logements insalubres. Déjà, en 1832, une épidémie de choléra , liée à l’infection de l’eau, fit 20 000 victimes à Paris (dont le président du conseil et ministre de l'intérieur Casimir Perier) et 100 000 au total en France. L'ampleur de l'épidémie et la prise de conscience qu'elle ne touchait pas que les pauvres suscita une grande inquiétude au sein de la bourgeoisie. Comme la médecine de l'époque s'était révélée impuissante face à l'épidémie, on s'intéressa aux questions d'hygiène car on avait établi une corrélation statistique entre le taux de mortalité et l'insalubrité de certains quartiers. Dès lors, des motivations morales conduisirent au développement de l'hygiénisme : il s'agissait de moraliser la classe ouvrière en l'incitant à une meilleure hygiène de vie, afin qu'elle ne pense plus à se révolter, et d'aménager les grandes villes afin de chasser les miasmes vecteurs, croyait-on alors, des maladies. Les aménagements de Paris par le baron Haussmann , préfet de police de Paris de 1853 à 1869 en sont la meilleure illustration. Haussmann mena à Paris une politique d’ urbanisation (extension de l’espace urbain) et d’ urbanisme (aménagement de la ville). A l’intérieur de l’enceinte des fermiers généraux de la fin du XVIIIe siècle (située sur les actuels boulevards extérieurs reliaient la place de l'Etoile à la place de la Nation en passant par Barbès-Rochechouart au nord et par la place Denfert-Rochereau au sud) se trouvaient les 12 arrondissements de Paris. Au-delà se trouvaient les villages périphériques (Passy, Auteuil, Grenelle, Vaugirard, Bercy, Charonne, Belleville, La Villette, La Chapelle, Montmartre, les Batignolles, Les Ternes), dont l’espace était partiellement urbanisé et laissait encore de la place aux activité agricoles et industrielles. Ces villages étaient enserrés par les fortifications construites en 1845 (sur l'emplacement de l'actuel boulevard périphérique). En 1860, Haussmann fit détruire le mur des fermiers généraux et annexa ces villages pour créer le Paris des 20 arrondissements que nous connaissons encore aujourd’hui. La ville compta alors 1,6 million d'habitants. Cette mise en cohérence administrative de l’espace situé à l’intérieur des fortifications en permit l’urbanisation et l’aménagement. Le Paris d'Hausmann . Source : L'Histoire.fr Le contraste est grand avec la carte ci-dessous représentant Paris dans les années 1840 : pas encore de fortifications, pas de grand boulevards reliant les gares entre elles, un lacis de rues étroites (entre 2,5 et 7 m de large sur l'ile de la cité) dans le centre de Paris qui rendaient les transports malaisés. On pensait à l'époque (avant Pasteur) que ces rues pestilentielles, étroites et tortueuses piégeaient les miasmes à l'origine des épidémies. Ajoutons que la plupart des Parisiens s'approvisionnaient en eau aux fontaines publiques, souvent alimentées par les eaux de la Seine. Les installations sanitaires comme les égouts étaient rares (107 km de canalisations en 1852). Les gares étaient situées juste à la limite de l'enceinte des fermiers généraux. Document : Carte d'état-major, années 1840 . Source : Géoportail Document : La rue des Marmousets , située dans l'île de la Cité, dans les années 1850, près de l' Hôtel-Dieu . Document : La rue Tirechamp dans le vieux « quartier des Arcis », démolie au cours de l'extension de la rue de Rivoli . Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Transformations_de_Paris_sous_le_Second_Empire L' île de la Cité et son tissu urbain médiéval avant les travaux haussmanniens (plan Vaugondy de 1771). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris-cite-vaugondy-1771.jpg L'île de la Cité remodelée par les travaux d'Haussmann : nouvelles rues transversales (rouge), espaces publics autour de Notre-Dame (bleu clair) et bâtiments (bleu foncé). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris-cite-haussmann.jpg Obéissant à la perspective hygiéniste, le préfet de Paris Haussmann, entre 1853 et 1870, décida de faire circuler l’air et les hommes en traçant de grands boulevards rectilignes dans le bâti ancien et insalubre. Ces trouées provoquèrent des destructions considérables dans le bâti ancien, comme le montrent les deux plans ci-dessus de l'ile de la Cité. Les nouveaux boulevards furent bordés par des rangées d'arbre et par les grands immeubles « haussmanniens » qui firent désormais l’unité architecturale de Paris. Le tableau de Caillebotte ci-dessous signale l'immense différence entre la ville haussmannienne et la ville héritée du Moyen-Age et détruite par l'haussmannisation. Document : Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie - Jour de pluie à Paris, )au croisement des rue de Turin et rue de Moscou, 1877 . Art Institute of Chicago. Source: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Caillebotte_Rue_de_Paris.jpg Les principaux axes créés ou transformés sous le Second Empire (en rouge) et au début de la Troisième République (en bleu), ainsi que les espace verts aménagés. Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/09/R%C3%A9alisationsUrbaines2ndEmpire.jpg Les plans ci-dessus indiquent la chronologie de l'ouverture des voies Haussmanniennes. Haussmann élabora tout d'abord le "premier réseau",- celui de la "grande croisée" est-ouest / nord-sud (1855-1859) dégageant le centre de Paris : la rue de Rivoli, commencée en 1800 à partir de la place de la Concorde fut prolongée vers l'est jusqu'à la place de la Bastille. Cet axe fut croisé par un axe nord-sud avec le boulevard de Strasbourg vers la gare de l'Est et la rue de Rennes vers la gare Montparnasse. Le deuxième réseau du début des années 1860 doubla la grande croisée par le boulevard de Sébastopol et le boulevard Saint-Michel, coupés par l'axe est-ouest des grands boulevards sur la rive droite. En même temps, de grands axes circulaires (boulevard Magenta, du Port Royal, du Prince Eugène, de l'Alma) entourèrent le vieux centre de Paris et relièrent entre elles les grandes places, les principaux monuments et les gares construites par les compagnies de chemin de fer. On remarquera au passage les références aux victoires militaires du Second Empire, en Italie et en Crimée. Les boulevards du "troisième réseau", dans les années 1870 (en tirets sur le plan), servir à relier entre eux les deux réseaux précédents (boulevard Saint-Germain, Avenue de l'Opéra). Un passage très célèbre du roman d'Emile Zola, La curée , résume l'historique de ces aménagements. Du haut de la butte Montmartre, dans un épisode situé par l'auteur au début du Second Empire, l'affairiste Saccard détaille devant sa femme Angèle le tracé des futurs boulevards : Emile Zola, La curée (1872), Folio classique, 1999, p. 113-114. Les jardins publics furent aménagés par l'ingénieur Alphand pour favoriser également la circulation de l’air (parc Monceau, parc Montsouris, Buttes-Chaumont, les bois de Boulogne et de Vincennes, les squares). La photographie ci-dessous montre le site des anciennes carrières de gypse des Buttes-Chaumont en cours d'aménagement (ici: le promontoire et le pont suspendu construit par Gustave Eiffel), avant l'inauguration du parc des Buttes-Chaumont le 1er avril 1867. Document : vue de l’aménagement du parc des Buttes-Chaumont : le promontoire et le pont suspendu construit par Gustave Eiffel. Cliché Charles Marville . Source: https://www.paris.fr/pages/haussmann-et-marville-une-histoire-de-l-urbanisme-et-de-la-photographie-23455 Document: Le parc des Buttes-Chaumont dans les années 1890. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, PETFOL-VE-1356 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84470040/f34.item Il fallait également faire circuler l’eau. Sous l’impulsion de l’ingénieur Eugène Belgrand, l’eau potable fut acheminée par des canalisations et des aqueducs depuis des sources situées à plusieurs dizaines de kilomètres de Paris vers d’immenses réservoirs. Le volume d'eau distribué à Paris fut multiplié par trois. L’eau courante arriva jusqu’en haut des immeubles de la rive droite en 1865, de la rive gauche en 1875. Les eaux usées furent désormais rejetées dans la Seine par le nouveau réseau d’égouts (plus de 800 km). De même, la nourriture circulait grâce à la construction des Halles par Baltard au centre de Paris (détruites en 1971, elles se situaient à l'emplacement de l'actuel Forum des Halles). Construites en métal et en verre, ces halles sont significatives de la nouvelle architecture industrielle. Document : Halles centrales de Paris. – Vue générale. — Dessin de Lancelot reproduit dans Magasin Pittoresque , t. XXX, janvier 1862, p. 28 Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Les_Halles_4.jpg Document : Les Halles Baltard. Vue intérieure du pavillon central. BnF, Estampes et photographie, VA-229 (C)-FOL Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/image/2e217be5-417e-4bd3-adbd-e19667d3c0e7-halles-baltard-2 Les gares construites par les grandes compagnies de chemin de fer célébrèrent également l'âge industriel avec leurs vastes halles faites de verrières supportées par une armature de fer. La gare du Nord, construite par l'architecte Hittorff et inaugurée en 1865, en offre sans doute l'exemple le plus marquant. N'oublions pas la gare Saint-Lazare peinte à de nombreuses reprises par Claude Monet. Document : la façade monumentale de la gare du Nord avec les statues symbolisant les principales destination du réseau Nord. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gare_du_Nord,_Paris_9_April_2014_013.jpg Document : La halle de la gare du Nord aujourd'hui. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris_Gare_du_Nord_station_-_Flickr_-_TeaMeister.jpg Parallèlement, Haussmann mena une politique de prestige en faisant construire de grands bâtiments mis en valeur par les boulevards : les gares monumentales, l’Opéra Garnier, les théâtres du Chatelet et de la Ville, le Cirque d'hiver, les églises (Saint-François-Xavier, Notre-Dame des Champs, Trinité, Saint-Augustin), les mairies d'arrondissement, la fontaine Saint-Michel etc. Les grands immeubles haussmanniens (3 800 environ) remplacèrent les habitats insalubres des vieux quartiers centraux de Paris, ce qui conduisit à une ségrégation socio-spatiale définitive : la bourgeoisie s’installa dans les immeubles des beaux quartiers et les ouvriers furent refoulés dans les quartiers périphériques. Document : L'avenue de l'opéra avant et après les travaux de percement de l'avenue. Vue depuis le toit de l'opéra de Paris . Source : https://paris1900.lartnouveau.com/paris01/rues/avenue_de_l_opera.htm Document : Dégagement de l'Opéra de Paris devant l’opéra de Paris. Démolition de la butte des Moulins qui s'étendait jusqu'au Louvre, en 1867, lors des travaux du baron Georges Eugène Haussmann . Roger-Viollet / Roger-Viollet. Source : https://www.paris.fr/pages/haussmann-l-homme-qui-a-transforme-paris-23091 Document : Le percement de l'avenue de l'Opéra : l'arasement de la butte du moulin et la destruction des immeubles anciens, vers 1877 . Photographie par Charles Marville. BnF. Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/image/1427acd4-49ca-4210-bd8b-4e31e9173c9c-necessaires-destructions Document : L'avenue de l'Opéra vers 1900. Source : Textes et documents pour la classe n°693, p. 11. Camille Pissarro, Avenue de l'Opéra, soleil, matinée d'hiver 1898, Musée des Beaux-Arts, Reims. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Camille_Pissarro_-_Avenue_de_l%27Opera_-_Mus%C3%A9e_des_Beaux-Arts_Reims.jpg Ces travaux contribuèrent à chasser les populations les plus modestes des taudis du centre de Paris vers la périphérie et vers l'est de Paris, inaugurant ainsi une ségrégation socio-spatiale opposant désormais l'ouest bourgeois et l'est populaire et ouvrier, comme l'indique la carte ci-dessous. Par la suite, le préfet de police de Paris, Eugène Poubelle , prit un arrêté en 1883 obligeant les habitants à déposer leurs déchets ménagers dans un récipient en métal doté d’un couvercle. En 1894, par un autre arrêté préfectoral, il obligea les propriétaires des immeubles à relier leur immeuble au tout-à-l’égout. Pour les historien.ne.s de l’environnement, ces mesures, qui procurèrent un gain d'hygiène considérable, marquèrent également une rupture dans la gestion urbaine. Elles permirent d'expulser hors de l’espace urbain les déchets et les excréments humains et animaux. Auparavant, ces productions étaient systématiquement recyclées par une armée de chiffonniers, près de 100 000 à Paris en 1860 : les chiffons servaient à faire du papier, les os d’animaux servaient à la production de boutons, les excréments servaient d’engrais dans les campagnes environnantes, etc. Mais la logique hygiéniste et les gains de productivité de l’industrie rendirent obsolète cette économie du recyclage que nous appellerions aujourd’hui « circulaire ». 5.2 Une ville industrielle : Le Creusot En France, la ville du Creusot reste le symbole même de la ville industrielle développée au cours du XIXe siècle à partir d’un activité industrielle. En 1782, une fonderie royale de fonte au coke puis une cristallerie y avaient été créées sur une mine de charbon exploitée depuis 1769. Document : Vue de la Fonderie royale du Creusot en 1785 . © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/histoire-du-creusot Les illustration qui suivent sont extraites de : Louis Simonin, Le Creusot et les mines de Saône-et-Loire. Le Creusot, la naissance d’une grande usine, 1865. En ligne : http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/mines_creusot/mines_creusot.php Les frères Schneider, Adolphe et Eugène, rachetèrent l’usine et les mines de charbon en 1836. Profitant des mines de charbon du site, tout en faisant venir le minerai de fer depuis l'ile d'Elbe et l'Algérie, ils ont développé la fonte au coke et le convertisseur Bessemer. Dans les années 1860, cette usine devint un grand centre de productions métallurgiques (rails, locomotives, machines à vapeur de navires, armements). Vue de la cokerie et des puits St-Pierre et St-Paul de la houillère du Creusot en 1865 Document : Plan de l'usine et de la ville du Creusot en 1865 Document : Vue du Creusot en 1865 Dans les années 1860, fut construite la grande forge pour la production de métallurgie lourde qui fit du Creusot l’une des principales régions industrielles françaises. Les frères Schneider abandonnèrent la fonte au bois au profit de la fonte au coke, et ils furent parmi les premiers à expérimenter el convertisseur Bessemer. C’est au Creusot que fut construit le pont tournant de Brest construit en fer inauguré en 1863 et détruit par les Allemands en 1944 . Document : Fabrication des rails de chemin de fer dans l’ancienne forge du Creusot Document : Une pièce de métal est manœuvrée pour être placée sous le marteau-pilon de la forge Par la suite, les usines du Creusot s’équipèrent d’installations gigantesques dont la plus célèbre fut le marteau-pilon de 100 tonnes, en service entre 1877 et 1930, et qui reste encore le symbole de la ville. Dans les années 1860, les usines furent équipés de convertisseurs Bessemer et Martin puis d'un convertisseur Thomas pouvant produire de l'acier en déphosphorant la fonte produite à partir de minerai lorrain phosphoreux. En 1865, les usines du Creusot réalisaient 10 % de la production métallurgique française. Document : La halle du marteau-pilon de 100 tonnes en 1881 . © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/patrimoine-industriel-preserve/le-marteau-pilon Lors de la Grande dépression de la fin du XIXe siècle, Le Creusot abandonna la production de rails de chemin de fer pour la grosse mécanique : locomotives à vapeur, armement (blindage de navires à partir d'aciers spéciaux, artillerie, etc.). Document : Les ateliers d'usinage des usines Schneider du Creusot en 1881 . © CUCM, document Écomusée, reproduction D. Busseuil. Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/decouvrir/le-creusot/passe-industriel/histoire-du-creusot La ville du Creusot s’est développée pour loger la main d’œuvre nécessaire à l’industrie. Alors que les usines du Creusot employaient 2 500 ouvriers en 1845, elles en employaient 10 000 en 1865 et 15 000 en 1878. Pour loger et contrôler cette main d'œuvre, Eugène Schneider appliqua une politique paternaliste à l’égard de la population de la ville. Le paternalisme consistait à organiser tous les rapports entre patrons et ouvriers d’une entreprise au sein et en dehors de l’entreprise. A la logique économique consistant à fidéliser les ouvriers nécessaires à les bonne marche de l’entreprise, s’ajoutait une logique moralisatrice d’inspiration religieuse : les patrons devaient prendre soin des ouvriers qui leur étaient confiés. Il fallait éviter également qu'ils se sentent attirés par les idées révolutionnaires. On rencontre cette logique avec les Peugeot à Montbéliard, les Seydoux au Cateau-Cambresis et les Dollfus en Alsace. Ainsi, les Schneider mirent en place un système de protection sociale (caisse de secours, caisse d’épargne et caisse de retraite), un hôpital, des écoles primaire et une école « communale et industrielle » de formation professionnelle afin d’assurer le renouvellement de la main d’œuvre et sa promotion professionnelle, une église ornée de vitraux représentant Eugène Schneider en Saint-Eloi. A partir de 1865, fut construite une cité ouvrière pour loger les ouvriers dans des maisons individuelles, avec possibilité d’accession à la propriété. Des prêts étaient consentis pour aider l'accession des ouvriers à la propriété si ces derniers possédaient déjà la moitié du prix d'achat de la maison. La culture d’un potager était encouragée : elle fournissait un complément alimentaire à la famille et limitait le séjour des ouvriers au café. Source : Les établissements Schneider. Economie sociale . 1912 http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/economie_sociale/economie_sociale_epargne.php Document : Un élément de la politique paternaliste de Schneider : le logement ouvrier L'acquisition d'un « Bien de famille », jardin ou maison, est d'ailleurs une forme plus féconde encore en heureux résultats que la constitution d'un Capital. Cette possession du sol sur lequel on vit assure un enracinement plus profond de l'idée familiale, de la continuité des traditions (…). Pour faciliter cette possession du foyer et encourager, sous une autre forme, l'esprit d'épargne et de prévoyance, MM. Schneider, inaugurant les premiers ce système (…) ont, depuis 1845, cédé à leur personnel des terrains leur appartenant, bien au-dessous de leur valeur, et ils ont consenti d'importantes avances pour des achats de terrains et la construction de maisons. Toutefois, pour ne pas donner aux familles des désirs disproportionnés avec leurs perspectives budgétaires, les avances ne sont consenties, en principe, aux ouvriers ou employés que s'ils possèdent déjà au moins la moitié de la somme nécessaire à la construction projetée, y compris rachat du terrain. Si l’agent veut d'abord acheter son terrain, en attendant que l'amélioration de sa situation lui permette d'y édifier une maison, il peut obtenir une avance, égale encore à la moitié de la somme nécessaire à cette acquisition. La demande d'avance doit toujours précéder l'acquisition du terrain ou la construction. Aucun prêt ne peut être consenti pour le remboursement de sommes antérieurement dues : ces avances ont pour but de faciliter l'économie et la prévoyance et non de substituer simplement MM. Schneider à des créanciers existants Source : Les établissements Schneider. Economie sociale . 1912 http://www.lecreusot.com/site/decouvrir/histoire/litterature/economie_sociale/economie_sociale_epargne.php Document : Vitrail de l’église Saint-Henri au Creusot (1883) . En bas à droite, Eugène Schneider représenté en Saint-Eloi (patron des forgerons). Source : https://www.creusotmontceautourisme.fr/a-voir-a-faire/activites/sites-et-visites/eglise-saint-henri-3045031#lg=1&slide=3 Alors qu’elle était peuplée de 2 700 habitants en 1836, la ville atteignit 26 000 habitants en 1872 et 38 000 en 1921. Cette progression du nombre d'habitants est caractéristique d'une ville industrielle attirant énormément de population, notamment avec l'exode rural. Mais la ville du Creusot reste un cas particulier dans le processus d'urbanisation qui, en France, fut beaucoup plus lent que dans els autres pays industrialisés. La photographie ci-dessous montre l'ampleur des fumées et le caractère malsain de l'environnement pour les populations. Document : Vue de la ville du Creusot (plaine des Riaux) depuis la grande cheminée de la plate‑forme des hauts-fourneaux, le 19 juillet 1916 Source : https://books.openedition.org/igpde/docannexe/image/4967/img-2.jpg L’espace de la ville était organisé autour du château de la Verrerie, ancienne verrerie royale et lieu de résidence de la famille Schneider. Adolphe Schneider fut maire, conseiller général et député du Creusot jusqu’à sa mort en 1845. Son frère Eugène repris son mandat de conseiller général et de député et président du corps législatif (équivalent du président de l'Assemblée natiànale) de 1852 à 1870. Il était toujours élu triomphalement. La logique moralisatrice du paternalisme ne s’accommodait pas du syndicalisme et des grèves. Pourtant, le Creusot fut de théâtre de grandes grèves en 1870 puis en 1871, lors de la Commune de Paris, et en 1899. Mais le Creusot échappa aux grèves du Front populaire en 1936 en raison d’une intense répression syndicale. Document : Jules Adler, La grève au Creusot (1899) . Musée des Beaux-arts de Pau Source : https://histoire-image.org/etudes/greve-creusot-1899-0 Sur la grève de 1870, voir le dossier très complet sur le site Retronews : https://www.retronews.fr/politique/echo-de-presse/2018/03/13/janvier-1870-le-creusot-en-greve 6. La naissance de la question ouvrière 6.1 Vers l'organisation d'un mouvement ouvrier Dans la première moitié du XIXe siècle, les élites au pouvoir prirent conscience de l’existence de la classe ouvrière , tandis que cette dernière prit conscience d’elle-même au cours des luttes qu’elle mena pour obtenir une amélioration de ses conditions de vie et de travail. Ce que l’on nomma alors la question ouvrière désigne d’une part la prise de conscience par les élites économiques politiques et intellectuelles de la misère ouvrière et de sa construction comme un problème politique et désigne d’autre part l’essor, dans l’espace publics, de journaux ou de mouvements qui s’expriment au nom de la classe ouvrière. En France, les dirigeants politiques prirent conscience de cette question sociale en découvrant l’extrême misère dans laquelle vivaient les ouvriers et des risques politiques et démographiques (la très forte mortalité infantile et la faible espérances de vie des ouvriers avant 1850 risquaient de provoquer un déclin démographique de la France) qui en découleraient. Ils s’inquiétaient également de l’état physique des ouvriers des grandes régions industrielles qui ne pouvaient de ce fait accomplir leur service militaire ce qui risquait d’affaiblir l’armée française. En 1841, 61 % des jeunes gens du département du Nord (un département déjà très industrialisé) en âge de faire leur service militaire furent réformés en raison de leur état physique. A Amiens, dans les années 1830, alors qu'il fallait 193 conscrits des classes aisées pour fournir 100 hommes aptes au service militaire, il en fallait 383 dans les classes populaires. Des enquêtes célèbres documentèrent cette misère, Nantes au XIXe siècle (1835), du docteur Guépin et surtout Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840), de Villermé. Ces ouvrages signalent les effets destructeurs du temps de travail, de 10 à 15 heures par jour, des conditions de travail (le bruit et la chaleur des usines métallurgiques, les poussières dans l'air des usines textile, la pénibilité physique des travaux), des salaires de misère qui permettaient tout juste de survivre. Ces ouvrages documentent également l'insalubrité des logements ouvriers, souvent humides, malsains et surpeuplés. Le célèbre et magnifique poème de Victor Hugo, ci-dessous, illustre cette prise de conscience, par certaines personnes, de la situation terrible des ouvriers dans la première moitié du XIXe siècle. Document : Victor Hugo : Melancholia, poème écrit en 1838 et publié en 1856 dans le recueil Les contemplations Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ? Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ? Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement Dans la même prison le même mouvement. Accroupis sous les dents d'une machine sombre, Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre, Innocents dans un bagne, anges dans un enfer, Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer. Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue. Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue. Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes, Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! Ô servitude infâme imposée à l'enfant ! Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée, La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée, Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! - D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin ! Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre, Qui produit la richesse en créant la misère, Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil ! Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ? Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme, Une âme à la machine et la retire à l'homme ! Que ce travail, haï des mères, soit maudit ! Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit, Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème ! Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même, Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux, Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux ! En outre, la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde de 1791, qui avaient interdit en France les corporations (les syndicats), le décret de 1803 qui avait interdit les coalitions d’ouvriers (les grèves), et l‘instauration du livret ouvrier en 1803 (voir le post sur la Révolution française et l’Empire), empêchaient légalement les ouvriers de se défendre. Toutes ces interdictions étaient reprises dans les articles 414, 415, 416 du Code pénal. En outre, l'article 1781 du Code civil plaçait les ouvriers sous la dépendance de leur patron. Il indiquait : "Le maitre est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement des des salaires de l'année, et pour les acomptes donnés pour l'année courante". Cependant, à partir des années 1830, les ouvriers se révoltèrent à plusieurs occasions et, malgré la répression féroce dont ils furent victimes, ils commencèrent à se faire entendre. Progressivement, émergea la nécessité pour la classe ouvrière de s’organiser elle-même pour défendre ses intérêts. D’un côté, les ouvriers mirent en place des sociétés de secours mutuel pour venir en aide aux ouvriers malades, ainsi que des coopératives d’achat de denrée de première nécessité. Chacun cotisait à une caisse de secours mutuel organisée par professions et par régions. En cas de maladie ou d'accident du travail, la caisse fournissait un secours à ses adhérents. A la veille de la révolution de 1848, on comptait en France environ 2 000 sociétés de secours mutuel qui apprirent la solidarité et l'entraide aux ouvriers. Elle furent réorganisées dans un sens autoritaire par un décret de 1852 qui leur attribuait un local et une subvention de l'Etat si elles acceptaient que leur bureau soit nommé par l'Etat. En 1869, plus de 6 000 sociétés de secours mutuel regroupaient près de 800 000 sociétaires. D’un autre côté, les ouvriers commencèrent à s’organiser pour imposer des modifications de leurs conditions de travail et des hausses de salaires, et pour changer la société (voir le post sur "1892 : le centenaire de la République" pour l'évocation de la révolte des Canuts lyonnais et de la Commune de 1871). Cette évolution découlait également de la concentration croissantes des ouvriers dans de grandes usines qui prirent ainsi conscience de leur nombre et de leur force. La création d’une section française de l’Association internationale des travailleurs (AIT, la première Internationale, basée à Londres) en 1864 contribuèrent à l’émergence postérieures d’organisations ouvrières syndicales et politiques constituant le mouvement ouvrier proprement dit. L'AIT, dirigée notamment par Karl Marx, permit en effet les rencontres entre des délégations ouvrières de l'Europe entière durant les années 1860. La répression de la Commune en 1871 porta un coup terrible au mouvement ouvrier français. La loi de 1884, autorisant les syndicats, aida à la construction d'organisations syndicales. Des fédérations de métiers existaient de façon plus ou moins clandestine et éphémère. Dans les années 1890, le syndicalisme ouvrier se constitua sur deux bases. Sur une base locale furent d'abord créées les bourses du travail qui regroupaient les ouvriers d'une localité, sans distinction de métiers. En 1892, se tint à Saint-Etienne le Congrès constitutif de la Fédération nationale des bourses du travail rapidement dirigé par Fernand Pelloutier. En 1911, il existait 140 bourses du travail, soit une par ville importante. Elles servaient de soutien local en cas de grève, elles créèrent des coopératives et des caisses de secours, et contribuèrent à l'éducation ouvrière. D'autre part, la Confédération Générale du Travail (CGT) fut ensuite créée en 1895 sur une base confédérale : elle regroupait des bourses du travail et des fédérations de métiers pour coordonner l'action syndicale à l'échelle nationale. La CGT était dominée par le syndicalisme révolutionnaire qui associait la lutte pour l'amélioration des conditions de vie et de travail au renversement du capitalisme afin d'instaurer une société plus juste. La CGT défendait à cet égard le mot d'ordre de grève générale. En 1906, la CGT adopta la Charte d'Amiens qui établit l'indépendance du syndicat vis-à-vis des partis politiques car les anarchistes qui la dirigeaient n'étaient pas convaincus par le discours apparemment révolutionnaire porté par les partis socialistes. Document : La charte d'Amiens, adoptée au 9e congrès de la CGT, le 13 octobre 1906 La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat (...). Dans l'œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc. (...). Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme ; il prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance sera, dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale (...). En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors ou à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale (...). La première décennie du XXe siècle fut marquée par des mouvements de grève profonds et violemment réprimés. En 1907, les vignerons de l'Aude se révoltèrent à cause de la chute des prix du vin et de leurs revenus. Le 17e régiment d'infanterie refusa de marcher contre eux et se mutina. L'année suivante, en 1908, éclata une grève des ouvriers du bâtiment à Draveil, Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges (actuel département du Val-de-Marne) pour obtenir une hausse des salaires et la réduction de la journée de travail à 10 heures. Clémenceau, ministre de l'intérieur, envoya l'armée qui tua quatre ouvriers. En 1910, les cheminots lancèrent la première grève générale de leur profession pour obtenir la journée de repos hebdomadaire et une augmentation des salaires. Le président du conseil, Aristide Briand, un ancien socialiste (voir le § suivant), réquisitionna 15 000 cheminots pour casser le mouvement de grève. Parallèlement au mouvement syndical, le mouvement politique se structura progressivement. Jules Guesde (1845-1922), introducteur (un peu simplificateur et schématique) du marxisme en France créa le Parti ouvrier français en 1882. Il considérait que le fait de se présenter aux élections législatives et municipales devait servir de tribune pour faire connaitre ses idées. Mais, selon lui, l'action politique devait d'abord préparer la révolution socialiste et la prise du pouvoir politique et économique par la classe ouvrière. Ce parti adopta comme hymne L'Internationale vers 1895. En parallèle, autour de Paul Brousse (1843-1912) fut créée la Fédération des travailleurs socialistes de France accordant la priorité à la conquête électorale des municipalités et les revendications pour les réformes immédiates destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers. Ce parti était qualifié de "possibiliste" et considérait que la conquête démocratiques et les réformes possibles en fonction du contexte politique permettraient d'accéder au socialisme. De cette époque date le débat entre les "révolutionnaires" et les "réformistes": peut-on changer la société en préparant la révolution ou en s'attachant d'abord à l'obtention de réformes sociales progressives ? Jean Allemane (1843-1935), un ancien communard, quitta le parti de Brousse en lui reprochant son électoralisme pour fonder le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire afin de s'adresser en priorité aux ouvriers et aux syndicats, car il pensait que la lutte politique devait être première. Enfin, de nombreuses personnalités, parfois maires ou députés (Jean Jaurès, Alexandre Millerand, Jules Vallès, Benoit Malon. ..) restèrent au départ éloignées des partis socialistes. Ces partis connurent plusieurs recompositions. En 1901, Guesde, Allemane, Vaillant et Cachin se rassemblèrent dans le Parti socialiste de France marxiste et révolutionnaire. En 1902, Jaurès et Briand créèrent de leur côté le Parti socialiste français plus modéré et favorable aux réformes concrètes immédiates. Jean Jaurès lança L'Humanité , le journal de ce parti, en 1904. Finalement, les partis se réclamant de la classe ouvrière se rassemblèrent dans le Parti socialiste unifié, plus connu sous le nom de Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), en 1905. Ce parti, dirigé par Jean Jaurès (1859-1914), se définissait comme un parti de luttes de classes, hostile à l'Etat bourgeois, tout en s'investissant dans le combat électoral et parlementaire afin de faire voter des réformes favorables à la classe ouvrière. En 1906, la SFIO comptait 36 000 adhérents et 51 députés, et 103 députés en 1914. Enfin, n'oublions pas le mouvement anarchiste, alors très puissant et investi principalement dans le syndicalisme et la CGT avant 1914. Encadré : quelles différences entre communistes et anarchistes ? Les différences entre ces deux mouvements politiques peuvent sembler minces : tous deux souhaitent renverser la société capitaliste pour créer une société sans classes et sans exploitation, dirigée par la classe ouvrière (on dirait aujourd'hui les travailleuses et les travailleurs). Comme le mot "communiste" est devenu très polysémique, je préfère parler ici du marxisme. Dans le détail, les différences sont considérables. Les anarchistes considèrent qu'il faut organiser la grève générale qui ne manquera pas de faire tomber le pouvoir de la bourgeoisie et qui permettra d'arriver directement à une société sans classes. Les marxistes pensent également que la classe ouvrière doit s'emparer du pouvoir afin de l'exercer suivant le modèle de la Commune de Paris, des soviets russes en 1917 ou des conseils de soldats et d'ouvriers lors de la révolution allemande de 1918-1919 : les travailleuses et les travailleurs délibèrent et décident souverainement au sein d'assemblées locales ou d'assemblées d'entreprises (en russe : les soviets) et communiquent leurs décisions à l'échelon représentatif supérieur, selon une forme de démocratie directe. C'est ce que l'on a appelé la "dictature du prolétariat". L'Etat existe toujours, mais sous une forme différente de celle de l'Etat bourgeois, afin de "gouverner les hommes" au moins provisoirement. Les entreprises ne sont plus victimes de la concurrence et de l'anarchie du marché capitaliste car elles sont mises au service des besoins de la population qui les dirige. Dans cette société où tous les besoins sont satisfaits, l'Etat devient alors progressivement inutile, il "dépérit" et finit pas disparaitre pour laisser la place à une société où "le gouvernement des choses" remplace le gouvernement des hommes. Ces divergence ne sont pas anodines. Le débat entre Marx et Bakounine a conduit à la disparition de l'AIT. Les anarchistes se sont opposés aux bolcheviks durant la guerre civile en Russie (1918-1921), puis aux trotskystes durant la guerre d'Espagne (les militants des deux mouvements étant massacrés par les membres des partis communistes inféodés à Staline). Chacune et chacun est libre de s'intéresser ou non aux différences entre ces deux mouvements politiques. Ils ont en commun de vouloir construire un monde meilleur, et c'est peut-être là l'essentiel. 6.2 Les débuts de la législation sociale en France Les débuts de l’industrialisation furent une période très sombre pour les ouvriers et surtout pour les femmes et les enfants. Les femmes et les enfants représentaient jusqu’à 75 % de la main d’œuvre de l’industrie textile en France vers 1840, où les tâches répétitives exigeaient peu de force physique et peu de qualifications. La petite taille des enfants leur permettait de se glisser dans des endroits inaccessibles aux adultes pour renouer des fils cassés. Dans les mines en revanche, le travail des enfants de moins de 10 ans au fond de la mine fut interdit en France dès 1810. Les femmes, pour des raisons que nous qualifierions aujourd’hui de sexistes, étaient reléguées à la tâche peu rémunérée du tri du charbon. Source : Alain Dewerpe, Le monde du travail en France 1800-1950 , Armand Colin, Cursus, 1989, p. 125-126. En France, les premières lois sociales ne furent pas arrachées par des luttes syndicales mais octroyées par les gouvernants pour des raisons essentiellement morales. La loi du 22 mars 1841 interdit le travail des enfants de moins de 8 ans et fixa à 8 heures la journée de travail des enfants âgés de 8 à 12 ans dans les entreprises de plus de vingt salariés. De 12 à 16 ans, ils pouvaient travailler 12 heures par jour. Elle interdit également le travail de nuit des enfants de moins de 13 ans. Cette loi avait été adoptée parce que l’on craignait de ne plus pouvoir faire effectuer leur service militaire aux jeunes gens qui avaient déjà passé de longues années en usine et dont l’état physique était déplorable. Il fallait également éviter de provoquer une pénurie de main d’œuvre en lui imposait trop tôt des travaux pénibles et dangereux. Cependant, en l’absence de d'inspecteurs du travail, cette loi ne fut pas appliquée. Document : la loi du 22 mars 1841 (extrait) Article 2 : Les enfants devront, pour être admis, avoir au moins huit ans. De huit à douze ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de huit heures sur vingt-quatre, divisées par des repos. Ce travail ne pourra avoir lieu que de cinq heures du matin à neuf du soir. Napoléon III, soucieux de gagner le soutien des ouvriers prit un certain nombre de mesures sociales au cours des années 1860. Le droit de grève fut reconnu en France par la loi du 25 mai 1864. En 1868, l'article 1781 du Code civil fut abrogé. Le décret du 7 décembre 1868 créa un corps d'inspecteurs du travail officiels. La loi de 1874 interdit le travail en usine des enfants de moins de 12 ans. Elle proscrivit le travail de nuit des garçons de moins de 16 ans et des filles de moins de 21 ans. Cette loi fut également adoptée selon des considérations morales : les députés monarchistes qui avaient voté cette loi, pétris de préjugés à l’égard des classe populaires et de leurs supposées mœurs dissolues, craignaient les effets d’une promiscuité entre jeunes gens et jeunes filles, la nuit dans les usines. Des inspecteurs départementaux étaient chargés de faire respecter cette loi. C’est seulement par la loi de 1892 que le travail de nuit des femmes majeures fut interdit. Cette loi interdit également le travail des enfants de moins de 13 ans (12 ans s'ils avaient le Certificat d'études) et limitait à 10 heures la journée de travail des moins de 18 ans. La loi de 1898 sur les accidents du travail reconnaissait enfin la responsabilité du patron. L'histoire de la loi sur le repos hebdomadaire est également intéressante. En 1814, le dimanche fut instauré comme jour de repos hebdomadaire pour les salariés. Il est supprimé en 1880 car trop clérical (en compensation les ouvriers qualifiés qui pouvaient se le permettre n'allaient pas au travail le lundi, journée appelée le "saint lundi"). Donc la plupart des ouvriers ne bénéficiaient même plus d'un repos hebdomadaire légal ! Le repos du dimanche fut rétabli pour les femmes et les enfants par la loi de 1892, et pour les hommes en 1906. En 1910, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes fixa l’âge de départ à la retraite à 65 ans (nous n’évoquerons pas à cet égard la volonté de l’actuel président de la république de nous faire revenir à la situation de 1910…). Cette mesure suscita une forte opposition de la CGT car, en 1910, peu d’ouvriers et de paysans vivaient jusqu’à 65 ans. Une particularité de la France était le rôle assigné à l’État de protéger les enfants et les femmes, futures mères, afin de garantir la démographie du pays ainsi que le bon déroulement du service militaire. Sous la Troisième république d’idéologie libérale, les républicains considéraient que les hommes, majeurs et citoyens, devaient pouvoir s’organiser collectivement s’ils le souhaitaient pour la défense de leurs intérêts. C’est pourquoi la loi Waldeck-Rousseau de 1884 légalisa les syndicats. Les revendications des ouvriers, outre la question vitale des salaires, portait surtout sur la durée du temps de travail quotidien. En 1848, elle fut réduite à 10 heures à Paris (pour tenir compte du temps de trajet vers l’usine) et à 11 heures en province. A partir de 1890, le mouvement ouvrier international décida de la faire de la journée du 1er mai une journée de grève et de revendications pour l’obtention de la journée de 8 heures. Ces grèves furent violemment réprimées. L’armée tira sur les grévistes à Fourmies (Nord) en 1891, tuant 10 ouvriers dont deux enfants. Il n’était pas rare que des ouvriers soient licenciés pour fait de grève le 1er mai. En France, la journée de 8 heures fut octroyée en 1919 car le gouvernement craignait une forte vague de contestation inspirée par la révolution russe. En effet, la période 1919-1920 connut une vague de contestation sans précédent : les grève mobilisèrent des millions de personnes et la manifestation du 1er mai 1919 réunit 500 000 manifestants à Paris. Le mouvement de grèves reflua ensuite jusqu'au Front populaire. La victoire de l’alliance électorale du Front populaire (rassemblant radicaux, socialistes et communistes) mais surtout la grande grève de mai-juin 1936 gagnèrent la semaine de 40 heures (la « semaine anglaise » avec repos le samedi et le dimanche), deux semaines de congés payés et une hausse substantielle des salaires. Après la Libération, en 1945, l’application du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), conduisit à la mise en place de la Sécurité sociale et de ses différentes branches : maladie, allocations familiales, accidents du travail, retraites. Même si ces acquis figurent dans le préambule de la constitution de 1946, nous savons qu’ils demeurent fragiles et sont menacés, aujourd’hui plus que jamais. Conclusion Il est désormais beaucoup question de l’anthropocène, concept forgé par le prix Nobel de chimie Paul J. Cruzen au début des années 2000. Par ce concept, on considère que l’humanité a une telle influence sur le climat et la biodiversité qu’il faut lui donner le nom d’une nouvelle ère géologique. De nombreux débats existent sur la pertinence de ce concept et sur la date de départ de cette nouvelle ère géologique (au néolithique ? Au début de l’industrialisation ? avec la bombe atomique dont les radiations restent dans la couche géologique ?). Il reste évident que l’industrialisation est la principale cause du réchauffement climatique. Les historien·ne.s de l’environnement (J.-B. Fressoz, F. Graber, F. Locher, C.-F. Mathis, etc.) ont mené ces dernières années des travaux qui ont complètement remis en cause des certitudes bien ancrées. On a longtemps cru que l’industrie était apparue dans un monde non régulé où les populations n’avaient pas conscience des dégâts que pouvaient occasionner l’industrie. On pensait que, progressivement, sous l’action des États et des citoyens de mieux en mieux informés, les industriels avaient dû respecter une législation et des normes de plus en plus contraignantes pour respecter la santé des ouvriers et des populations environnantes. Nous savons désormais qu’il n’en est rien. A la fin du XVIIIe siècle, les conceptions médicales de l’époque conduisaient à considérer les effluves industrielles comme des vecteurs de maladie. La police avait tout pouvoir pour interdire les activités industrielles susceptible d’attenter à la santé des riverains. Or, sous le Premier Empire, se développa en France l’industrie chimique productrice d’acide sulfurique et de soude, produits nécessaires à l’industrie textile. Sous la pression de Chaptal, chimiste et industriel, fut adopté le décret impérial de 1810 qui soumettait l’implantation des usines polluantes à l’autorisation du préfet ou du sous-préfet et ôtait à la police le droit de les fermer en cas de nuisance. Cette mesure, qui fut étendue ensuite aux machine à vapeur, sécurisait les investissements des industriels car les riverains mécontents n’avaient plus pour seul recours que de les poursuivre en justice afin d’obtenir des dommages et intérêts, en aucune façon pour obtenir la fermeture de l’usine incriminée. Il suffisait aux pollueurs de créer une ligne dommages et intérêts dans leur budget prévisionnel pour continuer à polluer. Bien plus, les historien·ne.s, étudiant les controverses et les débats politiques de l’époque, ont montré que les femmes et les hommes du XIXe siècle avaient totalement conscience des risques que leur faisait courir le développement industriel. Contrairement à ce que nous imaginons aujourd’hui, la crainte d’un changement climatique consécutif à la combustion de charbon et à la déforestation était très largement partagée. Par exemple, en 1821, le ministère de l’intérieur français commanda une enquête auprès des préfets pour répertorier les indices d’un changement climatique dans leur département. Les protestations contre l’installation d’industries polluantes à proximité des habitations furent nombreuses. Par exemple, les Parisiens s’inquiétèrent longtemps à propos de l’éclairage au gaz de la ville à partir des années 1820. Le « gaz de ville » était alors produit par distillation de charbon dans des « usines à gaz », puis stocké dans d’énormes gazomètres, situés en pleine ville et dont certains explosèrent, avant de circuler dans des canalisations qui alimentaient les réverbères et les becs de gaz dans les logements. Pour faire face aux oppositions et pour rendre ces équipements socialement acceptables, des normes de construction et de sécurité furent fixées par les scientifiques. Si un accident survenait, on en imputait toujours la cause à une défaillance humaine ou à une erreur technique, et non pas aux caractéristiques intrinsèques de l’installation industrielle elle-même. En cas de besoin, les échelles des normes pouvaient être modifiées pour justifier « scientifiquement » une pollution rendue acceptable de ce fait. Ce processus de modification des normes officielles est largement utilisé aujourd’hui encore pour autoriser l’usage de pesticides ou de conditionnements des produits alimentaires, présentés comme cancérogènes au-delà de ces normes et inoffensifs en deçà… Le développement industriel fut donc en partie rendu possible par la minoration et la justification scientifique du risque industriel et climatique, qui était bien connu dès le début du XIXe siècle, et par la sécurisation, par la loi, des investissements industriels très coûteux.
- La Première guerre mondiale
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Quelques références BEAUPRE, Nicolas (2020). La Première Guerre mondiale 1912-1923. Documentation photographique n° 8137. CNRS éditions. BOUCHERON, Patrick (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France. Paris : Seuil. CAILLET, Florence (dir.) (2011). La vie dans les tranchées. Textes et documents pour la classe n°1024. Scéren. COLLECTIF (2014). 14-18, un monde en guerre. CNRS Le journal. En ligne : 14-18, un monde en guerre | CNRS Le journal DUCLERT, Vincent (2019). Les génocides. La documentation photographique n° 8127. CNRS éditions. PROST, Antoine et WINTER, Jay (2004). Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie. Paris : Seuil, Points. Mots-clés du cours: Traces, Guerre mondiale, Guerre totale, James Reeves Europe, Tranchées, No man’s land, Offensives, La Somme, Verdun, Violence de guerre, Expérience combattante, Correspondance, Renault, Citroën, Profiteurs de guerre, Femmes, Munitionnettes, Midinettes, Marie Curie, Soldats et travailleurs coloniaux, Force noire, ANZAC, Banania, Chevaux, Grippe espagnole, Cultures de guerre, Artisanat des tranchées, Deuil, Gueules cassées, Commémorations, Monuments aux morts, Nécropoles, Représentations de la guerre, Bourrage de crânes, Génocide des Arméniens. Plan du cours Que dit le programme ? Introduction : trois configurations historiographiques 1. Le déroulement de la Première Guerre mondiale 1.1 Le déclenchement de la guerre 1.2 Les trois phases de la guerre 1.3 Un difficile retour à la paix 1.4 Les Américains à Brest 2. La guerre de tranchées 2.1 Combattre dans les tranchées 2.2 Le rôle de la correspondance avec les proches 2.2 Une guerre industrielle 2.3 La place des femmes dans la guerre 3. Un conflit mondialisé 3.1 Les soldats et les travailleurs coloniaux 3.2 Les flux mondiaux d’animaux 3.3 Les flux de microbes : la grippe espagnole 4. Les objets de l’approche culturelle de la guerre 4.1 Les cultures de guerre 4.2 Le deuil et la mémoire 4.3 L’histoire environnementale de la guerre 4.4 Représenter la guerre 5. Le génocide des Arméniens Conclusion Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3, classe de CM2 (2020) Extrait de la fiche EDUSCOL Deux guerres mondiales au vingtième siècle Les Première et Seconde Guerres mondiales sont encore très présentes dans l’espace géographique proche des élèves mais aussi dans leur environnement social, civique et culturel et ont des résonances dans les mémoires familiales. On pourra ainsi aborder les deux guerres mondiales par les traces visibles qu’elles ont laissées : empreintes dans le paysage, cimetières, destructions et reconstructions d’une part, et par leurs traces symboliques et mémorielles d’autre part : on peut alors s’appuyer sur le patrimoine local et familial ainsi que sur les lieux mêmes où celles-ci sont conservées (archives publiques et personnelles, monuments aux morts, rôle des témoins). Solliciter l’histoire locale sensibilisera l’élève à une mémoire collective proche, un héritage partagé. Le monument aux morts, présent dans chaque commune, peut être l’occasion de mettre en évidence la puissance de l’épreuve traversée, la nature du bilan humain et l’impact de la guerre au niveau des familles et des communes. L’accès au patrimoine documentaire (notamment accessible grâce aux ressources numériques) amène à confronter les archives locales ou même personnelles et les sources officielles qui relèvent de l’histoire nationale. À titre d’exemples, les cartes du combattant, les affiches de propagande, les articles de journaux, les correspondances de poilus, les lieux de mémoire, les plaques commémoratives, les traces des combats dans le paysage, les objets, uniformes (casques, masques à gaz…) pourraient conduire les élèves à identifier et classer les traces mémorielles qui ont un impact durable. Le recueil de témoignages oraux ou écrits peut permettre de comprendre un évènement tel qu’il a été vécu en entendant la parole d’un témoin. Les récits de vie viennent personnaliser et enrichir l’histoire écrite. Le témoignage d’un poilu au cours de la bataille de Verdun par exemple peut servir à illustrer la vie dans les tranchées, celui d’un enfant juif sous l’occupation fera découvrir la persécution. À partir de ces témoignages, les élèves seront amenés à comprendre la portée symbolique d’évènements clés : la bataille de Verdun en 1916, le débarquement du 6 juin 1944. On peut placer en regard de ces témoignages de grandes figures comme celle de Charles de Gaulle, dont l’itinéraire fait le lien entre les deux conflits mondiaux (ainsi qu’avec le second sous-thème pour la réconciliation franco-allemande). Si les deux guerres sont étudiées successivement, une approche comparée peut permettre de dégager les analogies mais aussi les spécificités, la singularité de chacune des deux guerres. Cette entrée pourra porter sur les acteurs du conflit, les types de combats (armement, phases du conflit), la vie à l’arrière, le rôle des femmes, le bilan et l’impact durable sur les sociétés européennes des deux conflits. Combinées à une chronologie, les cartes peuvent, dans un premier temps, servir de support à un rappel de quelques évènements clés de chaque conflit. Le programme et la fiche EDUSCOL nous incitent à aborder les deux guerres mondiales à travers les traces qu’elles ont laissé dans l’espace géographique proche des élèves et aussi dans l’espace social plus large. Cette approche est particulièrement intéressante car l’histoire est « connaissance par traces ». Les historien.ne.s partent des traces toujours présentes dans le présent pour remonter vers la période du passé qui les a produites. Mais les traces de la Première Guerre mondiale ne se retrouvent pas partout dans l’espace français, à l’exception des monuments aux morts présents dans chaque commune. D’autre part, le patrimoine familial lié à la guerre tend à disparaître progressivement au fil des héritages, même si de nombreuses familles gardent encore précieusement des objets, des carnets, des lettres des arrières-arrières grands-parents qui subirent cette guerre. Il arrive que des familles issues de l’immigration gardent le souvenir d’un arrière-arrière grand-père enrôlé dans un régiment de tirailleurs sénégalais, de goumiers ou de spahis. Malgré tout, pour étudier la Première Guerre mondiale, nous devons travailler à partir de traces, mais pas forcément de traces locales ou du patrimoine familial qui ne sont pas toujours disponibles. Introduction : trois configurations historiographiques Pour savoir comment enseigner une période historique, il est utile de savoir comment les historien.ne.s l’abordent. L’historien Antoine Prost a montré que trois générations d’historiens ont étudié la guerre selon une approche spécifique à chacune d’elles, ce qu’il nomme des configurations historiographiques . Ces approches répondent aux préoccupations de chaque génération. Elles ne sont pas contradictoires, elles se complètent. La première configuration, développée dans les années 1920 et 1930 par des historiens qui avaient combattu dans les tranchées, fut militaire et diplomatique. Les historiens voulaient comprendre le déroulement du conflit. Ils retracèrent les grandes étapes de la guerre, les opérations militaires, le déroulement des batailles. Ils étudièrent également les documents diplomatiques afin de comprendre les causes du cataclysme (le choc des impérialismes, l’engrenage des alliances, la responsabilité des différents États, etc.) mais aussi la logique des traités de paix. Cette histoire diplomatique fut promue notamment par Pierre Renouvin, le fondateur de l’histoire des relations internationales qui avait perdu son bras gauche à la guerre. Paradoxalement, les soldats étaient absents de ces travaux qui cherchaient à comprendre en priorité comment les membres des gouvernements, les diplomates et les généraux avaient pris leurs décisions. La deuxième configuration, développée à partir des années 1950-1960, fut économique et sociale et porta sur les rapports entre les classes sociales. Les historiens s’intéressaient à la façon dont les combattants, les femmes, les ouvriers, les paysans vécurent la guerre. Ils étudièrent les combats dans les tranchées, le travail des femmes dans les campagnes et dans les usines d’armement, l’organisation de l’économie de guerre par les États belligérants. Cette configuration est à l’origine du concept de guerre totale , lié à celui de guerre mondiale , articulant l’étude des combats dans les tranchées à la mobilisation de la main d’œuvre et des ressources économiques des métropoles comme des colonies, pour la production d’armement destinée à approvisionner le front. Cette logique sociale et globale conduisit à étudier les mouvements sociaux, les mutineries de soldats ainsi que les mouvements révolutionnaires issus de la guerre. La troisième configuration historiographique, depuis les années 1990 et toujours en vigueur aujourd’hui, est culturelle. En lien avec l’intérêt nouveau porté par les sciences sociales aux acteurs et à leur pouvoir d’agir, à leur agency , elle étudie la façon dont les femmes et les hommes du passé vécurent la guerre, la représentèrent (par leur courrier, par l’art et la littérature, mais aussi par les objets fabriqués dans les tranchées, par les jouets des enfants et le matériel scolaire) se la représentèrent et l’éprouvèrent (la souffrance, la mort, le deuil) et la subirent (la révolte, le recours à la religion), et la façon dont nous en portons la mémoire aujourd’hui encore. En effet, la mémoire de la Grande Guerre est toujours présente aujourd’hui. En témoignent la production jamais interrompue de bandes dessinées, de romans et de films sur le sujet, ainsi que l’émotion qui saisit les Français lors de la disparition du dernier Poilu, Lazare Ponticelli, en 2008. Par cette configuration, les historien.ne.s s’orientèrent vers l’anthropologie. Cette configuration mobilise les concepts liés de culture de guerre , de violence de guerre , d ’ expérience combattante . La culture de guerre renvoie aux représentations, aux expériences et aux pratiques liées à la guerre. Ces trois configurations ne sont pas contradictoires, elles se complètent. Très logiquement, nous devons mettre l’accent sur les savoirs développés par les historien·ne.s inscrit·es dans la troisième configuration historiographique. Le programme et la fiche Eduscol nous y incitent en mettant l’accent sur la violence de guerre, l’expérience combattante et la mémoire de guerre que nous portons encore aujourd’hui. D’ailleurs, le sujet de l’épreuve du CRPE de la session de 2022 est organisé en ce sens. Cependant, il semble hésiter entre la culture de guerre et la notion de guerre totale : il évoque les tranchées et l’expérience combattante, la mobilisation de la main d’œuvre féminine et les emprunts de guerre, la mobilisation des esprits et la représentation de la guerre. Pour cette raison, il semble nécessaire d’évoquer également certains éléments des deux premières configurations historiographiques. 1. Le déroulement de la Première Guerre mondiale 1.1 Le déclenchement de la guerre Rappelons que cet aspect n’est pas à traiter avec les élèves en classe de CM2. Nous le citons uniquement pour mémoire. Traditionnellement, nous considérons que la Première Guerre mondiale dura du mois d’août 1914 au mois de novembre 1918. Aujourd’hui, les historien·nes pensent qu’elle débuta vraiment dans les Balkans en 1912-1913. La péninsule balkanique appartenait initialement à l’Empire ottoman qui y perdait du terrain depuis le début du XIXe siècle : attribution de la Bosnie à l’Autriche-Hongrie, indépendance de la Grèce, de la Serbie, du Monténégro et de la Bulgarie. En 1912, ces quatre États s’attaquèrent aux dernières possessions turques dans les Balkans. Cette guerre annonçait la Première Guerre mondiale : l’utilisation massive de l’artillerie et des armes automatiques provoqua un nombre considérable de morts et, pour se protéger, les belligérants s’enterrèrent dans des tranchées. Les populations civiles furent également victimes d'exactions. Entre 200 000 et 600 000 civils musulmans furent massacrés et 400 000 furent chassés vers l’Anatolie. Une seconde guerre balkanique éclata à l’été 1913 : la Bulgarie s’opposa à ses voisins sur la question du partage des territoires pris à l’Empire Ottoman. Elle fut battue et ses voisins s'emparèrent de certaines parties de son territoire. Ce n’est donc pas par hasard si la guerre européenne fut déclenchée par l’attentat de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, région appartenant à l’Empire d’Autriche-Hongrie mais traversée par les conflits nationalistes des Balkans. Le 28 juin 1914, à Sarajevo, un étudiant bosniaque pro-serbe, Gavrilo Princip, assassina l’archiduc François-Ferdinand et son épouse, héritier du trône de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Avec le soutien de l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie adressa un ultimatum à la Serbie, soutenue par la Russie, elle-même alliée de la France et du Royaume-Uni. L’engrenage des alliance produisit la mobilisation générale et l’entrée en guerre des principales puissances. Le 1er août, l’Allemagne déclara la guerre à la Russie puis, le 3 août 1914, à la France. Grâce au service militaire obligatoire, L’Allemagne put mobiliser en quelques jours 4 millions de soldats et la France 3,6 millions. Cela explique l’ampleur inégalée des combats et des pertes en vies humains dès l’été 1914. L’assassinat de Jean Jaurès par un militant d’extrême-droite, à Paris le 31 juillet 1914, porta un coup fatal aux opposants à la guerre. Alors qu’ils s’étaient toujours opposés à la guerre, les députés socialistes français (SFIO) et allemands (SPD), votèrent les crédits de guerre sous prétexte que leur pays était victime d’une agression (russe pour les Allemands et allemande pour les Français). Ils rendaient ainsi possible la boucherie qui s’annonçait. En France, l’unanimité des députés de tous bords fut appelée « l’union sacrée » par le président Poincaré. Jusqu’en 1917, tous les partis politiques furent représentés dans le gouvernement. Contrairement à une légende tenace, certes attestée par quelques photographies, les Européens ne s’engagèrent pas dans la guerre avec enthousiasme. Ce furent plutôt la résignation et la conscience de devoir faire leur devoir de citoyen qui l’emportèrent. Deux camps se trouvèrent alors en présence. La France, le Royaume-Uni et la Russie engagées dans la Triple alliance furent rejointes par la Serbie puis, en 1915, par l’Italie, en 1916 par la Roumanie et en 1917 par les États-Unis. Face aux Alliés, les Empires centraux rassemblaient l’Allemagne et l’Autriche Hongrie, rejointes par l’Empire Ottoman en octobre 1914 et par la Bulgarie en 1915. Source : Les collections de L’Histoire n° 21, octobre-novembre 2003, p. 41. 1.2 Les trois phases de la guerre Cet aspect n’est pas non plus attendu par le programme du cycle 3. En août 1914, les deux camps étaient persuadés que la guerre serait courte. Ils s’engagèrent dans une guerre de mouvement. L’état-major allemand appliqua le Plan Schlieffen : l’armée allemande dirigée par le général Von Moltke envahit la Belgique, pays neutre, puis le nord de la France afin de prendre l’armée française à revers. Au même moment, cette dernière appliquait le Plan XVII et menait une offensive vers l’Alsace. Les journées du mois d’août 1914 furent parmi les plus meurtrières de l'histoire de l’armée française (27 000 morts pour la seule journée du 22 août 1914) : les soldats vêtus de pantalons rouge et chargeant debout, à découvert, constituaient des cibles de choix pour les mitrailleuses allemandes. Alors que les Allemands approchaient de Meaux, le général Joffre donna l’ordre de la contre-offensive générale : l’armée française fit volte-face et affronta victorieusement les Allemands lors de la bataille de la Marne (5-12 septembre 1914). Cette bataille se déroula sur un front de près de 200 km, vit s’affronter environ un million de combattants et fit 200 000 morts. Les deux camps comprirent que leurs forces s’équilibraient et que la guerre allait s’éterniser. Il devenait nécessaire de contrôler la route de la Mer du Nord par laquelle pouvait arriver du ravitaillement. Ce fut la Course à la mer à l’issue de laquelle le front se stabilisa sur près de 700 km, de la frontière suisse à la Mer du Nord. Les soldats commencèrent à s’enterrer dans les tranchées. Pendant ce temps, à l’Est, le général Hindenburg et le général Ludendorff écrasèrent l’armée russe sous-équipée à Tannenberg (27-30 août 1914) et aux lacs Mazures (8-10 août 1914). La seconde phase fut celle de la guerre de position. Afin de se protéger des tirs et des bombardements adverses, les soldats des deux camps creusèrent des tranchées sur toute la ligne de front. Nous reviendrons plus loin sur les tranchées. Pour l’emporter, il devenait nécessaire de fabriquer toujours plus d’armements (avions, canons, gaz de combat à partir de 1915, tanks à partir de 1916) afin d’essayer de provoquer la rupture du front adverse lors de grandes offensives : en Champagne en 1915, dans la Somme en 1916, sur le Chemin des Dames en 1917 du côté allié, à Verdun en 1916, du côté allemand. Bien entendu, aucune de ces grandes offensives ne fit gagner de terrain. Mais elles fauchèrent à chaque fois des centaines de milliers de vies humaines. A partir de 1916 des soldats venus de toutes les colonies françaises et britanniques affluèrent sur les champs de bataille en France. En 1917, une vague de révoltes traversa l’Europe. Elle était due au refus des soldats des grandes offensives sanglantes et inutiles, à la contestation des conditions de travail et des bas salaires dans les industries d’armement. C'est dans le contexte que la Révolution russe renversa le tsar en février 1917 et mit en place un État ouvrier en octobre 1917. Au même moment des grèves éclatèrent dans les industries d’armement en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne. En janvier 1918 un mouvement massif de grève et de manifestations fut organisé en Allemagne par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht pour réclamer « la paix et le pain ». Il fut violemment réprimé. De même, des mutineries éclatèrent dans la marine allemande et dans l’armée française. Dans l’armée française, entre 40 000 et 80 000 soldats refusèrent de monter en première ligne après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames, en mai 1917. Le général Pétain, qui avait organisé la résistance de l’armée française à Verdun en 1916, devint alors le général en chef de l’armée française. Il mit fin aux mutineries en les réprimant (officiellement 554 soldats furent condamnés à mort, en fait 49 d'entre eux furent exécutés et les autres furent envoyés dans des bagnes militaires en Afrique du Nord où ils ne survécurent pas longtemps aux mauvais traitements), en rétablissant des permissions plus régulières, en améliorant le ravitaillement et en stoppant les offensives inutiles. Il déclara : « J’attends les tanks et les Américains ». En France, Clemenceau devint président du conseil (premier ministre) le 16 novembre 1917. Il fit la chasse aux pacifistes, contrôla davantage la presse et fit surveiller plus étroitement le courrier des soldats. Surnommé « le Tigre », il gouverna de manière autoritaire, sans les socialistes qui commençaient à s’opposer à la guerre. Ce fut la fin de l’union sacrée. Vers 1917, la Chanson de Craonne (du nom du plateau situé sur le champ de bataille du Chemin des Dames) circula parmi les poilus, clandestinement et sous diverses versions, sur l’air d’une valse lente qui avait connu un grand succès à l’’époque. L’auteur en est resté anonyme. On peut facilement imaginer ce qui lui serait arrivé s'il avait été découvert. Cette chanson dit à la fois le désespoir et la colère des soldats. Document : La chanson de Craonne Quand au bout d'huit jours le r'pos terminé On va reprendre les tranchées, Notre place est si utile Que sans nous on prend la pile Mais c'est bien fini, on en a assez Personne ne veut plus Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot On dit adieu aux civ'lots Même sans tambours et sans trompettes On s'en va là-bas en baissant la tête - Refrain : Adieu la vie, adieu l'amour, Adieu toutes les femmes C'est bien fini, c'est pour toujours De cette guerre infâme C'est à Craonne sur le plateau Qu'on doit laisser sa peau Car nous sommes tous des condamnés Nous sommes les sacrifiés Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance Pourtant on a l'espérance Que ce soir viendra la r'lève Que nous attendons sans trêve Soudain dans la nuit et dans le silence On voit quelqu'un qui s'avance C'est un officier de chasseurs à pied Qui vient pour nous remplacer Doucement dans l'ombre sous la pluie qui tombe Nos pauvr' remplaçants vont chercher leur tombe - Refrain - C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards Tous ces gros qui font la foire Si pour eux la vie est rose Pour nous c'est pas la même chose Au lieu d'se cacher tous ces embusqués F'raient mieux d'monter aux tranchées Pour défendre leurs biens, car nous n'avons rien Nous autres les pauv' purotins Et les camarades sont étendus là Pour défendr' les biens de ces messieurs là - Refrain : Ceux qu'ont le pognon, ceux-là reviendront Car c'est pour eux qu'on crève Mais c'est fini, nous, les troufions On va se mettre en grève Ce sera vot' tour messieurs les gros De monter sur l'plateau Si vous voulez faire la guerre Payez-la de votre peau Pour tenter d’affaiblir l’adversaire, la guerre fut menée par les Alliés sur de nouveaux fronts : contre les colonies allemandes en Afrique, contre l’Empire ottoman au Proche Orient et dans les Balkans après l’offensive franco-britannique très mal menée sur les Dardanelles en 1915. La guerre s‘effectua également sur et sous les mers. Français et Britanniques établirent un blocus maritime en Mer du Nord pour empêcher l’approvisionnement en matières premières des Empires centraux par la mer. Ce blocus entrava l’effort de guerre industriel allemand. Il nécessita le recours au rationnement des denrées alimentaires en Allemagne et provoqua une véritable famine à la fin de la guerre. On évalue à 450 000 les décès liés à la surmortalité de la population civile due à la famine en Allemagne. Pour tenter de briser le blocus, la marine allemande engagea la guerre sous-marine contre les navires ravitaillant la France et le Royaume-Uni. Le 7 mai 1915, un sous-marin allemand torpilla le paquebot transatlantique britannique Lusitania , faisant 1 200 morts dont 128 Américains, ce qui provoqua une intense émotion aux États-Unis. En 1917, avec « la guerre sous-marine à outrance » décidée par le maréchal Hindenburg, les sous-marins allemands torpillèrent les navires neutres (dont les navires américains) qui faisaient du commerce avec les Alliés afin d'asphyxier économiquement la Grande Bretagne. Cela provoqua l’entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Alliés, le 2 avril 1917. Mais l’intervention des Américains ne fut effective qu’en 1918. Au printemps 1918, commença la troisième phase de la guerre qui consista en un retour à la guerre de mouvement. Le gouvernement révolutionnaire russe avait signé la paix de Brest-Litovsk avec l’Allemagne le 3 mars 1918. La paix était une aspiration profonde de la population russe et, de toute façon, l’armée russe, totalement désorganisée par les désertions massives, était désormais incapable de continuer à se battre contre l’armée allemande. Le général Ludendorff transféra alors des troupes du front russe vers le front occidental et organisa une vaste offensive en Picardie puis en Champagne dès le 21 mars 1918. Bousculées, les armées française et britannique durent reculer de près de 60 km. En juin, l'armée allemande se trouvait à 65 km de Paris. Mais l’armée allemande, épuisée, manquant de nourriture et de munitions, ne put poursuivre son effort. A partir du mois de juillet, les armées alliées reprirent l’initiative, et les troupes américaines soutenues par des centaines de chars Renault FT 17 repoussèrent les Allemands lors de batailles décisives (Bois Belleau, Saint-Mihiel). Les offensives de 1918. Source : L'Histoire.fr En octobre-novembre 1918, les forces des Empires centraux se disloquèrent. La Turquie signa l’armistice le 30 octobre 1918. L’Autriche-Hongrie, désintégrée par la proclamation d’indépendante de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie, signa l’armistice le 3 novembre 1918. Le même jour, la révolution éclata en Allemagne. Dans la flotte et dans certaines unités de l’armée de terre, les marins et les soldats formèrent des conseils de soldats, alors que les ouvriers faisaient de même à l’arrière, suivant ainsi le modèle des soviets de la Révolution russe. L’empereur Guillaume II abdiqua le 9 novembre 1918 et la république fut alors proclamée. L’état-major allemand signa l’armistice avec les Français et les Britanniques à Rethondes (à côté de Compiègne), le 11 novembre 1918. L’armée allemande n’avait pas été battue puisque les Alliés n’étaient pas entrés en Allemagne. Mais, aux yeux du maréchal Hindenburg, il était nécessaire de la sauvegarder en vue de la répression de la révolution qui gagnait l’Allemagne. 1.3 Un difficile retour à la paix Les armistices (un accord pour signifier l’arrêt des combats) ne signifièrent pas la fin des conflits et des violences. Certes, la Conférence de la paix fut réunie à Versailles sous la direction du président américain Wilson, du président du Conseil français Clemenceau, du premier ministre britannique Lloyd George et du président du conseil italien Orlando, mais excluant les pays vaincus. Elle conduisit à la signature de traités de paix dans divers châteaux de la région parisienne : le traité de Versailles (28 juin 1919) concernant l’Allemagne, le traité de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1919) concernant l’Autriche, le Traité de Trianon (4 juin 1920) concernant la Hongrie, le traité de Sèvres (11 avril 1920) concernant l’Empire ottoman. Edward N. Jackson (US Army Signal Corps). Les quatre grands : Lloyd George, Orlando, Clemenceau et Wilson à Versailles , le 27 mai 1919. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Big_four.jpg Mais ces traités furent contestés par les populations des pays vaincus auxquels ils avaient été imposés sans discussion. On sait que les Allemands qualifièrent de diktat le traité de Versailles. L’armée turque menée par Mustapha Kemal contesta le traité de Sèvres qui réduisait considérablement la superficie du nouvel État turc né de l’effondrement de l’Empire ottoman. Elle mena des exactions contre les Grecs, les Arméniens, les Kurdes afin de les chasser de l’Anatolie et provoqua de gigantesques transferts de populations jusqu’à la signature du traité de Lausanne en 1923 reconnaissait les frontières du nouvel État turc. D’une certaine manière, ce conflit prolongeait les guerres balkaniques qui avaient précédé la Première Guerre mondiale. En Russie, une guerre civile atroce, qui fit près de 10 millions de morts, opposant les révolutionnaires russes et l’Armée rouge aux armées contre-révolutionnaires soutenues par les Français, les Britanniques, les Américains et les Allemands, dura jusqu’en 1921. C’est pourquoi les historien·nes considèrent aujourd’hui que la guerre dura de 1912 à 1923-1924, avec un paroxysme entre 1914 et 1918. Les nouvelles frontières issues des traités de paix Source : https://www.lhistoire.fr/le-vrai-échec-du-traité-de-versailles 1.4 Les Américains à Brest Les soldats américains furent acheminés par bateau jusqu’aux ports de Saint-Nazaire et de Brest. A Brest, à partir de novembre 1917, une ville de tentes et de baraquements en bois (centrales électriques, hôpital, cuisines, réfectoires), avec des rues et une adduction d’eau spéciale, fut installée autour de la caserne de Pontanezen. Les soldats s’y reposaient avant de prendre le train pour le front. Les capacités du site montèrent en puissance à la fin de l’année 1918. En effet, la plupart des soldats américains embarquèrent à Brest pour rentrer aux Etats-Unis. Au début de 1919, le camp occupait 650 hectares et pouvait accueillir 50 000 hommes (presque autant que la population brestoise de l'époque). Durant l’hiver 1918-1919, le camp devint un véritable bourbier et les caillebotis servant de trottoirs devinrent le symbole du camp Document : L’arrivée de troupes américaines à bord du Leviathan Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi11826 Document : Le portail d’entrée du camp de Pontanezen . Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi03894. Document : Vue du quartier des Marines dans le camp de Pontanezen. Archives municipales de Brest. Cote : 3Fi120-185 Document: Soldats américains attendant pour la séance d’épouillage dans établissement de bains. Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi03136 Document: Soldats américains attendant devant la cantine. Archives municipales de Brest. Cote : 3Fi120-190 Document : Les caillebotis permettant de circuler dans le camp. Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi13920. Un événement considérable fut l’arrivée à Brest, à bord de l’ USS Pocahontas , du 369e régiment d’infanterie, surnommé les Harlem Hellfighters , le 27 décembre 1917. En raison de la ségrégation raciale, ce régiment était composé exclusivement d’Afro-américains. L’orchestre du régiment, un brass band , était dirigé par le lieutenant afro-américain James Reese Europe (1880-1919), musicien de jazz new-yorkais reconnu. En débarquant, il joua La Marseillaise en ragtime sur le quai du port de Brest. Ce fut le premier morceau de jazz jamais joué sur le sol européen. Jusqu’à l’armistice cet orchestre alterna les combats et les tournées qui popularisèrent le jazz en France. Le régiment fut décoré collectivement de la Croix de guerre française en reconnaissance de sa bravoure. En revanche, le commandement américain ne daigna pas décorer un régiment composé d’Afro-américains. James Reese Europe mourut dans une rixe dans un bar de Harlem peu de temps après son retour. Portrait de James Reese Europe, 1919. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:James_Reese_Europe.jpg 2. La guerre de tranchées 2.1 Combattre dans les tranchées Les tranchées restent le symbole fort de la Première Guerre mondiale et de la guerre de position. Elles attirent l’attention des historien·nes depuis longtemps mais elles sont désormais étudiées sous le prisme de la culture de guerre et de l’expérience combattante. C’est sous cet angle qu’il nous est demandé de les étudier avec les élèves. Il reste de très nombreuses traces des combats de la Première Guerre mondiale. C’est par elles que le programme demande de commencer. Document : Monument canadien commémoratif de Vimy 48524539 © Havana1234 | Dreamstime.com Document : Soldats canadiens consolidant leurs positions sur la crête de Vimy, avril 1917. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Consolidating_their_positions_on_Vimy_Ridge.jpg Document: Soldats canadiens sur la crête de Vimy en 1917. Photographie de presse. Agence Rol. Source : Soldats canadiens (crête de Vimy) [Pas-de-Calais] : [photographie de presse] / [Agence Rol] | Gallica (bnf.fr) Le monument canadien qui se trouve sur la crête de Vimy (Pas-de-Calais) commémore l’une des principales batailles livrées par les Canadiens eux-mêmes en avril 1917. Il reste entouré de cratères consécutifs aux intenses bombardements qui eurent lieu durant la bataille. Des photographies de 1917 permettent de visualiser l’apparence du champ de bataille à l’époque et de comprendre par comparaison la nature de ces cratères. Dans le nord-est de la France, il subsiste également de nombreux vestiges de tranchées. Document: Vestige d’une tranchée canadienne près de Péronne (Somme) (Coll. Part.) Les tranchées étaient des fossés plus ou moins profonds creusés à la pelle par les soldats dès l’automne 1914 pour se protéger des balles et des obus adverses. Le tracé était sinueux pour échapper aux tirs en enfilade. Les Allemands et les Anglais construisirent très vite des tranchées bien aménagées avec des abris maçonnés et des parois renforcées. Les Français et les Russes, persuadés que la guerre ne durerait pas, furent moins soigneux dans la construction des tranchées. Cette habitude fut gardée jusqu’à la fin de la guerre. Les tranchées constituaient des lignes de défense successive plus ou moins parallèles. La tranchée de première ligne comprenait un parapet de sacs de terre d’où partaient les troupes d’assaut. Elle était ponctuée de banquettes de tir et de points d’observation. Elle était reliée par des boyaux à la tranchée de seconde ligne et à la tranchée de réserve. Les tranchées offraient une protection très aléatoire contre les bombardements car la majorité des morts de la guerre furent pulvérisés dans les tranchées par les obus. L’horreur des bombardements était renforcée par le sentiment d’impuissance des combattants qui devaient attendre pendant des heures ou pendant des jours la fin du pilonnage, sans bouger, sans ravitaillement, sans pouvoir dormir, avec la crainte permanente des gaz de combat et, surtout, que le prochain obus leur serait destiné. Les gaz de combats contribuèrent également à cette horreur. La première utilisation de gaz eut lieu à Ypres le 22 avril 1915. Il avait été mis au point par le chimiste allemand Fritz Haber... récompensé en 1919 du prix Nobel de chimie pour ses travaux sur les engrais. En juillet 1917, les Allemands utilisèrent pour la première fois du sulfure d'éthyle dichloré, surnommé "ypérite" ou "gaz moutarde". Il s'agissait d'un gaz vésicant qui agissait aussi bien sur les voies respiratoires que sur la peau. Les Alliés s'empressèrent de produire également des gaz de combat. Document : John Warwick Brooke : Une tranchée britannique près de la route Albert-Bapaume à Ovillers-La Boisselle, durant la bataille de la Somme, en Juillet 1916. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cheshire_Regiment_trench_Somme_1916.jpg Document : Une tranchée allemande à Saint-Laurent-Blangy (Pas-de-Calais) 1916. Source : Desfossés, Y., Jacques, A., Prilaux, G. (2008). L’archéologie de la Grande Guerre . Éditions Ouest-France-INRAP, p. 33. Bien souvent, les tranchées étaient effondrées en raison des bombardement ou des intempéries. Lors de la bataille de Verdun en 1916, l’ampleur des bombardements avait fait disparaître une grande partie des tranchées, réduites à de vagues fossés comme l’indiquent les photographies qui suivent. Document : Soldats français du 87e régiment près de Verdun en 1916. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:French_87th_Regiment_Cote_34_Verdun_1916.jpg Ci-dessous: Des soldats en première ligne devant l’épine de Mallassis, à Verdun, le 17 novembre 1916. Fonds Pochard. Source : https://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2016/02/09/la-bataille-de-verdun-un-mythe-francais_4861691_1655027.html Les tranchées adverses étaient séparées par un no man’s land large de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de mètres. Il était traversé par des réseaux de barbelés et de mines et généralement jonché de cadavres et de trous d’obus. La photographie aérienne ci-dessous montre le réseau des tranchées allemandes à droite et des tranchées britanniques à gauche. Entre les deux se situe le no man’s land . La totalité de l’espace est criblé d’impacts d’obus Photographie de reconnaissance aérienne des tranchées adverses et du no-man's-land. Les tranchées allemandes sont à droite, les tranchées à gauches sont anglaises. La ligne verticale sur la gauche est tout ce qui reste d'une route. Photo prise entre Loos et Hulluch, en Artois (France) à 19h15, le 22 juillet 1917. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Aerial_view_Loos-Hulluch_trench_system_July_1917.jpg Les offensives étaient destinées à enfoncer le front adverse pour revenir à une guerre de mouvement. Elles débutaient par une préparation d’artillerie contre les tranchées adverses. Elle duraient plusieurs heures ou plusieurs jours et était destinées à détruire les soldats ennemis et les défenses adverses, ce qui était rarement le cas. Ensuite, les soldats sortaient de leur tranchée pour donner l’assaut à la tranchée adverse. Pour cela, ils devaient franchir les réseaux de barbelés, échapper aux tirs de canons et de mitrailleuses. Inutile de dire que ces offensives se soldaient généralement par un massacre et qu’il était très rare d’arriver jusqu’à la tranchée adverse. Les pertes moyennes quotidiennes se montaient à 900 tués par jour pour la France, 1 300 pour l’Allemagne, et 1 400 pour la Russie. Une offensive devait sans doute se dérouler comme on le voit sur l’image qui suit. Document : Soldats français à l'assaut sortent de leur tranchée pendant la bataille de Verdun, 1916. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bataille_de_Verdun_1916.jpg En Grande Bretagne et en France, deux grandes offensives font partie de la mémoire nationale : la bataille de la Somme outre-manche et la bataille de Verdun en France. La bataille de la Somme , opération conjointe des Britanniques et des Français, débuta le 1er juillet 1916 après une intense préparation d’artillerie qui dura une semaine et qui s’avéra peu efficace. En effet, lorsque les Britanniques (les soldats des îles britanniques et de tous les dominions de l’Empire) sortirent des tranchées, ils furent décimés par les mitrailleuses allemandes. Ce jour-là, près de 20 000 soldats britanniques trouvèrent la mort. Il leur fallu quatre mois pour atteindre l’objectif prévu pour la seule journée du 1er juillet, à 6 km en avant des lignes britanniques. Cette bataille fit au total 440 000 morts (1,2 million de tués, blessés et disparus), des deux côtés, plus qu’à Verdun. La bataille de la Somme, 1916 . Source: L'Histoire.fr La bataille de Verdun débuta le 21 février 1916 par une attaque allemande dans la région de Verdun parsemée de forts datant du XIXe siècle et qui gênait les Allemands car elle faisait saillant dans les lignes allemandes. L’attaque fut précédée elle aussi d’un intense préparation d’artillerie. Cependant, les Allemands ne progressèrent que d’une dizaine de kilomètres car la résistance de l’armée française, organisée par le général Pétain, fut plus forte que prévue. Chaque semaine, les camions français empruntant la "voie sacrée", la seule route qui permettait d'approvisionner Verdun, convoyaient 90 000 hommes et 50 000 tonnes de matériel. La bataille dura jusqu’au 18 décembre 1916. Elle ne se déroula pas comme les autres grandes batailles de la guerre. L’artillerie dévasta totalement le terrain et fit disparaître les trachées. Les combats au corps à corps étaient fréquents. Au cours de ces 300 jours de bataille, 300 000 hommes perdirent la vie et 400 000 furent blessé. En France, cette bataille reste emblématique de la Première Guerre mondiale car tous les régiments français y combattirent. Selon le principe du « tourniquet » instauré par Pétain, les unités de l’armée française ne montaient en ligne qu’une seule fois à Verdun. Comme elles revenaient décimées de la bataille, elles étaient ensuite affectée ailleurs, recomposées avec des morceaux d'autres unités elles aussi décimées et remplacées à leur tour par des unités venues d'autres parties du front. La bataille de Verdun, février-décembre 1916 . Source: L'Histoire.fr C’est seulement avec l’utilisation systématique des avions de reconnaissance et des chars de combat et avec l’apport des troupes américaines que les Alliés parvinrent à mener des offensives efficaces à partir de l’été 1918. Les Anglais avaient misé sur sur le char lourd Mark à partir de 1916. Les Français avaient testé des chars mi-lourds Schneider et Saint-Chamond mais développèrent surtout les chars légers Renault FT 17 qui jouèrent un rôle essentiel en 1918. Document : Des soldats américains conduisant des chars Renault FT 17 en Argonne (septembre 1918). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:American_troops_going_forward_to_the_battle_line_in_the_Forest_of_Argonne._France,_September_26,_1918._-_NARA_-_530748.jpg Entre les combats, les soldats devaient surveiller le no man’s land , se protéger des tirs adverses, entretenir les tranchées qui s’effondraient régulièrement sous les bombardement et sous la pluie, aller chercher le ravitaillement à l’arrière, et attendre dans l’angoisse l’ordre d’attaquer. On sait que les conditions d’hygiène étaient déplorables : les soldats vivaient dans la boue et la puanteur, parfois parmi les cadavres de leurs camarades, au milieu des puces, des poux et des rats. Les scientifiques ont identifié récemment de nombreuses maladies parasitaires sur des ossements de soldats, attestant d’une hygiène alimentaire déplorable liée à la mauvaise qualité de l’alimentation et à la consommation d’eau infectée. On a longtemps cru que le terme « poilu » référait au fait que les soldats français ne pouvaient pas se raser lorsqu’ils étaient en première ligne. En réalité, ce mot d’argot désignait les hommes forts et solides, leur virilité étant attestée par leurs poils, selon un stéréotype de genre. Rappelons que l’uniforme des soldats français a évolué au cours de la guerre. A partir de 1915, les soldats obtinrent des uniformes plus adaptés à la réalité des combats : une capote bleu horizon pour se protéger des intempéries et moins visible que l’uniforme précédent doté d’un pantalon rouge, à la place de la casquette un casque Adrian en métal pour protéger la tête des projections de pierres, un fusil Lebel, des cartouchières et une baïonnette, des grenades, et un paquetage de près de 30 kg. Plus tard vint le masque à gaz. Documents : Uniformes de l'armée française : à gauche, jusqu'en 1915, à droite à partir de 1915. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Uniformes_de_l%27Arm%C3%A9e_fran%C3%A7aise Les historien·nes désignent les conditions effroyables dans lesquelles se trouvaient les combattants par l'expression de " violence de guerre " : la violence subie par les combattants plongés dans des conditions de combat atroces et supposant un mépris absolu de la vie humaines, mais aussi la violence qu'ils pouvaient infliger eux-mêmes lors des combats. Aujourd'hui, les historien·nes évoquent davantage l' expérience combattante , terme qui recouvre ce que les soldats ont subi et fait, mais aussi ce qu'ils ressentirent et la manière dont ils l'exprimèrent. C'est pourquoi les divers écrits des soldats constituent toujours une source essentielle pour se faire une idée, certes très réduite et insuffisante, de cette expérience. Document : Un combattant de Verdun au repos . Photographie de presse. Agence Meurice. Source : Un combattant de Verdun au repos : [photographie de presse] / Agence Meurisse | Gallica (bnf.fr) 2.2 Le rôle de la correspondance avec les proches Les soldats entretenaient une correspondance suivie avec leurs proches (quatre millions de lettres par jour des familles vers les soldats, deux millions dans l’autre sens dans l’armée française). L’envoi d’une lettre attestait que le mari, le père, le fils était toujours vivant. Un retard dans la réception d’une lettre provoquait toujours une grande angoisse dans les familles. Les lettres permettaient aux époux de maintenir des liens intimes, elles permettaient d’échanger sur la conduite de la ferme, de la boutique ou de l’atelier, sur les dépenses du ménage, la santé et la scolarité des enfants. Dans ces lettres, les soldats évitaient de raconter l’horreur des combats et des bombardements, ou bien ils l’évoquait de manière humoristique, afin de ne pas inquiéter leur famille. Ils s’étendaient longuement sur les aspects les moins angoissants : la boue, les rats, les poux, la faim, la soif, etc. Les familles envoyaient également des colis de nourriture, de linge, de tabac (près de 200 000 par jour dans l’armée française). Les lettres citées ci-dessous montrent différentes attitudes. Le futur écrivain Jean Giono cherchait constamment à rassurer ses parents âgés, même lorsqu’il combattait en première ligne à Verdun. Les lettres du médecin militaire René Prieur à son père étaient plus réalistes. Comme il était médecin, il se trouvait en deuxième ligne et prodiguait les premiers soins aux poilus. Il avait moins besoin de rassurer son père qui le savait moins exposé. Documents : Quelques lettres de Jean Giono adressées à ses parents Le 24 juin 1916 Mon cher vieux papa et ma petite maman J’ai reçu aujourd’hui ta lettre du 21 dans laquelle maman me souhaitait une bonne fête. Vous devez avoir reçu ma lettre qui la souhaitait à papa. Le temps continue à être très beau. J’avais quelques poux, mais depuis que j’ai la lavande et le camphre ils sont partis : on est obligé avec ces sales bestioles d’employer les procédés boches, gaz asphyxiants et lacrymogènes ! Dans les champs au soleil, tu en vois qui font la chasse à l’arme blanche. Ils se mettent nus jusqu’à la ceinture et quand ils en trouvent un, ils l’écrasent entre deux ongles. Ça, c’est comme qui dirait l’attaque à la baïonnette. Mes meilleures caresses, mes deux chéris Jean Le 12 août 1916 Mon cher vieux papa et ma petite maman Je pars ce soir pour la petite tournée dans je vous ai parlé : une petite balade. Donc, pas de mauvais sang si je reste quelques jours sans écrire à partir d’aujourd’hui. Je ne cesserai quand même pas e penser à vous. Quant à vous, écrivez-moi toujours. Caresses du fiston Jean [Dans la nuit du 12 au 13 août 1916, le 2e bataillon du 140e RI auquel appartient Jean Giono monte en ligne en avant de la batterie de l’Hôpital, au fort de Vaux, à Verdun] Le 13 août 1916 Mon cher vieux papa et ma petite maman chérie A tout hasard, je confie cette carte-lettre aux cuistots qui vont à l’arrière de la colonne et qui peut-être rencontreront le vaguemestre. Je ne sais pas si elle arrivera, mais si oui, elle contiendra toutes mes meilleures caresses et mon amour pour vous. J’espère que vous êtes en bonne santé, comme moi d’ailleurs. Si vous me voyiez, vous ne reconnaîtriez plus le Janno qui s’habille le dimanche, qui demande un col propre et qui gueule comme un ours quand il n’est pas de la forme voulue. Je suis sale comme vingt-huit cochons. La sueur mélangée à la poussière forme avec ma barbe un masque abominable sur mes traits. Et malgré tout on est heureux comme des oiseaux et cela ne nous empêche pas de chanter « Tipperary » et de rigoler de nos gueules. Votre fiston qui vous aime Giono Aux Armées, le 21 mai 1918, 8 heures du soir Mes deux vieux et chéris et cher oncle Cette fois, j’ai mon quart de meilleure heure et je vais pouvoir dormir profondément cette nuit malgré cafards et grenouilles. Le temps s’est remis au beau et nous sommes un peu moins décimés par la « fièvre des Flandres ». Ma santé continue à être excellente. Hier, sur huit hommes dont se compose notre poste, nous restions trois valides. Le reste était en train de grelotter de fièvre dans la cave. Quant à moi, tant que j’ai le ventre tendu, c’est tout ce que je demande. C’est surtout les gros gaillards qui sont atteints de ces fièvres. Ils sont vite descendus. Il est vrai que ce n’est pas dangereux et que deux jours après, ils sont sur pied. Aujourd’hui nous avons eu une petite séance récréative d’obus à gaz, de fusants et de percutants (l’oncle vous expliquera tous ces termes techniques). On se serait dit au 14 juillet sur la place du Terreau sous le feu d’artifice. Mais les Boches sont plus bêtes que méchants et ils ne nous ont pas émotionnés. Il est vrai que notre sape a sept mètres de rondins et de terre par-dessus et que cela, c’est déjà quelque chose (…). Grosses caresses à tous trois Jean Giono. Source : Jean Giono (2015). Lettres de la Grande Guerre 1915-1919. Revue Giono , Hors-série, 2015. Association des Amis de Jean Giono Documents : Lettres du médecin militaire René Prieur à son père, les 22 et 23 février 1916, à Verdun. Source : https://www.lemonde.fr/histoire/visuel/2016/02/21/verdun-c-etait-une-boucherie-inouie_4869124_4655323.html 2.3 Une guerre industrielle Il était nécessaire de produire une masse toujours plus considérable d'armements pour alimenter le front. Dans tous les pays, les Etats organisèrent l'économie en fonction des impératifs militaires. Cet aspect conduit à étudier ce que l'on nomme la guerre totale, une guerre qui engage la totalité des populations et des ressources pour les productions de guerre. En France, les industries automobiles se reconvertirent. Les usines Peugeot à Montbéliard réorganisèrent leur production (automobile, camions, cycles, quincaillerie) en fonction des besoins de l'armée. André Citroën, polytechnicien et ancien directeur d'une usine d'engrenages, persuada le gouvernement de financer la construction d'une vaste usine de production d'obus sur le quai de Javel, dans le 15eme arrondissement de Paris. Par le travail à la chaine, il fit passer la cadence de production de 5 000 obus par jour en 1915 à 40 000 par jour en 1918. Bien entendu, après la guerre, il garda le bénéfice de cette usine. Les usines Panhard et Levassor de Paris se lancèrent dans la production d'obus. Le tableau ci-dessous fournit quelques statistiques sur les usines Renault de Billancourt : la surface des usines et le nombre d'ouvriers (dont un quart de femmes) s'accrut considérablement, tandis que les productions de guerre, les camions, les obus puis les tanks l'emportèrent au détriment de la production de voitures. Document : la production de l'industrie de guerre française entre 1914 et 1918 300 millions d'obus 6,3 milliards de cartouches 2,375 millions de fusils 315 000 mitrailleuses 17 350 pièces d'artillerie de campagne 6 750 pièces d'artillerie lourde 3 870 chars 51 000 avions 90 000 moteurs d'avions 40 000 tonnes de gaz de combat Source: N. Beaupré (2012/2019) . 1914-1945 Les grandes guerres . Histoire de France, rééd. Folio, p. 173. Cette production de guerre coutait très cher. En France, les dépenses publiques passèrent de 5 milliards de francs-or en 1913 à 54 milliards en 1918. Ces dépenses furent financées par l'émission de bons du trésor renommés "emprunts de la défense nationale" et par des emprunts auprès es Etats-Unis. L'impôt sur le revenu, instauré par la loi du 15 juillet 1914 (donc sans lien avec la guerre que l'on ne prévoyait pas à cette date) ne fut pas tout de suite mis en œuvre pour éviter d'imposer une nouvelle épreuve aux ménages. Il entra en vigueur le 15 janvier 1916, lors de la parution du décret d'application de la loi. En même temps fut mis en place un impôt de 50 % puis de 80 % sur les bénéfices de guerre, visant ceux que l'on nommait les "profiteurs de guerre", les industriels enrichis par la vente d'armements à l'Etat. Cette économie de guerre était dirigée par le Ministère des armements, dirigé par le socialiste Albert Thomas puis par Louis Loucheur à partir de 1917. Ce ministère planifiait les productions, répartissait les matières premières et les financements. 2.4 La place des femmes dans la guerre On a longtemps affirmé que la guerre avait marqué l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié. Cela concerne surtout les femmes de la bourgeoisie qui se firent marraines de guerre ou infirmières. Les femmes du peuple ont toujours travaillé dans les champs, dans les boutiques ou les usines. Elles représentaient déjà plus du tiers de la population active en France avant 1914. Cependant, près de 400 000 ouvrières travaillaient dans les industries d'armement en 1918. On a longtemps affirmé également que la guerre avait contribué à l’émancipation des femmes. Certes les mères de famille purent exercer l’autorité parentale exclusive en l’absence de leur mari parti au front. Mais les femmes employées dans les industries d’armement occupaient les postes les plus subalternes et les plus dangereux, les postes de contremaîtres étaient occupés par des ouvriers revenus du front dès 1915 car leurs compétences étaient nécessaires à la production des armements. Ils avaient le statut d'affectés spéciaux militaires et le droit de grève leur était interdit. Même si elles accédèrent au secteur de la métallurgie qui leur était peu accessible jusque là, les femmes étaient considérées comme des « remplaçantes » par les syndicats ouvriers. Elles étaient d’ailleurs affublées de noms qui seraient considérés aujourd’hui comme sexistes : les « munitionnettes » travaillaient dans les industries d’armement, les « midinettes », qui sortaient de leur atelier à midi pour déjeuner, travaillaient dans la confection des uniformes. Usine Citroën du quai de Javel dans le 15e arrondissement : la finition des obus de 75. Source : Citroën Héritage Dès le 13 novembre 1918, le ministre de l'armement décida de les licencier : il n'était plus nécessaire de produire des armes et il fallait donner du travail au soldats qui allaient être démobilisés. Par exemple, en quelques mois, les effectifs de l'usine Citroën du quai de Javel passèrent de 11 700 ouvriers (dont 6 000 femmes) à 3 300 ouvriers (et plus aucune femme). Certes, après la guerre, les métiers de l’industrie taylorisée et du secteur tertiaire se développèrent et se féminisèrent. Mais le conservatisme l’emporta : les femmes française n’obtinrent toujours pas le droit de vote et la loi de 1920 sanctionna durement l’avortement. De même, les pensions versées aux veuves de guerre furent gelées à partir de 1925 si ces dernières osaient se remarier : elles étaient considérées comme infidèles à la mémoire de leur mari mort pour la France... Face aux masses anonymes de femmes qui travaillèrent durement dans les industries d’armement, le rôle de Marie Curie (1867-1934) est de plus en plus mis en avant. Prix Nobel de physique en 1903 pour la découverte de la radioactivité et prix Nobel de Chimie en 1911 pour ses travaux sur le radium, elle mit en œuvre des ambulances radiologiques surnommées par les soldats « les petites Curies ». A partir de 1916, ces véhicules de tourisme équipés d’appareils radiographiques pouvaient se rendre au plus près des champs de bataille pour réaliser des radiographies des blessés et déterminer l’emplacement des éclats d’obus et des balles dans leur corps. Les radios permettaient de décider si le blessé devait être opéré sur le champ ou si son état permettait d’attendre son transfert vers un hôpital de campagne. On estime que cette innovation sauva la vie de très nombreux poilus. 3. Un conflit mondialisé 3.1 Les soldats et les travailleurs coloniaux La mondialisation que nous vivons depuis les années 1990 a contribué à mettre au premier plan des préoccupations des historien·nes la dimension mondiale de la Première Guerre mondiale. La guerre ne se réduisait pas aux lignes de front en France, en Russie et dans les Balkans. La planète entière fut impliquée d’emblée dans le conflit car l’économie était déjà globalisée au début du XX siècle. Cette conception rompt avec la vision traditionnelle d’une guerre d’abord européenne puis progressivement mondiale. En fait, la guerre fut d’emblée mondiale car elle intervenait dans la cadre d’une économie déjà très mondialisée. C’est en fonction de cette optique que la mondialisation de la guerre est étudiée aujourd’hui. Sur ce point, on consultera avec profit : https://histoire-image.org/albums/troupes-coloniales-0 Les colonies britanniques et françaises en Afrique et en Asie fournirent près de 2,5 millions de soldats coloniaux et de travailleurs coloniaux (dont 1,7 millions d’Asiatiques) pour alimenter les industries d’armement en main d’œuvre. Les colonies françaises fournirent environ 600 000 soldats (48 % de Maghrébins, 30 % d’Africains, 15 % d’Indochinois et de Malgaches) et des centaines de milliers de travailleurs coloniaux (Algériens et Indochinois surtout). Cet apport avait été prévu et théorisé plusieurs années auparavant pour justifier la colonisation. Dès 1910, le général Mangin avait forgé la notion de « force noire » pour désigner les tirailleurs sénégalais. Bien entendu, ces soldats n’étaient pas volontaires et des révoltes éclatèrent régulièrement contre les enrôlements forcés en Algérie, dans le Mali, le Burkina-Faso et le Bénin actuels. Ils furent souvent engagés en première ligne et leur taux de perte fut équivalent à celui des Français de métropole. Toutefois, leurs pertes augmentèrent en 1918 afin d’« épargner le sang des Français », comme l’a dit Clemenceau. Les Français firent également appel à 140 000 travailleurs chinois. Document : Bataillon de tirailleurs annamites , près de Villers-Bretonneux (Somme), le 6 mai 1918. BDIC Source : https://lejournal.cnrs.fr/billets/premiere-guerre-mondiale-ces-asiatiques-venus-au-fron Document : Carte postale montrant le passage de l’armée d’Afrique à Amiens, 1915. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:INCONNU_-_La_Guerre_1914-1915_-_AMIENS_-_Le_passage_de_l'arm é e_d'Afrique_-_185_RP_Paris.JPG Document: Ouvriers annamites travaillant dans une usine d'armement française, au côté des ouvrières . Roger Viollet. Source : https://lejournal.cnrs.fr/billets/premiere-guerre-mondiale-ces-asiatiques-venus-au-front Les Britanniques mobilisèrent près d'un million d’Indiens qui servirent en France, en Afrique et au Moyen Orient. Document : Soldats hindous à la gare du Nord , Paris, octobre 1914. BDIC Fonds Valois. Source : https://lejournal.cnrs.fr/billets/premiere-guerre-mondiale-ces-asiatiques-venus-au-front Les Britanniques mobilisèrent également les soldats des Dominions (les colonies peuplées de populations européennes et jouissant d’une relative autonomie politique) : Canada, Afrique du sud, Australie et Nouvelle Zélande. Les troupes de l’ANZAC ( Australia and New Zeland Army Corps ) débarquèrent notamment à Gallipoli le 25 avril 1915, lors de l’offensive franco-britannique sur le détroit des Dardanelles. Si cette opération fut un échec particulièrement cuisant et sanglant, l’événement fut très vite considéré comme fondateur pour les deux nouvelles nations qui commémorent toujours aujourd'hui l’ANZAC Day. Sur la mémoire australienne de cet événement, on pourra voir avec intérêt le film Gallipoli de Peter Weir (1981), qui offrit son premier rôle à Mel Gibson. Document : La Première Guerre mondiale à l’échelle planétaire. Source : https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a53158#&gid=1&pid=1 L’arrivée dans la métropole de soldats et de travailleurs coloniaux eut de nombreux effets. Elle contribua à modifier l’image des Africains présentés auparavant comme des guerriers cannibales redoutables. Ils étaient désormais perçus comme de bons soldats plutôt sympathiques. Le racisme ordinaire changea de forme et se teinta de paternalisme, comme en témoignent les publicités pour le Banania (aliment à l'origine à base de farine de banane et de cacao), exhibant un tirailleur sénégalais (terme générique pour désigner tous les Africains et les Antillais recrutés dans l’armée française) parlant « petit nègre ». Le portrait stylisé de ce personnage figure toujours sur les emballages de Banania. Les soldats français échangèrent avec les soldats maghrébins. Certains mots empruntés à la langue arabe (gourbi, guitoune) enrichirent l’argot militaire. Les mains de Fatma intégrèrent l’arsenal de porte-bonheurs dont les poilus étaient friands. Document : Y’a bon Banania. Publicité pour le Banania. Paris, BnF Source : https://www.photo.rmn.fr/archive/12-564761-2C6NU027N4VX.html Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/y-bon-banania Le point de vue des colonisés changea également. La guerre fut l’occasion pour eux de découvrir la métropole. Les ouvriers algériens, chinois et vietnamiens rencontrèrent des ouvrières et des ouvriers très différents des colons. Certains (l'Algérien Messali Hadj, le Vietnamien Ho Chi Minh par exemple) s’engagèrent dans le mouvement syndical et politique avant de devenir de grands dirigeants indépendantistes. De même, l’idée de liberté politique fit son chemin chez les soldats des colonies, qui avaient consenti de très lourds sacrifices dans les tranchées et qui avaient découvert que les armées des métropoles n’étaient pas invincibles. Bien entendu, rien ne changea à leur retour dans leur colonie. 3.2 Les flux mondiaux d’animaux La mondialisation passa également par des flux d’animaux. Il est important d’envisager également la mondialisation du point de vue des animaux transportés par millions, vivants ou sous forme de viande congelée, sur des centaines ou des milliers de kilomètres pour nourrir les Européens ou pour servir d’auxiliaires sur les champs de bataille. Dix millions d’équidés, 100 000 chiens, 200 000 pigeons furent enrôlés dans la guerre pour le transport, la surveillance, la transmission de nouvelles. Les pays d’Europe ne pouvaient fournir un aussi grand nombre d’animaux. Il fallut donc s’approvisionner dans le reste du monde, notamment en ce qui concerne les équidés. Les armées française et britannique auraient employé 2,7 millions de chevaux dont 1,2 millions auraient été acheté aux États-Unis entre 1915 et 1917. La souffrance des chevaux sur les champs de bataille ajouta à la souffrance des hommes qui s’attachaient souvent aux chevaux et aux chiens qui leur étaient confiés. Source : https://www.chateaunantes.fr/thematiques/nantes-dans-la-premiere-guerre-mondiale/ L’économie de nombreux pays fut transformée par la participation à l’effort de guerre. L’exploitation de minerais en Amérique Latine ou en Asie fut accélérée. L’Argentine et l’Uruguay déforestèrent massivement leur territoire et développèrent l’élevage bovin pour en exporter la viande vers l’Europe . 3.3 Les flux de microbes : la grippe espagnole La pandémie de Covid-19 nous a rappelé la grande pandémie de la grippe espagnole (nommée ainsi car elle fut évoquée la première fois dans la presse espagnole) de 1918. Il semblerait que les premiers foyers d’infection apparurent dans des camps militaires du Kansas en avril 1918. Le virus fut véhiculé par les soldats américains sur les champs de bataille en France où son atteinte fut relativement bénigne, lors de la première vague en avril-mai 1918. Les soldats s’en remettaient en général au bout de trois jours. Cette pandémie, pas encore identifiée, est citée dans la dernière lettre de Jean Giono citée plus haut. La propagation du virus fut foudroyante et se répandit dans le monde entier en quelques mois. Une deuxième vague extrêmement virulente provoqua une mortalité effrayante entre août et novembre 1918. On en mourrait en trois jours. C’est elle qui, par exemple, emporta le poète Guillaume Apollinaire, le 9 novembre 1918. Une troisième vague, moins virulente se produisit lors de la démobilisation des soldats au printemps 1919. La pandémie provoqua sans doute la mort de 50 millions de personnes dans le monde (675 000 aux États-Unis, 450 000 en France, mais entre 12 et 17 millions en Inde). 4. Les objets de l’approche culturelle de la guerre 4.1 Les cultures de guerre L’étude des cultures de la guerre est privilégiée aujourd’hui par les historien.ne.s. Elle s’intéresse aux représentations, aux expériences et aux pratiques liées à la guerre. Elle permet d’approcher l’expérience combattante, l’expérience vécue du combat, de la mort et de la souffrance, telle qu’elle fut dite également par les témoins dans les lettres, les journaux de tranchées et diverses ouvrages. On s’intéresse aussi au sens donné par les combattants dans leurs discours à ce qu’ils subirent. Dans ce contexte, les historien·nes ont également étudié la violence de guerre qui s’exerça sur les populations civiles dans la Belgique et le nord de la France occupés et en Turquie, par exemple, mais aussi celle qui s’exerça sur les combattants et celle que les combattants exercèrent. Au début des années 2000 en France, cette question fit l’objet de débats virulents entre les historien·nes. cherchant à comprendre pourquoi les poilus avaient tenu dans des conditions aussi épouvantables. Certain·es historien·nes défendaient la thèse du consentement : les poilus avaient tenu parce qu’ils avaient forgé une culture de guerre articulée à la religion et fondée sur le patriotisme et une haine profonde de l’adversaire, dans le cadre d’une brutalisation qui s’exerçait sur les soldats et que les soldats exerçaient eux-mêmes en donnant la mort. D’autres historien·nes défendaient plutôt la thèse de la contrainte : les poilus avaient tenu par la crainte des gendarmes, des tribunaux de guerre et des exécutions pour l’exemple (600 environ dans l’armée française, dont 200 en 1914, car il fallait réduire à l'obéissance des citoyens éduqués dans le respect des droits humains ), mais aussi à cause du bourrage de crâne entretenu par les journaux, et par la pression de la société qui stigmatisait les lâches et les déserteurs. Ce débat franco-français semble aujourd’hui atténué. Désormais, les historien·nes s’intéressent davantage à la culture matérielle. Elles et ils portent par exemple un grand intérêt à l’ artisanat des tranchées conçu comme un objet central des cultures de guerre. Lorsqu’ils avaient du temps libre, les soldats tentaient de se changer les idées en fabriquant des objets à partir de matériaux de récupération. Ces soldats, paysans et ouvriers dans le civil, disposaient d’une expérience et d’une habileté manuelle dans le travail du bois et du métal. Ils avaient l’habitude de récupérer, réparer, transformer les objets du quotidien. Ils fabriquaient des objets fonctionnels (lampes à huile, briquets) à partir de cartouches, de douilles d’obus, de corps de grenade, de boites de conserves, etc. Ils s’adonnaient parfois à des productions plus artistiques : instruments de musique, vases, bijoux, etc. La violence de la guerre et la présence constante de la mort et de la souffrance provoquèrent également un retour vers la foi, ce qui explique la fabrication de très nombreux crucifix et objets de culte. Ces objets, conçus comme des représentations de la guerre, comme des pratiques et des témoignages de l’expérience combattants, se trouvent désormais au centre de ce que les historien·nes nomment les cultures de guerre. Briquet (à droite) Lampe à huile réalisée à partir d'une grenade (ci-desous) Source : Textes et documents pour la classe n° 1024. Sur l'artisanat des tranchées on consultera avec profit : https://histoire-image.org/etudes/artisanat-tranchee Mais la notion de cultures de guerre englobe également l’étude du deuil, de la mémoire de la guerre et de la façon de la représenter. 4.2 Le deuil et la mémoire La Première guerre mondiale provoqua environ 10 millions de morts militaires et presque autant de morts civiles. L’étude du rapport à la mort et au deuil fait partie de l’approche culturelle de la guerre. Le tableau indique la répartition des morts militaires par pays. Le nombre de mutilés est difficile à établir (entre 10 000 et 15 000 gueules cassées et près d’un million d’invalides en France), et il faudrait également pouvoir tenir compte des victimes civiles de la guerre. Sans compter le nombre de parents inconsolables. On sait que la pire chose qui puisse arriver à un être humain, c’est la perte de son enfant. Ce traumatisme fut vécu par des dizaines de millions de parents dans le monde entier. On a longtemps négligé le poids psychologique du deuil dans les sociétés des années 1920 et 1930. Les soldats morts à la guerre étaient des hommes parfois très jeunes, des maris, des pères de familles et des fils. Le conflit produisit quatre millions de veuves (600 000 en France) et six millions d’orphelins dans toute l’Europe. Pour faire le deuil de tant de disparitions, mais aussi pour forger une sorte d’unanimité dans la douleur qui permettait d’éviter toute remise en cause des immenses sacrifices imposés aux populations, les États organisèrent de nombreux types de commémorations . Le 11 novembre 1920, furent inhumés deux soldats inconnus, incarnant l’ensemble des morts de la guerre, l’un à Londres, l’autre à Paris, sous l'Arc de Triomphe. Dans les années qui suivirent, des soldats inconnus furent inhumés dans tous les pays d’Europe, à l’exception de la Russie soviétique et de l’Allemagne vaincue. En France, le 11 novembre devint une fête nationale fériée en 1922. De même, les monuments aux morts , avec leurs listes de noms, servirent à faire le deuil des défunts dans chaque commune alors que leurs dépouilles reposaient au loin, dans les nécropoles proches des champs de batailles. La France compte 38 000 monuments aux morts et la Grande Bretagne en compte 33 000. Parallèlement, de grandes nécropoles furent fondées à proximité des champs de batailles. Les corps des combattants, enterrés à la sauvette dans des cimetières de fortune pendant la guerre ou retrouvés sur les anciens champs de bataille, furent rassemblés dans de vastes cimetières. Mais, bien souvent, dans le meilleur des cas, il ne restait d’eux que quelques ossements. L’ossuaire de Douaumont fut inauguré le 7 août 1932 par le président de la République, Albert Lebrun. Il rassemble les restes de 130 000 soldats inconnus, français et allemands disparus dans la bataille de Verdun. Face à l’ossuaire, la nécropole rassemble 16 142 tombes de soldats français que l'on a pu identifier, dont un carré musulman de 592 tombes. Document : Le cimetière et l' ossuaire de Douaumont à Verdun(Meuse). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:0_Verdun_-_Cimetière_de_Douaumont_(1).jpg Le monument de Thiepval dans la Somme fut inauguré le 1er août 1932 par le président de la République et le prince de Galles. Il est dédié aux soldats britanniques morts lors de la bataille de la Somme en 1916. Sur les voûtes intérieures du monument sont inscrits les noms de 72 000 soldats disparus, dont on n’a pas retrouvé le corps. Au pied du monument, se trouvent 300 tombes de soldats britanniques et de 300 soldats français. Encore aujourd'hui, les Britanniques se rendent très nombreux sur ce site chaque 1er juillet, anniversaire du premier jour de la bataille de la Somme. Document : I nauguration du mémorial de Thiepval (Somme), le 1er août 1932. Source : https://www.historial.fr/musee-de-collection-peronne/collection/objets-du-mois/inauguration_thiepval/ Dans les deux cas, le déséquilibre est immense entre le nombre de soldats "disparus" et celui des soldats dont on a retrouvé le corps et qui reposent dans une tombe individuelle. On pense que 50 % des corps ont totalement disparu, pulvérisés par les obus. Cette proportion indique la violence et l’horreur des combats. Pensons également à la difficulté des famille à faire leur deuil quand il ne reste rien de leurs défunts. 4.3 L’histoire environnementale de la guerre Depuis quelques années, en lien avec l’inquiétude climatique, une nouvelle génération d’historien.ne.s développe le champ de l’histoire environnementale qui permet de développer un autre type de mémoire de la guerre. Après la guerre, on prit conscience de l’ampleur des dégâts occasionnés sur les territoires par les combats et les bombardements. En France, la « zone rouge », la zone du front, était considérée comme irrémédiablement détruite et chimiquement polluée par les explosifs. On considère en effet que chaque mètre du front occidental reçut environ 3 tonnes d'obus. Après la guerre, des travailleurs coloniaux furent employés au péril de leur vie à recueillir les obus non explosés. Une grande partie fut détruite, mais on découvre actuellement des sites de stockage oubliés d’obus non détruits. Les historiens des sciences s’intéressent également au devenir des industries chimiques après la guerre. La filiation a été établie entre les gaz de combat et les pesticides qui sont également des neurotoxiques, mais aussi entre les d’explosifs et les engrais qui utilisent les mêmes bases chimiques, tel le nitrate d'ammonium. La reconversion après la guerre de l’industrie produisant des gaz de combat et des explosifs contribua au développement d’une agriculture employant des produits phytosanitaires et des engrais chimiques. D’une certaine manière, l’agriculture productiviste actuelle est l’héritière des industries chimiques de la Première Guerre mondiale. 4.4 Représenter la guerre Une autre dimension de l’approche culturelle de la guerre est celle de l’étude de la représentation de la guerre . Sur ce point, on consultera avec profit : https://histoire-image.org/etudes/photographier-grande-guerre mais aussi : https://histoire-image.org/etudes/reconstituer-guerre-1914 Un certain nombre de photographies ont pu être prises lors des combats, grâce au perfectionnement technique des appareils photographiques qui devinrent moins encombrants. Toutefois, il convient d’être attentif au sujet des photographies de la Première Guerre mondiale, notamment quand elles prétendent représenter des assauts. A ce moment là en effet, il n’y avait pas de photographes dans les tranchées et les soldats qui attendaient l’ordre de sortir de la tranchée pensaient à autre chose qu’à prendre des photographies. Par exemple, la photographie suivante figura longtemps dans les manuels scolaires pour illustrer un assaut lors de la bataille de la Somme. Sa qualité formelle fit sa célébrité : la disposition des différents groupes de soldats permet de visualiser le mouvement de sortie de la tranchée, alors que l’image est fixe. En fait on sait que cette photographie fut prise lors d’un exercice militaire, comme l’indique sa légende restituée . Document : Soldats canadiens partant à l’assaut lors d’un entraînement de mortiers de chantier. ( MIKAN 3206096 ). Source : https://ledecoublogue.com/2014/11/07/photos-de-la-premiere-guerre-mondiale-partie-i-le-bureau-canadien-des-archives-de-guerre/ Le développement de la photographie questionna également la place du dessin et de la peinture. Certains artistes produisirent des œuvres réalistes qui tentaient encore de rivaliser avec la photographie, tel le peintre breton Mathurin Méheut (1882-1958). Document : Mathurin Méheut : Tranchée, novembre 1914. Source : Jude, Elisabeth et Patrick (2004). Mathurin Méheut, 1914-1918. Des ennemis si proches . Éditions Ouest-France. Ci-dessous : Mathurin Méheut : Cadavres de coloniaux. Bois de la Gruerie, août 1915. Source : Jude, Elisabeth et Patrick (2004). Mathurin Méheut, 1914-1918. Des ennemis si proches . Éditions Ouest-France. D’autres artiste pensaient que la peinture réaliste ne pouvait pas rendre compte de l’horreur de la guerre. Le peintre suisse Henri Valloton opta pour des représentations moins réalistes, insistant sur les couleurs et sur les formes. Document : Félix Valloton. Soldats sénégalais au camp de Mailly, 1917 . Beauvais, Musée départemental de l’Oise. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:F é lix_Vallotton-Soldats_s é n é galais_au_camp_de_Mailly-1917.jpg Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/tirailleurs-senegalais-guerre-1914-1918 Document : Felix Valloton. Verdun, tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz . 1917. Huile sur toile. Paris, Musée de l’Armée. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:F%C3%A9lix_Valloton-Verdun._Tableau_de_guerre-1917.jpg Commentaire détaillé sur : https://histoire-image.org/etudes/verdun Enfin, le peintre allemand Otto Dix (1891-1969) produisit une œuvre inscrite dans le courant expressionniste pour représenter l’horreur de son expérience de la guerre en tant que mitrailleur, notamment avec la série Der Krieg (1924) composée de cinquante estampes, et le Triptyque de la guerre (1932) conservé à l’historial de la Grande Guerre de Péronne. Source : La documentation photographique n°8137, p. 23. A l’inverse la représentation de la guerre fut également un outil de propagande belliciste qui banalisait l’horreur et la violence à des fins de « bourrage de crânes ». Cette expression familière désigne la diffusion de fausses nouvelles et de mensonges éhontés dans la presse. En voici quelques exemples : Document : Le « bourrage de crânes » dans des journaux français pendant la guerre « Ma blessure ? Ca ne compte pas... Mais dites bien que tous ces Allemands sont des lâches et que la difficulté est seulement de les approcher. Dans la rencontre où j'ai été atteint, nous avons été obligés de les injurier pour les obliger à se battre ». L'écho de Paris , « Récit d'un blessé », 15 août 1914. « L'inefficacité des projectiles ennemis est l'objet de tous les commentaires. Les shrapnells éclatent mollement et tombent en pluie inoffensive. Quant aux balles allemandes, elles ne sont pas dangereuses : elles traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure ». L'Intransigeant, 17 août 1914. « En Prusse orientale, l'armée russe a investi complètement Koenigsberg et s'est emparée d'Alenstein ; les troupes allemandes sont en retraite. En Pologne, à Petrokof, les Russes ont mis complètement en déroute trois escadrons allemands et une compagnie cycliste ». Le Petit Journal , 30 août 1914. « Les blessés soignés dans les trois ambulances de Nîmes sont tous dans un état des plus satisfaisants. Bon nombre pourront, selon leur désir, aller bientôt rejoindre leur corps ». Le Petit Journal , 30 août 1914. « Leur artillerie est comme eux, elle n'est que bluff. Leurs projectiles ont très peu d'efficacité et tous les éclats vous font simplement des bleus". Le Matin , « Lettre du Front », 15 septembre 1914. « Le rire des tranchées, c'est un rire exceptionnel. Il apaise la faim, il trompe la soif, il rassasie et désaltère. Qui rit dîne et le tour est joué ! Toute épreuve n'est pour le soldat qu'une récréation » . L'Intransigeant , octobre 1914. « Les cadavres des Boches sentent plus mauvais que ceux des Français ». Le Matin , 14 juillet 1915. « A propos de Verdun, nos pertes ont été minimes ». L'écho de Paris , février 1916. Le bourrage de crânes était également présent dans les publications pour les enfants qui devaient constituer la future relève. De nombreuses cartes postales, pas toujours de bon goût, mais aussi du matériel scolaire, attestent de l’intense propagande dirigée vers les enfants. Le matériel pédagogique était affecté par cette propagande, comme l’attestent les extraits de l’alphabet ci-dessous ainsi que les textes dictés aux élèves. Documents: Cartes postales (sans date). Coll. part. . André Héllé. Alphabet de la Grande Guerre 1914-1916 . Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5340429p/f5.item.zoom Documents : Extraits de cahiers de Cours moyen, année scolaire 1915-1916. Source: Bukier, Suzanne et Mérou, André, Les cahiers de la République. Promenade dans les cahiers d'école primaire de 1870 à 2000, Editions Alternatives, 2000, p. 72-73. 5. Le génocide des Arméniens La Première Guerre mondiale provoqua une élévation considérable du niveau de la violence contre les combattants et contre les populations civiles. Le pire fut sans doute atteint dans l’Empire ottoman avec le génocide des Arméniens . La catégorie juridique de génocide fut élaborée par le juriste Raphael Lemkin en 1943 aux États-Unis. Depuis les années 1930, il avait beaucoup travaillé sur le génocide des Arméniens car il cherchait à caractériser les crimes commis par les nazis contre les juifs en Europe. Peu utilisé lors du procès de Nuremberg, où on lui préféra la catégorie juridique de crime contre l'humanité , le crime de génocide est ainsi défini dans la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (Paris, 1948) : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesure visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfant du groupe à un autre groupe ». Cette définition met l’accent sur une volonté délibérée et manifeste d’extermination d’un groupe entier de population. Les Arméniens constituaient la minorité chrétienne la plus importante de la moitié Est de l'Anatolie, à proximité de la Perse et de la Russie. Les nationalistes turcs (nommés les "Jeunes-Turcs" par les Européens) au pouvoir à partir de 1908, développèrent un discours hostiles à toutes les minorités de l’Empire. Ils appelaient de leur vœux la constitution d’une nation turque "ethniquement" homogène, par la mise en œuvre de ce que l'on nomme parfois une "ingénierie sociale et démographique". En 1894-1895 et en 1909, les populations arméniennes, chrétiennes et parlant une autre langue que le turc, avaient déjà subi des massacres. Les Arméniens furent, contre toute logique, rendus responsables de la perte des territoires européens lors des guerres balkaniques de 1912-1913. L'engagement de l'Empire ottoman aux côtés de l'Allemagne, le 1er novembre 1914, donna l'occasion au mouvement Jeune-Turc de se débarrasser de « l’ennemi intérieur ». Les populations non-turques, kurdes, arabes, syro-chaldéennes mais surtout arméniennes, devaient être chassées d'Anatolie ou massacrées. La plupart des archives du génocide furent détruites, mais les historiens ont retrouvé des télégrammes qui permettent de reconstituer l'organisation du génocide. L'échec d'une offensive de l'armée turque contre la Russie (80 % des soldats, trop légèrement vêtus, moururent de froid et de faim avant d'avoir pu tirer un coup de fusil) fut imputée aux Arméniens accusés d'avoir trahi au profit des Russes. Un plan d’extermination des Arméniens fut alors décidé et mis en œuvre à partir de mars 1915 par les Jeunes-Turcs au pouvoir. Les hommes arméniens en âge de combattre, traitres potentiels car réputés proches de l'Empire russe, furent systématiquement massacrés. Ce fut ensuite le tour des intellectuels et des journalistes arméniens vivant à Istanbul, puis des notables locaux. A partir de l'été 1915, les femmes, les enfants et les vieillards furent déportés à pieds vers l'actuelle Syrie et l'actuelle Irak. Ils mourraient d’épuisement, de faim, de soif et de mauvais traitement lors de marches forcées sur de très grandes distances dans des contrées désertiques. Les rescapés de ces marches de la mort furent enfermés dans des camps dépourvus de ravitaillement. Au cours de l'année 1916, les survivants des camps furent systématiquement mis à mort à l'arme blanche. Sur les deux millions d’Arméniens vivant dans l’Empire ottoman en 1914, les deux tiers furent ainsi assassinés. Les rescapés se réfugièrent sur le territoire de l’actuelle Arménie, dans un grand nombre de pays et notamment dans le sud de la France. Document : Carte du génocide des Arméniens Source : https://www.lhistoire.fr/portfolio/carte-le-génocide-des-arméniens Hitler tira les leçons de ce génocide : il constata qu'il était possible de massacrer une grande quantité de personnes en peu de temps et sans rencontrer d’opposition majeure, malgré les nombreux témoignages publiés à l’époque. Document : L e corps de plusieurs Arméniens abattus lors du génocide des Arméniens. Photo publiée dans Ambassador Morgenthau's Story , ouvrage rédigé par Henry Morgenthau, publié en 1918. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambassador_Morgenthau%27s_Story_p314.jpg Aujourd’hui encore, la Turquie nie tout génocide des Arméniens. En France, la loi du 29 janvier 2001 reconnaît officiellement le génocide arménien. Jusqu’à une date récente, certaines personnes considéraient que ce massacre de masse ne pouvait constituer un génocide, en l’absence d‘une décision et d’un plan explicite d’extermination, conformément à la définition juridique du crime de génocide. Aujourd’hui, ce point ne fait plus débat depuis la publication de la circulaire du 24 avril 1915 signée par ministre de l’intérieur Talaat Pacha ordonnant l’arrestation et l'assassinat des élites arméniennes. Des télégrammes postérieurs, envoyés par le même Talaat Pacha aux gouverneurs locaux de l’Empire, déclenchèrent une extermination totale et systématique des Arméniens. Document : Un ordre d’extermination des Arméniens « Il a été précédemment communiqué que le gouvernement, sur l’ordre du djemièt, a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient plus faire partie de la forme gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ». Talaat Pacha, télégramme adressé à la préfecture d’Alep, 29 septembre 1915. Source : Documentation photographique n° 8127, p. 23. Conclusion
- Les grands mouvements et déplacements de populations ; Clovis et Charlemagne
Par Didier Cariou, maître de conférence HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Quelques références BARTHELEMY Dominique (2013). La féodalité de Charlemagne à la Guerre de cent ans. Documentation photographique n°8095. BOUCHERON, P. (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France . Paris : Seuil. BUHRER-THIERRY Geneviève et MERIAUX Charles (2010). 481-888 La France avant la France. Histoire de France dirigée par Joel Cornette. Gallimard. DEMOULE Jean-Paul (2012/2014). On a retrouvé l’histoire de France. Comment l’archéologie raconte notre passé . Paris : Gallimard, rééd. Folio. ISAIA Marie-Céline (2014). Histoire des Carolingiens VIIIe-Xe siècles. Paris, Seuil, Points. JOFFREDO Loïc (1999). Charlemagne, l’empereur européen. Textes et documents pour la classe , n°778. Et bien entendu, le site internet de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP). Mots-clés du cours Civilisation, Empire romain, Mouvements de populations, Barbares, Limes, Peuples fédérés, Huns, Attila, Goths, Vandales, Francs, Empire romain d’Occident / d’Orient, Romulus-Augustule, Chute de l’Empire romain, Roi, Clovis, Clotilde, Baptême, Reims, Roi des Francs, Pagus, Villa, Mérovingiens, Dagobert, Maires du Palais, Carolingiens, Pépin le Bref, Sacre, Charlemagne, Conquêtes militaires, Saxe, Ost, Plaids, Empire, Comtes, Missi dominici, Capitulaires, Couronnement, Serment de fidélité, Aix-la-Chapelle, Serments de Strasbourg, Traité de Verdun, Vikings. Plan du cours Que dit le programme ? 1. Les grands mouvements et déplacements de populations 1.1 Invasions ou migrations ? 1.2 Le déroulement des migrations 2. De la Gaule au royaume des Francs 2.1 Le règne de Clovis 2.2 La dynastie des Mérovingiens 3. Vers l’Empire Carolingien 3.1 Le règne de Pépin le Bref 3.2 L’avènement de l’Empire de Charlemagne 3.3 Le gouvernement de l’Empire 3.4 Le palais d’Aix-la-Chapelle 4. Le démembrement de l'Empire Carolingien Conclusion Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3 (classe de CM1), 2020 Thème 1 - Et avant la France ? - Les grands mouvements et déplacements de populations (IVe-Xe siècles). - Clovis et Charlemagne, Mérovingiens et Carolingiens dans la continuité de l’empire romain. On n’oublie pas d’expliquer aux élèves qu’à partir du IVe siècle, des peuples venus de l'est, notamment les Francs et les Wisigoths, s'installent sur plusieurs siècles dans l'empire romain d'Occident, qui s'effondre définitivement vers la fin du Ve siècle. Clovis, roi des Francs, est l’occasion de revisiter les relations entre les peuples dits barbares et l’empire romain, de montrer la continuité entre mondes romain et mérovingien, dont atteste le geste politique de son baptême. Charlemagne, couronné empereur en 800, roi des Francs et des Lombards, reconstitue un empire romain et chrétien. Le programme semble conforme aux recherches historiques les plus récentes. En effet, on n’évoque plus les « grandes invasions barbares » qui supposaient une destruction rapide et violente de l’Empire romain par des peuples barbares. Le programme conduit désormais à traiter « les grands mouvements et déplacements de populations » et il évoque fort justement un mouvement, relativement continu et durable, de migrations depuis le IVe siècle (les Huns, les peuples germaniques) jusqu’au Xe siècle (les vikings). Le programme nous incite ensuite à travailler la continuité entre l’Empire romain et les dynasties mérovingienne (autour de la figure de Clovis) et carolingienne (autour de la figure de Charlemagne). En effet, Clovis et Charlemagne, des rois francs, cherchèrent à légitimer leur pouvoir en se présentant comme des souverains chrétiens héritiers des empereurs romains. Il convient de ne pas commettre deux erreurs. La première serait d’assimiler ces migrations passées aux migrations actuelles. Ces dernières sont proportionnellement très réduites en volume et la traversée d’une portion de la Méditerranée sur un canot pneumatique n’a rien à voir avec la traversée du Rhin ou du Danube par des populations entières. La deuxième erreur consisterait à voir dans Clovis le fondateur de la monarchie française et, pourquoi pas, de la France. Il parlait une langue germanique et il régnait sur un territoire correspondant à la partie Nord de la France, à la Belgique et à la Rhénanie actuelles. Dans la continuité du chapitre portant sur les Gaulois et les Gallo-romains, nous verrons qu’une civilisation est amenée à se transformer en accueillant des populations nouvelles, tout en gardant certaines de ses caractéristiques. Du point de vue de la science historique, l’intérêt de ces deux chapitres est de travailler avec les élèves l’articulation de la rupture (la fin de l’Empire romain en 476) et de la continuité (la permanence d’un modèle politique monarchique légitimé par la religion chrétienne). En structurant la séquence autour de cette articulation, on peut conduire les élèves à construire une véritable réflexion sur ce qu’est le temps historique. 1. Les grands mouvements et déplacements de populations 1.1 Invasions ou migrations ? Les fouilles archéologiques de ces dernières décennies ont modifié notre perception de la chute de l’ Empire romain que l’on attribuait traditionnellement aux « grandes invasions barbares » des IVe et Ve siècles. Aujourd’hui les historien·nes parlent plutôt de « migrations » car, si les épisodes militaires et les massacres furent nombreux, le p hénomène relève plutôt de longues migrations de populations à la recherche de terres à cultiver et désireuses de s’intégrer à l’Empire romain. Les fouilles archéologiques révèlent bien moins de traces matérielles des destructions massives que les sources écrites de l’époque n’en laissaient supposer. En outre le terme péjoratif de « Barbares » est fortement contesté aujourd’hui. Ce terme désignait originellement les populations qui ne parlaient pas le latin ou le grec. Or, ces populations n’étaient pas forcément des nomades ni des pillards incultes. Elles étaient souvent proches des populations de l’Empire romain avec lesquelles elles échangeaient depuis plusieurs siècles et elles aspiraient bien souvent à accéder à leur mode de vie. Aujourd'hui les historien·nes, tel l'historien italien Alessandro Barbero, le principal spécialiste des Barbares, comparent les phénomènes migratoires actuels et les migrations vers l'Empire romain : des populations menacées par la faim et la guerre tentant d'entrer dans un monde fournissant la sécurité et une relative abondance, mais filtrées au gré des vicissitudes politiques au niveau d'une frontière défendues militairement, et bénéficiant ou non d'une aide humanitaire et, parfois, du droit de s'installer dans certaines régions. La différence principale avec notre actualité tient au fait que les Barbares immigraient toujours de manière collective, en tant que peuples ou tribus. Il convient également de préciser la nature de cette frontière, le limes . La frontière était nettement marquée en Europe par des fleuves (le Rhin, le Danube), des routes militaires ponctuées de fortins et de camps militaires, parfois d'une muraille continue comme dans le nord de l'Angleterre actuelle. Ailleurs, en Afrique du Nord ou en Arabie, la frontière était très floue. Document : L'Empire romain d'Auguste à Trajan. Source : https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/LEmpire_dAuguste_%C3%A0_Trajan/1011198 Document : le mur d'Adrien construit dans le nord de l'Angleterre entre 122 et 127. Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Mur_d%27Hadrien Document : Reconstitution du fort romain de Zugmantel. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Limes_de_Germanie Généralement, le limes n'était pas une frontière militaire étanche et ne marquait pas une différence nette entre des populations qui auraient été étrangères les unes aux autres : l'influence romaine s'étendait bien au-delà du limes et des populations barbares vivaient même en deçà du limes. Ainsi, le peuple germain Chérusque vivait-il dans l'orbite du monde romain. L'un de ses princes, Arminius, avait commandé un régiment auxiliaire de l'armée romaine et avait acquis la citoyenneté romaine. Fort de son expérience militaire, retourné au sein de son peuple, il anéantit les légions de Varus dans la forêt de Teutobourg, en l'an 14. Cet épisode est relaté dans la série Barbares présentée sur Netflix (à voir en VO : les personnages romains parlent en latin et les personnages barbares parlent en allemand). Durant toute la période de l'Empire romain, la politique impériale à l'égard des peuples barbares varia au fil des siècles. L'accueil de populations barbares dépendait souvent des besoins de main d'œuvre agricole dans les régions dévastées par les épidémies ou les guerres. Nous savons en outre que ces migrations ne furent pas celles de peuples aux caractéristiques bien identifiées. Ces "peuples" germaniques étaient constitués de communautés s’agrégeant en fonction des circonstances à des communautés plus importantes dirigées par des chefs charismatiques dont l’attrait s’effondrait en cas de défaite. Ces "peuples" barbares ont été essentialisés à l'origine par l'administration romaine qui exigeait de distinguer des peuples et de disposer d'interlocuteurs désignés sous le titre de rois (rex), ce que les historien·nes nomment actuellement une "ethnogenèse" relativement artificielle. Enfin, ces populations ne restèrent pas longtemps « barbares ». En entrant sur le territoire de l’Empire, elles assimilaient rapidement le mode de vie, la langue et la religion chrétienne des populations de l’Empire. Elles intégraient l’armée et les élites romaines pour créer aux Ve et VIe siècles ce que l’on appelle les « royaumes barbares », lointains ancêtres des royaumes et des États médiévaux. Il faut donc oublier (hélas !) la séquence initiale et très impressionnante du film Gladiator de Ridley Scott où la machine de guerre romaine écrase une foule de Barbares dépenaillés, gesticulants et désorganisés. Les Barbares n’étaient en réalité pas très différents des soldats romains. 1.2 Le déroulement des migrations A partir du milieu du IIIe siècle, des populations germaniques toujours plus nombreuses cherchèrent à intégrer l’Empire romain. Parallèlement, l'Empire traversa de graves crises économiques, sociales, politiques. Une épidémie de variole dépeupla des régions entières de l'Empire et il devint nécessaire pour les Romains de passer des accords avec des chefs de peuples barbares afin que ces derniers repeuplent les régions dévastées et les remettent en culture, comme l'indique ce panégyrique de l'empereur Constance 1er, en 297 : Document : Extrait du panégyrique de l'empereur Constance 1er en 297 "Ainsi, comme auparavant sous ton commandement, Dioclétien Auguste, l'Asie a rempli les déserts de la Thrace par le transfert de ses habitants, comme ensuite, sur ton ordre, Maximien Hercule Auguste, les prisonniers rendus à la patrie et les Francs accueillis dans le cadre de nos lois ont cultivé les champs abandonnés des Nerviens et des Trévires, ainsi, grâce à tes victoire, Constance César invaincu, tout ce qui était encore dépeuplé dans le territoire d'Amiens et de Beauvais, de Troyes et de Langres redevient florissant, désormais cultivé par les Barbares". Source: Paneg, VIII, 21 in Alessandro Barbero, Barbares, immigrés, réfugiés et déportés dans l'Empire romai n, Texto, 2023, p. 91. Après 370, la pression des Barbares sur le limes devint encore plus forte. En effet, les populations germaniques durent fuir un nouvel ennemi terrible et implacable, les Huns , un peuple turcophone venu des steppes d'Asie centrale. Des peuples germaniques, dont certains déjà romanisés et christianisés, vinrent s'entasser sur les rives du Danube pour demander la protection des Romains et la possibilité de s'installer sur des terres de l'Empire. L'armée romaine fut incapable d'accueillir et de nourrir de telles masses de réfugiés. Maltraités par les Romains et affamés, ces derniers se révoltèrent, pillèrent la Thrace et affrontèrent l'armée romaine. A la bataille d'Andrinople, le 9 août 378, les Germains écrasèrent l'armée romaine dépêchée pour rétablir l'ordre, et tuèrent l'empereur Valens. Une politique d'accueil systématique des migrants devint alors nécessaire. Certains peuples se virent attribuer des terres à cultiver dans l'Empire. D'autres obtinrent le statut de peuples fédérés (du latin feodus : pacte, traité) et devenaient souvent les auxiliaires de l’armée romaine protégeant l’Empire contre d'autres populations « barbares ». De la sorte, la pression aux frontières s'atténua temporairement, les régions de l'Empire vides de populations furent remises en culture et les rangs de l'armée furent regarnis par les Barbares, comme l'atteste ce panégyrique de l'empereur Théodose : Document : Extrait d'un panégyrique de l'empereur Théodose (379-395) "Aux peuples barbares qui te proposaient de t'aider tu as accordé la grâce de devenir tes compagnons d'armes afin d'éloigner des frontières une foule suspecte et de fournir des auxiliaires aux soldats. Poussées par ta bienveillance, toutes les nations des Scythes affluaient, au point de laisser penser que tu avais imposé la conscription aux barbares et que tu l'avais épargnée aux tiens". Source: Paneg, II, 22-3 et 32-3, in Alessandro Barbero, Barbares, immigrés, réfugiés et déportés dans l'Empire romai n, Texto, 2023, p. 166. La société de l'Empire romain devint totalement dépendante des vagues d'immigration. On a longtemps envisagé la promotion des Barbares dans l'armée selon une perspective nationaliste : certains chefs barbares, à la tête de leur peuple, accédaient à des charges suprêmes et jetaient les bases de royaumes barbares en devenir. Aujourd'hui, les historien·nes comparent plutôt l'armée romaine du Ve siècle à l'armée américaine actuelle : les immigrants récents qui servent dans l'armée peuvent acquérir la citoyenneté d'un pays multiethnique et certains d'entre eux parviennent même jusqu'à des postes de commandants en chef. Pour en rationaliser la défense et l’administration, l’Empire fut divisé en 395 entre les deux fils de l’empereur Théodose. Arcadius dirigeait l’Empire romain d’orient où l’on parlait le grec et dont la capitale était Constantinople, ville fondée par l’empereur Constantin en 330. Honorius dirigeait l’Empire romain d’occident où l’on parlait le latin et dont la capitale restait officiellement Rome. En fait, Honorius s’installa à Ravenne, en Italie du Nord, pour se rapprocher des zones de combats. La partition de l’Empire romain fut un évènement considérable. Elle s’approfondit tout au long du Moyen Age et reste une réalité géopolitique aujourd’hui encore. Source : Duby, G. (dir.) (1978). Atlas historique . Paris : Larousse, p. 30. Ce type de carte parsemée de flèches a été proposée dès 1801 mais ne correspond pas à la réalité historique. En effet, le peuple figurant au bout d'une flèche n'était peut-être plus le même que celui qui figurait à la pointe de la flèche : comme nous l'avons vu plus haut, la composition du groupe était en constante recomposition. Mais il est difficile de se passer de ce type de carte. Des Vandales , des Suèves et des Alains, également menacés par les Huns, franchirent le Rhin gelé lors d’un hiver particulièrement rigoureux, le 1er janvier 407. Ils envahirent la Gaule et la péninsule ibérique entre 407 et 409. Partout, les Barbares jouèrent un rôle croissant dans la vie politique et militaire de l’Empire : en tant que peuples fédérés ils représentaient une part croissante de l’armée romaine sur le limes. Ils servaient ainsi contre les autres peuples "barbares" venus de l'extérieur. A l’intérieur de l’Empire, ils maintenaient l'ordre au service de l'empereur en place ou ils se vendaient au plus offrant et il étaient utilisés en tant que milices dans les règlements de comptes entre les prétendants romains au trône impérial. Comme rétribution de leurs services, les Romains leur accordaient des territoires qui échappaient de ce fait à l’autorité de l’empereur (les Wisigoths en 418 en Aquitaine, les Burgondes dans la région de Genève en 453, les Francs en Belgique, etc.). Le goth Alaric fit une première fois le sac de Rome en 410 pour faire pression sur l’empereur Honorius. Rome fut à nouveau pillée par les Vandales de Genséric en 455. En Gaule, le général romain Aetius, qui avait connu Attila dans sa jeunesse, dut faire appel à une coalition de tous les peuples barbares, dont des Francs dirigés par Mérovée, pour repousser le roi des Huns, Attila (non pas le « Fléau de Dieu » mais un prince romanisé qui avait longtemps servi dans les légions romaines), lors de la bataille des Champs catalauniques (aux environs de Troyes) en 451. Lorsque le roi des Goths Odoacre déposa le dernier empereur romain, le jeune Romulus Augustule , le 23 août 476, cet événement passa presque inaperçu. La fonction impériale en occident était tellement dépréciée que ce très jeune empereur ne semblait plus présenter le moindre danger. Il ne fut même pas assassiné, juste exilé dans une demeure luxueuse de la baie de Naples. Les insignes impériaux furent alors transférés à Constantinople qui devint « la seconde Rome ». L’Empire romain d’occident n’existait plus légalement. Il était remplacé par un ensemble hétéroclite de royaumes barbares romanisés, où l'Eglise catholique joua un rôle politique essentiel. Mais ces royaumes reconnaissaient l'autorité de l'empereur d'orient qui légitimaient toujours leur pouvoir. Ainsi, l'empereur d'orient reconnut Odoacre comme patrice , c'est-à-dire souverain et protecteur de l'Italie. 2. De la Gaule au royaume des Francs 2.1 Le règne de Clovis Revenons en Gaule. Le général romain Syagrius avait préservé un territoire romain s’étendant de la Loire à la Somme. Au nord de la Somme, sur le territoire de l’actuelle Belgique, s’étendait le royaume des Francs dévolu par les Romains à Childéric, fils de Mérovée et ancien officier de l’armée romaine, comptant parmi les fédérés de Rome avec le titre de roi des Francs. Son ambivalence apparaît dans sa tombe, où l’on retrouva les restes d’une vingtaine de chevaux sacrifiés selon le rite germanique, mais aussi des pièces d'or frappée au nom de l'empereur Zénon (476-491) et versées par les Romains à Childéric, au titre de l'administration de la Belgique. On retrouva enfin l'anneau sigillaire (l'anneau avec le sceau du défunt) sur lequel figurait l'inscription latine " Childerici regis " (du roi Childéric). Cependant, ce roi romain n'était pas chrétien. En 481 ou 482, son fils Clovis lui succéda jusqu'à sa mort en 511. Ce dernier n’était alors qu’un roi franc parmi d’autres rois francs. Il exerçait un pouvoir charismatique sur une population mouvante qui n'avait rien d'une tribu spécifique ou d'un peuple constitué. Les Francs étaient les individus qui vivaient sous l'autorité d'un roi franc. Le pouvoir de ce dernier était légitimé par la croyance en ses pouvoirs surnaturels de type charismatique. Rappelons que la royauté était une institution « barbare ». Le titre de rex ( roi ) était attribué par les Romains aux chefs des peuples fédérés qui intégraient l’Empire. Le pouvoir de ces rois était légitimé a posteriori par l’empereur qui leur attribuait des titres de magistratures romaines officielles. Clovis est souvent considéré comme le roi à l’origine de toutes les dynasties qui ont dirigé le royaume de France. Faites tomber le C initial de Clovis et vous obtenez Louis, le prénom le plus porté par les rois de France, jusqu’au dernier d’entre eux, Louis-Philippe. Il est cependant difficile d'établir une continuité entre Clovis et les derniers rois de France : les institutions politiques étaient très différentes, l'espace dominé était différent et les population également. Selon l'historienne Magali Coumert, le nom Hlodowig , Chlodevecus en latin et Clovis ou Louis en français, serait le fruit de l'assemblage de Hloda (la gloire) et de wig (la bataille). Il signifierait donc "combattant illustre". Le règne de Clovis fut marqué par une énorme expansion territoriale du royaume des Francs. A cette occasion Clovis passa du statut de simple roi et chef de guerre à celui de souverain d’un vaste territoire. Il élimina systématiquement les rois francs concurrents. Il conclut des alliances avantageuses et remporta des victoires décisives. Il s’empara du royaume du romain Syagrius, qui s’étendait de la Loire à la Somme, après sa victoire à Soissons en 486. En 507, il écrasa les Wisigoths d’Alaric II à Vouillé (près de Poitiers) et s’empara de l’Aquitaine. Les Wisigoths se retirèrent alors en Espagne. Il entretint des relations diplomatique avec Théodoric, roi des Ostrogoths possesseurs de l'Italie. Il lui offrit comme épouse sa sœur Audoflède. En Armorique, l’actuelle Bretagne, restée à l'écart du reste de la Gaule romaine, affluèrent les Bretons de Cornouailles et du pays de Galles actuels, chassés par les Angles et les Saxons, à partir de la fin du IVe siècle. A partir du Ve siècle, se constitua progressivement une identité bretonne aux origines à la fois romaines, insulaires et gauloises. A partir du VIe siècle, les Bretons s'opposèrent aux ambitions hégémoniques des Francs. Source : Duby, G. (dir.) (1978). Atlas historique . Paris : Larousse, p. 31. Source : https://www.lhistoire.fr/carte/la-gaule-avant-et-après-clovis Vers 492-494, Clovis épousa la princesse chrétienne burgonde Clotilde pour s’assurer de la neutralité des Burgondes lors de sa lutte contre les Wisigoths. Il est possible qu’il se soit converti à la religion chrétienne en 496, après la bataille de Tolbiac contre les Alamans, ou en 498 (ou même en 508, pense-t-on parfois aujourd’hui) et qu’il se soit fait baptiser à Reims, un 25 décembre. Il aurait beaucoup hésité, craignant de perdre le soutien de son peuple resté païen. Il aurait abandonné à cette occasion ses amulettes païennes. Ce baptême sup posé lui aurait permis de gagner le soutien de l’aristocratie gallo-romaine et des évêques qui, en ces temps de troubles, exerçaient directement le pouvoir dans les cités (ravitaillement, enseignement, entretien des bâtiments civils et religieux, exercice de la justice, surveillance de la vie religieuse). Après la victoire sur le roi des Wisigoths Alaric II à Vouillé en 507, l’empereur romain d’orient Anastase transmit à Clovis le titre de consul romain honoraire avec les insignes correspondants, ce qui favorisa également le ralliement à sa personne des élites gallo-romaines. La monnaie ci-dessous, frappée en Gaule sous le règne de Clovis, signale cette allégeance symbolique à l’empereur romain d’orient, seule autorité reconnue après la disparition de l'empereur d'occident, nécessaire pour conférer une légitimité politique au pouvoir de Clovis. Document : Sous en or frappé sous le règne de Clovis Monnaie en or de 4,37 g. Titulature avers : D N ANASTA-SIVS PP AVG. Description avers : Buste casqué, diadémé et cuirassé d'Anastase de face, tenant de la main droite la lance placée sur l'épaule et de la gauche un bouclier orné d'un cavalier bondissant à droite. Traduction avers : “Dominus Noster Anastasius Perpetuus Augustus”, (Notre seigneur Anastase perpétuel Auguste). Titulature revers : [V]ICTORIA - AVGVSTORVN E/ -|*//CONOB(EV). Description revers : Victoire debout à gauche, tenant une longue croix de la main droite ; étoile à sept rais dans le champ à gauche. Traduction revers : “Victoria Augustorum”, (La Victoire des augustes). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Solidus_%C3%A0_la_victoire_sous_frapp%C3%A9_sous_Clovis.jpg Le récit légendaire du baptême de Clovis, raconté par Grégoire de Tours, un siècle après les faits supposés, est questionné par les historien·nes. En effet, ce baptême ne nous est connu que par ce texte unique. Ce récit nous permet surtout de comprendre la genèse de l’idéologie monarchique de la France du Moyen Age et des Temps modernes. Document : Le récit du baptême de Clovis par Grégoire de Tours La reine [Clotilde] fait alors venir en secret Remi, évêque de la ville de Reims, en le priant d’insinuer chez le roi la parole du salut. L’évêque l’ayant fait venir en secret commença à lui insinuer qu’il devait croire au vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre , et abandonner les idoles qui ne peuvent lui être utiles, ni à lui, ni aux autres. Mais ce dernier lui répliquait : « Je t’ai écouté très volontiers, très saint Père, toutefois il reste une chose ; c’est que le peuple qui est sous mes ordres, ne veut pas délaisser ses dieux ; mais je vais l’entretenir conformément à ta parole. » Il se rendit donc au milieu des siens et avant même qu’il eût pris la parole, la puissance de Dieu l’ayant devancé, tout le peuple s’écria en même temps : « Les dieux mortels, nous les rejetons, pieux roi, et c’est le Dieu immortel que prêche Remi que nous sommes prêts à suivre ». Cette nouvelle est portée au prélat qui, rempli d’une grande joie, fit préparer la piscine […]. Ce fut le roi qui le premier demanda à être baptisé par le pontife. Il s’avance, nouveau Constantin, vers le baptistère pour se guérir de la maladie d’une vieille lèpre et pour effacer avec une eau fraîche de sales tâches faites anciennement. Lorsqu’il fut entré pour le baptême, le saint de Dieu l’interpella d’une voix éloquente en ces termes : « Sois humble, enlève tes colliers, Sicambre ; adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ». Remi était un évêque d’une science remarquable et qui s’était tout d’abord imprégné de l’étude de la rhétorique. Il existe de nos jours un livre de sa vie qui raconte qu'il était tellement distingué par sa sainteté qu’il égalait Silvestre par ses miracles, et qu’il a ressuscité un mort. Ainsi donc le roi, ayant confessé le Dieu tout puissant dans sa Trinité, fut baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit et oint du saint chrême avec le signe de la croix du Christ. Plus de trois mille hommes de son armée furent également baptisés (…). Grégoire de Tours , Histoire des Francs , livre II, chapitre XXXI Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Clovis_Ier Document : Registre inférieur des Miracles de saint-Rémi , représentant le baptême de Clovis et le miracle de la sainte ampoule . Plaque d’ivoire sculpté ornant la reliure d’un manuscrit du IXe siècle. Amiens, Musée de Picardie. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Amiens,_musée_de_Picardie,_ivoire_sculpté_(IXe_siècle)_représentant_la_vie_de_saint_Rémi_08.jpg Nous ignorons quand Clovis fut baptisé (entre 496 et 508) et nous ne sommes pas certains qu’il le fut à Reims. Il importe peu de savoir si le baptême eut lieu réellement, de quelle manière, à quelle date et à quel endroit. Ce qui compte, c’est la fonction performative et politique de ce récit. Supposons donc que Clovis fut baptisé à Reims par l’évêque Rémi. Hincmar, archevêque de Reims au IXe siècle, raconta plus tard que, au moment où Clovis se dirigeait vers le baptistère, la colombe blanche du Saint-Esprit apporta dans une bec une ampoule pleine du Saint-Chrême avec lequel l’évêque Rémi oignit Clovis. Cette ampoule était doublement miraculeuse : elle était un don du Saint-Esprit et, en plus, son niveau d’huile ne baissa jamais jusqu’au sacre du dernier roi de France. L'onction avec l'huile du Saint-Chrême fut pratiquée par Pépin le Bref, Charlemagne et tous les souverains carolingiens. A partir du règne de Hugues Capet en 987, le sacre des rois de France dans la cathédrale de Reims rejoua constamment cet épisode miraculeux par lequel le roi apparaissait à chaque fois comme étant explicitement désigné par Dieu, comme le représentant de Dieu sur la terre du royaume des Francs. Le récit légendaire du baptême de Clovis constitua une étape décisive dans la construction de l’idéologie monarchique en France. Elus par Dieu, Clovis et ses successeurs dirigeaient l'Eglise catholique du royaume à l'occasion de conciles réunissant les évêques du royaume franc, selon des ordres du jour décidés par le roi. Clovis fonda ainsi la dynastie des Mérovingiens, du nom de son grand-père Mérovée. Il inaugura une nouvelle forme de pouvoir monarchique, au croisement de deux influences majeures. A l’instar des empereurs romains, il était acclamé au soir des victoires militaires et la religion lui servit à légitimer son pouvoir, comme le montre le récit légendaire de son baptême. A l’instar des chefs barbares, ses compagnons pensaient qu’il exerçait un pouvoir de type charismatique qui légitimait son pouvoir. En 509 ou 510, Clovis fut proclamé roi des Francs ( Rex Francorum), titre que gardèrent les rois de France jusqu’au milieu du Moyen Age. Il fit de Paris sa capitale en 508. Il mourut le 27 novembre 511 à Paris et fut inhumé dans l’église des Saints-Apôtres, bâtie sur la colline Sainte-Geneviève. Il assumait ainsi l’héritage de l’empereur Constantin inhumé lui aussi dans l’église des Apôtres Pierre-et-Paul à Constantinople. Mais surtout, l'église des Saints-Apôtres avait été construite par Clovis et Clotilde sur la tombe de Sainte Geneviève qui avait défendu Paris contre les Huns en 502. 2.2 La dynastie des Mérovingiens La dynastie des Mérovingiens fut discréditée plus tard par Eginhard, un chroniqueur proche de Charlemagne, qui justifia ainsi la prise du pouvoir par les Carolingiens. Leur légende noire fut reprise au XIXe siècle qui popularisa le surnom, totalement injuste et faux, de « rois fainéants ». A la mort de Clovis en 511, le royaume franc fut partagé entre ses quatre fils, Thierry, Clodomir, Childebert et Clotaire. Le royaume était considéré comme un bien patrimonial familial qui devait être partagé entre les héritiers du rois défunt, considérés comme égaux. Durant deux siècles, les sous-royaumes francs (Neustrie, Austrasie, Burgondie) furent tantôt séparés et tantôt réunis. L'Aquitaine, trop lointaine, fit les frais des rivalités entre les rois francs et fut régulièrement démembrée au profit des uns ou des autres. Chaque royaume possédait sa propre aristocratie, sa propre cour et, la plupart du temps, son propre roi et son propre maire du palais. Les descendants de Clovis, tous aussi dignes de gouverner, s'alliaient ou s'affrontaient lors de violentes guerres civile pour déterminer qui arriverait à la tête des royaumes. L'assassinat d'un frère ou d'un cousin rival était parfois un bon moyen de l'emporter. Le fameux roi Dagobert (629-639) parvint à réunifier temporairement le royaume des Francs à partir de la Neustrie. Il fut le premier roi à se faire enterrer dans la basilique de Saint-Denis, donnant ainsi un ancrage territorial à la dynastie. Aujourd’hui les historien·nes pensent que ces partages constituaient en réalité une manière rationnelle d’administrer et de défendre un très vaste territoire à partir de la capitale de chaque souverain. D’ailleurs, le terme de regnum Francorum (royaume des Francs) ne disparut jamais des sources de l’époque, ce qui atteste, chez les auteurs de l’époque, la permanence de la conscience de l’unité du royaume malgré ses divisions. Source: Frankish Empire 481 to 814-fr - Francs — Wikipédia Nous savons que ces rois mérovingiens étaient parfois de fins lettrés écrivant de la poésie. Leur pouvoir restait d'essence charismatique, conformément à la tradition des chefs de guerre germaniques. Leur longue chevelure symbolisait ce charisme qui liait personnellement chaque roi à ses guerriers. Le roi restait élu par son peuple. Mais l'héritage de Rome n'était pas moins important. En effet, les rois mérovingiens se trouvaient à la tête d’une administration héritée de la Gaule romaine. A l'échelle locale, les comtes , issus de l'ancienne aristocratie franque ou de la noblesse sénatoriale romaine, dirigeaient les pagi (pluriel de pagus , pays). Les comtes rendaient la justice au nom du roi, rassemblaient les hommes d'armes et levaient les impôts qui alimentaient le trésor royal. A l'échelle centrale du palais (terme qui désignait aussi bien les palais royaux que l'entourage du roi qui y séjournait), le roi était entouré de sa famille, de ses proches, de clercs et de grands officiers héritiers des administrateurs romains : le comte du palais, le comte de l'étable (futur connétable, le maréchal en langue germanique), le référendaire (futur chancelier, responsable des écrits royaux). Le plus important d'entre eux était le maire du palais, intendant de la maison du roi puis gestionnaire des terres royales. L’élite gallo-romaine se mit au service des rois mérovingiens qui lui confièrent des missions administratives. Réciproquement, les Francs se fondirent dans la population gallo-romaine. Ils s'étaient convertis au christianisme, ils perdirent leur langue germanique et leurs traditions barbares. Cela permit de faire oublier, au XIXe et au XXe siècles, que le peuple qui donna son nom à notre pays était en fait un peuple germain, c'est-à-dire.... allemand. Il apparaît surtout que l’arrivée des Francs sur le territoire de la Gaule ne provoqua pas la disparition de la civilisation gallo-romaine. Elle produisit une société hybride. L'exemple des noms des individus en est un exemple intéressant. Les populations abandonnèrent les tria nomina latins (les deux premiers étaient transmis par la lignée paternelle et le troisième distinguait l'individu) au profit du nom unique germain. Ce nom pouvait aussi bien être d'origine latine ou germanique. Les noms germaniques étaient composés de deux lexèmes dont au moins le premier était hérité des noms parentaux. Ils pouvaient évoquer des animaux ou des qualités : Bert , brillant d'où vient Bertrand, ou Sieg, victorieux, d'où vient Sigebert. Par exemple, aux alentours de 820, Ansegarius et sa femme Ingalteus, colons à Gagny (actuelle région parisienne), eurent deux filles : Ansegildis et Ingrisma. Cet exemple montre que les noms étaient issus aussi bien du nom paternel que du nom maternel, ce qui laisse supposer une relative égalité entre la lignée paternelle et la lignée maternelle. Les familles nobiliaires prirent l'habitude de se singulariser par la transmission de génération en génération des mêmes prénoms. Elles imitaient en cela les usages monarchiques qui reprirent les prénoms des ancêtres royaux (Childebert, Clotaire) afin de de forger la conscience d'une continuité dynastique. Encart : Brunehaut (vers 547 – 613) (en allemand Brunehilde) Cette princesse wisigothique, épousa en 566 Sigebert, roi d’Austrasie, dont la capitale était Metz. Ce royaume franc était le plus brillant sur les plans culturel, diplomatique et militaire. La sœur de Brunehaut, Galswinthe, épousa Chilpéric, roi de Neustrie, dont la capitale était Soissons. Mais Chilpéric était toujours attaché à sa maitresse Frédégonde et fit égorger Galswinthe pour épouser Frédégonde quelques jours après. Ce meurtre provoqua le désir de vengeance de Brunehaut et déclencha une longue guerre entre les royaumes d'Austrasie et de Neustrie. Cette guerre fut longtemps réduite à une simple rivalité entre deux femmes jalouses, Frédégonde la meurtrière et Brunehaut qui voulait venger sa sœur. Au cours du conflit entre les deux royaumes, deux esclaves missionnés par Frédégonde parvinrent à assassiner Sigebert. Après son bannissement dans un couvent, Brunehaut parvint à s'imposer comme la régente de son fils Childebert puis de ses petits-fils Thibert et Thierry et enfin de son petit-fils Sigebert II. Très cultivée, brillante diplomate, elle réorganisa l’administration de son royaume. Servie par sa longévité, à la tête d’un réseau de fidèles issus de grandes familles d'Austrasie, elle n’hésita pas à imposer son autorité à tous et à restaurer une administration fiscale. Cependant, son autorité fut de plus en pus mal supportée. La nouvelle génération des nobles du royaume d’Austrasie, jaloux de son autorité croissante, la livrèrent en 613 au roi de Neustrie Clothaire II. Elle fut livrée aux soldats durant trois jours (pour la punir en tant que femme indigne) puis attachée à la queue d’un cheval sauvage (pour montrer qu’elle n’était pas une reine puisqu’elle n’était pas capable de commander à un cheval). Son corps supplicié fut brûlé (car elle n’était pas digne d’une véritable sépulture). Dès cette époque, une légende sombre fut développée autour de ce personnage de femme qui, comme nous le dirions aujourd’hui, transgressa les assignations de genre. Elle fut dépeinte comme autoritaire, cruelle, on lui reprocha d’avoir fait assassiner quelques opposants. Rien que de très habituel, si elle n'avait été un homme. Sa rivalité meurtrière avec Frédégonde, femme du roi de Neustrie qui avait fait assassiner la sœur de Brunehaut, alimenta également la sombre légende. Aujourd'hui les historien·nes ont réhabilité la mémoire de Brunehaut. La fin de cette princesse wisigothique d'Espagne, méditerranéenne et de culture latine également marque la fin de l'Empire romain d'Orient et l'enracinement des mérovingiens dans l'espace entre Loire et Rhin. On a longtemps associé la dynastie mérovingienne à une période de troubles et de guerres civiles qui auraient provoqué une rétractation des espaces urbains et un recul des zones cultivées. Cependant, depuis une trentaine d’années, les archéologues ont retrouvé des traces de centaines de villae mérovingiennes qui attestent au contraire de la densité du maillage de l’espace rural. Comme les bâtiments étaient construits en matières végétales et non plus en pierres, leur traces sont plus difficile à déceler. Par exemple, les fouilles archéologiques sur le site de Bressilien à Paule (actuel département des Côtes d'Armor) ont révélé un habitat de notables locaux. Cet habitat était destiné à protéger les zones de peuplement franc contre les incursions des Bretons venus des iles britanniques. Cet habitat fortifié d'une superficie de 5 hectares, entouré d'une muraille de terre et de bois était divisé en deux espace séparés par un fossé bordé d'un talus. La partie basse était dévolue aux activités artisanales et agricoles. La partie haute comprenait un grand bâtiment en terre et en bois, remplacé au début du IXe siècle par des édifices en pierre caractéristiques d'un habitat aristocratique où l'on a retrouvé des monnaies carolingiennes. Document : Les fouilles du site de Bressilien . Source : http://journals.openedition.org/archeomed/docannexe/image/10856/img-1.jpg De même, les tombes mérovingiennes ont livré de nombreux objets de luxe, fibules, boucles de ceintures, pendants d’oreilles, rehaussé de grenats et de pierres semi-précieuses. Mais la christianisation a progressivement fait disparaître des sépultures les objets précieux accompagnant les défunts . 3. Vers l’Empire Carolingien 3.1 Le règne de Pépin le Bref Progressivement, la jeunesse de nombreux rois mérovingiens et les régences affaiblirent le pouvoir royal. Progressivement, en Neustrie comme en Austrasie, les maires du palais ( Major Domus , « Premier de la maison » ou… majordome) ne se contentèrent plus d'administrer les domaines du roi. Ils accaparèrent la réalité du pouvoir en s'assurant le soutien de grandes familles nobiliaires. Ce fut le cas de Charles Martel (maire du palais d'Austrasie et de Neustrie de 717 à 741) – le vainqueur d’une incursion arabe aux alentours de Poitiers en 732 - et surtout de son fils Pépin le Bref. En 751, ce dernier déposa le dernier roi mérovingien Childéric III, avec l’assentiment du pape Zacharie, l’enferma dans un monastère, et se fit élire roi à sa place. La dynastie mérovingienne disparut donc lors d'un coup d'Etat. Pépin le Bref (surnommé ainsi en raison de sa petite taille) se fit acclamer roi et élire par une assemblée d’évêques et de grands du royaume à Soissons en novembre 751. Cette acclamation évoquait la désignation du roi franc par son peuple mais aussi la proclamation du général romain victorieux par ses soldats en tant que imperator . En 754, le pape Étienne II fit le voyage jusqu’en Île-de-France pour solliciter une alliance militaire avec Pépin de Bref car l’empereur de Constantinople, son protecteur habituel, était lui-même en difficulté et pouvait pas le protéger contre les Lombards. Pépin le Bref lui attribua des territoires qui constituèrent les États de l’Église et dont le Vatican actuel est l’héritier. En contrepartie, le dimanche 28 juillet 754, à l’abbaye royale de Saint-Denis, le pape Étienne II sacra Pépin le Bref par une onction de l’huile sainte, le saint-Chrême, sur le front. Cette onction évoque l’onction des rois d’Israël dans la Bible et aussi le baptême de Clovis : elle montrait que le nouveau roi était désigné par le Saint-Esprit et qu’il devait désormais protéger l’Église. Le pape lui conféra le titre de roi des Francs et de Patrice des Romains, à savoir protecteur du Saint-Siège. Ses fils, Carloman et Charles (le futur Charlemagne) furent également oints et sacrés par le pape à cette occasion. De la sorte, ils risquaient d’être moins contestés lors de leur accession au trône. Le pape reconnut ainsi la nouvelle dynastie et acta la fin de la dynastie mérovingienne. Cette cérémonie de 754 constitua sans doute le premier sacre royal au moyen de l'huile sainte. Elle marque la naissance de la dynastie carolingienne et d'une royauté sacrée selon le modèle des rois d'Israël. Charlemagne reprit ce schéma en se faisant sacrer à Rome en 800. Document : Les deux sacres de Pépin le Bref Si tu veux savoir, lecteur, à quelle époque ce petit livre a été composé et achevé à la précieuse louange des martyrs sacrés, tu la trouveras en l’année de l’Incarnation du Seigneur 767, au temps du très heureux, très pacifique et catholique Pépin, roi des Francs et patrice des Romains, fils du feu prince Charles de bienheureuse mémoire, en la 16e année de son règne très heureux au nom de Dieu, 5e indiction, et en la 13e année de ses fils, eux-mêmes rois des Francs, Charles et Carloman. Ceux-ci, par les mains du très bienheureux seigneur Étienne, pape de sainte mémoire, furent consacrés rois par le saint chrême, en même temps que leur père susdit le très glorieux seigneur roi Pépin, par la Providence de Dieu et l’intercession des saints apôtres Pierre et Paul. Car ledit très florissant seigneur Pépin, roi pieux, avait été élevé à la dignité royale trois ans auparavant, par l’autorité et sur ordre du seigneur pape Zacharie de sainte mémoire, par l’onction du saint chrême, reçue des mains des bienheureux prêtres des Gaules, et par le choix de tous les Francs. Par la suite, il fut oint et béni de nouveau comme roi et patrice, avec ses susdits fils Charles et Carloman, au nom de la Sainte Trinité, par les mains du même pape Étienne, en l’église des bienheureux susdits martyrs Denis, Rustique et Éleuthère, dont le vénérable Fulrard est archiprêtre et abbé. Dans cette même église des bienheureux martyrs, en ce même jour, ledit vénérable pontife bénit par la grâce de l’Esprit aux sept formes la très noble, très dévote et très attachée aux saints martyrs Berthe, épouse dudit roi très florissant, revêtue de la robe royale à traîne, et en même temps il confirma de sa bénédiction par la grâce du Saint-Esprit les princes des Francs et il imposa à tous sous peine d’interdit et d’excommunication de ne jamais choisir un roi issu d'autres reins de celui que la divine piété avait daigné exalter, et qu’elle avait décidé, par l’intercession des saints apôtres, le très bienheureux pontife. C’est pourquoi nous avons inséré ces quelques lignes à la dernière page de ce petit livre, à l’attention de votre charité, afin que dans la suite des temps la tradition commune puisse en transmettre à jamais la connaissance aux lignées futures. Source : Clausula de unctione Pippini regis in Bruno Krusch, MGH, Scriptores rerum Merowingicarum 1-2, Hanovre 1885, p. 465-466. Traduit du latin par G. Brunel, E. Lalou (dir.), Sources d’histoire médiévale, ixe - milieu du xive siècle , Paris, Larousse, 1992, p. 73. Cette nouvelle dynastie bouleversa considérablement la légitimité royale. Depuis Clovis, cette légitimité était fondée sur l’héritage familial et avait un fondement ethnique. Or, les Carolingiens ne constituaient pas une branche familiale des Mérovingiens et, en raison des conquêtes réalisées depuis deux siècles, ils se trouvaient à la tête d’un empire multiethnique. Il fallut donc recourir à une nouvelle légitimation, celle de Dieu, transmise par les évêques et le pape. C’est pourquoi Pépin le Bref prit le soin de se faire élire par acclamation par les évêques et les grands du royaume (référence à l’empereur romain mais aussi à la désignation du roi par les Francs) puis sacrer par l’onction avec le saint-Chrême (référence à l’onction des rois juifs de la Bible et référence au baptême de Clovis) pour manifester le choix du roi par Dieu et par l’Église. Choisi par Dieu, le roi était son représentant sur terre, comme l’étaient les empereurs romains chrétiens, dans un contexte différent, bien évidemment. Tout cela est beaucoup plus fort que la simple règle héréditaire des Mérovingiens. Désormais, le roi est roi de droit divin . Ces détails peuvent sembler fastidieux. Notre but est de montrer comment la cérémonie du sacre des rois de France, jusqu’en 1825, a trouvé ses sources dans le contexte de la prise du pouvoir par Pépin le Bref. Établir la généalogie du sacre des rois de France permet d’historiciser cette cérémonie et de montrer qu’elle fut d’abord une construction politique pour légitimer un pouvoir qui se sentait peu légitime, en revendiquant la filiation avec les empereurs romains et en utilisant la religion chrétienne à cet effet. Pépin le Bref réorganisa les bases administratives du royaume. Il consolida le pouvoir des comptes dans les pagi, contrôla ces derniers par l’envoi de missi dominici (« envoyés des maître ») et exigea un serment de fidélité de la part des grands du royaume, comme nous le verrons également avec la description du règne de Charlemagne. Chaque année il convoquait les guerriers francs pour mener des campagne sur les confins de l'Empire. Il combattit notamment les Germains mais également le duc d’Aquitaine et les Arabes qu’il chassa de Narbonne en 759. Il mourut en 768 et fut enterré dans la basilique de Saint-Denis, en compagnie du roi Dagobert et son père Charles Martel. L'arbre généalogique des Carolingiens. Source: L'Histoire n° 406, décembre 2014, p. 52 3.2 L’avènement de l’Empire de Charlemagne Le royaume de Pépin le Bref fut, selon l’usage franc, partagé entre ses deux jeunes fils, Carloman et Charles, le futur Charlemagne (né entre 742 et 748). Les grands du royaume en profitèrent pour se soulever. Charles dut affirmer son autorité par la force. Il absorba le royaume de Carloman mort prématurément et engagea ensuite de nombreuses campagnes contre le royaume des Lombards en Italie du nord (773-775) et contre la Saxe (772-803). Chaque année, ces campagnes permettaient d’associer dans son armée ( ost ) des guerriers d’origines très diverses qui pouvaient s’y distinguer et espérer diverses formes de promotions et des gratifications sous forme de possessions territoriales. Ces campagnes annuelles étaient donc nécessaires à Charlemagne pour s'attacher les services et la fidélité des nobles et des guerriers. La dynamique de la société carolingienne supposait la guerre annuelle qui permit l'expansion de l'Empire. La guerre interminable contre la Saxe fut particulièrement difficile et violente. En effet, il n’existait pas en Saxe une structure étatique hiérarchisée qu'il suffisait de vaincre une fois pour toutes, mais une juxtaposition de populations autonomes qui s’opposaient simultanément ou successivement à la conquête, et qu'il fallut réduire les unes après les autres. Charlemagne alterna donc des phases de conversions forcées au christianisme (ce qui justifiait une guerre de conquête particulièrement brutale, assimilable à une guerre d'extermination, comme l’indique le document ci-dessous) et de tentatives de séduction de la noblesse saxonne. Document : Charlemagne organise la christianisation brutale des Saxons 4. Si quelqu’un viole le saint jeune de carême par mépris pour la religion chrétienne et mange de la viande, qu’il soit puni de mort (…). 6. Si, égaré par le diable, quiconque homme ou femme s’adonne à la magie, et mange de la chair humaine, et qu’à cause de cela, il a fait rôtir cette chair, ou qu’il la donne à manger, qu’il soit puni de mort. 7. Si quelqu’un fait consumer par les flammes, selon le rite des païens, le corps d’un homme défunt, et qu’il en réduise les os en cendre, qu’il soit puni de mort. 8. Si, à l’avenir, quelqu’un de la nation saxonne demeure non baptisé, se cache et refuse le baptême, voulant rester païen, qu’il soit puni de mort. 9. Si quelqu’un offre un sacrifice humain au diable et aux démons selon la coutume païenne, qu’il soit puni de mort. 10. Si quelqu’un conspire avec les païens contre les chrétiens et qu’il persévère à être leur ennemi, qu’il soit puni de mort. Qu’il en soit de même de celui qui serait le complice de ses agissement criminels contre le roi et le peuple chrétien. Premier capitulaire saxon (775-790) dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne . Paris, Albin Michel, p. 287-290. Cavaliers francs de l’époque carolingienne . Psalterium Aureum , bibliothèque cantonale de Saint-Gall , IXe siècle. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Empire_carolingien#/media/Fichier:Psalterium_aureum_140_Ioab.jpg Charlemagne tenta d’envahir le nord du royaume musulman d’al-Andalus en 778. Il échoua à s'emparer de Saragosse et perdit son arrière-garde attaquée par les Basques sur le chemin du retour, en franchissant les Pyrénées à Roncevaux, lieu que les historien·nes ne sont pas parvenus à identifier. Cet épisode peu glorieux fut immortalisé au XIIe siècle par la Chanson de Roland . Par la suite, Charlemagne créa un royaume d'Aquitaine divisé en comtés et confié à son fils Louis. A l’ouest, Charlemagne finit par intégrer la Bretagne continentale à la zone d’influence carolingienne, mais sans la dominer directement. Ce territoire se trouvait sous l’autorité de chefs de clans locaux dotés du titre de machtien , entourés d’une cour de propriétaires terriens. Ils se transmettaient le pouvoir de façon héréditaire. Charlemagne créa une marche militaire limitrophe de la Bretagne confiée à un comte qui profita de la division des chefs des clans bretons pour les soumettre. Charlemagne domina au final un vaste territoire de 1,2 million de km² environ, correspondant approximativement au territoire de « l’Europe des six », à savoir les six pays fondateurs de la Communauté Économique Européenne (CEE) de 1957 : France, Allemagne de l’Ouest, Italie, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg. C'est pourquoi il fut surnommé à une époque, de manière totalement anachronique, le "père de l'Europe". Charlemagne disposait de moins de trois mille agents pour gérer un si vaste Empire. Il lui fallu donc recourir à divers moyens pour imposer son autorité : il passa son temps à parcourir son Empire, il développa une idéologie impériale fondée sur la religion et tenta d’organiser une administration efficace au regard des critères de l’époque. Document : L ’Empire de Charlemagne Source : Textes et Documents pour la Classe n°778. Sous le règne de Charlemagne, la dynastie carolingienne changea réellement de dimension avec le couronnement impérial. Les sources de l’époque insistent sur son caractère improvisé alors que ce sacre fut en réalité préparé de longue date. En effet, les conquêtes territoriales réalisées par Charlemagne rendaient possibles la proclamation de la reconstitution de l’Empire romain d’Occident. Il s'agissait bien d'un empire au sens médiéval du terme, c'est-à-dire d'une entité politique dominant plusieurs Etats et plusieurs peuples très différents. En outre, comme le trône de l’Empire byzantin était occupé par une femme, Irène (elle avait détrôné son propre fils et lui avait fait crever les yeux, selon l'usage byzantin), on pouvait considérer qu’il n’existait plus d’autorité impériale légitime à Constantinople. La pseudo-vacance du trône impérial byzantin pouvait pousser Charlemagne à se faire proclamer empereur et, pourquoi pas, à revendiquer aussi le trône byzantin ! Le pape Léon III avait été victime d’une tentative de coup d’État et se réfugia sous la protection du roi des Francs. Le 23 novembre 800, en compagnie du pape Léon III, Charlemagne fit son entrée à Rome, à la manière d’un imperator romain victorieux. Il restaura l’autorité du pape, puis fut couronné empereur à Rome le 25 décembre 800. Il existe plusieurs versions concurrentes du récit du couronnement. L’une indique que Charlemagne fut d’abord couronné par surprise par le pape Léon III, avant d’être acclamé par les grands du royaume et le peuple romain. Cette chronologie aurait indisposé Charlemagne qui semblait devoir ainsi son pouvoir d’abord à l’Église et ensuite au peuple, ce qui le mettrait en position subordonnée par rapport au pape. Il aurait préféré le scénario byzantin : l’empereur byzantin était d’abord acclamé par l’armée, selon la tradition romaine, puis consacré par le patriarche de Constantinople qui ne faisait ainsi qu’entériner la volonté du peuple et de l'armée. Une autre version indique que le pape se serait prosterné devant l’empereur, ce qui signale une forme d’humiliation du pape. Il ne s’agit pas simplement d’une querelle d’ego. Ces symboles sont essentiels dans l’imaginaire politique. Document : Le récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par Eginhard Toutefois, sa dernière visite [ à Rome ] ne fut pas uniquement dictée par ces motifs, mais par le fait que les Romains poussèrent le pape Léon, qui avait été victime de nombreuses violences, ayant notamment eu les yeux arrachés et la langue coupée, à recherche instamment l’assistance du roi. Il [ Charlemagne ] vint donc à Rome pour restaurer la situation de l’Église qui avait été complètement bouleversée, et il y passa tout l’hiver. C’est à ce moment là qu’il reçut le nom d’empereur et Auguste. Dans un premier temps, il s’y opposa si fortement qu’il affirmait que ce jour-là, bien qu’il se fut agi d’un jour de fête, il ne serait pas entré dans l’église s’il avait pu connaître l’avance la résolution du pontife [ Charlemagne veut ainsi montrer sa modestie. Il est également mécontent de devoir son titre impérial au pape qui a ainsi pris un ascendant sur lui ]. Il supporta avec une grande patience la jalousie que lui valut le nom qu’il avait reçu : les empereurs romains [ byzantins ] s’en indignèrent en effet. Il vainquit leur entêtement par sa grandeur d’âme, qualité qui lui donnait de s’élever, sans aucun doute, bien au-dessus d’eux, en leur envoyant de fréquentes ambassades et en les appelant ses frères dans ses lettres Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne . Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 65-67. Document : Le récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par les Annales royales Le saint jour de la nativité de Notre-Seigneur, le roi [ Charlemagne ] vint dans la basilique du bienheureux saint Pierre, apôtre, pour assister à la célébration de la messe. Au moment où, placé devant l’autel, il s’inclinait pour prier, le pape Léon lui mit une couronne sur la tête, et tout le peuple romain s’écria : « A Charles auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des romains, vie et victoire ». Après cette proclamation, le pape se prosterna devant lui et l’adora suivant la coutume établie du temps des anciens empereurs [ byzantins ], et dès lors Charles, quittant le nom de Patrice des Romains [ protecteur du pape ], porta celui d’empereur et d’Auguste. Annales royales , dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne . Paris, Albin Michel, p. 167. Un récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par le Liber Pontificalis Vint le jour de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ et ladite basilique du bienheureux apôtre Pierre les vit tous à nouveau réunis. Alors le vénérable et auguste Pontife, de ses propres mains, le couronna d’une très précieuse couronne. Alors l’ensemble des fidèles romains, voyant combien il avait défendu et aimé la Sainte Église romaine et son vicaire, poussèrent d’une voix unanime, par la volonté de Dieu et du bienheureux Pierre, porteur de la clé du royaume céleste, l’acclamation : « A Charles très pieux Auguste, par Dieu couronné grand et pacifique empereur, vie et victoire ». Ceci fut dit trois fois devant la Sainte confession du bienheureux apôtre Pierre, tout en invoquant plusieurs saints, et par tous il fut constitué empereur des Romains. De suite après, le très saint évêque et pontife oignit d’huile sainte le roi Charles, son très excellent fils, ce même jour de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Liber Pontificalis, II, éd. et trad. par Mgr L. Duchesne, Paris, 1892, p. 8. [Le Liber Pontificalis est un recueil de biographies de papes compilé entre le VIe et le IXe siècle] Quelques temps plus tard, Nicéphore Ier ayant succédé à Irène sur le trône byzantin, Charlemagne abandonna le titre peu réaliste d’« empereur des Romains », titre officiel de l’empereur byzantin (voir ci-dessus le récit du couronnement par les Annales royales ). Il était désormais doté de la titulature suivante : « Charles, empereur auguste, gouvernant l’Empire romain, roi des Francs et des Lombards ». Il se positionnait donc comme le successeur des empereurs romains, mais plutôt en Occident, comme l’indique son titre de roi des Francs et des Lombards. L’affirmation de l’héritage romain vint renforcer sa légitimité de droit divin acquise lors du sacre conjoint avec Pépin le Bref et Carloman en 754. Ajoutons que la date du 25 décembre n’est pas anodine : l’Empire de Charlemagne naquit le même jour que le Christ. Charlemagne se présentait donc lui aussi comme le représentant de Dieu sur terre, à l’instar des empereurs romains chrétiens. Ajoutons que le couronnement de l’empereur à Rome fut à l’origine de la tradition du couronnement des empereurs germaniques qui eut lieu à Rome durant tout le Moyen Age. De leur côté, les rois de France étaient couronnés par l’archevêque de Reims. Si nous faisions de l’histoire selon une perspective nationaliste, nous devrions enlever la date « 800 – couronnement de Charlemagne » de notre roman national et la laisser aux Allemands ! Ce serait évidemment une erreur puisque Charlemagne appartient à l’histoire de plusieurs pays européens actuels. Statuette équestre de Charlemagne ou de Charles le Chauve . Bronze, IXe siècle, Musée du Louvre. Pour mieux enraciner son projet politique, Charlemagne fit construire ou rénover de nombreuses églises, telles que l’oratoire de Germiny qui est l’un des rares édifices carolingiens encore visibles aujourd’hui. Cela lui permettait de se présenter comme le protecteur de l’Église et de rappeler aux fidèles qu’ils devaient prier et attendre le jugement dernier en bon ordre derrière leur empereur. Document : L’oratoire de Germiny-des-pré s (Loiret). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Oratoire_carolingien_de_Germigny-des-Pr%C3%A9s#/media/Fichier:%C3%89glise_de_la_Tr%C3%A8s-Sainte-Trinit%C3%A9_de_Germigny-des-Pr%C3%A9s.jpg 3.3 Le gouvernement de l’Empire Chaque année, au printemps, Charlemagne tenait un plaid général des Francs, où se rassemblaient les prélats et les principaux nobles de l’Empire, à l’occasion duquel il rendait la justice, avant d’engager la guerre à la tête de son ost . Il organisa l’administration d’un très vaste Empire alors que les moyens de communication de l’époque était réduits. Les voies romaines, toujours entretenues, permettaient la circulation dans tout l’Empire des lettres et des diplômes de l’administration impériale. Mais les distances à parcourir étaient immenses. Charlemagne fit fixer par écrit les règles juridiques des différents peuples de l’Empire. En institutionnalisant ainsi les règles de droit de chaque peuple, il s’assurait que la justice serait correctement rendue et comprise localement, et que son autorité serait respectée. Il réorganisa le travail des juges et restructura son armée. Il supervisa le fonctionnement des grandes villae royales afin de développer la production agricole et ses propres revenus. Ces décisions étaient rédigées chaque année à partir de 779 par les juristes de l’entourage de Charlemagne dans des capitulaires , textes juridiques et législatifs émanant du pouvoir et organisés en un grand nombre de chapitres ( capitula ) abordant des sujets très divers. L’Empire était divisé en deux cents comtés environ, héritiers des pagi de l’époque gallo-romaine. Depuis les temps mérovingiens, un comte exerçait l’autorité royale par délégation dans chaque comté. Il dirigeait la justice, la levée des impôts et des hommes libres pour l’ost impérial. Les comtes étaient surveillés par les missi dominici (envoyés du maître), une création de Pépin le Bref. Ces derniers transmettaient les capitulaires, ils vérifiaient que les ordres étaient correctement exécutés dans les comtés et ils rendaient compte de leur mission à l’empereur. Charlemagne leur attribua en outre la responsabilité de rendre la justice dans les comtés. Désormais, la justice était rendue par des professionnels qui collectaient les amendes au profit de l’empereur. Charlemagne choisissait les remplaçants des comtes et des missi dominici qui venaient à disparaitre parmi les membres de leurs familles. Il s'assurait ainsi la fidélité de dynastie de spécialistes de l'administration. Dans les textes qui suivent, il est intéressant de noter que l’empereur est toujours associé à Dieu : il est nécessaire d’obéir à l’empereur comme on obéit à Dieu. Document : Le rôle des m issi dominici d’après un capitulaire de Charlemagne 40. En dernier lieu, enfin, nous désirons savoir par nos missi , envoyés maintenant dans tout notre royaume, comment de toutes nos décisions, chacun, soit parmi les hommes ecclésiastiques, évêques, abbé, prêtres, diacres, chanoines et tous les moines, soit parmi les religieuses, a observé notre ordre ou notre décision son domaine et sa profession (...). De la même façon aussi, nous désirons savoir si les laïques, en tous lieux, ont observé notre ordre sur la protection des saintes églises, des veuves et orphelins ou des petites gens. A propos des pillages et de l’institution du service d’ost, et à propos des affaires judiciaires elles-mêmes, nous désirons savoir comment ils ont obéi à notre recommandation ou à notre volonté ou aussi comment ils ont observé notre autorité et comment chacun lutte pour se maintenir dans le saint service de Dieu (…). Capitulaire général des Missi Dominici (802), dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne . Paris, Albin Michel, p. 342-343. Document : Les missions des comtes et des missi dominici d’après un capitulaire à l’usage d’un comte, écrit par des missi dominici Hadal hard, Fulrad, Unroc, Hroculf, missi de l’empereur, saluent dans le Seigneur le très chéri comte. Votre bonté n’ignore pas que l’empereur nous envoya, Radon, Fulrad et Unroc, dans cette mission pour agir, autant que nous le pourrions, d’après la volonté de Dieu et la sienne. Mais Radon étant tombé malade, il s’est trouvé par là empêché de faire partie de cette mission où le besoin de sa présence se faisait néanmoins sentir.. Alors, il a plu à l’empereur de nous adjoindre Hadalhard et Hroculf, afin que nous travaillions tous ensemble et, comme nous venons de le dire, d’après la volonté de Dieu et de la sienne. Étant donc établis dans cette mission, nous vous envoyons cette lettre afin de vous ordonner, au nom de l’empereur, et de vous nôtre, en notre nom, de veiller par tous les moyens possibles à toutes les choses qui dépendent de vous, tant à celles qui regardent le culte de Dieu et le service de notre maître, qu’à celles qui ont pour but le salut et la protection du peuple chrétien. Car il nous est ordonné, ainsi qu’à tous les missi , de lui rapporter à la mi-avril comment ont été exécutés ses ordres, afin qu’il donne des éloges mérités à ceux qui s’y sont conformés et réprimande vivement ceux qui s’y sont montré rebelles. Il veut que nous lui fassions connaître non seulement en quoi l’on a contrevenu à ses ordres, mais quels sont ceux dont la négligence a favorisé ces contraventions. Nous vous recommandons donc dès maintenant de relire les capitulaires, de vous ressouvenir des ordres qui vous ont été donné verbalement et qu’enfin vous déployez si bien votre zèle qu’il ne vous arrive à recevoir que des récompenses tant de Dieu que de notre puissant maître. 1. Nous vous ordonnons donc et nous vous avertissons, non seulement vous, mais tous vos subordonnés et les habitants de votre comté, d’être soumis à l’évêque (…). De même, exécutez avec soin ce que vous devez à l’empereur et qui vous a été ordonné verbalement et par écrit. 2. Rendez la justice aux églises, aux veuves, aux orphelins, à tout le monde enfin, sans mauvaise pensée, sans esprit de lucre, sans retard inutile, pleinement et d’une manière irréprochable, en respectant la loi et le droit (…). 3. Que tous ceux qui se montreront rebelles ou désobéissants à vos ordres et refuseront de se soumettre à votre justice soient mis en prison, quel que soit leur nombre. Envoyez-les nous, si nécessaire, ou dites-nous ce qu’il en est lors de notre prochaine conférence afin que nous puissions mettre en exécution, en ce qui les concerne, les ordres que nous avons reçus de l’empereur. 4. S’il y a quelque chose dans les ordres que vous avez reçus qui ne soit pas clair pour vous, envoyez-nous d’urgence un homme intelligent auquel nous l’expliquerons, afin que nous vous le compreniez bien et puissiez l’accomplir avec l’aide de Dieu. 7. Gardez cette lettre et relisez-la souvent, afin qu’elle nous serve de guide et que vous puissiez dire d’avoir agi en accord avec ce que nous vous avions écrit. Capitulaire rédigé par des Missi Dominici à l’usage d’un comte (entre 801 et 813), dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne . Paris, Albin Michel, p. 369-371. Lecture d'un capitulaire de Charlemagne à l'empereur Charles Le Chauve entouré de ses vassaux, comtes et missi dominici . Enluminure de la Première Bible de Charles le Chauve , Paris, BnF , département des manuscrits , ms. Latin 1, fo 27 vo, vers 840. Charlemagne chercha surtout à s’assurer la fidélité des hommes d’Église, des guerriers, des puissants et de la plupart des hommes libres. En effet, à l’occasion des plaids généraux, les hommes d‘Église et les Grands de l’Empire durent prononcer sur des livres sacrés un serment de fidélité à l’autorité de l’empereur. Ces liens personnels obligeaient les uns et les autres à une fidélité mutuelle. Ils permirent à Charlemagne d’établir son pouvoir sur les hommes et d’éviter les révoltes des grands personnages. Il pouvait punir les félons et récompenser les fidèles. En 789, 792, 802, 806 et 812, ce serment de fidélité fut imposé à tous les hommes libres de l’Empire, à l’image du serment prêté par les Romains à l’empereur. Ce système de serments de fidélité institua contribua à développer les liens vassaliques qui s’épanouirent au cours des siècles suivants. En effet, parmi les Grands et les guerriers, ces serments de fidélité étaient renforcé par l'attribution de terres cédées progressivement de façon héréditaire. Charlemagne s’assurait ainsi de l’obéissance de tous ses sujets. La monnaie joua également un rôle déterminant dans la propagande impériale. Pépin le Bref avait établi la valeur du denier à 1,36 grammes. IL avait surtout mis en place le système de compte monétaire (livre, sous, denier) qui prévalut jusqu'à la Révolution française et à l'avènement du Franc : une livre valait 20 sous ou 240 deniers, donc un sous valait 12 deniers. De fait, seuls les deniers étaient frappés et mis en circulation. En 793-794, Charlemagne imposa une réforme monétaire d'ampleur en imposant à tous les ateliers de frappe le denier de 1,8 grammes d'argent et portant son monogramme. Il exclut la circulation de toute monnaie étrangère sur le territoire de l'Empire, ce qui indique son emprise sur la totalité de l'espace dont il était le souverain. Les deniers d’argent de Charlemagne diffusés dans tout l’Empire constituaient un objet politique de première importance. Denier en argent de Charlemagne frappé à Agen vers 800 Avers : deux croix et l’inscription : CAROLUS REX FR(ancorum) Revers : monogramme de la signature de Charlemagne et AGINNO (lieu de la frappe) Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10442483v/f2.item.zoom# Denier impérial en argent de Charlemagne Avers : le profil imberbe, vêtu d’une toge, le front ceint de lauriers à l’image d’un empereur romain, et l'inscription « KAROLUS IMP(erator) AUG(ustus). Revers : un bâtiment religieux et l’inscription RELIGIO XPICTIANA. Cabinet des médailles , BnF , Paris. Source: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7700118m.item Un autre moyen de gouverner l’Empire fut ce que l’on nomma par la suite, et de manière un peu excessive, la « renaissance carolingienne », à savoir le retour à l’idéal politique des empereurs romains chrétiens, en premier lieu Constantin, et aux textes de la culture latine (les textes de Virgile, de Cicéron et surtout des Pères de l’Église, dont Jérôme et Augustin). L’objectif était de retrouver le lexique et la syntaxe de la langue latine. Loin d’avoir « inventé l’école », Charlemagne développa les écoles ecclésiastiques dans tout l’Empire pour former un personnel administratif lettré et compétent, et un personnel religieux capable de recopier correctement les manuscrits (surtout la Bible) et d’assurer une prédication de qualité en direction des fidèles. Voici un exemple du problème posé par l'inculture des membres du clergé. Boniface avait saisi le pape d'une question essentielle pour des chrétiens : si un prêtre ignorant du latin avait baptisé un enfant "au nom de la patrie et de la fille " ( in nomine patriae et filiae ) au lieu de "au nom du Père et du fils" ( in nomine patris et filii ), le baptême était-il valable ? Sachant que le baptême était le seul sacrement qui assurait le salut de l'âme des fidèles, cette question avait de quoi inquiéter réellement. Document : Charlemagne précise la nature des écoles religieuses 72. (…) Qu’on rassemble non seulement les fils de riches familles mais aussi les fils de conditions modeste. Qu’il y ait des écoles pour l’instruction des garçons. Que dans chaque évêché, dans chaque monastère, on enseigne les psaumes, les notes, le chant, le calcul, la grammaire et que l’on ait des livres soigneusement corrigés. Car souvent les hommes voulant prier Dieu le prient mal à cause des livres incorrects qu’ils ont entre les mains. Ne permettez pas qu’ils nuisent à vos enfants qui les lisent ou les copient. Source : Capitulaire Admonitio generalis, 23 mars 789. Textes et Documents pour la Classe n°778. Document : une classe au IXe siècle. Source : Manuscrit des Noces de philologie et de Mercure , de Martianus Capella, IXe siècle. L'Histoire n°406, décembre 2014, p. 59. Le maitre est figuré ici par la grammaire personnifiée. Seul le maitre dispose du livre et le commente. Les élèves disposent de tablettes de bois recouvertes de cire pour prendre des notes. La présence de juristes aux côtés de l’empereur était nécessaire à l’administration qui, nous l’avons vu, supposait la rédaction de textes juridiques et l’envoi fréquent de lettres et de capitulaires à travers tout l’Empire en direction des comtés. Désormais, les écrits en circulation dans l'Empire devinrent bien plus nombreux. Bien que resté analphabète, Charlemagne attira également une soixantaine de savants dont les plus illustres furent Alcuin, originaire d'York, un grammairien spécialiste de la langue latine soucieux de l'amélioration de la langue latine en usage à la cour de Charlemagne, et Théodulf, un Wisigoth d’Espagne. Tous deux comparèrent notamment différentes versions de la Bible latine disponible à l'époque, nommée la Vulgate. Chaque version présentait des erreurs dues à des copistes négligents et il fallu en établir une version moins fautive. En réalité, l'Empire connaissait une situation de multilinguisme. Le latin était la langue de communication des élites (et de Charlemagne) d'un bout à l'autre de l'Empire. Mais une différence apparut entre les langues vernaculaires parlées au quotidien : au nord de la Loire la langue romane était plus ou moins influencée par le parler francisque (la langue maternelle de Charlemagne), ce qui n'était pas le cas au sud de la Loire. On vit alors s'établir une coupure entre la langue latine écrite et la langue parlée romane infiniment diverse. Document : La culture de Charlemagne Il avait une riche éloquence et parlait d’abondance, pouvant s’exprimer avec une très grande netteté sur tout sujet de son choix. Ne se contenant pas de la langue de ses ancêtres, dont le latin qu’il apprit au point de le parler à l’égal d sa propre langue, et le grec qu’il était capable de comprendre sans pouvoir le prononcer. Il était si disert qu’il pouvait même jouer avec les mots. Il cultivait avec la plus grand empressement les arts libéraux [ grammaire, dialectique, rhétorique, arithmétique, géométrie, astronomie, musique ] et, respectueux au plus haut point de ceux qui les enseignaient, il comblait ces derniers d’honneurs. Pour l’apprentissage de la grammaire, il suivit les leçons de Pierre de Pise, un diacre âgé. Pour celui des autres disciplines, il eut pour maître Alcuin [ vers 730-804, le principal artisan de la Renaissance carolingienne sur le plan culturel et religieux ], diacre lui aussi, un homme venu de Bretagne et d’origine saxonne, l’homme le plus savant de son temps. Auprès de ce dernier, il consacra beaucoup de temps et de travail à apprendre la rhétorique, la dialectique et tout particulièrement l’astronomie. Il apprenait l’art du calcul et, avec une attention pénétrante et une extrême curiosité, il scrutait la course des astres. Il s’essayait même à écrire et avait l’habitude de placer à cet effet dans son lit, sous ses oreillers, des tablettes et des cahiers afin d’habituer sa main, quand il avait du temps libre, à tracer des lettres ; mais ce travail, entrepris trop tard et à un âge trop avancé, se solda par un échec relatif. Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne . Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 59-61. L’usage de parchemin (durée de vie d'un millénaire), plus stable que le papyrus (durée de vie de deux siècles), fut généralisé à partir de la fin du VIIe siècle. Le papyrus, importé d'Egypte et conservé sous forme de rouleaux, était le principal support de l'écriture durant l'Antiquité. Le parchemin fabriqué à partir de peaux de mouton permettait de fabriquer des livres. L’écriture d’une Bible supposait l’emploi de près de trois cents peaux de moutons. On généralisa également l’écriture « caroline », plus standardisée, plus facile à lire et à écrire, une typographie aux caractères détachés à l’origine de nos caractères d’imprimerie. Elle permit d’éviter les erreurs de transcription et de disposer ainsi de textes plus fiables. Ces transformations constituent les caractéristiques les plus notables de la Renaissance carolingienne. Un manuscrit en minuscules carolines. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Renaissance_carolingienne#/media/Fichier:Caroline_2.jpg Il convient de ne pas exagérer l’ampleur de la renaissance carolingienne qui n’est pas du tout comparable à la Renaissance des Temps modernes. Elle portait sur la langue latine et pas sur les idées des philosophes antiques, elle fut de courte durée et, surtout, elle toucha seulement un tout petit nombre de personnes dans l’entourage de Charlemagne. 3.4 Le palais d’Aix-la-Chapelle Vers 794, Charlemagne s’installa à Aix-la-Chapelle , sur le site d'une ville romaine située au croisement d'importantes voies romaines, qui devint la capitale définitive de l’Empire en 801. Il fit construire un vaste ensemble architectural qui mit en scène son pouvoir et qui exprima son programme impérial, dans la continuité du modèle romain. Document : La piété de Charlemagne décrite par Eginhard Il pratiqua très sainement et dans la plus grande piété la religion chrétienne dont il avait été imprégné depuis sa plus tendre enfance et, pour cette raison-là, il fait édifier à Aix [ La Chapelle ] une basilique d’une extrême beauté avec or, argent, et luminaires, et l’orna de balustrades et de portes en bronze massif. Pour sa construction, il ne pouvait trouver nulle part des colonnes ou des marbres, il prit soin d’en faire venir de Rome et de Ravenne. Il ne manquait pas de se rendre à l’église le matin et le soir, de même pour les offices de nuit et le saint sacrifice, tant que sa santé le lui permit (…). Il fit amender très scrupuleusement la technique de la lecture et celle de la psalmodie. Il était très bien formé à l’une et à l’autre, bien qu’il ne lût point lui-même en public et ne chantât qu’à voix basse et avec la foule. Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne. Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 61-63. De nombreux vestiges, recouverts par un millénaire de constructions postérieures, ont permis aux archéologues de reconstituer le palais de Charlemagne bâti sur le site d'une ancienne villa romaine. Cela explique la présence de thermes où Charlemagne soignait ses rhumatismes et qui pouvaient accueillir jusqu’à cent invités. Ce palais était organisé autour de deux pôles : un pôle administratif et un pôle religieux. Source : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:AixPalais.png Le pôle administratif du palais était composé d’une grande basilique de type romain où l’empereur accordait des audiences et recevait des ambassades dans la vaste aula palatina de 900 m². Cette salle était flanquée d’une tour fortifiée où était gardé le trésor impérial alimenté par les amendes et les impôts prélevés dans tout l’Empire. Ce bâtiment était relié à la chapelle par une galerie longue de 120 mètres, siège de la garnison. Au milieu de cette galerie se trouvait une porte monumentale à l’étage de laquelle se trouvait une salle de justice où Charlemagne rendait la justice à l’occasion des plaids. Ces bâtiments incarnaient donc les pouvoirs de l’empereur : militaire, justicier, diplomatique. Le pôle religieux du palais était composé de la chapelle palatine, dédiée à la Vierge, et flanquée d’un atrium. Elle occupait une place centrale et monumentale dans le complexe palatial. Il en reste un vestige qui a été totalement réaménagé et redécoré au XIXe siècle. Le dôme de la chapelle, d’une hauteur de 31 m et de forme octogonale (8 étant le chiffre de la résurrection de Jésus) était orné d’une mosaïque représentant le Christ en majesté accompagné des vingt-quatre vieillards de l’apocalypse. Seul l’empereur, depuis son trône rempli de reliques et réalisé sur selon le modèle (supposé) du trône de Salomon, pouvait le contempler lors des offices religieux. Cette place réelle renvoyait à une signification symbolique car Charlemagne se trouvait ainsi comme le médiateur entre les hommes et l’image divine. La continuité avec l’Empire romain était marquée par l’aspect monumentale de l’ensemble et par l’usage de colonnes de marbre et de porphyre amenées à grands frais de Ravenne et de Rome. Vue de l’intérieur de la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Aix-la-Chapelle#/media/File:Aix_dom_int_vue_cote.jpg Trône dit de Charlemagne. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Palais_d%27Aix-la-Chapelle#/media/Fichier:Aachener_Dom_BW_2016-07-09_13-53-18.jpg Vue des mosaïques du dôme octogonal principal de la cathédrale, Aix-la-Chapelle . Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Main_mosaic_ceiling,_Aachen_Cathedral,_Germany.jpg Il semblerait enfin qu'un vaste ensemble de bâtiments en bois, qui ont laissé peu de traces archéologiques servait à héberger la famille impériale, la cour, la chancellerie et l'école palatiale. Cet ensemble comprenait également des thermes, des bains et une vaste piscine. Charlemagne était réputé être un très bon nageur. 4. Le démembrement de l’Empire carolingien L’Empire puis les royaumes francs furent fragilisés par les raids des Normands entre 830 et 930 (appelés aussi vikings avec un v minuscule car ce terme ne désigne pas un peuple mais une fonction, celle de commerçant-pillard exercée ponctuellement par les paysans danois, suédois ou norvégiens). Après des raids sporadiques, de véritables flottes vikings n'hésitèrent plus à remonter les fleuves, la Loire, la Garonne, la Seine, pour piller les monastères et les villes, pour réduire les populations en esclavage ou leur imposer des tributs. Il devint nécessaire de renforcer les fortifications des villes et des ponts fortifiés furent construits sur les fleuves pour bloquer les flottes vikings. Certains princes, tel que Robert le Fort, lointain ancêtre d'Hugues Capet, s'illustrèrent par leur résistance face aux vikings. Il fut parfois nécessaire de s'entendre avec les vikings, tel le chef viking Rollon à qui l'on attribua le comté de Rouen par le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911). Les descendants de Rollon s'intégrèrent au jeu politique franc et construisirent le duché de Normandie. L'Empire fut également fragilisé par l’ambition des comtes appartenant aux catégories supérieures de la noblesse, désireux de s’émanciper de la tutelle impériale dès que cette dernière montrait quelques signes de faiblesse. En outre, l’affirmation de particularités ethniques et linguistiques produisirent une différenciation progressive de l’espace. Une querelle dynastique accéléra les effets de ces forces centrifuges. En effet, Louis le Pieux (814-840), le fils et successeur de Charlemagne, eut trois fils, Lothaire, l’aîné, Charles le Chauve et Louis le Germanique. Un partage de l'Empire avait été prévu mais, à la mort de Louis le Pieux en 840, une guerre civile éclata entre ses fils car Lothaire réclama la totalité de l'Empire ainsi que le titre impérial. En 841, Charles et Louis s’allièrent et vainquirent Lothaire lors de la bataille de Fontenay-en-Puisaye afin de lui imposer le principe du partage de l’Empire. Cette victoire fut considérée comme un jugement de Dieu et convainquit la plupart des grands seigneurs de rejoindre le camp de Charles et Louis. Mais cela ne suffit pas à convaincre Lothaire qui poursuivit le combat. Le 14 février 842, les Serments de Strasbourg confirmèrent l’alliance de Charles et de Louis contre Lothaire. Ces serments furent prononcés par les vassaux de Charles et Louis, non pas en latin mais en langues vulgaires, en proto-roman pour Charles le Chauve et en tudesque (allemand ancien) pour Louis le Germanique. Ils attestent donc de l’existence d’une frontière linguistique entre l’Est germanique et l’Ouest roman du royaume des Francs. De manière excessive, d’aucuns voient dans ces textes, qui ont peu à voir avec le français et l’allemand actuels, les actes de naissance des langues françaises et allemandes. Document : Le texte des serments de Strasbourg, 842 (Proto-roman) Si Lodhuuigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non los tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contre Lodhuuig non li iu er. (Tudesque) Obar Karl then eid, then er sinemo bruodher Ludhuuuige gesuor, geleistit, indi Ludhuuuig min herro, then er imo gesuor, forbrichit, ob ih inan es irruenden ne mag, noh ih noh thero nohhein, then ih es iruenden mag, wider Karle immo ce follusti ne uuirdhit. (Traduction) Si Louis/Charles respecte le serment qu’il a juré à son frère Charles/Louis, et que Charles/Louis mon seigneur, pour sa part n’en tient pas les clauses, si je ne peux pas l’en détourner, et que ni moi ni nul ne soit qui puisse l’en détourner, j en lui serai d’aucune aide contre Louis/Charles. Source : Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France, 2017, Seuil, p. 107. Lothaire fut finalement contraint de négocier avec ses frères. En 843, le Traité de Verdun organisa un compromis entre les trois frères et mit fin à l’unité de l’Empire franc : Louis le Germanique obtint l’Est de l’Empire, Lothaire la Lotharingie avec Aix-la-Chapelle et Rome et le titre (seulement honorifique) d’empereur, Charles le Chauve obtint l’Ouest de l’Empire (la Francia occidentalis ). Le royaume de Charles le Chauve ressemble bien peu au territoire actuel de la France. Il semblerait que ce découpage ne fut pas décidé de manière verticale et autoritaire. Chaque royaume rassemblait en réalité les terres des clientèles aristocratiques de chacun des frères. Cela explique le caractère très peu régulier des frontières. Plus tard, Charles le Gros (876-888), le fils de Louis le Germanique absorba l’ancienne Lotharingie (à l’origine du nom de la Lorraine). L'empire de Charlemagne fut alors séparé en deux entités : la Francie occidentales et l'empire germanique. Les frontières de la Francie occidentale décidées à Verdun perdurèrent approximativement durant tout le Moyen Age. La Francie occidentale puis le royaume de France étaient séparés de l’Empire germanique par « les quatre rivières », l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône. Source : A tlas de France, L'Histoire n°390, mars 2013, p. 13. En 888, à la mort de Charles le Gros, le dernier empereur germanique, marqua la fin de la famille carolingienne et de l'Empire. Les membres d'autres familles accédèrent au pouvoir dans les différentes parties de l'ancien empire. Au même moment, la Bretagne connaissait une relative indépendance. Nominoé (mort en 851) avait été nommé missus dominici par l’empereur Louis le Pieux en 831, mais il finit par s'opposer à ce dernier en s'emparant de Nantes, de Rennes et du Mans. En 851, son fils Erispoé vainquit l'armée de Charles le Chauve qui le reconnut comme roi des Bretons en échange de sa fidélité. Mais son cousin Salomon l'assassinat et prit sa couronne en 852. Il dirigeait de fait un territoire indépendant et, avec l'aide des vikings, sema la terreur jusqu'au Mans. Les nobles bretons, inquiets de sa puissance, l'assassinèrent en 874, inaugurant une période de guerre civile en Bretagne. Entre 919 (date de la prise de Nantes par la bande viking de Ragenold) et 939, le royaume breton subit la domination des vikings. Conclusion Au terme de cette période de près d’un demi-millénaire, nous pouvons retenir plusieurs éléments. Nous avons tout d’abord constaté que les populations dites barbares, si elle ont provoqué la chute de l’Empire romain, se sont intégrées à la société gallo-romaine. Plus important, l’inscription dans l’héritage du pouvoir impérial romain a servi à assurer la légitimité du pouvoir des rois francs. Nous ignorons la réalité du baptême de Clovis et les récits du sacre de Charlemagne sont peu concordants. Ce qui compte pour nous, c’est la dimension performative de ces récits qui se rejouèrent par la suite à l’occasion de chaque couronnement royal. Retenons du récit du baptême de Clovis l’onction avec le saint-chrême tiré de l’ampoule miraculeuse qui manifeste la désignation du roi par Dieu. Cette onction place le roi au-dessus des hommes et lui impose la responsabilité de protéger l’Église. Elle renouvelle un pouvoir charismatique hérité des chefs de tribus barbares. Au préalable, l’acclamation par les grands du royaume évoque l’acclamation par ses soldats de l’ imperator romain victorieux. La volonté d’assumer l’héritage de l’empereur romain chrétien, de Clovis et de Charlemagne servit ensuite à construire une légende pour légitimer le pouvoir des rois de France. Il convient cependant de se garder de voir dans ces récits la naissance de la France moderne. Clovis et Charlemagne parlaient vraisemblablement une langue germanique, ils résidaient la plupart du temps entre la Seine et le Rhin. En outre, le territoire de la Francie occidentale hérité du partage de Verdun est loin de correspondre au territoire de la France actuelle. Les différents éléments évoqués dans ce chapitre furent mis en œuvre par les souverains francs pour régler les problèmes politiques qui se posaient à eux, pas pour construire la France moderne.
- Celtes, Gaulois, Grecs et Romains
Par Didier Cariou, maître de conférence HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale Quelques références BRUNAUX, Jean-Louis (2015). La Gaule. Une redécouverte. La documentation photographique , n° 8105. COLLECTIF (2011). Les Gaulois. Textes et documents pour la classe n°1025. COSME, Pierre (2020). L’Empire romain. La documentation photographique , n° 8136. DEMOULE, Jean-Paul (2012/2014). On a retrouvé l’histoire de France. Comment l’archéologie raconte notre passé . Rééd. Paris, Gallimard, Folio (chapitres III et IV). OLIVIER Laurent (2024). Le monde secret des Gaulois. Une nouvelle histoire de la Gaule. Flammarion. RESTARD-VAILLANT, Philippe (2014). Qui étaient vraiment les Gaulois ? Le journal du CNRS, n°246-247. En ligne : https://lejournal.cnrs.fr/articles/qui-etaient-vraiment-les-gaulois Et bien entendu, le site internet de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) : https://www.inrap.fr/actualites/recherche Mots-clés du cours Archéologie, Traces, Barbares, Culture orale, Civilisation, Age du fer, Celtes, Gaulois, Peuples, Pagus, Oppidum, Aristocratie, Assemblée, Magistrats, Espace rural, Habitat rural, Artisanat, Outils en fer, Bijoux, Religion, Druides, Temples, Urbanisation, Monnaies, Commerce, Vase de Vix, Massalia, Vin, Etain, Tonneau, Conquête de la Gaule, Jules César, Vercingétorix, Alésia, Romanisation, Vecteurs de la romanisation, Edit de Caracalla, Citoyenneté romaine, Urbanisation, Cardo/décumanus, Forum, Syncrétisme religieux, Villa, Empereur, Culte impérial, Christianisation, Persécutions des chrétiens, Édit de Constantin, Édit de Théodose, Martin de Tours, Monastère, Évêque, Diocèse, Baptistère, Basilique, Païens. Que dit le programme du CM1 ? Extrait du programme du cycle 3 (2020) Celtes, Gaulois, Grecs et Romains : quels héritages des mondes anciens ? On se centrera ensuite sur les Gaules, caractérisées par le brassage de leurs populations et les contacts entre Celtes, Gaulois et civilisations méditerranéennes. L’histoire de la colonisation romaine des Gaules ne doit pas faire oublier que la civilisation gauloise, dont on garde des traces matérielles, ne connaît pas de rupture brusque. Les apports de la romanité sont néanmoins nombreux : villes, routes, religion chrétienne (mais aussi judaïsme) en sont des exemples. Extrait de la fiche EDUSCOL : Celtes, Gaulois, Grecs et Romains : quels héritages des mondes anciens ? L’exploitation du mobilier du tombeau de la princesse celte de Vix (fin du VIe siècle avant J.-C.), l’étude de l’oppidum de Bibracte (IIe et et Ier siècles avant J.-C), tout comme les recherches récentes effectuées à Marseille pourraient être retenues par les professeurs comme objets d’étude pour témoigner de la prospérité gauloise et mettre en évidence les contacts établis entre les mondes celte et méditerranéen et l’importance des échanges. La conquête de la Gaule pourra ensuite être abordée grâce au croisement de sources différentes : extraits de la Guerre des Gaules, cartes historiques, reconstitution du siège d’Alésia suffiront à l’expliquer en dégageant la vérité historique clairement établie de la légende. Les spécificités du monde gallo-romain seront abordées à partir des nombreux vestiges qui subsistent sur le territoire et dans l’environnement des élèves, en particulier vestiges urbains témoignant du développement d’un nouveau mode de vie et de l’émergence d’une élite Ce chapitre évoque « les mondes anciens », « la civilisation gauloise », « les civilisations méditerranéennes ». Il semble donc organisé autour de la notion de civilisation . Selon le grand historien Fernand Braudel, une civilisation est située sur un espace bien délimité et peut être localisée sur une carte. Elle est caractérisée par un ensemble de traits communs aux populations qui occupent cet espace. Elles partagent des traits culturels communs, des manières de vivre, des productions matérielles et culturelles, des religions, des manières de voir le monde, des langues proches. Ces populations connaissent une organisation économique et sociale similaire. En outre, les civilisations ne sont pas étanches les unes par rapport aux autres. Elles échangent des biens matériels ou culturels, mais également des êtres humains, volontaires ou contraints. Il arrive qu’une civilisation influence ses voisines, voire les domine ou les absorbe, comme ce fut le cas pour la civilisation grecque puis la civilisation romaine à l’égard de la civilisation gauloise. Donc, une civilisation évolue, se transforme plus ou moins profondément au contact d’autres civilisations. On ne peut que se féliciter de constater que le programme de CM1 ne nous incite pas à étudier une civilisation gauloise qui serait figée, essentialisée et mythifiée. Il nous conduit au contraire à étudier « les brassages de populations » permanents durant toute la période, les contacts et les échanges avec les Grecs puis les Romains et les Germains. Ce programme s’oppose donc avec bonheur à un certain discours politique qui voudrait faire de nous les descendants des Gaulois et qui récuse la seule constante de l’histoire de France : des migrations permanentes . L’étude de ce chapitre vise donc l’étude de l’évolution d’une civilisation sur près d’un millénaire (de 500 avant notre ère à la chute de l’Empire romain en 476). Nous verrons qu’une civilisation évolue en fonction de facteurs internes, mais aussi sous l’influence des civilisations poches. L’autre intérêt de ce programme est d’inciter les professeur·es à faire travailler les élèves sur des traces : des traces archéologiques, des vestiges monumentaux, quelques textes. Ces deux chapitres constituent donc une bonne occasion de faire réfléchir les élèves à la construction du savoir historique et de les amener à comprendre que l’on sait ce que l’on sait sur le passé en cherchant des traces, en les interprétant, en les croisant les unes avec les autres. Introduction : pourquoi enseigne-t-on l’histoire des Gaulois seulement à l’école primaire ? Pour étudier les Gaulois puis les Gallo-romains, il faut oublier Astérix. Cette bande dessinée nous renseigne sur ce que l’on pensait des Gaulois dans les années 1950. Cette caricature des Gaulois chevelus et moustachus, batailleurs, braillards et mangeurs de sangliers est issue des représentations erronées qu’en ont donné les Grecs et les Romains qui voulaient faire passer les Gaulois pour des barbares. Car la plupart des textes dont nous disposons au sujet des Gaulois ont été écrits par les Grecs (Poseidonios d’Apamée qui visita la Gaule entre 101 et 91 avant notre ère, Diodore de Sicile) et les Romains (Jules César) en conformité au stéréotype du Barbare (étranger ne parlant ni le grec ni le latin). En outre, ces barbares ne s'habillaient de toges comme les Méditerranéens : les hommes portaient des braies (sortes de pantalons) et des saies (sortes de capes agrafées au niveau de l'épaule). Ces écrits, sur lesquels reposaient la plus grande partie de nos connaissances sur les Gaulois jusqu’à la fin du XXe siècle ont contribué à faire croire que les Gaulois ont été civilisés par les Romains, et à justifier ainsi la conquête romaine . Document : Une représentation des Gaulois par l'historien grec Diodore de Sicile Les Gaulois ont le corps grand, la peau humide et blanche, les cheveux blonds par nature ; mais ils s’appliquent à accroître artificiellement le caractère spécifique de leur couleur naturelle : se lavant sans cesse les cheveux avec un lait de chaux, il les relèvent des tempes vers le sommet de la tête et de la nuque, de sorte que leur aspect ressemble à celui des satyres et des pans. Car leurs cheveux s’épaississent du fait de ce traitement, au point de ne différer en rien de la crinière du cheval. Quant à la barbe, certains se la rasent, d’autres la laissent pousser modérément. Les nobles, eux, se rasent de près les joues mais laissent pousser leurs moustaches, au point que leur bouche en est cachée : aussi, lorsqu’ils mangent, leur moustache est embarrassée d’aliments et, lorsqu’ils boivent, la boisson circule à travers elle comme à travers un filtre (…). Ils ont des vêtements étonnants, des tuniques peintes en diverses couleurs et brodées, des pantalons qu’ils appellent des braies. Ils agrafent à leurs épaules des sayons rayés, épais en hier, légers en été, divisés en carreau serrés et de diverses couleurs. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, vers 30 av. J.-C. L’image des Gaulois reste ambivalente encore aujourd’hui : les Gaulois étaient des barbares mais ils étaient en même temps nos ancêtres. Ils ne peuvent donc pas être aussi barbares que les Germains, ancêtres des Allemands. L’évocation de longue date des Gaulois à l’école primaire relève de ce roman national, largement imaginaire, développé depuis le XIXe siècle, qui vise à faire croire que nous descendons de « nos ancêtres les Gaulois », plus présentables que les Francs, meilleurs candidats comme ancêtres des Français, mais un peu trop germaniques. En outre, après la défaite de l’armée française en 1870 face à l’armée prussienne, on fit passer Vercingétorix comme le héraut et le premier unificateur de la nation gauloise, elle aussi vaincue par un envahisseur. La présence des Gaulois exclusivement dans le programme du CM1 est certainement un héritage de ce roman national : cette histoire d’ancêtres barbares n’est pas très sérieuse mais il faut quand même que les petits Français sachent qu’ils sont dotés d’ancêtres très anciens et attachants. Cette ancienneté rassure sur la solidité et la profondeur des racines de la France. Au collège et au lycée, on revient aux choses sérieuse avec l’étude des seules véritables civilisations antiques, la grecque et la romaine. Évidemment, l’étude de la civilisation gauloise et de son devenir jusqu’aux migrations de la fin de l’Empire romain, est une belle occasion de faire de l’histoire. Encart : Les mots gaulois On pense souvent qu’il ne reste rien de la langue gauloise qui était une langue orale. Pourtant, les lexicographes ont repéré dans notre langue française près d’un millier de mots passés par le latin. Ces termes concernent la nature, les animaux, les pratiques agricoles et les outils. En voici quelques exemples : alouette, ambassadeur, ardoise, arpent, balai, baume, barde, bec, berceau, bille (de bois), blaireau, bouche, boue, bouleau, bouse, braguette, braie, bruyère, caillou, cervoise, chamois, chariot, charpente, charrue, chemin, chêne, combe, galet, gaspiller, gravier, if, jachère, jarret, lance, lande, lieu, marne, mine, mouton, pièce, quai, raie, ruche, sillon, suie, talus, tonne, tonneau, trogne (nez), truand, truie, valet, vassal… Nous ne disposons d’aucune source écrite en propre car les Gaulois se refusaient à pratiquer l’écriture. Leur culture était orale . Nous ignorerons à jamais la plus grande partie de leurs mode de pensée, de leur culture et de leur religion. Heureusement, les sources archéologiques sont abondantes : les tombes, les monnaies, les traces d’habitats, les vestiges urbains (Bibracte, Alésia...) et les fouilles des trois dernières décennies ont complètement renouvelé notre vision des Celtes et des Gaulois. Elles ont révélé des populations très variées, riche d’une civilisation complexe, fortement influencée par la civilisation grecque avant d’entrer dans la zone d’influence de Rome. 1. Celtes et Gaulois 1.1 Une civilisation de l’âge du fer Les Celtes étaient des populations de langue indo-européenne. Venus d’Europe centrale, ces cavaliers utilisant une longue épée à lame de fer s’infiltrèrent progressivement parmi les populations de l’âge du bronze. Leur arrivée fit passer le territoire de l’actuelle Europe de l’âge du bronze à l’ âge du fer . Ils s’installèrent dans le sud de l’actuelle Allemagne dès le IXe siècle avant notre ère et parvinrent aux rivages de l’Atlantique au Ve siècle. Puis une nouvelle vague d’immigration eut lieu à partir du Ve siècle. Suivant la localisation des premiers vestiges archéologiques qui en furent retrouvés, ces deux périodes sont nommées Hallstatt (de 800 à 500 avant notre ère) et La Tène (de 450 à 50 avant notre ère). Au cours de la première période, la société était dominée par ces cavaliers qui formaient une aristocratie guerrière qui s'enrichissait par la guerre et le pillage. Les archéologues ont retrouvé de nombreuses tombes des plus riches de ces guerriers, situées sous des tumulus de pierres. Aux côtés du défunt se trouvaient des bijoux en or, des armes et surtout des récipients à boisson, notamment pour le vin. Ces récipients rappelaient la fonction ostentatoire et de redistribution de ces riches guerriers dont le prestige venait des succès militaires mais également de leur capacité à offrir du vin et des richesses à leurs proches et à leurs clients. Ces récipients attinrent des volumes considérables. Par exemple, au début du Ve siècle, le vase de Vix, que nous évoquerons plus loin, pouvait contenir près de 1 000 litres de vin de Marseille et abreuver des centaines de convives. Les tombes les plus fastueuses appartenaient sans doute à des rois ou à des reines d'une extrême richesse. Le dépôt de telles richesses signifierait que la société était au service de ces défunts. Lors de la seconde période, celle de La Tène, ces tombes monumentales disparurent et laissèrent la place à des ensembles de sépultures familiales, beaucoup moins richement dotées. On suppose en effet que, désormais, les biens du défunt étaient redistribués à ses proches. Les archéologues supposent donc que la société dominée par de très grandes familles aristocratiques s'effondra au cours du IVe siècle, peut-être en raison d'un trop grand écart de richesse entre ces familles aristocratiques et le reste de la population. Désormais la richesse venait de l'exploitation de la terre. C'est cette société que nous étudierons dans ce chapitre. Les Celtes réalisèrent une première unification de l’Europe au Ve siècle, de l’Europe centrale jusqu’à l’Atlantique : les formes politiques, linguistiques, religieuses et sociales étaient analogues dans toute l’Europe. Cette relative homogénéité supposait des courants d’échanges très forts à l’échelle continentale, échanges favorisés par une communauté linguistique. Certes, sur un si vaste espace, tous ne parlaient pas la même langue, mais une série de langues dérivées d’une origine commune. Les civilisations de Halstatt et de La Tène Cette carte présente le territoire des civilisation s de Hallstatt et de La Tène . Le berceau du Hallstatt (- 800) est en jaune foncé, et les territoires sous son influence (- 500) sont en jaune clair. Le berceau de La Tène (- 450) est en vert foncé et les éventuels territoires sous son influence (- 50) sont en vert clair. Les territoires de quelques tribus celtes importantes sont nommés. Source : https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4003285 1.2 La géographie de la Gaule Les populations que nous appelons gauloises vécurent durant la période de la Tène, la deuxième période de l’âge du fer. Notre propos au sujet des Gaulois s’inscrit donc désormais sur une période allant de 450 à 50 avant notre ère. Les Celtes, la Gaule et les Gaulois furent des inventions des Grecs et des Romains. Le nom des Celtes vient du grec Keltoi . Les Romains ont appelé Gaulois ( Galli ) les Celtes vivant entre le Rhin, les Alpes, la Méditerranée et les Pyrénées. Cette dénomination fut attribuée par Poseidonios d’Apamée qui visita la Gaule vers – 100 avant notre ère et qui inspira très fortement la description de la Gaule par Jules César. Ces frontières « naturelles » correspondaient à peu près à l’étendue des conquêtes de Jules César. Or, les Gaulois se distinguaient peu des autres Celtes vivant outre-Rhin, les Germains. C’est pourquoi l'historien Christian Goudineau, professeur au Collège de France, considérait que les Gaulois furent une construction de Jules César. Cette invention est bien pratique puisque le territoire ainsi délimité correspond sommairement à la France, à Belgique et aux Pays-Bas actuels. Voilà pourquoi, à partir du XIXe siècle, les Gaulois purent être considérés comme nos ancêtres. En outre, l’homonymie de Gallus (Gaulois) et de gallus (le coq) attribua cet animal comme emblème aux Gaulois, ce qui ne correspond sans doute pas à la réalité historique. A l’instar de son nom, de son identité et de sa délimitation, la géographie de la Gaule fut fixée pour la postérité par César au tout début de son Commentaire sur la guerre des Gaules . Cet ouvrage est constitué de plusieurs livres rédigés en -51 avant notre ère, après la conquête et envoyés à Rome pour faire la promotion de son auteur, vainqueur de ceux qu’il présente comme de dangereux barbares, afin de rehausser son mérite. Document : La description de la Gaule par Jules César Toute la Gaule est divisée en trois parties, dont l'une est habitée par les Belges, l'autre par les Aquitains, la troisième par ceux qui, dans leur langue, se nomment Celtes, et dans la nôtre, Gaulois. Ces nations diffèrent entre elles par le langage, les institutions et les lois. Les Gaulois sont séparés des Aquitains par la Garonne, des Belges par la Marne et la Seine. Les Belges sont les plus braves de tous ces peuples, parce qu'ils restent tout à fait étrangers à la politesse et à la civilisation de la province romaine, et que les marchands, allant rarement chez eux, ne leur portent point ce qui contribue à énerver le courage : d'ailleurs, voisins des Germains qui habitent au-delà du Rhin, ils sont continuellement en guerre avec eux. Par la même raison, les Helvètes surpassent aussi en valeur les autres Gaulois ; car ils engagent contre les Germains des luttes presque journalières, soit qu'ils les repoussent de leur propre territoire, soit qu'ils envahissent celui de leurs ennemis. Le pays habité, comme nous l'avons dit, par les Gaulois, commence au Rhône, et est borné par la Garonne, l'Océan et les frontières des Belges ; du côté des Séquanes et des Helvètes, il va jusqu'au Rhin ; il est situé au nord. Celui des Belges commence à l'extrême frontière de la Gaule, et est borné par la partie inférieure du Rhin ; il regarde le nord et l'orient. L'Aquitaine s'étend de la Garonne aux Pyrénées, et à cette partie de l'Océan qui baigne les côtes d'Espagne ; elle est entre le couchant et le nord Jules César, Commentaire sur la guerre des Gaules , Livre I, 58-51 avant notre ère. Source : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CAES/BGI.html#1 Cependant les vestiges archéologiques signalent des différences entre les populations que nous appelons gauloises et les populations germaniques. En outre, les populations vivant dans l'actuelle Aquitaine n'appartenaient pas à cet ensemble de populations . Il est toutefois possible que les Gaulois délimités par les Grecs et les Romains correspondent en fait à une réalité historique. Toujours est-il que, sur l’espace de la Gaule ainsi délimité vivaient probablement huit millions d’habitants, plus qu’en Égypte ou en l’Italie. 1.3 Une soixantaine de peuples Avant la conquête romaine de la Gaule, vers le IIe siècle avant notre ère, les Gaulois ne formaient pas une nation au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Le territoire était maillé par une mosaïque d’une centaine de peuples , de collectivités de taille très variable. César a distingué une soixantaine d’États souverains, ou de principautés, qui appelait « peuples » ou « cités ». Le terme latin le plus utile est celui de pagus (pluriel pagi ), à l’origine du mot "pays". Ces peuples entretenaient entre eux des relations parfois conflictuelles. Mais il arrivait que certains d’entre eux s’unissent en confédérations derrière un peuple plus puissant. Le pagus de chaque peuple était dominé par un ou plusieurs oppidum (ville fortifiée) dont le plus important tenait lieu de capitale. Avec la carte suivante, on remarquera que certains oppida (oppidum au pluriel) se situaient à l’emplacement de villes toujours importantes aujourd’hui. En outre, de nombreux peuples gaulois ont souvent donné leur nom à ces villes ou à des pagi . Carte de la Gaule d’après la description qu'en donne Jules César dans La Guerre des Gaules . Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/qui-etaient-vraiment-les-gaulois Chaque peuple était dominé par une aristocratie terrienne et militaire parfois très riche. Ces guerriers à cheval, armés de lances et de grandes épées en fer, tiraient leur prestige de la guerre et de leur munificence. Ces guerriers combattaient généralement nus mais portant des torques en or qui, peut-être, leur assuraient le soutien des dieux. Ils possédaient les terres cultivées par des hommes libres qui formaient les troupes de fantassins. Ces derniers se mettaient au service d’un aristocrate, d’un patron, dont ils devenaient les clients. En échange de leur fidélité, le patron assurait leur protection et leur subsistance. Les aristocrates assuraient leur prestige par leurs hauts-faits guerriers mais également par leur prodigalité envers leurs égaux et envers leurs clients. En bas de l’échelle sociale se situaient les esclaves. Les monarchies disparurent vraisemblablement au cours des IVe-IIIe siècle, si bien que le régime politique de ces peuples et de ces pagi devint oligarchique et peut-être parfois même démocratique. Il semblerait que certains peuples gaulois ne voulaient plus de rois. Ainsi, le père de Vercingétorix, Celtillos, avait été condamné à mort par les Arvernes pour avoir voulu rétabli la monarchie. Il en alla de même pour Orgétorix, un chef helvète, en -58 avant notre ère. Toutefois, les rois n'avaient eu traditionnellement que des prérogatives limitées. Ils incarnaient le pouvoir en vertu de leur richesse et de leur prodigalité. Ils étaient nommés pour une durée limitée par les assemblées et devaient partager leur pouvoir avec ces assemblées et les magistrats nommés par ces dernières. En effet, les membres des grandes familles aristocratiques constituaient parfois ce que César nommait un sénat, une sorte de conseil des anciens qui assistait le roi, quand il en existait un. La masse des guerriers se regroupait dans une assemblée civique qui contrebalançait l'assemblée précédente. Les membres de cette assemblée votaient les lois. Chaque année, ils élisaient un magistrat suprême, le vergobret , doté d’un pouvoir judiciaire et administratif. Ce magistrat remplaçait le roi chez les peuples qui avaient aboli la monarchie. Il avait interdiction de sortir du territoire qu’il dirigeait. Ils élisaient également un chef militaire pour conduire les opérations militaires. Son mandat durait le temps que durait la campagne militaire qu'il était chargé de diriger. Le vergobret et le chef militaire se partageaient donc le pouvoir exécutif. Enfin, nous verrons plus loin que les druides exercent un politique et judiciaire considérable. Les peuples les plus puissants constituèrent des fédérations regroupant plusieurs pagi et dotées d’une véritable administration avec un état-civil, organisant le cadastrage des terrains et la frappe monétaire. Comment purent-ils atteindre un tel degré de sophistication administrative alors que leur langue n’était pas écrite ? De fait, ils connaissaient l’alphabet grec et rédigeaient des textes en langue celtique à l’aide de cet alphabet. Autel votif en langue gauloise utilisant des caractères grecs - Première moitié du Ier siècle avant notre ère - Hôtel de Sade, Saint-Rémy-de-Provence. Source: https://www.bnf.fr/fr/agenda/ecrire-chez-les-gaulois Les historiens du XIXe siècle ont exagéré les divisions entre les peuples gaulois. Dès le IIIe siècle avant notre ère, les délégués des différents peuples prirent l’habitude de se réunir régulièrement dans des assemblées pour régler leurs différends et organiser leurs affaires communes. En outre, ces peuples partageaient une même culture matérielle et intellectuelle. 2. Une brillante civilisation 2.1 Une société rurale Avant d’aller plus loin, vous pouvez visiter ce site de l’INRAP qui résume parfaitement la question : https://www.inrap.fr/magazine/bienvenue-gaulois/ Contrairement aux affirmations des Grecs et des Romains, la Gaule n’était pas la « Gaule chevelue » ( Gallia comata ) couverte de forêts. L’archéologie aérienne a montré que l’ espace rural était largement défriché, sans doute plus qu’il ne l’est aujourd’hui. Impossible d’imaginer les Gaulois chassant les sangliers dans les forêts profondes. A partir du IIe siècle avant notre ère, l’espace rural connaissait un maillage très dense de fermes et de hameaux, comme le suggère la reconstitution de l’actuel plateau de Saclay, ci-dessous. Aquarelle du site de l’Orme-des-Merisiers à Saint-Aubin à l’époque gauloise. © Laurent Juhel. Source : https://www.inrap.fr/magazine/L-archeologie-du-plateau-de-Saclay/La-prosperite-gauloise/Un-territoire-couvert-de-fermes?&s=article232#undefined L’ habitat rural était très varié : des gros villages aux activités diversifiées alternaient avec des fermes isolées de taille variée ou des hameaux dispersés dans les champs et les pâturages. Chaque domaine rural était constituée de plusieurs bâtiments : habitat principal du maître, habitats secondaires des dépendants (libres et esclaves), étable, magasins, basse cour, granges, greniers, silos dans le sols pour le stockage des aliments. Elles étaient souvent entourées de fossés et de palissades. Proposition de restitution de la ferme de La Hubertière, à Corps-Nuds (Ille-et-Vilaine). Neuf bâtiments, habitation et annexes, s’élevaient au sein d’un enclos de 1700 m2. © Gaëtan Le Cloirec, Inrap Source : Bienvenue chez les Gaulois ! - Bienvenue chez les Gaulois - Inrap - Magazine En Europe continentale, les Gaulois logeaient dans des maison rectangulaire de grande taille (les huttes circulaires se trouvaient dans les îles britanniques). Des poteaux porteurs en bois profondément enfoncés dans le sol soutenaient la toiture, les murs étaient faits de claies sur lesquelles était appliqué du torchis, le toit était en chaume ou en roseau. Une ouverture pratiquée dans le toit laissait passer la fumée, ce qui évitait le pourrissement du chaume. Comment savons nous cela ? Il ne reste évidemment rien de ces maisons en matériau végétal. Seuls subsistent les trous des poteaux dans le sol. En fonction du diamètre et de la disposition de ces trous, les archéologues peuvent reconstituer le plan de la maison. Document : Des archéologues posent à côté de trous de poteaux de grande taille, qui supportaient vraisemblablement le toit assez lourd d’une grange Source : plan_de_la_grange_du_camp_de_sain t-symphorien._cliche_yves_menez.jpg (788×1050) (kreizyarcheo.bzh) Reconstitution d'une ferme gauloise. Archéodrome de Beaune, Merceuil, Bourgogne. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Archeodrome_Beaune_3.jpg L’espace rural était densément mis en valeur pour cultiver les céréales (blé, orge, épeautre, millet) et pour pratiquer l’élevage. Les volailles, les porcs (et pas les sangliers !) fournissaient l’essentiel de l’alimentation carnée sous forme de salaisons et de graisse animale, les bovins fournissaient le lait pour la fabrication du fromage et leur force de traction pour les labours, les moutons fournissaient la laine, les chevaux étaient surtout propriété de l’aristocratie guerrière. Tous ces animaux fournissaient un fumier abondant pour amender les terres céréalières. Encart : Le camp de Saint-Symphorien (actuelles Côtes d’Armor) Un exemple fascinant du dynamisme des campagnes gauloises est celui de l’une des plus importantes fermes mise au jour à Paule (actuel département des Côte d’Armor), en centre-Bretagne. Le cas de cette ferme – d’abord ferme isolée puis habitat princier entouré progressivement d’une petite agglomération puissamment fortifiée - occupée sans interruption de -550 à -10 avant notre ère résume l’évolution des campagnes gauloises. Ce petit oppidum, nommé "le camp de Saint-Symphorien", fut abandonné après la conquête romaine au profit de la ville nouvelle de Vorgium , l’actuelle Carhaix. Vous en trouverez une présentation illustrée et très accessible par l’archéologue qui en a dirigé les fouilles sur le site : http://bcd.bzh/becedia/fr/une-residence-de-la-noblesse-gauloise-a-paule 2. 2 Un artisanat réputé Mais surtout, les Gaulois, excellents artisans de l’âge du fer, était ingénieux. Ils inventèrent des outils en fer utilisés jusqu’au XXe siècle dans les campagnes : la bêche, la faux, la serpe, la houe, l’araire à soc de fer, la cognée, la scie… De même, chaque secteur artisanal fut doté d’outils que nous connaissons encore aujourd’hui : marteau, enclume, ciseaux, gouge, pinces, scie, etc. N’oublions pas le savon et l’invention significative des tonneaux cerclés de fer très utiles pour la conservation du vin. Les artisans fabriquaient en outre des armes en fer réputées : des épées de 1,10 mètre si sophistiquées que l’on n’est pas capable aujourd’hui d’en reproduire les technique de fabrication, des poignards de 40 cm, des casques, des cotes de maille, etc. Ils étaient également capables de fabriquer des chars à quatre roues cerclées de fer ou des chars de guerre à deux roues cerclées de fer. Après la conquête romaine, la moissonneuse fut même inventée en Gaule Belgique. Armes gauloises : casque, umbo de bouclier, épée, lances, talons, fibule Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d'Archéologie nationale) / Jean Schorman Epée courte à poignée anthropoïde Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d'Archéologie nationale) / Jean Schormans Source : Saint-Germain-en-Laye, musée d'Archéologie nationale et Domaine national de Saint-Germain-en-Laye . http://musee-archeologienationale.fr/ Torque en bronze doré , 14,8 cm de diamètre. 4e siècle avant notre ère Source : https://musees-reims.fr/fr/musee-numerique/parcours-jeunesse-32/la-parure-a-travers-l-histoire/article/torque-gaulois Le plus fascinant sans doute sont les bijoux en verre, en or ou en bronze retrouvés dans les tombes princières. Les torques, symboles de puissance étaient portés autour du cou par les guerriers et les dominants. N’oublions évidemment les vaisselles en céramique et les poteries diverses. Vaisselle en céramique retrouvée à Saint-Symphorien, à Paule (actuel département des Côtes d’Armor) Source : http://kreizyarcheo.bzh/sites-archeologiques/sites-caracteristiques/camp-de-saint-symphorien 2.3 La religion des Gaulois Trois types de personnages reliés aux divinités remplissaient un rôle essentiel dans la culture et la société gauloises. En s'accompagnant d'une lyre, les bardes chantaient les hauts faits des aristocrates auxquels ils étaient attachés mais surtout les hauts faits des puissants du passé. Ils en faisaient ainsi des personnages de légende. A l'instar des aèdes grecs, ils connaissaient des milliers de vers par cœur et entretenaient donc la mémoire du passé. De leur côté, tournés vers l'avenir, les devins, les "voyants", organisaient les sacrifices pour annoncer ce qui doit être fait. Mais les personnages les plus importants étaient les druides. Selon quelques témoignages livrés par les Grecs et les Romains, nous savons en effet que la religion était surtout l’affaire des druides (« les très voyants ») qui présidaient les cérémonies religieuses et décidaient du calendrier liturgique. Le terme « druide » est apparu dans la littérature philosophique grecque du IIIe siècle avant notre ère. Les druides étaient donc connus des Grecs qui les considéraient comme des sages, et non comme des sortes de magiciens coupeurs de gui (légende diffusée par Pline l’Ancien au 1er siècle de notre ère). Le principal témoignage écrit sur les druides est celui de Poseidonios d’Apamée qui voyagea en Gaule vers - 100 avant notre ère. Ce texte est disparu mais nous savons que Jules César le paraphrasa dans La guerre des Gaules . Document : La description des druides selon Poseidonios d’Apamée, reprise par Jules César (13) Des deux classes privilégiées, l'une est celle des druides, l'autre celle des chevaliers. Les premiers, ministres des choses divines, sont chargés des sacrifices publics et particuliers, et sont les interprètes des doctrines religieuses. Le désir de l'instruction attire auprès d'eux un grand nombre de jeunes gens qui les ont en grand honneur. Les Druides connaissent presque toutes les contestations publiques et privées. Si quelque crime a été commis, si un meurtre a eu lieu, s'il s'élève un débat sur un héritage ou sur des limites, ce sont eux qui statuent ; ils dispensent les récompenses et les peines. Si un particulier ou un homme public ne défère point à leur décision, ils lui interdisent les sacrifices ; c'est chez eux la punition la plus grave. Ceux qui encourent cette interdiction sont mis au rang des impies et des criminels, tout le monde s'éloigne d'eux, fuit leur abord et leur entretien, et craint la contagion du mal dont ils sont frappés ; tout accès en justice leur est refusé ; et ils n'ont part à aucun honneur. Tous ces druides n'ont qu'un seul chef dont l'autorité est sans bornes. À sa mort, le plus éminent en dignité lui succède ; ou, si plusieurs ont des titres égaux, l'élection a lieu par le suffrage des druides, et la place est quelquefois disputée par les armes. À une certaine époque de l'année, ils s'assemblent dans un lieu consacré sur la frontière du pays des Carnutes, qui passe pour le point central de toute la Gaule. Là se rendent de toutes parts ceux qui ont des différends, et ils obéissent aux jugements et aux décisions des druides. On croit que leur doctrine a pris naissance dans la Bretagne, et qu'elle fut de là transportée dans la Gaule ; et aujourd'hui ceux qui veulent en avoir une connaissance plus approfondie vont ordinairement dans cette île pour s'y instruire. (14) Les druides ne vont point à la guerre et ne paient aucun des tributs imposés aux autres Gaulois ; ils sont exempts du service militaire et de toute espèce de charges. Séduits par de si grands privilèges, beaucoup de Gaulois viennent auprès d'eux de leur propre mouvement, ou y sont envoyés par leurs parents et leurs proches. Là, dit-on, ils apprennent un grand nombre de vers, et il en est qui passent vingt années dans cet apprentissage. Il n'est pas permis de confier ces vers à l'écriture, tandis que, dans la plupart des autres affaires publiques et privées, ils se servent des lettres grecques. Il y a, ce me semble, deux raisons de cet usage : l'une est d'empêcher que leur science ne se répande dans le vulgaire ; et l'autre, que leurs disciples, se reposant sur l'écriture, ne négligent leur mémoire ; car il arrive presque toujours que le secours des livres fait que l'on s'applique moins à apprendre par cœur et à exercer sa mémoire. Une croyance qu'ils cherchent surtout à établir, c'est que les âmes ne périssent point, et qu'après la mort, elles passent d'un corps dans un autre, croyance qui leur paraît singulièrement propre à inspirer le courage, en éloignant la crainte de la mort. Le mouvement des astres, l'immensité de l'univers, la grandeur de la terre, la nature des choses, la force et le pouvoir des dieux immortels, tels sont en outre les sujets de leurs discussions : ils les transmettent à la jeunesse. Source : César, Guerre des Gaules , VI (ucl.ac.be) Issus de l’aristocratie, aidés par des prêtres subalternes (les vates ), ils formaient un groupe social à part. Ils étaient considérés comme les principaux médiateurs entre les hommes et les dieux. Comme leur noviciat durait une vingtaine d’années, ils possédaient un savoir très étendu dans tous les domaines : astronomie et astrologie, géométrie, science des nombres, mémorisation des textes sacrés, divination, magie, médecine... Mais leur principale fonction était de rendre la justice et de conseiller les princes car ils étaient fortement impliqués dans la vie de la cité. Ils commandaient toutes les cérémonies de leur cité et remplissaient un rôle d'intercesseurs entre les hommes et les dieux. Lorsqu’ils se rendaient à l’assemblée des Carnutes , à proximité de l’actuelle ville d’Orléans, au centre géométrique de la Gaule, ce n’était pas pour cueillir le gui mais pour régler les différends entre les peuples. Ce fait montre également que les Gaulois avaient eux-mêmes une conscience très précise de leur espace puisque ce lieu de réunion se trouvait à équidistance du Finistère, des Pyrénées, du sud des Alpes et de l’embouchure du Rhin, ce qui correspond effectivement à l’espace « gaulois » décrit par Jules César. Selon Jean-Louis Brunaux, archéologue et chercheur au CNRS, les druides étaient en fait des philosophes partageant les théories de Pythagore (580-497 avant notre ère) connues par l’intermédiaire des Grecs installés à Marseille. Ils croyaient vraisemblablement en la transmigration des âmes, ils pratiquaient l’astronomie, ils exprimaient la volonté de moraliser la vie de la cité. Ils rejetaient l’écriture pour conserver le secret de leur l’enseignement et pour éviter de le rendre accessible à des profanes qui pourraient en faire un mauvais usage. Selon eux, la connaissance se méritait, elle était transmise oralement, entre initiés qui pouvaient maintenir ainsi leur domination sur la société. Ils partageaient en outre les préventions de Platon à l'égard de l'écrit : l'écrit fixe et fige la pensée que l'on ne peut plus modifier, alors que l'oral suppose un échange permanent entre de multiples locuteurs et exprime une pensée en constante re-création. En revanche, les livres de comptes ou les inventaires, préoccupations triviales, pouvaient exister sous la forme d’écrits utilisant l’alphabet grec puis latin. En raison de cette prévention à l’égard de l’écrit, nous ignorons l’essentiel de la religion gauloise , de ses mythes, de sa cosmogonie. Seules, quelques traces archéologiques et quelques écrits grecs et latins fournissent quelques indications. Nous savons que Gaulois croyaient en l’immortalité de l’âme. Ils honoraient environ quatre cents dieux et déesses car de nombreux cultes locaux existaient sur une très vaste étendue géographique. Des cultes étaient rendu au ciel, à la terre, aux arbres, aux forêts, aux animaux. Des lacs et des sources étaient consacrés à des divinités. Cependant, les divinités les plus honorées étaient Taranis (le dieu du ciel, du tonnerre, des combats, figure solaire), Cernunnos (le dieu des forets, de la nature et du renouveau, aux cornes de cerf), Epona (la déesse des chevaux et des cavaliers), Teutatès (en fait le nom désignant le dieu tutélaire de chaque peuple). Cette statuette retrouvée à Euffigneix en 1922 figure un jeune homme imberbe portant un torque autour du cou. Son tronc est occupé par un sanglier sculpté en bas-relief. S’agit-il d’une divinité ou d’un ancêtre glorieux ? Statuette d’Euffigneix (actuelle Haute-Marne). 1er siècle avant notre ère. Calcaire, 28,5 cm de hauteur. Source : https://musee- archeologienationale.fr/collection/objet/statuette-de-divinite-deuffigneix Cette statue de Barde à la lyre retrouvée à Paule (Côtes d’Armor) en 1988, dans un fossé de la résidence aristocratique de Saint-Symphorien, figure peut-être un ancêtre puissant arborant un torque et dont on aurait voulu garder le souvenir . Source: https://www.images-archeologie.fr/Accueil/Recherche/p-13-lg0-notice-REPORTAGE-Statuettes-de-Paule.-.htm?¬ice_id=5643 Les cultes locaux et familiaux semblent avoir progressivement disparu après le Ve siècle avant notre ère au profit de cultes encadrés par les druides. Les vestiges archéologiques montrent que, dès la fin du néolithique, des cérémonies collectives avaient lieu dans des espaces consacrés entourés de fossés ou de palissades. Ces temples se multiplièrent et se complexifièrent progressivement, comme le signalent les vestiges de Gournay-sur-Aronde (département de l’Oise) découverts en 1977. Reconstitution du temple de Gournay-sur-Aronde (Oise) Source : https://jeanclaudegolvin.com/gournay-sur-aronde/ Ce lieu de culte apparut au IIIe siècle avant notre ère. Il était constitué d’un enclos sacré quadrangulaire de 50 mètres de côté, entouré par une fosse extérieure et une fosse intérieure. L'entrée, à l'est, ouvrait face au soleil levant lors du solstice d'été. Le mur et les fosses symbolisaient vraisemblablement la séparation entre le monde sacré et le monde profane. Les fosses étaient remplies de grandes quantités d’ossements de bœufs, porcs, moutons (sans doute sacrifiés lors de cérémonies religieuses et consommés sur place par les participants au culte) et de restes d’armes rouillées. Les armes prises à l’ennemi étaient en effet accrochées aux palissades du sanctuaire, en offrande aux dieux, comme en Grèce. Quand, rongées par la rouille, elles tombaient à terre, elles étaient jetées dans les fosses. L’espace central était réservé au culte. Au centre de l’enclos se trouvait un autel creusé dans le sol, vraisemblablement pour communiquer avec des divinités souterraines, et protégé par une toiture à deux pans reposant sur des colonnes. Selon Jean-Louis Brunaux, l’archéologue qui fouilla ce site, ce sanctuaire peut être considéré comme l’équivalent d’un temple grec, mais sans le caractère monumental et minéral de ce dernier. D’une certaine manière, la religion gauloise s’apparentait donc aux religions méditerranéennes. 3. Les facteurs de transformation de la civilisation gauloise avant la conquête romaine 3.1 Le début d’une société urbaine ? La société gauloise subit un ensemble de transformations majeures à partir du IIe siècle avant notre ère. Avant même la conquête de la Gaule par Jules César, de nombreuses cités se développèrent. Cette urbanisation progressive supposait un développement de la productivité agricole permettant de dégager des surplus alimentaires pour l’alimentation des cités. L’autre facteurs de développement urbain fut l’essor de la production artisanale et l’intégration progressive de l’espace de la Gaule dans les circuits commerciaux internationaux, comme nous le verrons plus loin. Cependant, ces villes ne ressemblaient aux villes méditerranéennes qui ont servi de modèle à nos propres espaces urbains. Les villes gauloises étaient composées d'un agrégat de domaine ruraux et d'habitats plus ou moins denses et séparés par des espaces ruraux non bâtis. C'est pourquoi ces villes occupaient parfois plusieurs dizaines d'hectares. Les plus importantes étaient des oppida , de vastes cités fortifiées situées sur une hauteur. Elles étaient entourées du fameux « mur gaulois » d’une hauteur de 4 mètres environ, constitué d’une armature en poutres de bois assemblées par de clous en fer de 30 cm de long, recouvertes de couches successives de pierres et de terre, et revêtu d’un parement de gros blocs de pierre sur le devant. Reconstitution d’un mur gaulois à Bibracte Source : Qui étaient vraiment les Gaulois ? | CNRS Le journal 7 Chaque oppidum abritait le centre du pouvoir politique d’un pagus . Les archéologues ont retrouvé des traces de quartiers différenciés (socialement et selon les activités), de voirie (trottoirs), et places publiques (marchés et foires, lieux de réunions politiques). Par exemple, la cité de Bibracte (capitale des Eduens), située à 27 km de l’actuelle ville d’Autun, était située sur le Mont Beuvray, à 800 mètres d’altitude. Elle était entourée d’une enceinte de remparts de 5 km de long protégeant une superficie de 135 hectares sur laquelle vivaient entre 5 000 et 10 000 habitants répartis dans plusieurs centre urbains dispersés à l'intérieur de cette enceinte. Située sur un carrefour d’échanges internationaux, elle abritait un important centre artisanal de production d’objets en métal. 3.2 Une économie ouverte aux échanges commerciaux De longue date, l’espace de la Gaule était inséré dans le réseau des échanges commerciaux internationaux. Ce réseau mettait en relation le monde méditerranéen avec l’Atlantique par la vallée de la Garonne et avec les rivages de la Manche et les îles britanniques (production d’étain pour la fabrication du bronze, alliage d’étain et de cuivre) par les vallées du Rhône et de la Seine. Ces axes étaient contrôlés, protégés et exploités depuis les forteresses gauloises Ces échanges étaient très anciens, comme l’atteste le vase retrouvé dans le tombeau de Vix , près de Châtillon-sur-Seine (actuel département de Côte-d'Or), en 1953. Nous l'avons évoqué au début de ce chapitre. Cet énorme cratère en bronze d’une hauteur de 1,64 mètre, de 208 kg et d’une contenance de 1 100 litres (le plus grand vase grec antique jamais retrouvé !), avait été fabriqué dans le Sud de l’Italie alors peuplé de Grecs et acheminé jusqu'en Bourgogne. Il pouvait contenir un mélange d’eau et de vin destiné à être servi à des centaines de convives lors de célébrations rituelles ou de fêtes. Le tombeau où il fut retrouvé était celui d’une princesse celte extraordinairement riche, inhumée vers 490 avant notre ère, parée de bijoux, allongée sur la caisse d’un char dont les roues avaient été démontées. Le cratère de Vix Torque en or de 480 g. Les extrémités figurent des pattes de lion, sur lesquelles sont installés des petits chevaux ailés Reconstitution du char d’apparat sur lequel était allongé le corps de la défunte Source : http://www.musee-vix.fr/fr/visite-collection/7#sthash.lWRbMZ1u.dpbs Nous devons également évoquer ici la fondation de Massalia (Marseille), vers 600 avant notre ère par des colons venus de la ville grecque de Phocée. Des Grecs, grands consommateurs d’étain pour la production de bronze, fréquentaient l’embouchure du Rhône par où ils pouvaient s’approvisionner en étain venu des îles britanniques. C’est pourquoi ils fondèrent l’actuelle Marseille en contrepartie d’une active collaboration commerciale mais aussi militaire des populations locales contre les pirates ligures qui, depuis leurs montagnes, gênaient le trafic commercial local. Le récit légendaire de la fondation de Marseille Source : Documentation photographique , n°8105, p. 19. Au contact des Grecs, les populations gauloises locales découvrirent des technologies et des produits nouveaux. Le principal fut sans doute le vin dont les Gaulois raffolèrent très vite. En retour, le transport de l’ étain depuis les rives de la Manche jusqu’à celles de la Méditerranée supposait des traités commerciaux entre les populations des territoires traversés par ce produit, la construction d’entrepôts, la fourniture de bêtes de somme, des relais, une protection militaire des convois, etc. Le commerce de l’étain avec Marseille accoutuma toutes ces populations à travailler ensemble et contribua à l’extension de l’influence grecque sur une partie de la Gaule, de la vallée du Rhône à la vallée de la Seine. D’autres cités furent fondées par des colons grecs sur les côtes méditerranéennes : Nice, Antibes, Agde, etc. Le IIe siècle vit une intensification des échanges commerciaux. La Gaule devint un immense marché tourné vers les rives de la Méditerranée. Les Gaulois importaient notamment des bijoux, de l’huile et surtout du vin. A partir du IIe siècle avant notre ère, le vin de Marseille fut supplanté par le vin italien. Pour répondre à la demande gauloise, la péninsule italienne se couvrit en effet de vignes et on construisit des bateaux pouvant transporter jusqu’à 1 000 amphores d’une contenance de 20 ou 25 litres de vin chacune. Les Gaulois exportaient vers les régions méditerranéennes des céréales, des salaisons, du tissu, des poteries et des esclaves. La nature des produits échangés montre donc que les campagnes gauloises étaient intégrées aux circuits commerciaux internationaux et à l’espace économique méditerranéen. Un facteur déterminant de cette intégration fut le développement d’une économie monétaire. A partir du IIIe siècle avant notre ère, les Arvernes commencèrent à frapper des monnaies imitant les statères d’or de Philippe II de Macédoine (le père d’Alexandre le Grand) ramenés de Grèce par des mercenaires gaulois. A l’avers figurait la tête d’Apollon, au revers le char avec lequel le roi Philippe II gagna la course aux jeux olympiques. Ces pièces attestent à nouveau de l’intégration de la Gaule dans la sphère culturelle du monde grec. Un statère d’or de Philippe II de Macédoine Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8499892b/f1.item Toutefois, les monnaies gauloises se distinguaient de leur modèle grec car, en vertu d’un interdit druidique, il était impossible de figurer un dieu ou un homme. Pour répondre à cette contrainte, les cités frappaient des pièces aux dessins stylisés, géométriques et parfois même abstraits. C’est le cas de cette monnaie Osisme (peuple de la pointe bretonne), enfouie un peu avant la conquête romaine. Statère en électrum retrouvé à Laniscat (département des Côtes d’Armor) Source : https://www.inrap.fr/le-tresor-gaulois-de-laniscat-cotes-d-armor-1007 Cette monnaie retrouvée en centre-Bretagne présente des similitudes évidentes avec cette monnaie des Parisii de la même époque, retrouvée à Puteaux. Statère d’or des Parisii Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tr%C3%A9sor_de_Puteaux Il semblerait que ces premières monnaies d'or remplissaient moins un rôle économique qu'un rôle symbolique et ostentatoire. En effet, la valeur de ces pièces d'or était beaucoup trop élevée pour servir aux échanges commerciaux. Ces monnaies circulaient uniquement entre les membres de l'aristocratie et servaient à régler des dettes, à payer des dots, à racheter un grave préjudice tel qu'un homicide ou à régler des dépenses ostentatoires source de prestige. Chaque peuple frappait sa monnaie qui restait à l'intérieur des limites du pagus car sa fonction était essentiellement sociale. A partir du IIe siècle, des petites pièces de monnaie divisionnaire en plomb et en bronze (pour les achats du quotidien et le paiement des taxes), et des pièces en argent et en or (pour le commerce international et les dépenses de prestige), furent frappées par tous les peuples. Cette production de monnaies différenciées atteste l’entrée progressive dans une économie monétaire. Vers -100 avant notre ère, peu après la conquête de la Narbonnaise par les Romains, les peuples de la moitié sud de la Gaule (Eduens, Bituriges, Séquanes, Santons, Pictons) adoptèrent la même unité de change en argent : leur monnaie pesait l’équivalent d’un drachme de Massalia, à savoir 1/2 dernier d’argent romain. Cette décision, qui rendait aisé l'échange des monnaies, facilita les échanges avec la monde méditerranéen et signale surtout l’intégration de l’économie de la moitié sud de la Gaule à l’aire économique du monde romain, un demi-siècle avant la conquête romaine de la Gaule. Les échanges commerciaux s’intensifièrent. L’exploration des épaves de bateaux au large de Marseille a montré que de 500 000 à un million d’amphores de 20 à 25 litres de vin arrivaient chaque année en Gaule pour abreuver les Gaulois, soit entre 125 000 à 250 000 hectolitres chaque année. Ces amphores circulaient dans toute la Gaule. Ainsi, les fouilles du camp de Saint-Symphorien à Paule (actuel département des Côtes d’Armor en centre-Bretagne) ont montré que l’aristocratie locale consommait beaucoup de vin italien dès -175 avant notre ère. Aujourd’hui, les populations de cette contrée sont plutôt réputées pour leur consommation immodérée d’une célèbre bière locale, surtout lors du deuxième week-end du mois de juillet. 3.3 Un monde en mutation Tous les indicateurs signalent que les Gaulois étaient prêts à s’intégrer au monde romain. En outre, le développement des échanges et de l’économie monétaire réduisit également l’influence des druides sur la société à partir du IIe siècle. Les intérêts matériels l’emportaient désormais sur les considérations morales et philosophiques que ces derniers voulaient imposer aux populations. Cependant, tou·tes les historien·nes ne partagent pas cette analyse et tout ne se passa pas simplement. Le développement des échanges provoqua des tensions très vives dans les sociétés gauloises aux IIe et Ier siècles. Les intérêts économiques des aristocrates guerriers et propriétaires fonciers attachés à leur liberté et favorables au statu quo s’opposaient à ceux des artisans et des commerçants, favorables au développement des échanges avec Rome, voire même à la pénétration romaine en Gaule. Ces tensions internes s’accrurent après la conquête de la Narbonnaise par les Romains. Au cours du IIe siècle avant notre ère, la manière de faire la guerre a changé. Les grands guerriers à cheval qui affrontaient en désordre les armées ennemies ont disparu. L'infanterie, composée des hommes issus des catégories moyennes, devint désormais l'élément essentiel des armées gauloise. Les cavaliers intervenaient en appui de l'infanterie. Face à César, Vercingétorix put mobiliser des armées cohérentes et disciplinées, obéissant à un commandement unifié. 4. La conquête de la Gaule par les Romains Marseille, alliée des Romains, étaient régulièrement victime des attaques des pirates ligures. Pour y mettre fin et pour s’assurer le contrôle d’une voie terrestre vers la péninsule ibérique, les Romains firent la conquête du sud de la Gaule entre 125 et 117 avant notre ère. Ils créèrent la province de la Gaule transalpine ("de l’autre côté des Alpes"), appelée aussi la province narbonnaise, du nom de sa capitale, Narbonne, fondée en 118 avant notre ère. Cette conquête accrut la dépendance commerciale de la Gaule à l’égard de Rome, comme le signale la carte suivante. La Gaule, un espace connecté. Source : Revue L’Histoire n°439, septembre 2017. Source : https://www.lhistoire.fr/portfolio/carte-la-gaule-un-espace-connect%C3%A9-ier%C2%A0si%C3%A8cle%C2%A0av%C2%A0j-c Nommé proconsul de la Gaule transalpine en 58 avant notre ère, Jules César devait absolument engager une campagne militaire pour faire avancer sa carrière. Fort opportunément, au même moment, les Helvètes cherchèrent à quitter le plateau suisse vers la Saintonge. Ce projet de migration de plus de 300 000 personnes risquait de déstabiliser l’équilibre politique entre les peuples d’une grande partie de la Gaule. Appelé par les Eduens, Jules César se porta à la rencontre des Helvètes, les vainquit et, ensuite, engagea la conquête de la Gaule sans aucune autorisation des autorités romaines. C'est pourquoi ses Commentaires sur la guerre des Gaules sont un ouvrage de propagande et un plaidoyer pro domo destiné à montrer au Sénat romain qu'il n'avait rien fait d'illégal. Alors que ses troupes se reposaient au pied de Bibracte, les représentants des peuples gaulois demandèrent ensuite à Jules César de les aider dans leur lutte contre le Germain Arioviste. Par la suite, durant sept années, Jules César réprima une série de rebellions contre ses alliés gaulois. De fil en aiguille, il conquit toute la Gaule, fit des incursions dans les îles britanniques, et mit en place une sorte de protectorat sur la Gaule, avec l’accord des représentants des peuples gaulois. Source : La documentation photographique , n°8105, p. 29. Ces campagnes furent atroces, ponctuées d'exterminations massives des populations vaincues et qui avaient résisté aux armées romaines, afin de terroriser les populations pas encore conquises. Par exemple, en -56 avant notre ère, les Vénètes organisèrent une coalition de peuples armoricains contre les Romains. Vaincus lors d'une bataille navale, les Vénètes se rendirent. Leurs dirigeant furent exécutés et l'ensemble de la population fut réduite en esclavage. En -55, l'armée romaines extermina plus de 400 000 personnes dans les actuels Pays-Bas afin de dépeupler la rive gauche du Rhin qui devait constituer la frontière des possessions romaines. Cependant, en - 52 avant notre ère, la plupart des chefs gaulois se révoltèrent contre les Romains. L’autoritarisme de César conjugué aux profits trop réduits tirés du soutien logistique et militaire des Gaulois aux troupes romaines, provoqua le discrédit les partisans de Rome dans les assemblées des différents peuples, y compris parmi les Eduens, les plus fidèles alliés de César. Les chefs gaulois nommèrent à leur tête Vercingétorix (vers 80-46), fils du chef des Arvernes, qui avait séjourné à Rome. Ce dernier remporta la victoire de Gergovie (à coté de l'actuelle ville de Clermont-Ferrand) contre l'armée romaine. L’armée gauloise s’installa ensuite dans l’oppidum situé sur le plateau d’Alésia (actuelle Côte d’Or) avec 80 000 guerriers. Jules César en organisa le siège en faisant dresser deux lignes de fortifications continues, d’un vingtaine de kilomètres de long, l’une dirigée contre les assiégés et l‘autre dirigée vers l'extérieur, contre une éventuelle armée de secours gauloise. Vercingétorix dépêcha quelques guerriers afin de demander de l’aide aux autres peuples gaulois. Quarante-et-un peuples de toute la Gaule déléguèrent à Alésia près de 250 000 guerriers. Cette armée ne parvint pas à secourir les assiégés qui furent rapidement réduits à la famine. Vercingétorix dut se livrer et ses guerriers déposèrent les armes. Il fut égorgé à l’issue du triomphe de César à Rome, le 26 septembre 46. Document : Carte de la bataille d'Alésia en 52 avant notre ère. Source : L'histoire.fr Ces campagnes militaires provoquèrent un grand nombre de massacres et un afflux d’esclaves à Rome tel qu’il provoqua un effondrement du cours de cette marchandise. On suppose que la Gaule comptait entre 10 et 15 millions d'habitants avant la conquête romaine. On suppose également que les campagnes de César provoquèrent environ un million de morts, soit 10 % de la population. Sans compter un nombre équivalent en réductions en esclavage. En outre, la Gaule fut littéralement pillée par les Romains. 5. La romanisation de la Gaule 5.1 Les vecteurs de la romanisation La notion de romanisation désigne le processus par lequel les Romains imposèrent leur civilisation aux peuples vaincus dans tout l’Empire romain. Dans le cas de la Gaule, il s’agissait plutôt d’un processus de synthèse de deux civilisations qui donna naissance à une société que l’historien Jules Michelet nomma « gallo-romaine ». Cependant, cette spécificité gallo-romaine interroge. Pourquoi ne parle-t-on pas aussi de civilisations ibérico-romaine, numido-romaine, égypto-romaine, syro-romaine, etc. ? Il s'agissait, à l'époque de Napoléon III puis de la Troisième république, de célébrer à la fois Vercingétorix en tant que premier défenseur de la nation et Jules César qui apporta la civilisation à une population arriérée. En effet, la romanisation de la Gaule est considérée comme ayant formé les racines de la France actuelle, à l’origine de la langue française, du droit romain qui fait que notre système judiciaire et juridique est très différent du système anglophone, de l'attachement au rôle central de l’État, etc. Selon l'historien Laurent Olivier, le mythe gallo-romain servait à justifier, par analogie, aux XIXe et XXe siècles, l'entreprise coloniale qui était présentée comme l'apport de la civilisation occidentale aux populations africaines et asiatiques "arriérées". Les vecteurs de la romanisation furent multiples. Bien avant la conquête de la Gaule, comme nous l'avons vu plus haut, les marchands romains qui commerçaient avec une grande partie de la Gaule inclurent les Gaulois dans l’espace économique romain et leur donnèrent le goût des produits de consommation méditerranéens. Les légionnaires installés en Gaule furent également des vecteurs de la romanisation. Au lendemain de la conquête, des terres confisquées aux vaincus furent attribuées à des légionnaires qui constituèrent ainsi des colonies, des villes nouvelles chargées chacune de contrôler une population gauloise. Par exemple, César offrit Narbonne, Fréjus, Bézier et Arles à quatre légions. Une fois leur service militaire achevé, les soldats s’installaient en effet dans des cités, colonies romaines. Par exemple, les emblèmes de la ville de Nîmes sont encore aujourd'hui le crocodile et le palmier, car les premiers légionnaires installés dans la cité avaient servi auparavant en Égypte. Par la suite, de nombreuses colonies romaines furent construites sur tous les points stratégiques du territoire. La plus importante d'entre elles fut Lugdunum (Lyon, capitale des Gaules fondée en -43 avant notre ère), au confluent de la haute vallée du Rhône (vers les Alpes du Nord) et de la Saône (vers le bassin parisien). Les légionnaires construisirent un dense réseau de voies romaines souvent rectilignes, rayonnant à partir de Lugdunum vers l’Atlantique, la Manche et la Germanie. La fonction des voies romaines était d’abord militaire, elles permettaient le déplacement rapide des légions dans toute la Gaule. Elles étaient jalonnées de relais pour se restaurer, se reposer et changer d’attelage. Elles devinrent ensuite des axes commerciaux. Des bornes milliaires signalaient chaque mille (unité de mesure) le long des routes. Borne miliaire placée à côté de la fontaine de la Trinité à Plouzané (Finistère). Vestige de l’ancienne voie romaine reliant Brest au Conquet (coll. part.) Ces anciens légionnaires et un certain nombre d’administrateurs romains contribuèrent à diffuser la langue latine, et de nouvelles pratiques alimentaires (moins de viandes, plus de fruits et de légumes, moins de mets bouillis et mijotés, plus d’huile d’olive, de fritures, de sauces, d’épices et d’aromates) auprès de la majorité de la population gauloise. Ce mouvement s’accompagna de l’acclimatation de plantes méditerranéennes (pêcher, cerisier, noyer, vigne, châtaigner...). Document : A Troyes, un site du début de l'ère chrétienne montre la romanisation du nord de la Gaule LE MONDE | 13.09.2007 Par Stéphane Foucart Troyes est bâtie sur un marais. Une chance, selon les chercheurs qui se réunissaient, mardi 11 septembre, pour tirer le bilan des fouilles archéologiques préventives menées entre 2004 et 2006 au cœur de la capitale historique de la Champagne. Très humide, peu acide, le sous-sol du centre-ville a en effet permis la conservation, dans un état exceptionnel, de nombreux objets de bois du début de l'ère chrétienne. Des déchets alimentaires ont également été préservés. Ils offrent aux chercheurs une fenêtre d'observation inédite sur la romanisation du nord de la Gaule, peu de temps après sa conquête par Jules César, en 52 avant J.-C. "Nous datons le début de l'occupation du site autour de 10 avant notre ère. L'habitat de la zone fouillée (environ 2 500 m2) était alors constitué de bâtiments à structure de bois, dont on peut penser qu'ils devaient être le lieu d'une activité artisanale" , explique Philippe Kuchler, archéologue à l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), responsable des fouilles. Un changement radical apparaît aux alentours de l'an 30 de notre ère avec, explique le chercheur, "l'assainissement du terrain grâce à un remblai de graviers" . La voirie se développe alors. Les premiers édifices de pierre apparaissent (…). DU VIN POUR LA LÉGION Une de ces légions a-t-elle stationné, au milieu du Ier siècle de l'ère chrétienne, dans la région ? La découverte d'un tonneau, recyclé en cuvelage de puits, le suggère. "L'étude du bois montre qu'il s'agit de sapin, que celui-ci a poussé en montagne et qu'il a été abattu vers 47 de notre ère" , raconte Philippe Kuchler. L'analyse est cohérente avec l'étude typologique de l'objet, selon laquelle ce type de tonneau était produit dans la région lyonnaise et servait au transport d'environ une tonne de "vin piqué" ( acetum ), base de la boisson des soldats romains. "Il n'est pas absurde de penser que ce tonneau a pu "suivre" une légion venant du sud de la Gaule pour être ensuite abandonné, vide, sur le site , estime l'archéologue. Cela n'est pas anodin, car nous savons que l'implantation des légions a été, dans certaines régions, l'un des principaux vecteurs de romanisation." D'autres indices exhumés sur le site suggèrent que certaines formes de cette romanisation sont arrivées très tôt. Dans les fosses à déchets, explique la paléobotaniste Véronique Matterne, "des légumes, des fruits ou des aromates originaires de la sphère méditerranéenne ont été retrouvés : pois chiches, coriandre, figues ou fenouil, etc." (…). Source : http://www.lemonde.fr/planete/article/2007/09/13/a-troyes-un-site-du-debut-de-l-ere-chretienne-montre-la-romanisation-du-nord-de-la-gaule_954697_3244.html#eV1YPfDdssFE6pHR.99 Ces mesures ne suffisaient pas. Les druides survivants furent dépossédés de leurs fonctions car ils risquaient d'être les vecteurs d'une résistance à l'ordre romain. Sous prétexte qu'ils se livraient à des sacrifices humains Auguste interdit aux citoyens romains de les consulter, si bien que les druides disparurent assez vite. Ce type de calomnie est toujours payant... En -27 avant notre ère, Auguste décida d'organiser le recensement de la population gauloise. L'objectif était de rationaliser les prélèvements sur la population gauloise, si bien que les impôts passèrent peut-être du simple au double. Les Gaulois étaient toujours considérés comme des étrangers (pérégrins) dépourvus de droits. Ces prélèvements fiscaux servaient à financer l'administration, à entretenir les troupes stationnée en Gaule, à financer la construction des voies romaines mais aussi à enrichir les administrateurs romains et les derniers aristocrates gaulois. Les élites gauloises furent également des vecteurs de la romanisation. En effet, Les Romains ne disposaient pas des moyens humains d’administrer directement l’Empire. Ils confièrent progressivement l’administration des cités aux élites gauloises qui trouvèrent ainsi le moyen de maintenir leur rang social. Ces élites adoptèrent le style de vie des Romains (nom, langue, alimentation, habillement) qui se diffusa ensuite aux couches populaires. L’exercice des magistratures dans les cités leur permit progressivement d’accéder à la citoyenneté romaine qui conférait des avantages juridiques (droits politiques, droit de faire du commerce, d’ester en justice) et fiscaux (exemption fiscale sauf pour l’impôt foncier). En effet, les cités devaient s'acquitter de deux types d'impôts, l'impôt foncier ( jugatio ) et l'impôt personnel ou capitation ( capitatio ). C'est pourquoi les Romains réalisaient régulièrement des recensements et vérifiaient l'état du cadastre. En 212, l’édit de l’empereur Caracalla attribua la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’Empire. Cette mesure, peu étonnante pour les contemporains habitués à intégrer les populations locales dans la communauté de l’Empire, est absolument essentielle pour nous. En effet, la plupart des empires ayant existé au cours de l’histoire humaine juxtaposaient des populations diverses, reconnues et maintenues dans leur diversité. A l'inverse, l’Empire romain créa par cette mesure une seule catégorie de citoyens, avec des droits égaux, d’un bout à l’autre de l’Empire. Cette conception de la citoyenneté universelle est celle qui prévalut dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et dans notre définition de la citoyenneté française, avant les détricotages de cette dernière depuis les années 1990 sous la pression des préjugés xénophobes. 5.2 L’urbanisation, principal vecteur de la romanisation Entre -16 et -13 avant notre ère, l’empereur Auguste découpa la Gaule en quatre provinces : Narbonnaise, Aquitaine, Celtique et Belgique. La capitale de ces provinces fut Lyon , qui avait été fondée en -43 avant notre ère. Les quatre Gaule furent divisées en 80 cités (ou pagi ) environ. Chaque cité (au sens grec et latin du terme : une entité politique) correspondait à peu près au pagus de chaque ancien peuple gaulois, et était dotée d’une capitale. Dans certains cas, l’ancienne capitale gauloise fut maintenue, dans d’autres cas, une nouvelle capitale fut créée. Par exemple, l’oppidum de Bibracte situé sur le Mont Beuvray fut abandonné au profit de la nouvelle cité Augustodunum (Autun) dans la plaine. En effet, avec la paix romaine, les anciennes forteresses situées sur des hauteurs présentaient plus d’inconvénients que d’avantages. Les nouvelles capitales furent installée sur des sites de carrefour et le long de voies de communications : Lugdunum (Lyon), Lutèce (Paris), Cenabum (Orléans), Caesarodunum (Tours), Vorgium (Carhaix), etc. Carte de la Gaule romaine . Source : L'Histoire.fr Les villes nouvelles étaient construites selon un modèle romain unique. Il en alla de même lors de l’agrandissement des anciennes cités gauloises. Ces villes étaient organisées selon un plan hippodamien (des rues rectilignes se croisant à angle droit). Les deux axes principaux des villes étaient le Cardo (axe nord-sud) et le Decumanus (axe est-ouest), suivant le modèle des camps romains. Au croisement de ces deux axes, au centre de la ville, se tenait la place quadrangulaire du forum où se trouvaient les principaux temples, et notamment le temple dédié au culte impérial, les services administratifs hébergés dans la basilique, la curie du sénat local, les commerces. Reconstitution de la Lutèce antique . L’actuelle rue Saint-Jacques constitue le décumanus majeur. Le forum est visible approximativement au croisement des actuelles rue Saint-Jacques et rue Cujas. Source : https://archeologie.culture.fr/fr/a-propos/paris-antique Document : Carte de Lutèce durant la période romaine. Source : L'Histoire.fr Reconstitution du forum de Lutèce situé au croisement des actuelles rues Saint-Jacques et Cujas. © J.-C. Golvin. Source : https://www.inrap.fr/occupations-habitats-logements-pendant-l-antiquite-gallo-romaine-10247 La voirie était élaborée, avec des trottoirs, des égouts, une adduction d’eau, venue parfois de très loin grâce à des canalisations et des aqueducs (par exemple le Pont du Gard pour Nîmes) qui alimentaient les fontaines publiques. Les quartiers étaient distingués selon leur fonction (habitat collectif, commerces, artisanat). Des bâtiments monumentaux ostentatoires mais utiles à la vie collective étaient financés par les élites locales (les évergètes ) qui y gagnaient encore davantage de prestige : les thermes (thermes de Cluny à Paris), les fontaines, les théâtres (à Orange), les amphithéâtres (à Arles), les cirques (à Nîmes, à Arles), les temples (la Maison carrée de Nîmes), les arcs de triomphe (à Orange, Saintes, Reims, etc.). Cet urbanisme contribua à diffuser le mode de vie romain dans toute la Gaule. Maquette d’Arles sous l’Empire romain. Musée de l’Arles antique. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Mus%C3%A9e_de_l%27Arles_antique,_Arles,_France_(16168450176).jpg Cependant, cet urbanisme fut parfois ressenti comme relativement artificiel. On attribua plus tard aux villes le nom du peuple gaulois dont elles étaient la capitale. Lutetia devint Civitas Parisii (Paris), Condevincum devint Portus Namnetus (Nantes), Autricum devint Chartres, du nom des Carnutes, etc. Évoquons le cas de la ville de Vorgium (actuelle Carhaix dans le Finistère), chef-lieu des Osismes, le peuple de la pointe de la Bretagne. Après la conquête romaine, les forteresses gauloises environnantes furent abandonnée au profit d’une ville nouvelle située en plaine, Vorgium. Les principaux vestiges gallo-romains, l’aqueduc, la domus de l’actuel quartier de l’hôpital, datent de la deuxième moitié du Ier siècle de notre ère. La ville de Vorgium était plus étendue que la ville de Carhaix actuelle. Le plan des rue était de type hippodamien et l’on a retrouvé quelques vestiges d’égouts et des vestiges de l’aqueduc. Plan de la ville antique de Vorgium, sur fond du cadastre actuel (G. Le Cloirec, Inrap) Dessin de la ville de Vorgium. Source : https://www.vorgium.bzh/ Vestige de l’aqueduc de Vorgium , long de 27 km Vue aérienne du chantier archéologique de la domus dans le quartier de l’hôpital de Carhaix. Reconstitution de la domus de Vorgium Documents extraits de : Gaétan Le Cloirec (dir.) (2008). Carhaix antique. La domus du centre hospitalier. Contribution à l’histoire de Vorgium, chef-de la cité des Osismes . Rennes : PUR. Ces villes s’intégrèrent aux circuits commerciaux du monde antique. Les récipients en céramique rouge gauloise étaient produits de façon industrielle autour de La Graufesenque (actuel département de l'Aveyron) pour alimenter l’Empire. Douarnenez (actuel Finistère) devint la capitale du garum , condiment à base de sardine fermentées, semblable au nuoc-nam, qui était exporté jusqu’en Italie. Les vestiges des cuves à garum sont toujours visibles sur place. Les nautes arlésiens transportant du vin dans des tonneaux sur la Durance Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_d%27Arles_%C3%A0_l%27%C3%A9poque_romaine?tableofcontents=0 5.3 Une romanisation moins affirmée dans les campagnes La Gaule resta un pays essentiellement agricole. La majorité de la population se tint partiellement à l’écart de la romanisation et continua à parler des langues gauloises. Il semble que la latinisation des campagnes s’acheva vers le Ve siècle, avec un latin fortement mâtiné de lexique et de syntaxe d’origine gauloise. Les Romains établirent un cadastre très précis pour faire l’inventaire des terres et des propriétés afin de calculer le montant de l’impôt foncier. Les populations des campagnes profitèrent de la paix romaine et de la prospérité qu’elle apporta. En outre, la romanisation produisit une rationalisation et un accroissement de la production agricole par la sélection des races de bétail, la jachère et l’assolement des terroirs. Les campagnes étaient quadrillées par les villae appartenant à des colons romains ou à des notables indigènes, de grands domaines fonciers de plusieurs dizaines d’hectares. On a retrouvé les traces de plusieurs milliers d’entre elles. La demeure de la famille du maître en pierre pouvait être très étendue et luxueuse, décorées de mosaïques et équipée d’un chauffage par hypocauste (par le sol). Les terres étaient travaillées par des paysans libres et des esclaves qui logeaient dans des dépendances. Entre les villae , l’espace rural était cultivé par des fermes plus modestes, bâties en bois. Une villa romaine d’une surface habitable de 1 500 m² et de thermes (en bas) d’une superficie de 400 m² (les plus grands à usage privé jamais trouvés en Bretagne) à Langrolay-sur Rance. Cette villa fut occupée du Ier au IVe siècle par une famille de notables gallo-romains issus du peuple des Coriosolites. Source : https://www.inrap.fr/la-villa-gallo-romaine-et-les-thermes-de-langrolay-sur-rance-presentation-des-14307 Reconstitution de la villa gallo-romaine de Taden (Côtes d’Armor) Source : https://actu.fr/bretagne/taden_22339/taden-pres-dinan-visage-dune-villa-antique-oubliee_23500053.html 5.4 Les transformations de la vie religieuse L’évolution de la religion en Gaule se caractérisa par le syncrétisme , la combinaison de la religion gauloise et de la religion romaine. En effet, les Romains acceptaient toutes les religions et n’hésitaient pas à adopter des dieux qui manquaient à leur panthéon. Pour cette raison, ils adoptèrent Epona, la déesse des chevaux, guide des voyageurs, protectrice des écuries et de la prospérité de la maison. Des lieux de culte furent simplement romanisés et ils semble que plusieurs dieux gaulois fusionnèrent avec des dieux du panthéon gréco-latin. Par exemple, le Mercure gallo-romain recouvrait vraisemblablement plusieurs divinités gauloises dont le nom s’est perdu. Le pragmatisme des Romains sur le plan religieux favorisa également la romanisation des populations gauloises qui, par ce syncrétisme, ne perdirent pas leurs traditions religieuses. Mais les Romains, toujours pragmatiques, firent disparaître les druides qui auraient pu constituer un foyer de contestation. Cependant, il existe un point sur lequel les Romains ne transigeaient pas : le culte impérial . Tous les citoyens, quelle que soit leur religion par ailleurs, devaient rendre ce culte civique à la déesse Rome, au génie de l’empereur vivant et aux empereurs morts et divinisés. Les religions antiques relevaient d’une logique contractuelle : les Romains pensaient que, si le culte était correctement rendu par l’ensemble de la communauté civique, alors ces dieux protégeaient l’Empire. Si quelques citoyens n’y prenaient pas part, ou si les rites n’étaient pas correctement accomplis, alors les dieux risquaient d’en prendre ombrage et de ne plus protéger l’Empire. Ce culte était rendu dans le temple du culte impérial situé sur le forum de chaque ville. Le vestige le plus célèbre de ce culte en France est la Maison carrée de Nîmes. Ce culte permettait de souder la communauté des citoyens dans une croyance partagée. Encart : Qu’est-ce qu’un empereur romain ? Avant la fin du IIIe siècle, l’empereur romain ne portait pas le titre d’empereur. Le titre imperator ne désignait pas une magistrature, il était attribué par acclamation, par ses soldats, au général vainqueur au soir d’une bataille. Ce titre était lié à l’ imperium désignant le pouvoir de commandement militaire et l’exercice du pouvoir. Celui que nous appelons empereur pouvait également porter le titre honorifique de César ou Auguste. L’empereur était le premier ( princeps ) des sénateurs, puisque le Sénat romain lui attribuait ce pouvoir par délégation, d’où le nom de « principat » attribué au règne d’Auguste, que nous considérons comme le premier empereur. Le pouvoir de l’empereur reposait sur l’exercice des magistratures républicaine, avec juste un nuance (de taille !) : l’empereur exerçait la même magistrature pendant plusieurs années de suite et il en exerçait plusieurs en même temps alors que, du temps de la République, un homme ne pouvait en exercer qu’une seule et pour un an seulement. Un empereur était souvent consul (le magistrat exerçant le pouvoir civil et militaire), censeur (le magistrat désignant les sénateurs), tribun de la plèbe (le représentant du peuple qui pouvait s’opposer à des décisions des consuls) et pontife (le magistrat organisant les cultes). L’exercice prolongé de ces diverses magistratures conférait un pouvoir illimité à l’empereur. Après sa mort, le Sénat pouvait décider, par la cérémonie de l’apothéose, de diviniser l’empereur. L’empereur mort devenait alors, en compagnie de ses prédécesseurs, l’objet du culte impérial et il protégeait l'Empire. A la fin du IIIe siècle, la fonction de l’empereur devint proche de celle que nous connaissons. Dioclétien prit le titre de Dominus et Deus , descendant de Jupiter, ce qui lui permit de revendiquer un pouvoir absolu. Cette évolution permit ensuite à Constantin de se présenter non comme le descendant du Dieu chrétien, ce rôle ayant déjà été pris par Jésus, mais comme son représentant sur terre. Il constitua le modèle des souverains, notamment en France, jusqu’à la Révolution française. 6. La christianisation de la Gaule 6.1 La diffusion et l’imposition de la religion chrétienne La tolérance des Romains à l’égard de tous les cultes favorisa l’arrivée en Gaule de diverses religions orientales, par l’intermédiaire des marchands et des soldats. Les religions polythéistes traditionnelles avaient surtout pour fonction d’assister les fidèles dans leur vie quotidienne. Les religions orientales étaient plus spirituelles et s’adressaient davantage à l’angoisse des fidèles et à leurs inquiétudes alors que l’Empire romain entrait progressivement en crise. Les archéologues ont retrouvé de nombreux temples de Mithra, surtout dans la moitié est de l’actuelle France. Ce culte perse associé au sacrifice du taureau était populaire dans l’armée romaine mais aussi auprès des esclaves et des affranchis. Il supposait des rituels initiatiques secrets qui produisaient une fraternité entre les fidèles. Bien entendu, la principale religion orientale parvenue jusqu’en Gaule fut, à côté du judaïsme, le christianisme. A la différence des anciens cultes polythéistes, ces deux monothéismes, plus tard rejoints par l’islam, promettaient le salut de l’âme et le bonheur dans l’au-delà pour tous les humains, y compris pour les femmes et les esclaves. En 177, les chrétiens de Lyon subirent une première persécutions . A partir de 250, les persécutions devinrent systématiques dans tout l’Empire. L’Empire traversait des crises profondes. Les Romains pensaient que les dieux ne protégeaient plus l’Empire car les chrétiens, de plus en plus nombreux, refusaient de pratiquer le culte impérial. Ils étaient d’autant plus nombreux dans le corps civique et d’autant plus visibles que l’édit de Caracalla en 212 avait accordé la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’Empire. La religion chrétienne ne dérangeait pas les Romains, à conditions que les chrétiens acceptent de pratiquer le culte impérial. Le monothéisme intransigeant des chrétiens et leur refus de pratiquer le culte impérial étaient totalement incompréhensibles pour les Romains. Il leur était d’autant plus incompréhensible que les Juifs, eux, acceptaient de prier leur Dieu pour le salut de l’empereur. Les persécutions n’y firent rien, l’influence des chrétiens s’accrut constamment. Les Romains, toujours pragmatiques, comprirent tout le profit qu’ils pouvaient tirer de la religion chrétienne qui semblait beaucoup plus robuste que leur religion traditionnelle. L’empereur Constantin l’autorisa officiellement par l’édit de Milan, en 313, après avoir vaincu son rival Maxence qui convoitait également le trône impérial. Les propagandistes chrétiens expliquèrent que Constantin devait sa victoire au dieu des chrétiens. Constantin transforma son pouvoir en une forme de théocratie : l’empereur se présenta désormais comme le représentant de Dieu sur terre. Il n’avait plus besoin d’attendre de mourir pour devenir sacré ! Par son édit de 391, l’empereur Théodose interdit tout les autres cultes et fit du christianisme la seule religion officielle de l’Empire, seuls les juifs conservaient leur liberté de culte. En effet, les monothéismes présentent une supériorité sur les polythéismes : ils prétendent détenir la seule vérité qui doit s’imposer à tous. Il n’y a qu’un seul dieu et une seule foi possibles. A partir de 391, on commença à combattre d’autres populations au motif qu’elles ne partageaient pas la même foi. Sur le plan politique, l’avantage était indéniable : l’empereur fondait sa légitimité en tant que représentant de Dieu sur terre et, de même qu’il n’y avait qu’un seul dieu au ciel, il n’y avait qu’un seul empereur sur terre. Du côté des sujets, de même qu’il fallait obéir à Dieu pour gagner le salut de son âme, de même il fallait obéir au détenteur du pouvoir politique. D’une certaine manière, le christianisme se substitua au culte impérial, tout en instituant un contrôle beaucoup plus étroit sur les fidèles, sur leurs pensées et leur vie quotidienne. Cette transformation politico-religieuse est absolument essentielle. Désormais la religion monothéiste légitimait l'homme qui exerçait le pouvoir en tant que représentant de Dieu sur terre ou en tant que personne désignée par Dieu (les empereurs, les rois, les califes musulmans). En France, ce modèle politique perdura sous diverses formes jusqu’en 1789. 6.2 La christianisation des campagnes gauloises Les élites urbaines se convertirent rapidement au christianisme, au cours du IVe siècle, par idéal ou par conformisme. Chaque chef-lieu d’un pagus gallo-romain devint un évêché . L’ évêque était élu par le clergé local et les élites urbaines. Il était le maître de l’Église dans son diocèse , responsable de la discipline ecclésiastique, de l’administration des sacrements, de la prédication dans les campagnes environnantes et de la construction des églises dans les paroisses. Progressivement, le pouvoir politico-religieux de l’évêque se coula dans les structures politiques de la Gaule romaine. La christianisation des campagnes fut plus lente car les paysans résistèrent. D’ailleurs le mot « païen » vient du latin paganus (paysan). Cette christianisation des campagnes gauloises fut au départ l’œuvre de Martin (316-397), ancien officier romain originaire de Pannonie (actuelle Hongrie), devenu ensuite le patron de la Gaule. Il fonda un monastère à Ligugé, près de Poitiers. Devenu évêque de Tours, il engagea la christianisation des campagnes environnantes. Des ermites, des missionnaires et des moines répandirent le christianisme dans les campagnes, même si cette christianisation resta parfois superficielle. L’intervention de missionnaires irlandais fut parfois nécessaire aux VIe et VIIe siècles : Colomban (543-615) fonda plusieurs monastères en Gaule, Sané (mort vers 485) s’installa sur le site de l’actuelle ville de Plouzané, à l'ouest de Brest, qui prit son nom, Ronan s’installa à Saint-Renan, au nord-ouest de Brest, puis à Locronan et aux environs de Saint-Brieuc au VIe siècle. Au XVIIe siècle, l’éradication définitive des sorcières, en réalité des guérisseuses détentrices d’un savoir immémorial, extirpa les derniers vestiges des religions pré-chrétiennes dans les campagnes. La christianisation fut marquée par la construction d’édifices, des baptistères (à Fréjus, Valence, Poitiers) puis des basiliques , bâtiments hérités de administration romaine qui permettaient d’accueillir les fidèles. En effet, alors que les fidèles restaient à l’extérieur des temples antiques, la communauté des chrétiens communiait à l’intérieur d’un bâtiment religieux. La christianisation modifia également les pratiques funéraires, en lien avec un nouveau rapport à la mort et au salut. Dès le IIIe siècle, avant même la diffusion du christianisme, l’incinération avait été abandonnée au profit de l’inhumation (pour garder intacte l'apparence de chacun lors du jugement dernier). D’autre part, les nécropoles funéraires à l’écart des villes furent abandonnées car les fidèles souhaitaient désormais être enterrés dans un lieu consacré, près d’un lieu de culte, près du tombeau d’un saint, etc. Conclusion Cette très longue histoire a permis d’évoquer les transformations d’une civilisation sur près d’un millénaire. Ces transformations furent assez lentes, sauf lors de l’épisode de la conquête de la Gaule par Jules César. Mais cette conquête avait été préparée par l’intégration d’une grande partie de la Gaule au marché commercial méditerranéen. Ces transformations affectèrent l’économie, le cadre de vie, l’organisation sociale, les manières de voir le monde et d’envisager l’au-delà. Il convient également de considérer certaines permanences telles que la production d’outils en fer, de tonneaux, de roues cerclées de fer utilisés dans les campagnes française jusqu’à l’industrialisation de l’agriculture et la quasi-disparition du monde rural au cours du XXe siècle. L’apport du latin est évidement central pour nous et la christianisation contribua à modeler la vie sociale sur notre territoire jusqu’au XXe siècle. L’autre apport considérable de cette période est la transformation des structures politiques. Oligarchiques, parfois égalitaires et horizontales dans le monde gaulois, elles devinrent autocratique et verticales sous l’Empire romain. Mais la transformation décisive fut le passage d’une religion polythéiste, où chaque population était assez libre de croire aux dieux qui lui convenaient, à une religion monothéiste exclusive et intolérante. Nous devons garder à l’esprit que l’alliance du pouvoir impérial et de la religion chrétienne contribua à faire de l’empereur l’élu et le représentant de Dieu sur terre. Désormais, et jusqu’en 1789, tout pouvoir politique trouvait sa justification et sa légitimation dans la religion qui lui permettait de s’assurer l’obéissance de ses sujets.
- La traite négrière et l'esclavage
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Brest Quelques références BOUCHERON, Patrick (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France. Paris : Seuil. GUILLET, Bertrand (2009). La Marie-Séraphique, navire négrier. Nantes : Musée d’histoire de Nantes – Éditions MeMo. PETRE-GRENOUILLEAU, Olivier (2003). Les traites négrières. Documentation photographique n° 8032. Le site du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes : https://memorial.nantes.fr/ Mots-clés du cours Loi Taubira, Crime contre l’humanité, Îles à sucre, Îles à esclaves, Marronnage, Colbert, Mercantilisme, Manufactures, Traite négrière, Compagnie des Indes occidentales, Compagnie de Indes orientales, Compagnie de Guinée, Exclusif colonial, Martinique, Guadeloupe, Saint-Domingue, Île Bourbon, Commerce triangulaire, Indiennes, Économie de plantation, Société esclavagiste, Code noir, Interdictions de la traite, Abolitions de l’esclavage, Victor Schoelcher, Révolte de Saint-Domingue, Compensations. Que dit le programme ? Extrait du programme du cycle 3 (classe de CM1), 2020 Thème 2 : Le temps des rois Contenus et démarches : "On inscrit dans le déroulé de ce thème une présentation de la formation du premier empire colonial français, porté par le pouvoir royal, et dont le peuplement repose notamment sur le déplacement d’Africains réduits en esclavage". Extrait de la fiche Eduscol Thème 2 : le temps des rois C’est sous Louis XIV que le premier empire colonial français devient une priorité économique et politique, même si l’expansion coloniale commence dès le début du XVIIe siècle, notamment en Nouvelle France (du Canada à la Louisiane), après les balbutiements inaboutis de Jacques Cartier et de la France Antarctique au XVIe siècle. Les départements et les régions d’outremer constituent les traces de cet empire colonial français dans la France d’aujourd’hui. La participation de la France à la traite négrière doit beaucoup à la volonté du pouvoir royal de favoriser le grand commerce français (mercantilisme). Introduction Le texte du programme et celui de la fiche Eduscol sont assez elliptiques. Dans la fiche Eduscol, seule la traite négrière est évoquée, seulement en lien avec le mercantilisme. Le programme évoque l’esclavage en lien avec le peuplement du premier empire colonial français. Des termes très vagues pour évoquer l’une des pages les plus sombres de l’histoire de France. Pourquoi étudions-nous ce thème en classe de CM1 ? Pour le comprendre, revenons à la loi Taubira, promulguée par le président Chirac le 21 mai 2001. Christiane Taubira, députée de Guyane, rapporteure de la loi, avait porté la voix des populations antillaises qui réclamaient une meilleure visibilité de l’histoire de leurs ancêtres dans l’espace national. L’article 1 de la loi reconnaît la traite négrière transatlantique et dans l’océan indien, ainsi que l’esclavage, comme un crime contre l’humanité. La notion de crime contre l’humanité est une catégorie juridique mobilisée pour la première fois lors du tribunal de Nuremberg contre les criminels de guerre nazis, en 1945. Il est défini par l’article 6 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg comme : « l’assassinat, l ’extermination, la réduction en esclavage, l a déportation, et tout autre acte inhumain inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ». Alors que le crime de génocide, officiellement reconnu comme catégorie juridique en 1948, vise l’extermination de l’ensemble d’un groupe humain identifié par des caractéristiques soi-disant ethniques ou religieuses, le crime contre l’humanité désigne plus généralement un ensemble d’atteintes qui nient humanité des personnes qui en sont les victimes. Selon cette définition, comme nous le verrons, la traite négrière et l’esclavage relèvent bien de la catégorie du crime contre l’humanité. L’article 2 de la loi Taubira stipule que « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent ». La loi attend donc des professeur.es une étude de ces thèmes à l’école primaire, au collège et au lycée. Cette étude est essentielle en raison de la nature même de ces faits historiques et de leurs répercussions dans la société française d’aujourd’hui. Document : Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité Article 1. La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité. Article 2. Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l'esclavage sera encouragée et favorisée. Article 3. Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique ainsi que de la traite dans l'océan Indien et de l'esclavage comme crime contre l'humanité sera introduite auprès du Conseil de l'Europe, des organisations internationales et de l'Organisation des Nations unies. Cette requête visera également la recherche d'une date commune au plan international pour commémorer l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage, sans préjudice des dates commémoratives propres à chacun des départements d'outre-mer. Source : https://www.legifrance.gou²v.fr/loda/id/JORFTEXT000000405369/#:~:text=Dans%20les%20r%C3%A9sum%C3%A9s-,Loi%20n%C2%B0%202001%2D434%20du%2021%20mai%202001%20tendant,que%20crime%20contre%20l'humanit%C3%A9 Il faut savoir que les historien·nes sont divisé.es sur le texte de cette loi. Certain.es considèrent que la loi n’a pas à leur ordonner ce qu’elles et ils doivent penser d’un fait historique. Elles et ils considèrent également que cette loi n’exprime que la mémoire d’un groupe, à savoir les citoyen·nes ultramarin·es. Elle pourrait également ouvrir la voie aux revendications identitaires d’autres groupes qui pourraient ainsi remettre en cause l’unité de la nation française. D’autres historien·nes considèrent au contraire que les élu·es de l’Assemblée nationale et du Sénat jouent leur rôle quand elles et ils expriment, en tant que représentant·es de la nation, la façon dont la société française ressent et envisage aujourd’hui ces faits historiques. En outre, la mémoire de la traite et de l’esclavage n’est pas seulement la mémoire d’un groupe particulier. Elle concerne l’ensemble de la communauté nationale, comme nous le verrons. J’adhère personnellement à ce second point de vue. En faisant attention à ne pas tomber dans l’anachronisme (les esclavagistes de l’époque n’avaient pas conscience de commettre une crime contre l’humanité, notion inconnue à l’époque), nous pouvons étudier cette histoire avec les élèves en montrant en quoi elle a nié l’humanité des Africain·es déporté·es à travers l’océan Atlantique et l’océan Indien et les a soumis à des traitements dégradants et inhumains. En outre, le texte de la loi Taubira me semble plus digne que le texte du programme qui se contente de relier la traite et l’esclavage au peuplement des actuels départements et régions d’outre-mer et au mercantilisme. 1. Le contexte : le premier empire colonial français 1.1 La recherche d'un empire français outre-Atlantique La question de la traite négrière et de l’esclavage s’inscrit dans la construction, aux XVIe et XVIIe siècles, du premier empire colonial français situé dans les Amériques. Rappelons que l’intérêt français pour les Amériques remonte au règne de François Ier. Ce dernier avait missionné le Florentin Jean Verrazzano pour explorer la côte atlantique de l’Amérique du nord. En 1524, il découvrit une baie qu’il nomma la Nouvelle-Angoulême en hommage à François Ier, natif d’Angoulême. Plus tard, les Hollandais nommèrent ce lieu la Nouvelle-Hollande, puis les Anglais le nommèrent New York. Le pont Verrazzano à New York perpétue le souvenir de ce premier explorateur des côtes américaines qui mourut peut-être en Guadeloupe en 1528 et qui est bien oublié de ce côté-ci de l’Atlantique. Par la suite, François Ier commandita les trois expéditions du malouin Jacques Cartier vers le nord du continent américain le long du fleuve Saint-Laurent en 1534, 1535-1536 et en 1541-1542. A la suite de ses échecs en Italie, le roi voulait que soit trouvée une voie vers la Chine en contournant le continent américain par le nord (le mythique passage du nord-ouest). Jacques Cartier explora l’embouchure du Saint-Laurent, puis le futur site de Québec et le futur site de Montréal. Par la suite Champlain fonda la ville de Québec en 1608 et fonda la colonie de la Nouvelle-France (le Québec actuel). Parallèlement, en 1556, le vice-amiral de Villegagnon fonda une colonie, relevant de ce que l’on appela la « France antarctique », dans la baie de Rio, avant d’en être chassé par les Portugais en 1559. Entre 1562 et 1565 des protestants français avaient tenté de s’installer en Floride, mais il en furent chassés par les Espagnols. Alors que l’influence française s’étendait dans toute l’Amérique du nord, de Québec à la Nouvelle-Orléans en passant par Détroit, Saint-Louis et Bâton-Rouge (villes fondées et nommées par des Français), c’est seulement un siècle après les voyages de Jacques Cartier et de Verrazzano que les Français parvinrent à s’implanter durablement dans les îles des Antilles. Les principales îles françaises étaient l'ouest de Saint-Domingue (l'actuelle Haïti), possession française à partir du traité de Ryswick en 1697 et jusqu’en 1804, et la Martinique et la Guadeloupe, colonisées à partir de 1635 par la Compagnie des Îles d’Amérique. La Guyane fut colonisée à partir de 1643. La carte ci-dessous suffit à montrer la disproportion territoriale entre Saint-Domingue d’une part, la Guadeloupe, la Martinique et les îles voisines, d’autre part. Au départ, les autorités hésitèrent sur la fonction de ces nouvelles possessions. Elles servirent tout d’abord de bases pour des actions de piraterie menées par les boucaniers et les flibustiers contre les convois de galions espagnols. L’Espagne étant l’un des ennemis principaux de la monarchie française aux XVIe et XVIIe siècle. Source : L’histoire n°353, mai 2010, p. 46. 1.2 Des iles esclavagistes aux Antilles Au milieu du XVIIe siècle, la recherche de nouvelles sources de profits conduisit les Français à développer les cultures de plantation sur ces îles au climat tropical afin de ne plus devoir les acheter aux Portugais et aux Espagnols. Au départ, ces îles produisaient des cultures vivrières et du tabac cultivés par des petits propriétaires employant une main d'œuvre servile composée d'Amérindiens et d'"engagés" venus de métropole. Ces marins, paysans et artisans pauvres étaient recrutés en métropole pour une durée de trois ans. Le propriétaire payait leur traversée qui devaient être remboursée par une forme de travail servile durant trois ans. Le défrichement des îles des Antilles fut donc réalisé par une population servile blanche. Cependant cette dernière supporta difficilement le climat tropical et surtout la rigueur du travail servile. En général les engagés qui survivaient ne renouvelaient pas leur contrat, si bien que la main d'œuvre restait toujours trop peu nombreuse. Le cardinal de Richelieu autorisa alors l’esclavage en provenance d'Afrique dans les îles des Antilles, en 1642, afin de développer les plantations de tabac, d’indigo et de sucre. A partir des années 1660, la traite négrière atlantique prit son essor alors que se développait la culture sucrière aux Antilles. Saint-Domingue, La Guadeloupe et la Martinique devinrent devinrent des « îles à sucre » ou des « îles à esclaves ». Il en alla de même dans l’océan indien avec l’île Bourbon (l’actuelle île de la Réunion) et l’île de France (l’actuelle île Maurice). Ces îles présentaient un double intérêt. Situées dans la zone intertropicale, elles étaient évidemment propices à la culture de plantes tropicales, notamment la canne à sucre dont la consommation était exponentielle dans les pays européens. Étant des îles d’assez petite taille (à l’exception de Saint-Domingue), elles réduisaient la possibilité du marronnage (la fuite des esclaves qui parvenaient temporairement à constituer des communautés libres dans les endroits les plus reculés de ces îles). 2. La traite négrière 2.1 Le cadre institutionnel de la traite Dans l’Ancien Régime, le mot « traite » désignait le commerce en général et le mot « traitant » un négociant. La traite négrière , considérant les populations africaines comme une marchandise, naquit d’un besoin important de main-d’œuvre que l’on ne pouvait pas obtenir par le simple accroissement naturel des populations locales des îles. Elle supposait l’existence de vastes réseaux commerciaux transocéaniques. Des Africains étaient capturés par d’autres populations africaines à l’occasion de guerres ou de razzias puis vendus à des navigateurs européens qui les transportaient de l’autre côté de l’Atlantique. Les principaux pays impliqués dans la traite négrière étaient le Portugal (dominant aux XVIe et XVIIe siècle), puis l’Angleterre, la Hollande et la France (qui dominèrent le marché de 1675 à 1800). N’oublions pas que la traite atlantique n’était que l’un des « marchés » de ce sinistre commerce. Il existait une traite transsaharienne en direction du monde arabe ainsi qu’une traite orientale dans l’océan indien qui alimentait en main d’œuvre servile l’île Bourbon (l’actuelle île de la Réunion) et l’île de France (l’actuelle île Maurice). On estime que la traite atlantique conduisit à la déportation d’environ 11 millions de personnes du XVIe au XIXe siècle, dont un million de personnes déportées par des bateaux français. Source : Les anneaux de la mémoire. Catalogue de l’exposition , Nantes, Château des ducs de Bretagne, 1992, p. 51. Pour le royaume de France, ce trafic s’intégrait dans la logique du mercantilisme que l’on appelle également le colbertisme car il était prôné par Colbert (1619-1683), le contrôleur général des finances de Louis XIV. Selon lui, la puissance d’un État se mesurait à la quantité d’argent qu’il pouvait accumuler. Il convenait donc de produire des richesses dans le royaume par le moyen des manufactures bénéficiant d’un privilège royal et de développer le commerce extérieur afin de dégager un excédent commercial. Il fallait réduire les importations et développer les exportations qui devaient provoquer un afflux de métaux précieux dans le royaume. Les taxes douanières ainsi obtenues rempliraient les caisses de l’État. Les îles devaient donc produire du tabac puis du café et du sucre pour répondre aux besoins de la métropole, afin de ne plus acheter ces produits aux autres puissances coloniales. Or, pour le moment, les Hollandais transportaient les captifs vendus aux Antilles et commercialisaient le sucre des Antilles pour le compte des Français. En 1664, Colbert créa donc la Compagnie des Indes occidentales , basée au Havre. Elle obtint le monopole du commerce français dans tout l’Atlantique, entre l'Amérique (commerce du sucre) et l’Afrique (commerce des captifs). Cette compagnie racheta les îles de la Guadeloupe et de la Martinique ainsi que leurs dépendances. La même année, Colbert créa la Compagnie des Indes orientales basée à Lorient, afin de concurrencer les Anglais et les Hollandais sur le marché les cotonnades et les épices indiennes en Asie du Sud. Cette compagnie avait le monopole du commerce français dans l’océan indien. L’île Bourbon (La Réunion) et l’île de France (l’Île Maurice) offraient une étape sur la route des possessions françaises en Inde. Cependant, comme elle était lourdement taxée, car elle devait contribuer à remplir les caisses de l’État, la Compagnie des Indes occidentales ne parvenait pas à fournir suffisamment de captifs aux Antilles et le prix du sucre vendu en France était trop élevé. Elle fut donc dissoute en 1674, les îles des Antilles devinrent alors des colonies royales, et le monopole commercial passa à la Compagnie de Guinée . En 1716, l’abolition de tout monopole laissa le champ libre aux armateurs des ports de La Rochelle, Bordeaux, Saint-Malo puis Nantes, Lorient et Saint-Malo. D’autres compagnies bénéficièrent d’un privilège royal. L’ exclusif colonia l subsista malgré tout, à savoir le monopole du commerce avec les Antilles françaises pour les navires français et l’interdiction pour les colonies de transformer leurs matières premières et d'échanger avec les autres iles des Caraïbes. Au début du XXIe siècle, cette situation est restée quasiment inchangée pour la Martinique et la Guadeloupe qui importent toujours une grande partie de leur nourriture et de leurs biens de consommation depuis la métropole, ce qui explique que le coût de la vie y soit supérieur de 40 % environ à celui de la France métropolitaine. Enfin, par le traité de Nimègue qui clôtura la guerre de Hollande en 1678, la France acquit quatre anciens comptoirs esclavagistes hollandais sur les côtes de l’actuel Sénégal : Rufisque, Gorée , Portendal et Joal. Aujourd’hui, la maison des esclaves de Gorée est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Elle reste de symbole de la souffrance des captifs entassés dans les navires négriers à partir de ce comptoir, même si Gorée ne fut pas, et de loin, le comptoir esclavagiste français le plus important de la côte africaine. Les plus importants étaient Ouidah (dans l’actuel Bénin) et Louango (en actuelle Angola). 2.2 L’organisation de la traite négrière On a longtemps appelé « commerce triangulaire » les voies commerciales reliant l’Europe à l’Afrique et aux Antilles. Ce terme oublie le commerce en droiture entre l’Afrique et le Brésil. En outre, les seuls navires négriers ne suffisaient pas à transporter le sucre des Antilles vers la métropole. Des navires effectuaient donc des rotations régulières, en droiture, entre les ports français et les Antilles. Ce commerce enrichit considérablement les ports négriers tels que Liverpool (premier port négrier européen), Nantes (premier port négrier français), Bordeaux, La Rochelle, etc. Document : Les traites négrières XVIe-XIXe siècle Source : Documentation photographique n°8032, p. 3. A partir de la fin du XVIIe siècles, les navires européens transportaient des produits textiles (notamment des indiennes , des tissus de coton fabriqués en Inde et imprimés en France, à Nantes en particulier), des articles de parure, des métaux, des armes et des spiritueux. Ces produits étaient échangés contre des captifs dans les comptoirs africains au cours de tractations qui pouvaient durer des semaines entières. Les captifs étaient alors enchaînés et entassés dans l’entrepont des bateaux. Prenons l’exemple du navire négrier nantais, la Marie-Séraphique, un navire de 20 m de long et de 150 tonneaux de port, bien connu par l’ouvrage de Bertrand Guillet, La Marie-Séraphique, navire négrier , paru en 2010. Cet ouvrage s’appuie sur une gravure assez rare décrivant l’organisation du navire durant la traversée de l’Atlantique. Le navire appareilla de Paimboeuf, dans l’estuaire de la Loire, le 1er mai 1769. A son bord se trouvaient de nombreuses pièces de tissu, dont des indiennes, des pièces de coton produites en Inde et imprimées en France. Document : Modèles d’empreinte pour l’impression d’indiennes de traite Source : Guillet, Bertrand (2009). La Marie-Séraphique, navire négrier. Nantes : Musée d’histoire de Nantes – Éditions MeMo, p. 58-59. Document : Dessin d'indiennes de traite. Entreprise Favre, Petitpierre et Compagnie, à Nantes. https://www.chateaunantes.fr/thematiques/traite-negriere-atlantique/ Document : Fusil de traite, fabriqué à Liège à la fin du XVIIIe siècle Source : Les anneaux de la mémoire. Catalogue de l’exposition , Nantes, Château des ducs de Bretagne, 1992, p. 26. La cargaison était complétée de fusils de traite fabriqués en Angleterre ou en Hollande, de barils de poudre et de plombs, ainsi que de sabres, de verroterie et de barres de fer. On le voit, ce commerce de produits venus d’Inde, d’Angleterre, des Pays-Bas et de France, destiné à déporter des Africains aux Antilles pour en ramener du sucre et de café en France, était déjà mondialisé. Dans la cargaison, il ne faut pas non plus oublier les barils d’eau douce et la nourriture des marins. Le navire longea les côtes africaines et cabotant et parvint à Louango, petit royaume esclavagiste (dans actuelle Angola) le 22 août 1769. Après les paiement de diverses taxes au souverain local, la traite se déroula pendant 116 jours. Il s’agissait de négocier l’achat de captifs à des fournisseurs locaux en échange des marchandises transportées par le bateau. Chaque soir, les captifs achetés dans la journée étaient acheminé sur le navire et enchaînés dans l’entrepont. Le texte et la gravure ci-dessous indiquent la manière habituelle de procéder. Document : Conseils pour l’achat des esclaves sur la côte africaine, "Si vous avez un petit navire, vous mouillez et allez à Bany (…). Il faut aller voir le roi et porter comme cadeaux à ses femmes une bonne pièce de bœuf salé, une vingtaine de ivres de biscuits, et une ancre d’eau de vie ; le presser d’ouvrir la traite, pour pouvoir acheter de suite ce qui vous est nécessaire, pour caser, ne pouvant rien acheter sans que la traite soit ouverte par le roi. Il faut lorsque le roi vient à bord avec son parlement et sa suite pour ouvrir la traite, faire cuire le bœuf salé et se précautionner de biscuits. On n’admet à la table que le roi et les principaux princes, le reste mange sur le pont ; ayant soin de surveiller car ils aiment à voter. Le capitaine ira le soir sur les 4 heures à terre pour visiter les courtiers et le roi ; on commence par leur demander les captifs qui leur sont venus dans la journée ; la valeur des présents faits à chaque courtier tient à la quantité de captifs qu’on présume qu’ils sont capables de vous faire faire". Lettre adressée à Vincent Magouët, capitaine du Guerrier , parti de Nantes avec 39 hommes le 18 mars 1790, arrivé à Saint-Domingue le 6 septembre avec 323 esclaves. Source : Les anneaux de la mémoire. Catalogue de l’exposition , Nantes, Château des ducs de Bretagne, 1992, p. 28-29 Document : Gravure extraite de : François Froger, Relation d’un voyage aux Côtes d’Afrique , 1699. Bibliothèque municipale du Havre, 35864. Source : https://archives.lehavre.fr/document-archives/gravures/commerce-des-esclaves Le navire appareilla le 18 décembre 1769 avec à son bord, 312 captifs : 192 hommes, 60 femmes, 51 garçons et 9 filles. Le déséquilibre des sexes montre que les planteurs achetaient d’abord des hommes vigoureux pour travailler sur les champs de canne à sucre. Les femmes et les enfants étaient destinés à la domesticité. Les dessins du navire montrent les 350 barriques d’eau et la nourriture stockées dans la cale et surtout l’entassement des captifs dans l’entrepont. Document : Vue de la Marie-Séraphine devant le Cap-Français à Saint-Domingue (Haïti) Source : Guillet, Bertrand (2009). La Marie-Séraphique, navire négrier. Nantes : Musée d’histoire de Nantes – Éditions MeMo. Document : Plan, profil et distribution du navire La Marie Séraphique. Source : Guillet, Bertrand (2009). La Marie-Séraphique, navire négrier. Nantes : Musée d’histoire de Nantes – Éditions MeMo. Autre source possible : https://www.chateaunantes.fr/thematiques/traite-negriere-atlantique/ Ce document est unique. De nombreuses gravures montrant l'organisation des navires négriers sont de longue date reproduites dans les manuels scolaires, mais elles furent le plus souvent publiés initialement par des sociétés anti-esclavagistes britanniques à la fin du XVIIIe siècle. On pouvait penser que ces gravures exagéraient les conditions d'entassement des captifs afin de susciter l'effroi et la compassion des lecteurs pour les convertir à la cause abolitionniste. Le plan de la Marie-Séraphique expose naïvement et de bonne foi les conditions atroces des captifs. Il nous apprend que les autres gravures, réalisées pourtant dans une logique militante, n'étaient pas du tout caricaturales. La traversée de l’Atlantique par la Marie-Séraphique dura deux mois, en suivant la route des alizés. Par beau temps, les captifs pouvaient monter sur le pont par petits groupe afin de s’aérer et de faire un peu de toilette, tandis que d’autres captifs nettoyaient l’entrepont pour limiter les risques d’infection et de maladie. Par mauvais temps, ils restaient en permanence dans l’entrepont où les conditions devenaient atroces. Malgré ces précautions, cinq marins moururent durant la traversée ainsi que cinq hommes, deux femmes et deux garçons parmi les captifs. En général, on estime qu’un peu plus de 10 % des captifs en moyenne mouraient durant les traversées. Une fois la traversée effectuée, les captifs étaient mieux nourris et soignés afin qu’ils fassent bonne figure lors des ventes aux enchères. Le 16 février 1770, la Marie-Séraphique mouilla dans la rade du Cap-Français (aujourd’hui Cap-Haïtien), à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti). La vente dura près d’un mois. Document : « La vente des nègres ». Estampe, extraite de la revue La France maritime , 1837-1842, tome 3. Musées d’art et d’histoire du Havre, MA.1988.1.5. Source : https://archives.lehavre.fr/document-archives/gravures/la-vente-des-negres Le navire fut ensuite chargé de barriques de sucre et de café et appareilla pour la France le 18 mai 1770. Il entra dans l’estuaire de la Loire le 28 juin 1770. Ce trafic générait des profits d’environ 10 %, ce qui n’était pas négligeable dans le contexte économique de l’Ancien Régime. Il contribua au développement d’activités industrielles dans les ports négriers (manufacture d’indiennes, constructions navales, raffineries de sucre). Il enrichit les grandes familles d’armateurs nantais, bordelais, etc. Une grande partie du centre-ville de Nantes fut construite au XVIIIe siècle par ces armateurs avec l’argent de la traite. Ce commerce un peu particulier fut également à l’origine de la prospérité d’une bonne partie de la grande bourgeoisie nantaise. Par exemple, comme l’indique sa notice Wikipedia, Louis Drouin (1722-1813) a construit sa fortune en finançant des navires négriers et en acquérant une plantation à Saint-Domingue. Jusqu’en 1975, la société des Cars Drouin Frères assura tous les transports en autocar (lignes régulières, transports scolaires) dans le département de la Loire-Atlantique. 3. L’économie de plantations esclavagistes 3.1 L’organisation des plantations L'orientation vers la culture de la canne à sucre bouleversa totalement la société des Antilles. Elle nécessitait une main d'œuvre nombreuse et réduite à l'obéissance importée de force depuis l'Afrique. Elle supposait également la mobilisation de capitaux abondants, ce qui conduisit une minorité de gros exploitants à s'emparer progressivement des possessions des petits propriétaires incapables de s'adapter. L’apogée des plantations esclavagistes sur les îles à sucre se situa au XVIIIe siècle. Une plantation employait entre 100 et 500 esclaves. Déracinés, déshumanisés, survivants d'un voyage terrifiant à fond de cale, ils étaient dispersés sur les plantations et mélangés à des populations très diverses, ce qui rendait difficile la solidarité et l'action collective. Au contraire, sur l'île de la Réunion, les révoltes furent beaucoup plus fréquentes car les esclaves partageaient une origine et une culture communes. Les esclaves étaient répartis selon une stricte hiérarchie qui fixait la valeur de chacun d’eux. Au sommet se trouvaient les « esclaves de maison », les domestiques, souvent des mulâtres et des femmes. Ensuite venaient les « nègres à talent » des artisans qualifiés. Ensuite venaient les « nègres de jardin » qui travaillaient durement dans les champs de tabac ou de canne à sucre. Dans toutes les Antilles, les trafiquants négriers vendaient en moyenne aux planteurs 9 hommes pour 5 femmes. Ce déséquilibre s’explique par le fait que les planteurs préféraient acheter des captifs mâles adultes plutôt que de compter parmi leurs esclaves des femmes qui seraient enceintes et des enfants en bas-âge improductifs. Des conditions de travail effroyables faisaient que près de la moitié des esclaves décédaient dans les cinq à dix ans suivant leur arrivée. Il était donc nécessaire d’en racheter constamment. Il était plus "rentable" d'acheter régulièrement des esclaves plutôt que de les nourrir correctement. Des sociétés esclavagistes très particulières se constituèrent : les esclaves représentaient entre 80 et 90 % de la population totale des îles à la fin du XVIIIe siècle, une proportion jamais vue jusque là dans une aucune société esclavagiste connue dans l’histoire. Par exemple, 500 000 esclaves sur les 560 000 habitants de Saint-Domingue, 90 000 esclaves sur les 100 000 habitants de la Guadeloupe à la veille de la Révolution, 9 400 esclaves sur les 11 500 habitants de Marie-Galante, 18 000 esclaves sur les 20 500 habitants de l'île de France (actuelle île Maurice). La gravure ci-dessous, tirée de l’Encyclopédie, décrit une grande plantation de sucre où la vie semble bien paisible. A gauche, sur une butte, se tient la maison du maître qui domine ainsi toute son exploitation. En contrebas se trouvent les cases où habitent les esclaves. Au premier plan apparaît un espace dédié au pâturage car la culture de la canne à sucre nécessitait de nombreux animaux de trait. Plus loin se situent les champs de canne à sucre. Enfin, à droite, apparaissent les bâtiments nécessaires à la transformation de la canne : le moulin (ici, à eau) pour le broyage des cannes, la sucrerie où les cannes cuisaient dans de grandes chaudières pour extraire le sucre et une étuve pour faire sécher les pains de sucre. Document : Une plantation aux Antilles . Gravure colorisée tirée de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Source : Documentation photographique , n°8032, p. 23. Document publicitaire : La récolte de la canne à sucre, dans une plantation de la Compagnie des Antilles, au XIXe siècle . Collection Kharbine-Tapabor. Source: https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/08/08/la-traite-negriere-passe-occulte-par-les-entreprises-francaises_6048483_3234.html Documents : la fabrication du sucre La canne à sucre est broyée par un moulin actionné par des mulets Le jus extrait est chauffé dans les chaudières de la sucrerie puis séché dans des formes en pain de sucre. Documents extraits de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Source : Source : Les anneaux de la mémoire. Catalogue de l’exposition , Nantes, Château des ducs de Bretagne, 1992, p. 76. 3.2 Le code noir de 1685 Afin de fixer les règles juridiques de l’organisation des sociétés esclavagistes du royaume de France, Louis XIV en 1685 promulgua l'ordonnance sur "la police des iles de l'Amérique française", appelée le Code noir à partir de 1718. De par ce texte, la traite négrière et l’esclavage ne relèvent pas de l’histoire des seuls descendant·es d’esclaves. Ces faits historiques participent de l’histoire de la monarchie absolue qui nous concerne donc toutes et tous. En effet, cette ordonnance découlait de la volonté royale de contrôler ces îles lointaines et de leur imposer un système administratif comparable à celui des provinces rattachées récemment au royaume. Le Code noir avait été rédigé par Colbert, peu avant sa mort en 1683. Ce texte, composé de 60 articles, organisait la vie religieuse des îles esclavagistes (articles 1, 2, 6, 11, 12, 14) en bannissant les juifs, en obligeait à la conversion de tous les esclaves au catholicisme (l'Eglise catholique avait approuvé l'esclavage pourvu que les esclaves fussent instruits et baptisés), en les obligeant de respecter le repos du dimanche et en obligeant les maîtres de les enterrer dans un cimetière. Il conviendrait donc de mettre les dispositions religieuses du Code noir en relation avec la révocation de l’édit de Nantes (édit de Fontainebleau), la même année, en 1685. Il apparait donc que la motivation première de ce texte était moins d'ordre racial que politique et religieux. Le texte obligeait les maîtres à nourrir et à vêtir leurs esclaves (articles 22 et 26). Il fixait les sanctions qui pouvaient être infligées aux esclaves en cas de vol ou de fuite (articles 33, 36, 38, 42). Enfin, il réduisait les esclaves au statut de bien meuble (article 44) et leur déniait les droits de tout sujet du roi et plus largement de tout être humain. Document : Le Code noir rédigé par Colbert en 1683 et promulgué en 1685 par Louis XIV (extraits) 1. Voulons que l'édit du feu Roi de Glorieuse Mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d'en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens. 2. Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d'en avertir dans huitaine au plus tard les gouverneur et intendant desdites îles, à peine d'amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable. 6. Enjoignons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'observer les jours de dimanches et de fêtes, qui sont gardés par nos sujets de la religion catholique, apostolique et romaine. Leur défendons de travailler ni de faire travailler leurs esclaves auxdits jours depuis l'heure de minuit jusqu'à l'autre minuit à la culture de la terre, à la manufacture des sucres et à tous autres ouvrages, à peine d'amende et de punition arbitraire contre les maîtres et confiscation tant des sucres que des esclaves qui seront surpris par nos officiers dans le travail. 11. Défendons très expressément aux curés de procéder aux mariages des esclaves, s'ils ne font apparoir du consentement de leurs maîtres. Défendons aussi aux maîtres d'user d'aucunes contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre leur gré. 12. Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents. 14. Les maîtres seront tenus de faire enterrer en terre sainte, dans les cimetières destinés à cet effet, leurs esclaves baptisés. Et, à l'égard de ceux qui mourront sans avoir reçu le baptême, ils seront enterrés la nuit dans quelque champ voisin du lieu où ils seront décédés. 22. Seront tenus les maîtres de faire fournir, par chacune semaine, à leurs esclaves âgés de dix ans et au-dessus, pour leur nourriture, deux pots et demi, mesure de Paris, de farine de manioc, ou trois cassaves pesant chacune 2 livres et demie au moins, ou choses équivalentes, avec 2 livres de bœuf salé, ou 3 livres de poisson, ou autres choses à proportion: et aux enfants, depuis qu'ils sont sevrés jusqu'à l'âge de dix ans, la moitié des vivres ci-dessus. 26. Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres, selon que nous l'avons ordonné par ces présentes, pourront en donner avis à notre procureur général et mettre leurs mémoires entre ses mains, sur lesquels et même d'office, si les avis viennent d'ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais; ce que nous voulons être observé pour les crimes et traitements barbares et inhumains des maîtres envers leurs esclaves. 33. L'esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse, ou leurs enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort. 36. Les vols de moutons, chèvres, cochons, volailles, canne à sucre, pois, mil, manioc ou autres légumes, faits par les esclaves, seront punis selon la qualité du vol, par les juges qui pourront, s'il y échet, les condamner d'être battus de verges par l'exécuteur de la haute justice et marqués d'une fleur de lys. 38. L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis une épaule; s'il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d'une fleur de lys sur l'autre épaule; et, la troisième fois, il sera puni de mort. 42. Pourront seulement les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité les faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes. Leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves et d'être procédé contre les maîtres extraordinairement. 44. Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n'avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d'aînesse, n'être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire. Source : https://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guyanefr1685.htm Le Code noir est à juste titre considéré comme un texte monstrueux. Les esclaves étaient déshumanisés, dépouillés de tout droit, ils pouvaient être fouettés, amputés, punis de mort pour des faits relativement bénins. L’article 38 est notamment le passage le plus terrible de tous, celui qui est constamment cité. Ce code légitimait une terreur institutionnelle pour garantir la domination d’une infime minorité de colons blancs sur une société composées à 80 ou 90 % d’esclaves. Il est donc utile de rapporter l’image idyllique de la plantation de canne à sucre ci-dessus à la terrible réalité juridique et judiciaire qui pesait sur les esclaves des plantations. Faisons-nous cependant, l’espace de quelques lignes, l’avocat du diable. On suppose en effet que la situation était encore pire avant la promulgation du code. Si ce texte stipulait que les maîtres devaient nourrir et vêtir leurs esclaves, c’est sans doute parce que cela n’était pas toujours le cas (articles 22 et 26). S’il interdisait aux maîtres de torturer leurs esclaves et de les mettre à mort (article 42), c’est sans doute parce que ces pratiques étaient assez courantes. Cette ordonnance fut d'abord appliquée en Guadeloupe et en Martinique dès 1685, puis à Saint-Domingue en 1687, en Guyane en 1704, dans les actuelles iles de la Réunion et Maurice en 1723 et en Louisiane en 1724. A chaque fois, elle tenait compte de la réalité locale. Des recherches archéologiques récentes ont prouvé l’extrême dureté des conditions de l’esclavage aux Antilles (voir l'article du journal Le Monde ci-dessous). L’analyse des ossements retrouvés dans un ancien cimetière d’esclaves de la Guadeloupe signale des conditions de travail très difficiles, une sous-alimentation importante, des conditions d’hygiène effroyables et parfois des amputations. Il apparaît donc que les articles du code noir obligeant les maîtres à nourrir leurs esclaves n’étaient même pas toujours respectés. Document : Le cimetière, miroir de l'esclavageLa découverte, il y a quinze ans, de squelettes humains sur une plage de Guadeloupe a renouvelé les études sur la traite négrière. L'effroyable dureté des conditions de vie est confirmée par l'analyse de ces ossements. Par Benoît Hopquin, Le Monde , 12 novembre 2010 En 1995, deux cyclones labourent coup sur coup la plage de l'anse Sainte-Marguerite, sur la commune du Moule, un lieu de pique-nique dominical très prisé des Guadeloupéens. Dans leur déchaînement, la mer et le vent déterrent de nombreux ossements humains dont nul ne soupçonnait la présence. L'année suivante, une équipe d'archéologues met au jour des dizaines de sépultures supplémentaires, datant du XVIIIe et du XIXe siècle. "La morphologie crânienne présentait les caractères des populations de l'Afrique noire. Quelques individus avaient des dents taillées en pointe, une mutilation pratiquée par certains peuples de ce continent" , explique Patrice Courtaud (UMR 5199 CNRS-Laboratoire d'anthropologie), qui conduisait les fouilles. Venait d'être sorti du néant un cimetière d'esclaves. Trois autres campagnes ont été depuis entreprises et 300 corps exhumés, d'hommes, de femmes, et aussi, pour un tiers, d'enfants. "On peut estimer que près d'un millier de personnes ont été enterrées dans ce lieu sur une période d'un siècle" , poursuit Patrice Courtaud. Pour la première fois, une étude archéologique d'envergure était menée aux Antilles françaises sur la population esclave, un siècle et demi après l'abolition définitive de cette pratique, en 1848. Jusqu'alors, les scientifiques s'étaient surtout intéressés aux vestiges amérindiens. "L'opération de l'anse Sainte-Marguerite a véritablement lancé l'archéologie de l'époque coloniale" , estime Patrice Courtaud (…). Il semble que le cimetière de l'anse Sainte-Marguerite - le plus grand jamais retrouvé - ait servi aux morts de plusieurs "habitations", ainsi qu'on appelle les plantations aux Antilles. Patrice Courtaud identifie deux périodes, l'une courant jusqu'à la première abolition, en 1794 (l'esclavage sera rétabli par Bonaparte en 1802), l'autre s'achevant avec la seconde, en 1848. Dans la partie ancienne du cimetière, "les corps sont enterrés de manière plus anarchique, avec des orientations aléatoires. Les corps sont souvent nus" . Dans la partie plus récente, "les corps sont plus régulièrement orientés est-ouest" , comme le veut le rite catholique. Les dépouilles sont habillées, accompagnées de crucifix en os, parfois d'autres pauvres ornements comme une pipe en terre. Des fosses réunissent parfois un homme et une femme ou une femme et, pense-t-on, son enfant. Mais l'étude médicale des ossements dénote de conditions de vie abominables. "Les squelettes portent des marqueurs d'activité très développés, y compris les enfants" , constate Olivier Dutour, professeur de paléopathologie à la faculté de médecine de l'université de la Méditerranée. L'expert a étudié dans sa carrière des séries d'ossements très différentes, des cimetières du Moyen Age aux charniers des guerres napoléoniennes. Il a appris à y déceler les ravages des maladies et des labeurs exténuants. "Mais avec cette population, nous sommes dans un registre atypique. Je suis impressionné par la souffrance endurée." Presque tous les corps ont moins de 30 ans. Olivier Dutour a diagnostiqué sur des sujets de 20 ans des arthroses vertébrales qui n'apparaissent normalement qu'à 50 ans. L'examen des insertions musculaires et les anomalies repérées signent un stress physique exceptionnel. Le scientifique a observé des édentations partielles ou totales chez des jeunes adultes et jusque chez des enfants. L'hypothèse est que les esclaves compensaient la malnutrition en mangeant la canne plus que de raison : le sucre et la silice contenue dans la fibre ravageaient la denture. Des marqueurs de tuberculose osseuse ont également été retrouvés. Des estimations de prévalence, Olivier Dutour tire une conclusion radicale : "On peut penser que 100 % de la population était atteinte de cette maladie." L'indice de terribles conditions d'hygiène et de promiscuité. Deux cas d'amputation d'une phalange du gros orteil sont les signes de sévices physiques : d'après certains textes, cette mutilation était infligée aux esclaves ayant tenté de s'enfuir. Laurence Verrand, archéologue et historienne, a complété le travail de terrain par une plongée dans les archives coloniales réunies à Aix-en-Provence. Elle a épluché les registres paroissiaux et les actes notariés des environs de l'anse Sainte-Marguerite. Un travail de recherche difficile : responsables des états civils, "les curés ne faisaient pas preuve d'une rigueur absolue avec les esclaves" , ravalés par la loi de l'époque au rang de "biens meubles". Seuls importaient leur nombre et leur valeur marchande, sans souci de leur existence sociale. Parfois, ils apparaissent dans un registre, par un prénom puis une mention lapidaire : " nègre, inhumé à Sainte-Marguerite" (…). Ce compte-rendu de fouilles archéologiques établit que les esclaves enterrés à cet endroit avaient moins de trente ans. Ils mourraient d’épuisement, de mauvais traitements et de sous-alimentation. Ce constat corrobore les analyses des historien·nes selon lesquelles les planteurs jugeaient plus rentable d’acheter régulièrement de nouveaux esclaves que d’entretenir correctement la force de travail servile qui se trouvait déjà sur place et de lui permettre de se reproduire. D’une certaine manière, au risque de commettre un anachronisme, nous pouvons affirmer que les îles à sucre des Antilles et de l’océan Indien étaient de vastes camps de travail forcé, voire de vastes camps de concentration. Des polémiques éclatent régulièrement au sujet de Colbert, le rédacteur du Code noir. Certaines personnes demandent que la statue de Colbert située devant l’Assemblée nationale soit déboulonnée, que les collèges, les lycées et les rues qui portent son nom soient débaptisés, à l’image de ce qui s'est passé aux États-Unis et en Grande-Bretagne à la suite du meurtre de George Floyd. Il est curieux de ne jamais voir des critiques équivalentes adressées à Louis XIV qui a promulgué ce texte... En général, plutôt que de stigmatiser certains individus, les historien·nes en France considèrent qu’il faut d’abord faire progresser la connaissance de ce qu’ont effectivement fait les « grands hommes » du passé. 4. Les abolitions de l’esclavage 4.1 Des abolitions concédées ? L’horreur de l’esclavage suscita, durant le siècle des Lumières, de nombreux mouvements réclamant son abolition. Les philosophes des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Condorcet) considéraient qu'un esclave n’était pas un marchandise mais un être humain. En 1787 fut créée à Londres une Société des Amis des Noirs . Une société au nom identique fut créée à Paris en 1788. Afin d’éviter d’attaquer frontalement les planteurs, les abolitionnistes demandèrent tout d’abord l’interdiction de la traite. Afin de gagner le soutien de l’opinion publique, les abolitionnistes publièrent, comme nous l'avons vu, des plans de navires négriers pour dénoncer l’entassement inhumain des esclaves dans les entreponts des navires. En France, l’esclavage fut aboli par la Convention en 1794, puis rétabli en 1802 par Napoléon Bonaparte dont la femme, Joséphine de Beauharnais, était issue d’une famille de colons de la Martinique (voir le post sur la Révolution française et l'Empire). Document : Le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794) La Convention nationale déclare aboli l'esclavage des nègres dans toutes les colonies : en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleurs, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution. La traite fut interdite en Angleterre en 1807, et l’esclavage fut aboli dans les colonies britanniques en 1833. L’esclavage fut aboli en France le 27 avril 1848 à l’initiative de Victor Schoelcher, aux États-Unis en 1865 à la fin de la guerre de Sécession et au Brésil en 1888. Comme l’avait fait l’État britannique en 1833 dans ses possessions des Caraïbes, l’État français versa une compensation de 136 millions de franc-or pour la perte de leur main d’œuvre aux propriétaires de la Réunion, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane, concernant 248 560 esclaves en tout. Aucune compensation, évidemment, pour les anciens esclaves eux-mêmes. La question des compensations reste encore aujourd'hui une blessure à vif pour les descendant·es des esclaves qui, évidemment, ne furent pas indemnisé·es pour les souffrances qu’elles et ils avaient endurées. La question de la commémoration de l’abolition de l’esclavage dans les colonies française pose également problème. Tout se passe comme si un grand homme, Victor Schoelcher , avait accordé la liberté à des populations d’esclaves passives. Or des voix ultra-marines s’élèvent désormais pour faire reconnaître le rôle des révoltes des esclaves et du « marronnage » (les fuites d’esclaves). Ainsi, les esclaves de la Martinique se révoltèrent le 22 mai 1848 pour obtenir leur libération qui tardait à venir après la proclamation de l’abolition du 27 avril 1848. En mai 2022, des manifestants hostiles à l’héritage colonial déboulonnèrent deux statues de Victor Schoelcher en Guadeloupe et en Martinique pour mettre en avant le rôle des révoltes d’esclave dans le processus d’abolition de l’esclavage. Le président Macron a vivement condamné ces agissements. 4.2 La révolte de Saint-Domingue (Haïti) La situation fut très différente à Saint-Domingue, premier producteur mondial de sucre et de café à l’époque. Cette île était divisée entre une colonie française et une colonie espagnole. Saint-Domingue, la partie française de l'île, était peuplée de 500 000 esclaves environ dont les deux tiers étaient nés en Afrique, pour 80 000 personnes libres dont 30 000 affranchis, les "libres de couleur". Au début de la Révolution française, à Paris, les députés de Saint-Domingue, élus uniquement par les planteurs, favorables aux mesures de la Révolution pour eux-mêmes, bloquèrent toutes les tentatives d’abolition de l’esclavage. Dans un premier temps, les hommes libres de couleur cherchèrent à obtenir les mêmes droits que les blancs. Des délégations, dont fit partie le négociant Ogé, se rendirent à Paris pour défendre leurs droits, au nom du respect de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen qui ne s'appliquait même pas aux hommes libres de couleur. A son retour à Saint-Domingue à la fin de 1790, déçu par l'inaction de l'Assemblée nationale, Ogé tenta d'organiser une révolte. Il fut arrêté, jugé pour parricide et roué en public le 25 février 1791, 22 de ses complices furent pendus et 13 furent envoyés aux galères. A la suite de ces exécutions, un climat de guerre civile s'installa à Saint-Domingue jusqu'au vote de l'Assemblée du 4 avril 1792, obtenu par les Girondins dirigés par Brissot, qui reconnut l'égalité des droits des libres de couleur, mais pas encore celle des esclaves. En vertu de cette loi, les populations libres des colonies pouvaient désormais élire leurs propres députés. Cependant, les esclaves de Saint-Domingue se révoltèrent à partir du 22 août 1791 pour réclamer la fin du châtiment du fouet et l’application dans l'île de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Dans le nord de la colonie, à Bois-Caïman, des milliers d’esclaves détruisirent les plantations et en massacrèrent les propriétaires, suscitant l’inquiétude de toutes les colonies esclavagistes alentour. Document : La révolte d’Haïti, 1791-1804 . L’Histoire , n° 415, septembre 2015 Source : https://www.lhistoire.fr/carte/la-r%C3%A9volte-de-ha%C3%AFti-1791-1804 Document : La révolte des esclaves à Saint-Domingue le 23 août 1791 . Paris, BnF Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/revolte-esclaves-saint-domingue-1791 Les Anglais et les Espagnols en profitèrent pour envahir Saint-Domingue avec l’aide des insurgés. Face à la confusion régnant sur place, les deux commissaires français envoyés à Saint-Domingue depuis Paris par la Convention, Sonthonax et Polverel, décidèrent de proclamer localement l’abolition de l’esclavage, le 29 aout 1793, afin de rétablir l'ordre dans la colonie. Entre temps, trois députés élus de Saint-Domingue, Dufays (un blanc), Mils (un métis) et Belley (un libre de couleur) parvinrent à Paris pour siéger à la Convention, parmi les rangs des Montagnards. Jean-Baptiste Belley (Gorée 1847- Belle-Ile en mer 1805) fut donc le premier député noir de l'histoire, entre 1793 et 1797. Ces trois députés défendirent l’abolition de l’esclavage devant la Convention. A l’issue de débats houleux, les députés de la Convention abolirent l’esclavage dans toutes les colonies françaises, le 4 février 1794 (à l’exception de la Martinique occupée alors par l’armée anglaise : les planteurs martiniquais avaient fait appel à l'armée britannique pour échapper à l'abolition de l'esclavage proclamée en France). Document : Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, Portrait du député Jean-Baptiste Belley, 1797. Huile sur toile. Musée de l'histoire de France, Versailles. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Depute-jean-baptiste_belley-492-688.jpg Mais les conflits se poursuivirent à Saint-Domingue. Toussaint Louverture, ancien esclave affranchi, prit la tête de l’armée française à Saint-Domingue et chassa les Anglais de l’île en 1798. Afin de relancer l’économie, il rétablit l’économie de plantation en respectant l’abolition de l’esclavage mais sans rompre avec la métropole. Cette forme d’autonomie ne convenait pas au parti des planteurs qui entouraient Bonaparte, arrivé au pouvoir en 1799. Rappelons que sa femme Joséphine de Beauharnais était d'origine créole. Bonaparte rétablit l’esclavage en 1802 et envoya un corps expéditionnaire de 20 000 hommes à Saint-Domingue pour y rétablir l’esclavage et l’autorité de la France. Les militaires français affrontèrent les armées de Toussaint Louverture et parvinrent à capturer ce dernier. Il fut emprisonné au fort de Joux dans le Doubs où il mourut de froid et de mauvais traitements. Ajoutons que les les officiers métis et noirs fidèles à la France furent alors destitués car ils n'avaient plus le droit d'assumer un commandement. C'est ainsi que l'ancien député Belley, général de gendarmerie à Saint-Domingue depuis 1797, fut destitué et incarcéré à Belle-Ile en mer où il décéda en 1805. Parallèlement, de nombreux soldats noirs de l'armée française à Saint-Domingue firent défection. Toussaint Louverture, chef des insurgés de Saint-Domingue . Estampe en couleur Anonyme, 19e siècle. Source: Paris, bibliothèque nationale de France. Rights: (C) RMN, Agence Bulloz. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Toussaint_Louverture,_chef_des_insurg%C3%A9s_de_Saint-Domingue.jpg Constatant que les Français voulaient rétablir l’esclavage, la population noire renforcée par les anciens soldats noirs de l'armée française se révolta à nouveau. L’armée française, dirigée par la général Leclerc, se livra à l’extermination des populations civiles noires coupables d’avoir connu la liberté. Mais les soldats français furent décimés par la fièvre jaune et battus par l’armée des anciens esclaves à la bataille de Vertières, le 18 novembre 1803. Cette défaite cuisante, la première défaite subie dans une colonie par une armée de métropole, fut une humiliation pour Bonaparte. Le 1er janvier 1804 fut proclamée l’indépendance de Saint-Domingue qui devint plus tard Haïti, sous la présidence du général Dessalines, ancien lieutenant de Toussaint Louverture. Haïti fut le second État des Amériques, après les États-Unis, à obtenir l’indépendance. On estime que les deux tiers de la population de Saint-Domingue disparurent dans les combats et les massacres. La population de l’île passa de 540 000 habitants en 1791 à 180 000 en 1804. Entre 3 000 et 5 000 blancs (hommes femmes et enfants) avaient également été massacrés systématiquement lors de la proclamation de l'indépendance. Les Américains et les Britanniques refusèrent de reconnaître le nouvel État et de commercer avec lui, car il était devenu le symbole de la lutte victorieuse d’un peuple d'esclaves noirs contre les colons blancs. Par l'ordonnance du 17 avril 1825, le roi de France Charles X reconnut officiellement l’indépendance d’Haïti. Le baron de Mackau, amiral de la marine royale française se rendit à Port-au -Prince à la tête de quatorze navires de guerre. Sous la menace de ses canons, il obligea le président haïtien Jean-Pierre Boyer à accepter l'ordonnance du 17 avril 1825 reconnaissant l'indépendance de l'ancienne colonie, moyennant le versement d’une somme extravagante de 150 millions de franc-or, réduite à 90 millions en 1838 (l’économiste Thomas Piketty a évalué cette somme à l’équivalent de 27 milliards d’euros actuels), destinée à indemniser les anciens propriétaires français des plantations confisquées durant la révolution de Saint-Domingue. Les victimes devaient donc indemniser leurs bourreaux ! Pour payer, ce pays fut contraint de développer les cultures d'exportation en déforestant la plus grande partie de l'ile au détriment des cultures vivrières qui auraient permis de nourrir la population. Surtout, le premier paiement était dû en décembre 1825. Haïti fut obligée d'emprunter auprès de banques françaises (notamment la Caisse des dépôts) pour s'acquitter du paiement de l'indemnité. On parle donc de "la double dette d'Haïti" (le paiement de l'indemnité due à la France + le paiement des intérêts dus aux banques française au titre de l'emprunt permettant d'honorer le paiement de l'indemnité !). Haïti remboursa les intérêts de son emprunt jusqu'en... 1952. Tout s'est passé comme si on avait voulu punir le seul pays où une armée d’anciens esclaves noirs avait victorieusement combattu l’armée de la métropole. Le 17 avril 2025 marque donc le triste anniversaire du bicentenaire de cette dette effarante. A ce propos, En 2015, le président Hollande avait déclaré : "Quand je viendrai à Haïti, j'acquitterai à mon tour la dette que nous avons". Arrivé à Port-au-Prince, il déclara que cette dette était uniquement une "dette morale" (sans commentaire). Le président Macron ne fut pas en reste quand il déclara le 19 novembre 2024, après avoir dit que les dirigeants haïtiens étaient "complètement cons" : "Ce sont les Haïtiens qui ont tué Haïti" (sans commentaire). Toujours est-il que le paiement de cette énorme indemnité à la France a quelque chose à voir avec le fait qu’Haïti est le pays le plus pauvre du monde et sans doute l’un des pires endroits de la planète où vivre aujourd’hui . Conclusion Les faits évoqués dans ce chapitre montrent clairement que, selon nos catégories du début du XXIe siècle, la traite négrière et l’esclavage ont conduit à infliger un traitement qui a nié l’humanité de plusieurs millions d’êtres humains entre le XVIe et le XIXe siècle. Mais du point de vue de la science historique, il ne s’agit pas porter un jugement moral à partir de nos catégories, ni de porter un jugement sur Louis XIV, Colbert, les armateurs, les capitaines de navires négriers, les propriétaires de plantation, etc. Il ne s’agit pas non plus de dire « plus jamais ça ! » car nous savons que l’esclavage existe toujours dans de nombreuses parties du monde, y compris dans notre pays. Il est sans doute plus utile de produire un récit fondé sur des faits vérifiables qui nous conduisent à comprendre et à faire comprendre comment la volonté d’enrichissement de certains et leur logique de domination ont meurtri et détruit des populations entières. L’étude de ce chapitre est particulièrement accablante. Pour se remettre, il faut voir et revoir le film Django unchained de Quentin Tarentino, dont l'épilogue est particulièrement réjouissant !
- Les génocides des Arméniens, des Juifs et des Tsiganes
Par Didier Cariou, maître de conférence HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne occidentale Références bibliographiques : BENSOUSSAN Georges (1996). Histoire de la Shoah . PUF, Que sais-je ? BRUTMANN Tal (2025). Auschwitz . Nouvelle édition. La Découverte. CHAPOUTOT Johann (2012). Le nazisme. Une idéologie en actes. Documentation photographique n°8085. DUCLERT, Vincent (2019). Les génocides. Documentation photographique n°8127. CNRS Editions. MEMORIAL DE LA SHOAH, en ligne : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources.html Mots-clés : Génocide, Crime contre l’humanité Génocide des Arméniens, Talaat Pacha, Ordres d’extermination, Marches de la mort Génocide des Juifs, Holocauste, Shoah, Lois de Nuremberg, Aryanisation, Étoile jaune, Nuit de cristal, Ghettos, Conseils juifs, Einzastgruppen, Shoah par balles, Babi-Yar, Aktion T4, Heydrich, Eichmann, Conférence de Wannsee, Centres de mise à mort, Sonderkommando, Auschwitz, Sélection, Marches de la mort, 27 janvier, Révolte du ghetto de Varsovie, Procès de Nuremberg. Génocide des Tsiganes, Camps d’internement des Tsiganes, Tsiganes purs, Tsiganes métissés, Loi contre le danger Tsigane, Stérilisation forcée, Ghettos, Camp Tsigane d’Auschwitz, Nuit des Gitans, 2 août, Reconnaissance du génocide des Tsiganes. Introduction Il convient de distinguer pour commencer les crimes contre l'humanité du crime de génocide. De nombreuses personnes considèrent que le crime de génocide est la forme la pire des crimes contre l'humanité. Il n'en est rien. Dans son ouvrage remarquable et passionnant, Retour à Lemberg , Philippe Sands explique, à travers les biographies croisées de Raphael Lemkin et de Hersch Lauterpacht, la différence entre ces deux catégories juridiques. Ces deux hommes, Juifs polonais qui vécurent leurs jeunes années à Lemberg (ainsi nommée en allemand, Lwow en polonais, aujourd'hui Lviv en Ukraine) avant d'émigrer, furent de brillants juristes dont les familles restées à Lwow disparurent au cours de la Shoah. Ils leur fallait désigner juridiquement ce qui était arrivé à leurs familles. Lauterpacht, professeur de droit à Cambridge, fut à l'origine de la catégorie juridique de crime contre l'humanité . Ce crime consiste à ne pas respecter les droits humains attachés à chaque individu. Lauterpacht voulait ainsi défendre sur le plan juridique les droits individuels de chaque être humain et s'assurer que leur Etat ne pouvait pas les maltraiter. Il s'agissait donc de garantir la protection de chaque individu, indépendamment de son appartenance à un groupe ethnique, religieux, culturel, etc. Ce type de crime fut retenu pour juger les 21 dignitaires nazis lors du procès de Nuremberg. La logique individuelle qui sous-tend cette approche contribua à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de l'ONU en 1948. Lemkin, professeur de droit à Yale, fut à l'origine de la catégorie juridique du crime de génocide . Il se focalisait non pas sur l'individu mais sur le groupe. Il pensait que les personnes étaient victimes d'exactions en tant que membres d'un groupe. Durant les années 1930, il s'était intéressé au massacre des Arméniens par les Turcs. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il orienta sa réflexion sur la construction d'une catégorie juridique pour désigner l’extermination des Juifs qui se déroulait alors en Europe. Lemkin définit alors le crime de génocide comme le massacre systématique d'un grand nombre de personne avec l'intention de détruire le groupe auquel elles appartiennent. L'intentionnalité est ici essentielle : il faut prouver l'intention délibérée de détruire, totalement ou en partie, un groupe humain. Certains massacres de masses peuvent ne pas constituer des génocides s’ils ne résultent pas d’une intention délibérée de détruire un groupe humain et dont on aurait gardé la trace sous la forme d’un enregistrement ou d’un écrit. Ajoutons qu'il s'agit d'une catégorie juridique. Donc, seuls les juges d'une cour internationale de justice ou les députés d'une assemblée législative peuvent déclarer que tel massacre de masse est un génocide. La notion de crime de génocide fut finalement adoptée par l'ONU en 1948. Elle est ainsi définie par la "Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide" (réunie à Paris, 9 décembre 1948) : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesure visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfant du groupe à un autre groupe ». Dans le cadre du programme du cycle 3, trois génocides doivent être cités : le génocide des Arméniens, durant la Première Guerre mondiale, le génocide des juifs et le génocides des Tsiganes durant la Seconde Guerre mondiale. Entre ces génocides, visant des populations considérées par leurs bourreaux à la fois comme marginales et comme dangereuses, il existe des filiations, des points communs mais également des différences. Pour comprendre le déroulement et le fonctionnement de ce type de crime, nous avons regroupé dans ce chapitre l’histoire des trois génocides. Il sera nécessaire de consulter le post sur la France dans la Deuxième Guerre mondiale pour ce qui concerne la spécificité de la persécution des juifs et des Tziganes en France. 1. Le génocide des Arméniens 1.1. Les préludes au génocide des Arméniens La Première Guerre mondiale provoqua une élévation considérable du niveau de la violence contre les combattants et contre les populations civiles. Le pire fut sans doute atteint dans l’Empire ottoman avec le génocide des Arméniens . Les Arméniens constituaient la minorité chrétienne la plus importante de la moitié Est de l'Anatolie, à proximité de la Perse et de la Russie. Les nationalistes turcs (nommés les « Jeunes-Turc » par les Européens) au pouvoir dans l'Empire ottoman à partir de 1908, développèrent un discours nationaliste, hostile à toutes les minorités non-turques de l’Empire. Ils appelaient de leur vœux la constitution d’une nation turque « ethniquement » homogène(c'est-à-dire turque et musulmane). En 1894-1895, 250 000 personnes arméniennes, qui étaient chrétiennes et parlaient une autre langue que le turc, furent massacrées. Les massacres reprirent en 1909. Les Arméniens furent ensuite, contre toute logique (ils vivaient à l’Est de la Turquie), rendus responsables de la perte des territoires européens lors des guerres balkaniques de 1912-1913. L'engagement de l'Empire ottoman aux côtés de l'Allemagne, le 1er novembre 1914, donna l'occasion au mouvement Jeune-Turc de se débarrasser de cet « ennemi intérieur ». Les populations non-turques, kurdes, arabes, syro-chaldéennes mais surtout arméniennes, devaient être chassées d'Anatolie ou massacrées. 1.2. L’organisation du génocide La plupart des archives du génocide des Arméniens furent détruites, mais les historiens ont retrouvé des télégrammes qui permettent de reconstituer l'organisation du génocide. L'échec d'une offensive de l'armée turque contre la Russie (80 % des soldats de l’armée turque, trop légèrement vêtus, moururent de froid et de faim avant d'avoir pu tirer un coup de fusil) fut imputée aux Arméniens accusés de trahir au profit des Russes. Un plan d’extermination des Arméniens fut alors décidé et mis en œuvre à partir de mars 1915 par les Jeunes-Turcs au pouvoir. Le 24 avril 1915, le ministre de l’intérieur, Talaat Pacha ordonna l’emprisonnement des dirigeants politiques et communautaires arméniens, suspects de sentiments nationaliste arménien, et supposés être favorables à l'Empire russe. Ce fut ensuite le tour des intellectuels et des journalistes arméniens vivant à Istanbul, puis des notables arméniens locaux dans toute l’Anatolie. La plupart furent exécutés sans procès. La loi du 30 mai 1915 autorisa les autorités militaires à déporter les populations jugées suspectes de porter atteinte à l’effort de guerre. En conséquence, à partir de l'été 1915, les femmes, les enfants et les vieillards arméniens furent déportés, à pied, vers l'actuelle Syrie et l'actuelle Irak. Ils moururent d’épuisement, de faim, de soif et de mauvais traitement lors de marches forcées sur de très grandes distances, dans des contrées désertiques. Les rescapés de ces marches de la mort furent enfermés dans des camps dépourvus de ravitaillement. Au cours de l'année 1916, les survivants des camps furent systématiquement mis à mort à l'arme blanche. Sur les deux millions d’Arméniens vivant dans l’Empire ottoman en 1914, les deux tiers furent ainsi assassinés. Les rescapés se réfugièrent sur le territoire de l’actuelle Arménie, dans un grand nombre de pays et notamment dans le sud de la France. Document : Carte du génocide des Arméniens Source : https://www.lhistoire.fr/portfolio/carte-le-génocide-des-arméniens Hitler tira les leçons de ce génocide : il constata qu'il était possible de massacrer une grande quantité de personnes en peu de temps et sans rencontrer d’opposition majeure de la part des autres États, malgré les nombreux témoignages publiés à l’époque. Document : Le corps de plusieurs Arméniens abattus lors du génocide des Arméniens. Photo publiée dans Ambassador Morgenthau's Story , ouvrage rédigé par Henry Morgenthau, publié en 1918. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ambassador_Morgenthau%27s_Story_p314.jpg Aujourd’hui encore, la Turquie nie tout génocide des Arméniens. En France, la loi du 29 janvier 2001 reconnaît officiellement le génocide arménien. Jusqu’à une date récente, certaines personnes considéraient que ce massacre de masse ne pouvait constituer un génocide, en l’absence d‘une décision et d’un plan explicite d’extermination, conformément à la définition juridique du crime de génocide. Aujourd’hui, ce point ne fait plus débat depuis la découverte de la publication de la circulaire du 24 avril 1915 signée par ministre de l’intérieur Talaat Pacha ordonnant l’arrestation et l'assassinat des élites arméniennes. Des télégrammes postérieurs, envoyés par le même Talaat Pacha aux gouverneurs locaux de l’Empire, prouvent l'intention génocidaire qui déclencha une extermination totale et systématique des Arméniens. Document : Un ordre d’extermination des Arméniens « Il a été précédemment communiqué que le gouvernement, sur l’ordre du djemièt, a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient plus faire partie de la forme gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ». Talaat Pacha, télégramme adressé à la préfecture d’Alep, 29 septembre 1915. Source : Documentation photographique n° 8127, p. 23. 2. Le génocide des juifs 2.1. Remarques introductives Entre 1940 et 1945, près de 5,5 millions de juifs furent assassinés dans l’Europe occupée par les nazis. Nous abordons ici l’historique de cette tragédie sur une large échelle temporelle (de 1933 à 1945) et géographique (toute l’Europe), dans laquelle s’insère l’histoire de la persécution des Juifs en France que nous n'abordons pas ici (voir le post sur la France dans la Deuxième Guerre mondiale). En ce qui concerne l’extermination des juifs, le terme « génocide » s’applique évidemment, mais il ne rend pas compte de la spécificité et de l’ampleur du génocide des juifs. Jusque dans les années 1970, on ne savait pas vraiment comment nommer ce fait historique difficilement concevable. On a longtemps parlé de « solution finale », en employant l’expression des bourreaux eux-mêmes, ce qui n’est donc pas satisfaisant. Dans le monde anglophone et germanophone, l’expression « holocauste » est la plus utilisée encore aujourd’hui. Mais elle pose problème car elle signifie en grec le « feu sacrificiel », ce que ne fut pas vraiment le feu des fours crématoires. En France, en Israël et dans quelques autres pays, le mot « Shoah » l’a emporté en reprenant le titre du film de Claude Lanzmann de 1985, qui signifie « la catastrophe ». Mais il semble maintenant que nous revenons plutôt vers le terme de génocide ou d’extermination des juifs. Ces hésitations sont significatives d'un phénomène tellement monstrueux qu’il est presque impossible de le penser et de le nommer. Document : Claude Lanzman explique le choix du titre de son film, Shoah La question du titre que je donnerais au film se posa à la toute fin de ces douze ans de travail, en avril 1985, quelques semaines avant la première qui eu lieu dans l’immense théâtre de l’Empire, avenue de Wagram, et à laquelle le président de la République, François Mitterrand assista, on le sait. Pendant toutes ces années je n’avais pas eu de titre, remettant toujours à plus tard le moment d’y penser sérieusement. « Holocauste », par sa connotation sacrificielle, était irrecevable. La vérité était qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler « l’événement ». Par devers moi et comme en secret, je disais « la Chose ». C’était une façon de nommer l’innommable. Comment y aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l’histoire des hommes ? Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait. Le mot « Shoah » se révéla à moi une nuit comme une évidence parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais pour ceux qui parlent l’hébreu, « Shoah » est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie « catastrophe », « destruction », « anéantissement », il peut s’agir d’un tremblement de terre, d’un déluge, d’un ouragan. Des rabbins ont arbitrairement décrété après la guerre qu’il désignerait « la Chose ». Pour moi, "Shoah" était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film, voulant faire imprimer les bristols d’invitation, me demande quel était son titre, je répondis : « Shoah. - Qu’est-ce que cela veut dire ? - Je ne sais pas, cela veut dire « Shoah ». - Mais il faut traduire, personne ne comprendra. - C’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne ». Je me suis battu pour imposer « Shoah » sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues et pas seulement en hébreu, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire « la Shoah », ce nom a supplanté « Holocauste », « génocide », « Solution finale », j’en passe. Ils sont tous des noms communs. « Shoah » est maintenant un nom propre, le seul donc, et comme tel intraduisible. Claude Lanzman, Le lièvre de Patagonie. Mémoires , Paris : Gallimard, NRF, 2009, p. 525-526. Voir la bande-annonce du film Shoah sur : https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19550979&cfilm=298.html Durant les années 1970 et 1980, deux approches historiques s’affrontèrent en Allemagne pour expliquer la genèse du génocide. L’approche intentionnaliste faisait remonter l'intention et la volonté d’extermination des Juifs par Hitler à la rédaction de Mein Kampf en 1923. Selon cette perspective téléologique, toutes les mesures d’exclusion des juifs adoptées par les nazis visaient délibérément et dès le départ l’extermination, et elles annonçaient nécessairement Auschwitz. L’approche fonctionnaliste mettait davantage en évidence une succession de contraintes qui auraient finalement conduit au génocide, sans que ce dernier ait été nécessairement planifié dès le départ. Aujourd’hui les historien·nes ont un avis moins tranché : il y avait certes une intention d’exclusion des juifs dès le départ, mais il semblerait que l’extermination n’avait pas été envisagée tout de suite par les nazis. En effet, entre 1933 et 1938, les autorités nazies encouragèrent l’émigration des juifs allemands, du moins de celles et ceux qui en avaient les moyens. C’est un ensemble de facteurs et d’imprévus qui a conduit finalement au génocide. La difficulté est bien entendu d’essayer de rendre compte de la complexité de la genèse du génocide sans tomber dans les simplifications abusives. Très grossièrement, deux phases peuvent être distinguées dans l’histoire du génocide des juifs. Une phase de recensement et de discriminations puis une phase de déportation et d’extermination. 2.2. La phase de discrimination Rappelons rapidement les grandes étapes de l’exclusion des juifs dans l’Allemagne nazie. Dès le 7 avril 1933, par la loi sur "la restauration de la fonction publique", les juifs furent exclus de la fonction publique. De nombreuses professions libérales (avocats, médecins) leur furent progressivement interdites. Le 25 avril l'accès à l'université fut interdit aux juifs. Parallèlement, de grands autodafés furent organisés pour brûler les livres des penseurs et écrivains juifs. La population fut également incitée par les nazis à ne pas effectuer leurs achats dans les magasins appartenant à des juifs. Document : Affiche placardée sur la vitrine d'un magasin appartenant à des Juifs allemands : « Protégez-vous, n'achetez pas chez les Juifs ». Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/la-montee-du-nazisme-et-le-debut-des-persecutions.html Cette exclusion sociale fut complétée par une exclusion physique et civique marquée par les lois de Nuremberg , le 15 septembre 1935. Avec la "Loi sur la protection du sang allemand et de l'honneur allemand", les juifs furent définis selon des critères raciaux (avoir au moins trois grands-parents juifs) et non pas religieux (pratiquer soi-même la religion juive) et il furent exclus de la citoyenneté allemande. En outre, les relations sexuelles entre juifs et non-juifs furent interdites pour préserver la « pureté de la race ». De même, il était interdit aux juifs d'employer comme domestiques des femmes allemandes de moins de 45 ans : dans l'imaginaire antisémite, les hommes juifs sont perçus comme des corrupteurs de jeunes femmes. Des mesures économiques contribuèrent à l’appauvrissement et à la ruine des familles juives. L’ aryanisation des entreprises appartenant à des juifs (leur achat à vil prix par des non-juifs qui s’apparentait parfois à une expropriation) devint obligatoire à partir de juin 1938. Elle fut achevée en décembre 1938. En Autriche, les propriétaires juifs d’appartements furent expropriés et chassés de leur logement sans proposition de relogement. Afin d’être facilement repérables, chaque homme dut ajouter le prénom Israël à son patronyme et chaque femme le prénom Sarah. Cette mesure fut complétée le 1er septembre 1941 par le port obligatoire de l’ étoile jaune dans le Grand Reich. Cette politique de persécution systématique visait au départ à pousser les juifs à l'exil tout en les dépouillant de leurs biens. Une statistique établie par les nazis supposait que l'Allemagne comptait 561 000 Juifs en 1933. Elle n'en comptait plus que 276 000 en 1939. Mais à cette date, les départs "volontaires" commençaient à être remplacés par les déportations forcées. En effet, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, un vaste pogrom fut organisé par des dirigeants nazis. Les synagogues furent saccagées et parfois incendiées, ainsi que les magasins et des logements appartenant à des juifs. Comme des tonnes de verre des vitrines saccagées avaient été répandues dans la rue, les nazis donnèrent à l’événement le nom de la Nuit de cristal . Une centaine de juifs furent tués, des centaines gravement blessés, 30 000 hommes furent internés en camp de concentration au prétexte d’avoir fomenté ces troubles. Ils rejoignirent dans ces camps les opposants politiques emprisonnés depuis 1933. Pour « réparer » les dégâts, les juifs furent soumis à une très forte amende qui contribua un peu plus à la confiscation de leurs derniers biens. Document : Munich, Allemagne, 10 novembre 1938, un membre de la SA dans la synagogue Ohel Yaakov après la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html Document : Synagogue en flammes, dans la ville de Siegen, en Allemagne, pendant la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html Document : Baden Baden, Allemagne. Arrestation de juifs par les SS lors de la Nuit de cristal. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/apercu-general-1933-39/1938-l-annee-fatidique.html Le 30 janvier 1939, dans un discours au Reichstag à l'occasion de la commémoration du sixième anniversaire de son arrivée au pouvoir, Hitler prononça sa célèbre "prophétie" : "Je vais être à nouveau prophète aujourd'hui : si la juiverie financière internationale, hors d'Europe et en Europe, réussissait à précipiter encore une fois les peuples dans une guerre mondiale, alors la conséquences n'en serait pas la bolchevisation de la terre et la victoire de la juiverie, mais l'anéantissement de la race juive en Europe". Dans son délire antisémite, Hitler considéraient que les juifs avaient provoqué la Première Guerre mondiale et qu'ils s'apprêtaient à en provoquer une seconde. Les historien·nes débattent toujours du sens de cette "prophétie" et du sens du mot "anéantissement" : Hitler évoquait-il la disparition des juifs par leur déportation hors de l'Europe, ou bien pensait-il déjà à leur élimination physique ? Au passage, nous voyons ici la logique des nazis qui se considéraient comme des victimes des juifs. Leur délire antisémite les conduisait à considérer que les atrocités qu'ils commirent dans toute l'Europe contre les juifs n'était qu'un moyen de de se défendre contre le risque de leur propre (et fantasmatique) anéantissement. L’invasion de la Pologne, à partir du 1er septembre 1939, accéléra la persécution des juifs en Allemagne et en Pologne. La Pologne vaincue fut divisée par les Allemands en quatre zones : la partie Est fut annexée par l’URSS en application du protocole secret du pacte germano-soviétique de non-agression du 23 aout 1939, la partie Nord fut annexée par la Lituanie, la partie Ouest fut annexée par le Grand Reich, car considérée comme une terre allemande, sous le nom de Warthegau, et le sud-est restant prit le nom de Gouvernement général , un territoire satellite du Reich dirigé par le juriste et avocat d'Hitler, Hans Frank. Ce territoire était considéré comme non directement "germanisable" et devant être soumis à une administration militaire rigoureuse. Dès l’automne 1939, des actes d’un violence inouïe (meurtres de masse, pillages, destruction de villages, etc.) furent commis contre les juifs dans les deux territoires polonais contrôlés par les Allemands (Warthegau et Gouvernement général). En l’espace de quelques semaines, les juifs polonais furent obligés de porter des marques distinctives sur leurs vêtements, ils furent soumis à un couvre-feu, ils durent se faire recenser et n’eurent plus le droit de droit de déménager. Dans le Gouvernement général, le travail forcé des Juifs fut institué par un décret du 26 octobre 1939. Dans le courant de 1940, les juifs du Gouvernement général furent entassés dans des ghettos , des quartiers de grandes villes entourés de murs de briques rapidement construits, interdisant les relations avec l’extérieur, et surveillés étroitement par la police allemande. Les principaux ghettos étaient ceux de Lodz, Varsovie, Cracovie, Lublin, Lwow (Lviv aujourd’hui). L’entassement de la population était considérable (400 000 personnes dans le ghetto de Varsovie, soit 39 % de la population de Varsovie sur 8 % de la superficie de la ville) et le ravitaillement bien trop insuffisant (moins de 1 500 calories par personne et par jour). La faim et les épidémies tuèrent une large partie des habitants des ghettos. Ces ghettos étaient administrés par des Conseils juifs ( Judenräte ) composés de notables qui furent très critiqués après la guerre. Chaque Conseil juif servait de relais entre les autorités allemandes et la population du ghetto dont il avait la charge. Il lui incombait de distribuer la nourriture bien trop insuffisante (en fait, de gérer la famine), d’organiser le logement et le fonctionnement des écoles. Plus tard, chaque Conseil juif fut contraint d’établir les listes des personnes du ghetto à déporter dans les centres de mise à mort. Ces Conseils furent donc contraints par les nazis de prendre part à l'organisation de chaque étape du génocide, tout en pensant que, s’ils ne s’en chargeaient pas, les choses seraient encore pires (on peut se demander comment elles auraient pu être pires). Les dirigeants nazis semblaient au départ divisés sur le sort final à réserver aux juifs allemands et polonais. Ils projetèrent par exemple une émigration massive vers le Gouvernement général, mais le gouverneur de ce territoire, Hans Frank, s’y opposa car il refusait de prendre en charge des centaines de milliers de personnes qu’il ne pouvait ni nourrir ni loger, y compris selon les critères des nazis. En 1940, après la défaite de l'armée française, une émigration avait été pensée vers la colonie française de Madagascar, une fois la guerre terminée, au rythme d'un million de personnes par an. Mais cette option s'avéra finalement peu réaliste au vu de la distance à parcourir sur les océans. En 1941, il fut envisagé de déporter les Juifs dans les camps du goulag soviétique, lorsque la victoire sur l'URSS serait acquise. Faisons un léger saut en avant dans le temps. A partir du 15 octobre 1941, les Juifs allemands furent déportés par des convois ferroviaires vers les ghettos polonais et vers les ghettos de Biélorussie (Minsk) et des pays baltes (Riga), territoires récemment conquis par l'armée allemande. Les déportés de certains convois furent exterminés dès leur arrivée, mais la plupart des personnes furent soumises au travail forcé et à des conditions de survie atroces, avant d'être fusillées ou gazées dans les centres de mise à mort. 2.3. La phase d’extermination Aujourd'hui, les historien·nes envisagent le génocide des juifs selon différentes chronologies possibles. D'un côté, le récit peut s'ancrer sur les populations et les territoires : les Juifs soviétiques (ukrainiens, baltes et biélorusses) furent exterminé par les Einsatzgruppen à partir de juin 1941 ; les Juifs polonais et allemands furent exterminés dans les centres de mise à mort de Treblinka, Chelmno, Belzec et Sobibor, au cours de "l'opération Reinhart" ( Aktion Reinhart ) en 1942 et 1943 ; les juifs d'Europe centrale, du sud et de l'ouest furent exterminés à Auschwitz de 1942 à 1944. Mais le récit peut également s'écrire en fonction de la radicalisation antisémite des nazis. Dès septembre 1939, les juifs polonais furent enfermés dans les ghettos et réduits en esclavage. A partir de juin 1941, l'attaque de l'URSS s'accompagna de massacres de masse, à savoir l'exécution par les Einsatzgruppen des responsables communistes et, progressivement, des juifs vivant en Ukraine, dans les pays baltes et en Biélorussie. Comme nous le verrons plus loin, ces massacres glissèrent vite vers le génocide au cours de l'été 1941. Ces tueries furent coordonnées par les dirigeants nazis à l'occasion de la Conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 qui organisa les massacres dans les centres de mise à mort. Un autre élément nous semble incompréhensible aujourd'hui : jusqu'aux derniers moments de la guerre, les nazis s'efforcèrent de perpétrer le génocide. Ils trouvèrent des trains de marchandise pour les déportations alors que ces trains étaient nécessaires au ravitaillement des soldats allemands. Persuadés que la guerre avait été voulue et organisée par les juifs, ils pensaient qu'en parachevant le génocide, ils pourraient effectivement gagner la guerre, quand bien même la situation militaire allemande était désespérée. 2.3.1 Les premiers massacres Les événements s’accélérèrent avec l’invasion de l’URSS, à partir du 22 juin 1941, qui était considérée par les nazis comme une guerre raciale contre des populations slaves et juives de l'URSS. Outre la Pologne, en s’emparant de l’Ukraine, de la Biélorussie et de l’ouest de la Russie au cours de l'été 1941, les nazis contrôlaient désormais la totalité des territoires où vivaient les juifs européens. L’invasion de la Pologne avait accéléré les mesures discriminatoires à l’égard des juifs visant à les "laisser mourir" de faim et de maladie. L’invasion de l’URSS marqua l’orientation vers une pratique génocidaire visant à "faire mourir" systématiquement les Juifs. Un point mérite d'être souligné ici pour approcher la logique des nazis. En mai-juin 1941, le NKVD et les organes de répression de l'URSS avaient arrêté et mis en prison des milliers de militants d'organisations nationaliste, anticommunistes et parfois antisémites dans les pays baltes et en Ukraine. Aux premiers jours de l'invasion de l'URSS par les troupes allemandes, ces prisonniers furent systématiquement exécutés dans les prisons par le NKVD. Lorsque les soldats allemands conquirent les villes où se trouvaient ces prisons, ils y découvrirent des montagnes de cadavres dont l'assassinat fut attribué à des responsables communistes juifs. Cette expérience traumatisante pour de simples soldats, qui apparait dans les lettres qu'ils adressèrent à leurs proches, les conduisit à exercer ensuite une violence présentée comme "défensive" à l'égard des cadres communistes, des soldats soviétiques et des juifs. Les juifs (assimilés aux tueurs du NKVD) furent alors perçus comme étant capables d'exercer une extrême violence contre laquelle les pratiques génocidaires apparaissaient comme une simple manière de se défendre. Cette expérience inaugurale (et dépourvue de toute logique rationnelle) conduisit de nombreux soldats allemands vers ce que l'historien Omer Bartov nomma la "barbarisation" de l'armée allemande. Quatre Einzastgruppen (groupes d’action spéciale, nommé "groupes mobiles de tuerie" par l'historien Raul Hilberg), comprenant chacun entre 500 et 1 000 hommes, furent créés pour opérer sur le front de l’Est à la suite de l'armée allemande. Ils étaient constitués d’agents de la Gestapo, de la police criminelle (la Kripo ) et d’officiers SS. Ils étaient commandés par des officiers SS de haut rang, souvent titulaires d’un doctorat de droit et placés sous l'autorité de Reinhart Heydrich, le chef du SD et bras droit de Himmler. Chacun des quatre Einzastgruppen opérait dans une zone géographique spécifique (Lituanie, Biélorussie, nord de l’Ukraine, Crimée). Ils suivaient l’avancée des unités régulières de la Wehrmacht pour fusiller les fonctionnaires communistes de l’administration soviétique ainsi que les hommes et adolescents juifs dans les villes et les villages conquis par l’armée allemande. Ces exécutions d’individus perçus comme des opposants potentiels relevaient au départ d’une logique de maintien de l’ordre (sous forme de crimes de guerre) dans les territoires nouvellement conquis. Comme l’a montré l’historien Christian Ingrao, le nombre des exécutions augmenta considérablement au cours du mois de juillet, passant de plusieurs dizaines à plusieurs centaines puis à plusieurs milliers de morts par jour. Cette hausse quantitative passa par l’exécution des femmes juives au cours du mois de juillet puis des enfants juifs à partir du mois d’août. Cet élargissement progressif du nombre et de la qualité des victimes relevait alors d’une orientation clairement génocidaire puisque, désormais, l’ensemble d’une population était massacré. Les historien·nes considèrent aujourd’hui que le génocide fut initié à la base, par les officiers des Einzatsgruppen dont les pratiques génocidaires furent encouragées oralement puis ratifiées par écrit par les dirigeants nazis. Parallèlement, dès le mois de juin 1941, les nazis encouragèrent les pogroms menés par des antisémites locaux dans les pays baltes et en Ukraine. Des milliers de juifs furent humiliés et battus à mort sous les yeux de la population. Ce n'est pas un hasard si des Baltes et des Ukrainiens servirent comme supplétifs des SS dans les centres de mise à mort notamment. Le 1er août 1941, le Reischführer-SS (RFSS) Himmler adressa cette directive génocidaire aux chefs des Einzastgruppen : « Ordre explicite du RFSS. Tous les Juifs doivent être fusillés. Les femmes juives doivent être poussées vers les marais ». C'est ce type d'ordre qui permet de caractériser l'intention à l'origine d'un génocide. Dans le même ordre d'idée, Göring confia à Reinhard Heydrich, le bras droit de Himmler, la tâche consistant à régler la "solution finale de la question juive" (sans en expliciter toutefois les modalités exactes) par le courrier ci-dessous : Le Maréchal du Grand Reich allemand Chargé du Plan de quatre ans Président au conseil des ministres pour la défense du Reich Berlin, le... juillet 1941 Au Chef de la Police de sécurité et du SD le SS-Gruppenführer Heydrich En complément de la mission qui vous a été confiée par décret du 24.1.1939 de parvenir, sous la forme de l'émigration ou de l'évacuation, à une solution de la question juive la meilleure possible eu égard aux circonstances de l'époque, je vous charge par la présente de prendre toutes les mesures préalables, organisationnelles, pratiques et matérielles, nécessaires à une solution globale de la question juive dans la zone d'influence allemande en Europe. Dans la mesure où les domaines de compétences d'autres instances centrales sont concernés, il faudra les associer. Je vous charge en outre de m'adresser sous un projet global concernant les mesures préalables organisationnelles, pratiques et matérielles à prendre pour réaliser la solution finale souhaitée de la question juive. Signé : Göring Cité par Edouard Husson, Heydrich et la solution finale , Perrin, Tempus, 2012, p. 354. La première phase du génocide, dès l'été 1941, fut appelée, il y a quelques années, la Shoah par balles , puisqu’elle consistait à tuer les hommes, les femmes et les enfants d’une balle dans la tête au bord d’une fosse commune, dans les pays baltes, en Ukraine et en Biélorussie. Cependant, les historien·nes récusent aujourd'hui ce terme qui introduit une dichotomie tranchée entre une supposée première phase de massacres par fusillades et une supposée deuxième phase de destruction industrielle dans les centres de mise à mort à partir du printemps 1942. On sait que les massacres furent opérés de diverses manières et que les fusillades se poursuivirent jusqu'à la fin de la guerre, en fonction les configurations locales. Ainsi, une partie de la population juive d'une ville pouvait être déportée dans un centre de mise à mort quand l'autre partie était assassinée sur place. Par commodité, nous nous en tenons à cette dichotomie pour éviter de produire un exposé trop complexe. Encadré : le déroulement de la Shoah dans la ville de Buczacz L'historien Omer Bartov a retracé l'histoire de la Shoah dans la ville où était née sa mère, Buczacz, en Galicie orientale, région située à l'époque au sud-est de la Pologne, aujourd'hui dans le sud-ouest de l'Ukraine. Dans cette région vivaient des Polonais, des Ukrainiens et des juifs. Cette région avait été envahie par l'armée soviétique en octobre 1939, lors du partage de la Pologne entre l'Allemagne et l'URSS. L'armée soviétique se retira devant l'attaque allemande, à la fin juin 1941. Durant plusieurs jours, une milice nationaliste ukrainienne s'empara du pouvoir et commença à maltraiter et à massacrer les Polonais et surtout les juifs accusés de faire le jeu des nationalistes polonais et d'être des communistes. En effet, certains juifs avaient accueilli favorablement l'armée soviétique lors du partage de la Pologne en octobre 1939. Très souvent, les bourreaux étaient les anciens camarades d'école et les voisins des victimes. L'armée allemande s'empara de la ville le 5 juillet 1941. Les miliciens ukrainiens s'engagèrent alors comme policiers au service de l'occupant allemand. A partir du mois d'août 1941, les massacres de Juifs réalisés par un Einsatzgruppe, des membres de la Gestapo et des policiers de la police de sureté ( Sipo ), prirent une ampleur considérable. Environ 300 policiers ukrainiens prirent part à la traque, à la surveillance et à l'exécution des juifs, aux côtés des Allemands. Plusieurs milliers de juifs furent massacrés au bord de fosses communes sur une colline à proximité de la ville. Plusieurs autres milliers furent déportés au centre de mise à mort de Belzec. Un Judenrat formé des membres de l'élite juive de la ville et une police juive ( Ordnungsdienst , OD) furent institués sur ordre des Allemands. Dans l'espoir de sauver leur vie et celle de leurs proches, ces hommes collaborèrent avec les Allemands. Contre des pots-de-vin, ils choisissaient les juifs destinés aux camps de travail, où l'on pouvait survivre quelques mois. Ils choisissaient et arrêtaient les Juifs à massacrer tout de suite. Comme l'écrit Omer Bartov : "Les Allemands parvinrent rapidement à détruire la population juive en créant un dispositif local composé d'Ukrainiens et de Juifs, qui les aida à organiser et à commettre des meurtres de masse" (p. 255). Au total, 60 000 juifs furent assassinés dans la région, seulement 1 200 survécurent. Les exécutions de masse par fusillades avaient lieu à l’écart des villages. Elles était précédées par l’arrestation et le rassemblement de la population juive des villes et des villages qui s’opéraient dans une grande violence et à la vue de toute la population locale. Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, ces massacres ne furent pas tous commis par des SS fanatiques. Des unités de la Wehrmacht et de la police y contribuèrent également (sur ce point on peut lire l’ouvrage fondamental de Christopher Browning, Des hommes ordinaires , paru en 1992, qui a complètement bouleversé nos connaissances sur les auteurs de ces massacres). L’épisode le plus terrible fut le massacre de Babi Yar , un ravin situé dans les faubourgs de Kiev, où 33 771 personnes furent assassinées en deux jours, les 29 et 30 septembre 1941 par les éléments de l’Einsatsgruppe C. Par la suite, 100 000 autres personnes (des prisonniers de guerre soviétiques, des Tsiganes, des nationalistes ukrainiens) furent également exécutées dans ce ravin en 1942-1943. L'émotion internationale fut grande lorsque des missiles russes visèrent le monument commémoratif de cette tragédie, au début de l'agression russe contre l'Ukraine, en février 2022. On considère que ce mode d'exécution fit près de 1,3 million de morts. Document : le massacre de Lubny en Ukraine, le 16 octobre 1941. Les personnes figurant sur l’image doivent abandonner leurs affaires avant d’être exécutées. Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/babi-yar-1941-le-massacre-des-juifs-de-kiev-restitue-dans-un-documentaire-exceptionnel Document : Un massacre de Juifs en Ukraine à l’automne 1941 Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/babi-yar-1941-le-massacre-des-juifs-de-kiev-restitue-dans-un-documentaire-exceptionnel 2.3.2 Les centres de mise à mort Il semble qu’Hitler a décidé l’extermination systématique des Juifs entre octobre et décembre 1941, alors que l’armée allemande se heurtait à la résistance de l’armée soviétique devant Moscou et lorsque le conflit devint mondial, avec l'entrée en guerre des Etats-Unis. Cette entrée en guerre était bien entendu attribuée par les nazis aux juifs. La crainte d’une défaite militaire sur le front russe aurait donc peut-être précipité l’ordre d’extermination de masse des juifs par Hitler. En effet, ce dernier prononça devant les dirigeants nazis un discours, le 9 novembre 1941, date anniversaire du début de la révolution allemande et de l'abdication de l'empereur Guillaume II qui précipita l'armistice du 11 novembre 1918. Ces deux événements étaient considérés par l'extrême-droite allemande comme un "coup de poignard dans le dos" de l'Allemagne, attribué aux juifs. Hitler rappela dans ce discours sa "prophétie" du 30 janvier 1939 qui prévoyait l'anéantissement des juifs. Il expliqua que cela permettrait d'éviter un nouveau 9 novembre 1918 ainsi que la défaite de l'armée allemande devant l'armée soviétique soi-disant dirigée par les juifs. Rappelons la logique nazie: l'extermination des juifs, responsables de la guerre, devait assurer la victoire militaire allemande. Les dirigeants nazis souhaitaient en outre passer à un mode d’exécution plus massif, plus discret et nécessitant moins de bourreaux que celui de la Shoah "par balles". A cet effet, les nazis mirent en pratique des compétences acquises avec le programme de l’ Aktion T4 d’extermination des malades mentaux allemands lourdement handicapés (du nom du n°4 de la Tiergartenstrasse à Berlin où se trouvait le principal centre d’euthanasie des malades mentaux). Ces vies « indignes d’être vécues » selon les nazis, menaçaient la pureté du sang allemand. Cette pratique « eugéniste » trouvait évidemment ses racines dans le racisme biologique et élitiste qui imprégnait les idées de l’extrême-droite européenne depuis la fin du XIXe siècle. Hitler décida cette opération de mise à mort en octobre 1939. Comme le document ci-dessous l'indique, cette décision fut antidatée du 1er septembre 1939, date de l'entrée en guerre contre la Pologne, pour signifier que l' Aktion T4 participait de l'effort de guerre. Ce document était adresser à Bouhler (le chef de la chancellerie d'Hitler) et au docteur Brandt (le médecin personnel d'Hitler). Document : Copie de l'ordre d’Adolf Hitler pour le programme d’”euthanasie” (Opération T4), signé en octobre 1939 mais daté du 1er septembre 1939. Source : United States Holocaust Memorial Museum. En ligne : https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/euthanasia-program Traduction : "Le Reichsleiter Bouhler et le docteur Brandt sont chargés d'élargir l'autorité de certains médecins dans la mesure où [les personnes] souffrant de maladies jugées incurables peuvent, après une évaluation humaine et minutieuse de leur état, se voir accorder une mort par compassion". (signé) Adolf Hitler Les futures victimes étaient sélectionnées par des commissions spéciales dans les hôpitaux du Grand Reich. En 1940 et 1941, dans six centres répartis en Allemagne et en Autriche, 70 000 malades mentaux moururent par privation totale de nourriture (« traitement par la faim ») ou gazés par du monoxyde de carbone dans des chambres à gaz déguisées en salles de douche (« traitement par le gaz »). Le corps des victimes était ensuite brûlé dans des fours crématoires. Un avis de décès invoquant une maladie était transmis aux familles. Selon l’historien Georges Bensoussan, l' Aktion T4 fut la matrice intellectuelle et technique du génocide. Le « traitement par la faim » fut en effet imposé aux ghettos polonais à partir de 1940 et les chambres à gaz servirent aux massacres de masse à partir de 1942. D'ailleurs, le personnel technique de l' Aktion T4 aida à la construction des chambres à gaz dans les centres de mise à mort en Pologne. Ainsi, le camp de Belzec, mis en service à la mi-mars 1942, fut construit sur le modèle de l' Aktion T4 avec des chambres à gaz alimentées par des bouteilles de gaz. Bien plus, le sonderkommando dirigé par le SS-Sturmbannfürer Rudolf Lange, qui avait participé à l' Aktion T4 , s'installa à Chelmno pour organiser le gazage des juifs du ghetto de Lodz dans des camions spécialement équipés, dès la fin de 1941. Les gaz d'échappement des camions étaient dirigés vers l'intérieur du camion où étaient entassées les victimes. Une précision s'impose ici. Malgré le secret, l' Aktion T4 fut rapidement connue en raison du nombre des avis de décès qui furent diffusés dans toute l'Allemagne. En outre, les voisins des centres de mise à mort avaient été alertés par la fumée malodorante émise en permanence par les fours crématoires de ces centres. Quelques évêques allemands, dont l'évêque Clemens von Galen, s'élevèrent en août 1941 contre l'assassinat en masse des handicapés mentaux et recueillirent un soutien massif des catholiques. Soucieux de ne pas s'aliéner l'Eglise catholique quelques semaines après le début de l'attaque contre l'URSS, Hitler décida d'abandonner l' Aktion T4 le 24 août 1941. Cela montre que l'action d'hommes courageux et déterminés pouvait faire reculer, au moins ponctuellement, le pouvoir nazi. Il semblerait cependant que l'extermination des malades mentaux se poursuivit malgré tout, mais à bas bruit. L’organisation systématique du génocide des juifs fut planifiée lors de la conférence de Wannsee (du nom du quartier de Berlin où se tint cette conférence), le 20 janvier 1942. Cette conférence rassembla les principaux responsables du génocide, sous la direction du SS-Gruppenführer Reinhard Heydrich, bras droit de Himmler, chef de l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA) et coordinateur de l’extermination des juifs. Le SS-Oberstrumbannführer Adolf Eichmann, responsable de la logistique des déportations par les chemins de fer au sein du RSHA, assura l’organisation de cette réunion. La « solution finale du problème juif » (selon les termes des nazis) fut mise au point à cette occasion en regroupant trois compétences nazies jusqu’ici disjointes : l’émigration forcée par les transports ferroviaires, l’internement dans les ghettos, et enfin le massacre de masse par le gaz tel qu’il avait été pratiqué sur les malades mentaux avec le programme T4. En effet, il fut décidé la déportation systématique des 11 millions de Juifs européens vers l'Est (la Pologne). Ils y seraient soumis au travail forcé et les survivants subiraient plus tard un "traitement approprié". Document : Une page du protocole de la conférence de Wannsee fournissant le nombre de juifs par pays visés par le projet de la « Solution finale ». Le total y est estimé à 11 millions. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/debut-solution-finale/la-conference-de-wannsee.html Les événements s’enchaînèrent alors très vite. Le recensement des juifs avait été ordonné en 1940 et 1941 dans tous les pays européens occupés par l’armée allemande. Au même moment, les juifs polonais, entassés dans les ghettos, étaient soumis au travail forcé et à la famine tandis que, en Europe de l’ouest, tout un arsenal législatif permit la spoliation des biens juifs, « aryanisés ». Avant leur extermination, à l’est comme à l’ouest de l’Europe, les juifs devaient produire ou fournir des ressources. Le port de l’étoile jaune fut imposé dans toute l’Europe en mai-juin 1942. Le 13 mars 1942, Himmler ordonna "l'évacuation" des Juifs des ghettos polonais vers l'Est, à savoir vers les centres de mise à mort. Les juifs des ghettos des villes polonaises, qui avaient également accueilli les juifs allemands et autrichiens, furent donc exterminés dans les centres de mise à mort de Chelmno, Belzec (500 000 morts de mars à décembre 1942), Sobibor (250 000 morts entre mai 1942 et octobre 1943) et Treblinka (900 000 morts entre juillet 1942 et novembre 1943) à l'occasion de ce que les nazis appelaient la "liquidation des ghettos" ou bien l' Aktion Reinhard (le prénom de Heydrich). Par exemple, 300 000 Juifs sur les 380 000 que comptait le ghetto de Varsovie furent transportés et assassinés à Treblinka entre le 22 juillet et le 22 septembre 1942. Rappelons un point de vocabulaire. On a longtemps distingué les camps de concentrations destinés à l’internement des prisonniers politiques et des résistants, des camps d’extermination, destinés à l’extermination des juifs. En réalité, les juifs était assassinés dans des « centres de mise à mort », selon l’expression de l’historien Raul Hilberg, qui n’étaient pas des camps. Ils étaient composés de chambres à gaz (la plupart du temps du monoxyde de carbone produit par un moteur de camion) où tous les déportés étaient exterminés dès leur descente du train, en l'espace de quelques heures, et de baraquements pour les gardiens du camp et quelques détenus juifs du Sonderkommando . Ces derniers, régulièrement tués et remplacés, portaient les cadavres depuis les chambres à gaz vers les fosses communes. A Chelmno, les juifs étaient entassés dans des camions spéciaux et gazés par les gaz d'échappement de ces camions lors du trajet qui les conduisait jusqu'à une forêt où leurs corps étaient entassés dans d'immenses fosses communes. Document : Un camion à gaz Magirus-Deutz endommagé est inspecté en 1945 près de Chełmno. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Destroyed_Magirus-Deutz_furniture_transport_van_Kolno_Poland_1945.jpg Fin 1943, après la révolte du Sonderkommando de Treblinka (août 1943) et de Sobibor (octobre 1943) pressentant la liquidation du camp, ces centres de mises à mort furent fermés, démantelés et rasés car tous les juifs polonais et allemands avaient été tués. En 1944, les nazis firent déterrer et incinérer par des détenus juifs les corps qui avaient été entassés dans les fosses communes de ces centres de mise à mort. Ils firent ainsi disparaître toute trace des centres de mise à mort. Aujourd'hui, il n'en reste pratiquement rien mais des archéologues tentent actuellement d'en retrouver les traces. Document : La gare ferroviaire du centre de mise à mort de Sobibor en Pologne. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/solution-finale/les-camps-de-la-mort.html Source : documentation photographique n°8085, p. 61. A Belzec, les personnes descendaient du train sur le quai de débarquement (1). Elles se déshabillaient dans le bâtiment de déshabillage (3). Pendant que les femmes étaient rasées, les hommes étaient obligés de courir dans le boyau, dont les barbelés étaient camouflés par des branchages, et rentraient dans la chambre à gaz. Ces chambres à gaz étaient alimentées en CO par un moteur de camion (7). Venait ensuite le tour des femmes. Les corps étaient entassés dans les fosses communes par les membres du Sonderkommando. Les corps furent brulés à partir de l'été 1942 et le camp fut ensuite démantelé. La légende permet d'évaluer la taille très réduite de ce centre de mise à mort : 450 mètres X 300 mètres. Document : L’Europe concentrationnaire. Source : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/chronologie-et-cartes/cartes.html Aux centres de mise à mort situés près des ghettos, s'ajoutèrent les camps de Maidanek et Auschwitz. Maidanek était un camp mixte qui associait un centre de mise à mort des juifs du ghetto de Lublin et des camps de travail forcé pour des usines allemandes. En novembre 1943, plus de 40 0000 travailleurs de ces camps furent systématiquement massacrés lors de l' Aktion Erntefest ("fête de la moisson") ordonnée par Himmler . 2.3.3 Le camp d'Auschwitz Le camp d’ Auschwitz reste le symbole absolu de la barbarie nazie. Près de 1,1 millions de personnes y trouvèrent la mort. Il associait des camps de travail forcé enfermant jusqu'à 100 000 détenus soumis au travail forcé, et un centre de mise à mort. Il faisait donc partie à la fois du système concentrationnaire et du système des centres de mise à mort nazis. Ce camp s’étendait sur près de 40 km² de ce qui fut nommé la zone d'intérêt . Il était situé sur un nœud ferroviaire, à proximité de Cracovie, qui le mettait en relation avec l’Europe entière. Le premier camp, Auschwitz I, fut ouvert en juin 1940 sur l’ordre de Himmler sur le site d'un ancienne caserne polonaise pour interner des détenus polonais considérés comme dangereux pour la sécurité du Reich. Il devint ensuite un camp de concentration et de travail forcé pour des prisonniers de guerre soviétiques et des détenus politiques venus de l’Europe entière. En mars 1941, Himmler fit construire le camp d’Auschwitz II Birkenau, distant de 3 km du précédent, en prévision de la détention des futurs prisonniers de guerre soviétiques (qui n'y furent pas détenus, finalement). Ce camp devint le plus grand du système concentrationnaire nazi. Il couvrait 170 hectares (720 mètres X 2 340 mètres) et comprenait près de 300 baraques en bois (40 m de long, 9,5 m de large, 2,6 m de haut) prévues initialement pour 52 chevaux et qui abritaient près de 400 détenus. Enfin, le camp Auschwitz III Monowitz était un camp de travail forcé fournissant une main d'œuvre très bon marché aux entreprises allemandes qui s'étaient installées à proximité (Krupp, Siemens, IG Farben, etc.). Primo Levi, qui a écrit son témoignage crucial sur Auschwitz dans Si c’est un homme , fut affecté à ce camp car il était ingénieur chimiste. D'autres détenus, et notamment des femmes, travaillèrent dans les entreprises agricoles de la zone d'intérêt. Par exemple, Simone Veil construisit des murets dans ces champs. Himmler décida en janvier 1942 que l'ensemble de ces camps devait accueillir en priorité des juifs, hommes et femmes, destinés à devenir les esclaves de ces grands entreprises. En septembre et octobre 1941, le gazage de prisonniers de guerre soviétiques ( Aktion 14f14 ) à l’aide du Zyklon B , un puissant insecticide à base d'acide cyanhydrique, aida à la mise au point des chambres à gaz d’Auschwitz -Birkenau. Ce mode de mise à mort différait donc de celui des autres centres de mise à mort où les victimes était gazées par du monoxyde de carbone produit par des moteurs de camion. Ce camp fut alors doté de chambres à gaz et de fours crématoires pour l’extermination des convois de Juifs venus de l’Europe entière. En juillet 1942, Himmler décida que ce camp deviendrait la destination finale de tous les convois des juifs d’Europe du sud et de l’ouest. Le premier convoi arrivant de Slovaquie fut sélectionné ou exterminé à Birkenau le 4 juillet 1942. A partir de 1943, alors que les centres de mise à mort des juifs polonais et allemands furent fermés car ils avaient achevé leur sinistre besogne, Auschwitz devint le principal centre de mise à mort des juifs européens. Document : Le plan du complexe concentrationnaire d’Auschwitz Source : Auschwitz, la solution finale. Les collections de l’histoire n°3, 1998, p. 39. Les déportations massives dans toute l'Europe en direction d'Auschwitz débutèrent donc en juillet 1942 : 11 juillet, déportation des juifs de Salonique, 16 et 17 juillet, rafle du Vel’d’Hiv' à Paris, etc. En l’espace de quelques semaines, les chemins de fer allemands, sous la direction de Eichmann, furent capables d’organiser des centaines de convoi entre l’été 1942 et l’été 1944, depuis toute l’Europe en direction de la Pologne. Ces trajets se faisaient dans des conditions épouvantables : 100 ou 200 personnes entassées, debout, dans des wagons de marchandises prévus pour 40 personnes (par exemple des soldats), sans aération, sans eau ni nourriture, pour un voyage durant entre deux et douze jours. Le temps de trajet dépendait de la distance mais également de l’encombrement des voies ferrées. Précisons que les convois étaient financés et réglés à la Reichsbahn par le vol des biens des déportés eux-mêmes. Dès l’arrivée du convoi à Auschwitz-Birkenau, les déportés devaient descendre sur la « rampe » ( Judenrampe ), le quai où ils subissaient la « sélection » (qui n’existait pas dans les autres centres de mise à mort) opérée par un médecin SS : d’un côté les adultes vigoureux âgés de 16 ans à 45 ans, qui seraient soumis au travail forcé, de l’autre les vieillards, les malades, les femmes accompagnées d’enfants qui étaient aussitôt dirigés vers l'une des quatre chambres à gaz distantes de 2,5 km de la rampe. Après s'être déshabillés dans un vestiaire contre la promesse de bénéficier d'une douche, les malheureux, entassés dans les chambres à gaz, qui pouvaient accueillir 2000 à 3000 personnes à la fois, mourraient à l'issue d'une agonie atroce qui durait entre 10 et 15 minutes, sous l'effet du gaz produit par les cristaux de Zyklon B . Les corps étaient ensuite incinérés dans les fours crématoires couplés à chaque chambre à gaz. Chaque four crématoire pouvait incinérer 3 000 corps. A partir du mois de mai 1944, en vue de l’extermination des 430 000 juifs hongrois, la ligne de chemin de fer fut prolongée jusqu’au voisinage des chambres à gaz et passa désormais sous un mirador, jusqu'au nouveau quai nommé la Bahnrampe . La ligne de chemin de fer passant sous ce mirador devint ensuite l’image iconique du camp d’Auschwitz-Birkenau car, passé ce mirador, les déportés subirent l’un des plus grands crimes de l’histoire de l’humanité. De leur côté, les juifs sélectionnés pour le travail étaient déshabillés et tondus, un numéro était tatoué sur leur avant-bras gauche. Certains d’entre eux (jusqu'à mille environ en même temps) étaient sélectionné pour travailler dans le sonderkommando chargé de porter les cadavres depuis les chambres à gaz vers les fours crématoire. Les autres travaillaient dans les usines installées à proximité du camp ou traitaient les vêtements et les objets personnels des victimes, qui étaient redistribués dans tout le Reich. Encadré : Pourquoi les détenus d'Auschwitz étaient-ils tatoués ? Les survivants juifs du camp d'Auschwitz portèrent toute leur vie leur numéro matricule de déporté tatoué sur leur avant-bras gauche, ce qui n'était pas le cas des déportés des autres camps de concentration nazis. En effet, lors de l'hiver 1941-1942, les prisonniers soviétiques qui construisaient le camp d'Auschwitz moururent en masse. Leurs camarades s'emparaient de leurs vêtements pour lutter contre le froid. Les SS, confrontés à des monceaux de cadavres nus, se trouvèrent alors face à un problème administratif : dépourvus de leur numéro matricule qui était imprimés sur leurs vêtements (comme dans tous els autres campas de concentration), ces cadavres devenaient inidentifiables. Les SS trouvèrent une solution à ce problème : le tatouage du numéro matricule, d'abord sur la poitrine (ce qui se révéla beaucoup trop douloureux) puis sur l'avant-bras gauche à partir de mai 1942. (D'après Tal Bruttmann, Auschwitz , La découverte, 2025, p. 29) Il est donc important de comprendre la spécificité du camp d'Auschwitz. Ce camp était d'une part le plus grand camp de concentration et de travail forcé de l'Allemagne nazie, où étaient détenus des Polonais, des résistants de divers pays, des hommes et des femmes, et surtout des juifs réduits eux aussi en esclavage. Ces détenus étaient déplacés d'un camp à l'autre en fonction des besoins des entreprises en main d'œuvre. Ils mourraient de faim, de maladie et de mauvais traitement. Lorsqu'ils étaient trop faibles ou trop malades, ils pouvaient être "sélectionnés" pour être exécutés dans les chambres à gaz. D'autre part, le camp d'Auschwitz II-Birkenau comprenait un centre de mise à mort où étaient exterminés, dès leur arrivée, les juifs qui avaient été "sélectionnés" sur la Judenrampe puis sur la Bahnrampe pour mourir tout de suite. Comme l'explique l'historien Tal Bruttmann, ces malheureux ne pénétraient pas dans le camp d'Auschwitz-Birkenau car ils étaient tout de suite acheminés vers les chambres à gaz situées en périphérie de ce camp. Cette distinction explique le fait que quelques milliers de personnes juives survécurent à la déportation à Auschwitz alors que les rescapés des autres centres de mise à mort se comptent sur les doigt de la main. Les photographies qui suivent sont extraites de l’ Album d’Auschwitz , recueil de 193 photographies prises par le SS Ernst Hoffman à la fin du printemps 1944, lors de l’extermination des 430 000 juifs hongrois (environ 12000 par jour). Elles permettent de retracer le parcours des malheureux dès leur descente du train. Grâce à l'ouvrage de Tal Bruttman, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, Un album d'Auschw itz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes (Seuil, 2023), nous savons que ces photographies étaient des mises en scène. Elles visaient à montrer aux responsables de la SS à Berlin , et notamment à Himmler, l'excellence de l'organisation de l'arrivée des convois à Auschwitz et la fluidité de la "sélection". Dans la réalité, les déportés étaient accueillis par des coups et des cris. De très puissants projecteurs les aveuglaient à dessein lors de la descente des wagons. Les SS ne leur laissaient pas le temps de comprendre où ils se trouvaient. En outre, des révoltes ou des scènes de panique émaillaient régulièrement ce moment terrifiant, notamment lors de la séparation des familles. Document : Les déportés descendent du wagon de marchandise (appartenant à la SNCF) dans lequel ils ont voyagé. Source : Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org) Les déportés sur la « rampe ». Dans le fond, les cheminées des crématoires II et III. Source : Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org) Document : La sélection. Après leur descente du train, sur la « rampe », les personnes commencent à être sélectionnées par le médecin SS visible à droite de l’image. A gauche, s’est formée la file des femmes, des enfants et des vieillards, à droite de l’image, celle des hommes. Tout à fait à gauche, se tiennent les détenus en costume rayé qui viennent prendre les bagages des déportés. Dans le fond à gauche, le mirador sous lequel passaient les trains à partir du printemps 1944, devenu l’image iconique d’Auschwitz. Source: Arrivée | L'album d'Auschwitz (yadvashem.org) Document : La sélection. Les deux files sont constituées. On remarquera la canne du SS au premier plan. Cet objet servait à frapper les déportés. Il est la preuve que l'arrivée des convois ne se passait aussi facilement que ces photographies semblent le suggérer. Source: https://www.yadvashem.org/fr/processus-de-selectio.html Document : Les femmes et les enfants, délestés de leurs bagages, se dirigent vers les chambres à gaz . Remarquer la petite fille à gauche qui tire la langue au photographe dans un ultime geste de défi. Source : https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/03/02/un-album-d-auschwitz-echapper-au-regard-des-bourreaux_6163933_3260.html Document : Sur la « rampe », une colonne de déportés hongrois est dirigée, à la descente du train vers la chambre à gaz et crématoire II d’Auschwitz-Birkenau, le 25 août 1944 . Photographie aérienne prise par un avion anglais ou américain. Source : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/documents-darchives/assassiner.html Nous disposons de plusieurs photographies aériennes du camp d’Auschwitz réalisées par les Alliés. Elles prouvent non seulement que les Alliés connaissaient l’existence de ce camp (en plus, ils en avaient été informés directement par des agents polonais tels que Jan Karski qui rencontra Roosevelt à la Maison Blanche le 28 juillet 1943) mais que, à partir du printemps 1944, ils auraient pu le bombarder et gêner ainsi la déportation des 430 000 juifs hongrois. Ils n’en firent rien. Officiellement, ils craignaient que leurs bombes ne tuent des déportés (qui, de toute façon arrivèrent dans le camp par les lignes de chemins de fer qui n’avaient pas été bombardées par les Alliés et disparurent dans les chambre à gaz qui n’avaient pas non plus été bombardées par les Alliés). Il semblerait plutôt que les dirigeants britanniques et américains ne voulaient pas être accusés, par des opinions publiques plutôt antisémites, de « faire la guerre pour les Juifs ». Deux ouvrages essentiels, qui figurent parmi les plus grandes œuvres littéraires du XXe siècle, doivent être lus au sujet d'Auschwitz : Si c'est un homme , de Primo Levi et Etre sans destin , d'Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002. Document : L’une des quatre photographies prises par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz en août 1944 . L’auteur de la prise de vue s’est placé à l’intérieur du vestiaire attenant à la chambre à gaz pour éviter d’être vu. La photographie montre les membres du Sonderkommando et les cadavres de Juifs hongrois qu’ils s’apprêtent à brûler dans une fosse car les fours crématoires étaient alors saturés. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Auschwitz_Resistance_280.jpg Document : Les rails pénétrant dans le camp de Birkenau à partir de mai 1944. Photographie prise en janvier 1945. Source : AP On estime que, sur 1,3 millions de personnes arrivées à Auschwitz entre 1940 et 1944, 1,1 millions périrent, dont un million de Juifs assassinés entre février 1942 et novembre 1944. Sur ce total, il convient de compter 21 000 Tsiganes morts de mauvais traitement ou gazés en juillet-août 1944. En novembre 1944, Himmler, estimant le travail achevé et redoutant l’avancée de l’armée soviétique, fit dynamiter les chambres à gaz et les fours crématoires pour tenter d’effacer le crime qui s’y était produit. L’armée soviétique "découvrit" le camp le 27 janvier 1945 (les historien·nes ne parlent plus de la "libération" d'Auswchitz mais de sa "découverte"). C’est la raison pour laquelle, désormais dans l’Union européenne, le 27 janvier est la journée de souvenir de la Shoah. Cependant, il ne restait plus dans le camp que quelques milliers de détenus qui ne pouvaient plus se déplacer par eux-mêmes, à savoir les plus malades, dont Primo Levi. Au cours des jours précédents, les nazis avaient contraint l’immense majorité des détenus à quitter le camp pour ce qui a été nommé les marches de la mort . A pied, dans le froid et la neige, sans nourriture, sous les coups, ils durent rejoindre les camps de concentration situés en Allemagne. Bien peu parmi eux parvinrent à destination. Simone Veil, sa sœur et sa mère, qui mourut au camp de Bergen-Belsen, subirent ces marches de la mort. Document : Auschwitz. Détenus couchés sur des châlits à l'intérieur d'une baraque après la libération du camp . Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/les-derniers-episodes-de-la-guerre-et-ses-consequences-immediates/les-survivants.html 2.4. Le bilan du génocide des juifs Il fut reproché aux rares survivants du génocide de s’être laissés entraîner à l’abattoir sans avoir réagi. Il faut savoir tout d’abord que plusieurs révoltes eurent lieu. Il y eut les révoltes des Sonderkommando à l’approche de la liquidation du camp par les nazis à Treblinka, à Sobibor et à Auschwitz (le 7 octobre 1944). Les révoltés purent tuer quelques gardes SS mais furent presque tous exécutés. Les survivants des Sonderkommando, très peu nombreux, témoignèrent dans le film de Claude Lanzmann, Shoah . La principale révolte fut la révolte du ghetto de Varsovie , du 19 avril au 8 mai 1943, à l’occasion de laquelle plusieurs centaines de jeunes juifs de l'Organisation Juive de Combat tinrent en échec des milliers de soldats allemands et de SS. Ces derniers écrasèrent la révolte en détruisant systématiquement tous les immeubles du ghetto. Les survivants furent exécutés sur place ou déportés dans les centres de mise à mort. La photographie qui suit, prise par un Allemand, est devenue le symbole de la répression de cette révolte. Elle montre des juifs délogés d'un abri par les soldats allemands et voués à la mort. Le désespoir du petit garçon au premier plan manifeste l'immense détresse des derniers occupants du ghetto. On remarquera la petite fille au second plan qui, dans un ultime geste de défi, tire la langue au photographe. Document : Des juifs capturés par les Allemands lors de l'écrasement de la révolte du ghetto de Varsovie, mai 1943. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Stroop_Report_-_Warsaw_Ghetto_Uprising_06b.jpg La principale raison du faible nombre de révoltes tient au manque de soutien de la population locale (par exemple la résistance polonaise a refusé de livrer des armes aux organisateurs de la révolte du ghetto de Varsovie) et surtout au caractère inouï et à la rapidité du processus d’extermination. Qui pouvait imaginer que les discriminations mises en place en 1940-1941 allaient déboucher sur une tragédie en 1942 ? En outre, la plus grande partie des victimes fut assassinée en 1942 et 1943. La rapidité du processus ne laissa pas le temps de mettre en place des organisations capables de protéger les victimes. Enfin, n’oublions pas que, dans les ghettos des villes polonaises, la situation psychique et physique des personnes était déplorable : elles mourraient littéralement de faim. Il suffisait de leur promettre un peu de pain pour qu’elles montent dans les trains, alors quelles savaient pertinemment que ces trains les menaient à la mort. La réalité et la spécificité du génocide des juifs fut mal comprise à la Libération. En Occident, les images des camps de concentration situés en Allemagne et libérés par les armées britannique et américaine, tels que Dachau, Buchenwald, ou Bergen-Belsen, stupéfièrent le monde. En revanche, le camp d’Auschwitz fut découvert par l’armée soviétique, et les autres centres de mise à mort avaient été totalement détruits par les nazis. Du côté soviétique, la souffrance des juifs fut gommée par l’orientation progressivement antisémite du régime stalinien, et disparut surtout sous l’ampleur des pertes subies par les Soviétiques dans cette guerre (plus de 25 millions de morts). En outre, les survivants juifs étaient très peu nombreux, comparativement aux résistants survivants des camps de concentration. A l’échelle de l’Europe, les juifs représentèrent 54 % des déportés et seulement 6 % des rescapés. En France, jusque dans les années 1970, tous les déportés étaient confondus. Ils avaient certes tous subi des expériences douloureuses, mais incomparables les unes par rapport aux autres. On évoquait les déportés « raciaux » (les juifs), les déportés politiques (les résistants) et les déportés du travail (STO). C’est seulement à partir des années 1970, après le procès Eichmann à Jérusalem en 1961, que la spécificité du génocide fut réellement prise en compte. Enfin, le film de Claude Lanzmann, Shoah , en 1985, joua un rôle essentiel dans la prise en compte de la spécificité du génocide des juifs. Ce film dure neuf heures mais il est absolument remarquable et bouleversant. Les survivants des Sonderkommando qui y témoignent sont des hommes dont la douleur et l'humanité les rendent très attachants. Lors du procès de Nuremberg , tenu du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, le crime de génocide ne fut pas retenu comme motif pour juger les 24 principaux dirigeants nazis. On lui préféra quatre chefs d’accusation : « crime de complot » et « crime contre la paix » (les agressions conduisant au déclenchement de la guerre), « crimes de guerre » (les massacres de populations civiles et de prisonniers de guerre soviétiques notamment) et de crimes contre l’humanité (l'extermination des juifs). Comme nous l'avons vu en introduction, ce dernier type de crime fut conceptualisé par Hersch Lauterpach, un juif originaire de Lemberg (actuelle Lviv), professeur de droit à l’université de Cambridge. Contre le concept de génocide défendu par Raphael Lemkin, il défendait celui de crime contre l’humanité, plus large, en envisageant les victimes non pas comme les membres d’un groupe mais comme des individus dont on avait nié l’humanité par un ensemble de mauvais traitements. Le crime de génocide servit à juger les criminels de guerre lors des procès ultérieurs. Sur la distinction entre crime de génocide et crime contre l’humanité, il faut lire l’ouvrage passionnant de Philip Sands, Retour à Lemberg (2017), qui développe les différences entre ces deux catégories juridiques en racontant la vie de Lauterpach et de Lemkin, tous deux originaire de Lemberg (Lviv aujourd'hui). 3. Le génocide des Tsiganes dans l’Europe nazie 3.1. La définition nazie des Tsiganes et les premières persécutions (Il convient de consulter le post sur la France durant la Deuxième Guerre mondiale pour connaître le traitement infligé aux Tsiganes en France). Un troisième génocide, celui des Tsiganes, est moins connu, et n’a pas été évoqué à Nuremberg. Le traitement dont les Tsiganes furent victimes durant la Seconde Guerre mondiale relève, pour certain·es historien·nes, d’un processus génocidaire mais cette désignation fait encore débat. On nomme parfois ce génocide le Samudaripen ("Tuez-les tous" en romani). Le terme générique « Tsiganes », peu satisfaisant et contesté, est utilisé ici par commodité pour désigner plusieurs groupes de populations ayant en commun de parler le romani . On distingue en effet les "Roms" (Europe de l'Est or du monde germanique), des "Sinti" (Allemagne et France) et des "Gitans" (Espagne et sud de la France). Dans tous les pays d’Europe, les Tsiganes subissaient déjà des discriminations car la construction des États nations au cours du XIXe siècle s’accommodait mal de ces populations considérées (à tort ou à raison) comme nomades et donc difficiles à contrôler. On estime que, sur un million de Tsiganes vivant en Europe avant la guerre, entre 90 000 et 250 000 (ou 500 000 ?) furent assassinés. Cette évaluation reste provisoire et augmente au fur et à mesure de la découverte d’archives et de fosses communes. En outre, les Tsiganes de Roumanie, de Bulgarie et de Yougoslavie n’étaient pas inscrits à l’état civil, si bien que les statistiques de leurs disparitions resteront toujours sujettes à caution. Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en janvier 1933, les Tsiganes furent victimes des discriminations qui conduisirent finalement au génocide, selon une logique semblable à celle des discriminations visant les juifs, mais avec certaines spécificités. En effet, sans injonctions du pouvoir central, plusieurs grands villes allemandes décidèrent d’elles-mêmes l’ouverture de camps d’internement pour les Tsiganes, dits Zigeunerlager , entre 1933 et 1935. Jusque là, les Tziganes ne préoccupaient pas Hitler. Ces initiatives locales signalaient une hostilité profonde de toute la société à l’égard des Tsiganes. Le décret du 14 décembre 1937 rendait en outre possible « à titre préventif » l’internement des Tsiganes dans les camps de concentration, tels que Dachau et Buchenwald. Ils portaient soit le triangle brun des Tsiganes soit le triangle noir des « asociaux ». Cette hésitation dans la stigmatisation montre que les Tsiganes occupaient une place différente de celle des juifs dans l’idéologie raciste des nazis : à la fois une « race aryenne » et une population "asociale", marginale, socialement dominée en raison de leur genre de vie supposé. Comment résoudre cette contradiction ? Après les lois de Nuremberg, les nazis cherchèrent à définir toutes les catégories exclues de la communauté allemande. Le ministère de l'intérieur créa en 1936 "l'Institut pour l'hygiène raciale et la biologie de la population" dirigé par l’« anthropologue » nazi Robert Ritter. Ce dernier distingua les « Tsiganes racialement purs » (les Sinti et les Lalleri), considérés comme des indo-européens (aryens) puisqu’ils étaient venus de l’Inde à la fin du Moyen-Age, des « Tsiganes métissés » ou « demi-Tsiganes » ( Zigeuner-Mischlinge ) qui, eux, menaçaient la pureté de la race allemande. Cet exemplaire de la "race aryenne" aurait alors été "abâtardi" par le métissage qui expliquait leur dégénérescence et leur genre de vie asocial. Bien entendu ces distinctions racistes délirantes ne présentent aucune valeur scientifique (ou, du moins, relevaient d'une "science" biologique nazie). Ritter s'attacha donc à l'identification des Tziganes du Reich ainsi qu'à leur généalogie pour distinguer les "Tziganes purs" des "Tziganes métissés". En réalité, Ritter doutait de l'aryanité des Tziganes alors que Himmler était persuadé de leur aryanité. La conception raciale des nazis concernant les Tsiganes, était hésitante et se situait à l’inverse de celle qui concernait les juifs : alors que les juifs « métissés » furent parfois exemptés de la déportation et de l'extermination, car considérés comme moins dangereux et mieux intégrés à la société allemande, les Tsiganes « métissés » étaient considérés comme les plus dangereux pour la pureté de la race allemande et devaient être déportés en priorité. Dans un cas le métissage était considéré comme un avantage, dans l’autre cas comme un inconvénient. Les arrestations des Tsiganes étaient opérées par la Kripo (la police criminelle) sous l’autorité d’Arthur Nebe, l’un des bras droits de Himmler. 3.2. Vers l’extermination des Tsiganes européens En décembre 1938 la loi « contre le danger Tsigane » énoncée par Himmler découlait de l’assimilation des Tziganes à des criminels et à des asociaux, en raison de leur supposé mode de vie, qu’il fût nomade ou sédentaire. Elle visait également à isoler les Tsiganes du peuple allemand afin de préserver la pureté de sang de ce dernier. En effet, selon l’idéologie nazie, le mariage mixte d’un.e Tsigane avec un.e Allemand.e était vu comme une atteinte à la pureté de la race allemande mais également comme une déchéance sociale pour l'Allemand.e concerné.e puisque les Tsiganes étaient considérés comme relevant des bas-fonds de la société. C'est peut-être la raison pour laquelle les nazis considéraient le métissage avec les Tziganes avec plus de répugnance que le métissage avec les juifs. Fut alors considérée comme Tsigane toute personne ayant au moins un grand-parent tsigane (alors qu’il fallait avoir au moins trois grands-parents juifs pour être identifié comme juif). Les « Tsiganes métissés » avaient un passeport bleu ciel alors que les « Tsiganes purs » (les Sinti et les Lalleri) détenaient un passeport brun qui était censé les protéger des persécutions. Les femmes relevant de cette catégorie furent soumises à la stérilisation forcée afin que la « race » tsigane s’éteigne rapidement. Ce type de traitement relève lui aussi, juridiquement, des pratiques génocidaires. En mars 1941, dans le camp de Ravensbrück, la stérilisation forcée et de masse fut imposée, dans des conditions qui s'apparentaient à de la torture, à des « femmes tsiganes indignes de se reproduire ». Comme la stérilisation présentait de nombreuses difficultés d’ordre matériel et techniques, il parut bientôt plus simple aux yeux des nazis d’exterminer directement tous les Tsiganes. Le 21 septembre 1939, tout de suite après l’annexion de la Pologne, Reinhard Heydrich, le principal coordinateur de la Shoah sous l'autorité de Himmler, décida la déportation de tous les Tsiganes allemands et autrichiens du Grand Reich vers le Gouvernement général de la Pologne. Mais cette décision ne fut pas appliquée, en raison de l’opposition du gouverneur général Hans Frank, sauf pour 5 000 Sinti et Lalleri autrichiens déportés dans le ghetto de Lodz, où ils occupèrent un quartier séparé et furent soumis à des conditions d'existence encore plus effroyables que celles des juifs, sans ravitaillement, sans eau ni sanitaires. Un épidémie de typhus les décima très vite et les survivants furent gazés à Chelmno au début de 1942 pour des raisons prophylactiques : le typhus menaçait de s'étendre aux populations allemands environnantes. Les Tsiganes vivant sur le territoire de l’ancienne Pologne furent également regroupés dans les ghettos des grandes villes polonaises et furent gazés dans les centres de mise à mort de Treblinka et de Chelmno. Enfin, lors de l’offensive contre l’URSS, à partir de juin 1941, les Einsatzgruppen exécutèrent systématiquement les familles tsiganes des pays baltes, d’Ukraine ou de Biélorussie en même temps qu’ils exécutaient les juifs. Tous les Tsiganes du Grand Reich furent dans un premier temps internés dans les camps spécifiques ( Zigeunerlager ) qui avaient été ouverts en Allemagne et en Autriche durant les années précédentes, comme nous l’avons vu, avant leur expulsion programmée hors du territoire du Grand Reich, dans les ghettos de Pologne. Les conditions très dures d’internement, la faim et les maladies emportèrent un grand nombre des détenus de ces ghettos. Par le décret du 16 décembre 1942, connue sous le nom de "décret Auschwitz", Himmler décida la déportation à Auschwitz-Birkenau de tous les Tsiganes du Grand Reich, sans prise en compte de leur « degré de métissage ». Les Tziganes n'étaient donc plus concentrés dans les ghettos mais dans un camp qui joua le même rôle. A la différence des juifs, ils ne furent pas "sélectionnés" à leur arrivée. Les registres du camp d’Auschwitz indiquent le nom de 23 000 personnes dont 11 000 enfants, Tsiganes, Sinti et Lalleri. Ces personnes furent regroupées dans les 32 baraques du « camp Tsigane » ( Familien-zigeunerlager ) ouvert en février 1943 à Auschwitz-Birkenau. Ce camp présentait la particularité de détenir des familles entières rarement astreintes au travail forcé, sans que l'on sache pourquoi, alors que les enfants juifs et leurs mères étaient exterminés dès leur arrivée à Auschwitz. Certains enfants tziganes, notamment des jumeaux, firent l’objet d’expériences médicales atroces menées par le « médecin » du camp Joseph Mengele. Les conditions de vie dans ce camp étaient tellement terrifiantes que 14 000 personnes moururent de malnutrition, du typhus et de la malaria en l'espace d'une année. Le 16 mai 1944, les hommes, armés de pelles, de barres de fer et d’outils utilisés pour les travaux, s’opposèrent physiquement à la liquidation du camp tzigane décidée par les SS. Ces derniers n’insistèrent pas alors qu'ils auraient facilement pu réprimer la révolte. Ils transférèrent ensuite les hommes en état de travailler dans le camp d’Auschwitz I où ils disparurent au cours des mois suivants. Les 2 897 personnes restantes, essentiellement des malades, des femmes et des enfants, furent gazées dans la nuit du 2 au 3 août 1944, lors de ce que les nazis nommèrent « la nuit des Gitans », sans doute pour faire de la place à d'autres convois de déportés. En 2015, le Parlement européen décida de faire du 2 août la « Journée européenne de commémoration du génocide des Roms » . Comme l’indique l’historienne Henriette Asséo, si le massacre de 2 900 personnes pèse moins quantitativement que celui des 430 000 Juifs hongrois assassinés à Auschwitz au printemps et à l’été 1944, le symbole n’en est pas moins très fort : en massacrant des familles entières en l’espace d’une seule nuit, les nazis signifiaient leur volonté de précipiter rapidement dans le néant le souvenir d’un peuple tout entier. Au total, au moins 85 % des Tziganes déportés à Auschwitz y moururent. La déportation à Auschwitz concerna les Tsiganes du Grand Reich qui furent quasiment tous exterminés, mais aussi ceux des Pays-Bas, du Luxembourg, de la Belgique, et des départements du Nord de la France (157 personnes) rattachés à la Belgique. Les Tsiganes alsaciens furent internés dans le camp de Natzweiler-Struthof. Ils furent également exterminés en Croatie et en Serbie, et déportés en Roumanie. 3.3. Un génocide toujours méconnu Le génocide des Tsiganes ne fut pas évoqué lors du procès de Nuremberg et la persécution des Tsiganes ne s’arrêta pas en 1945. Plusieurs pays, dont la France, les maintinrent en détention plusieurs mois après la Libération. Après-guerre, le gouvernement de la République Fédérale Allemande considéra que les mesures prises contre les Tsiganes avant 1943 l’avaient été contre des personnes ayant commis des infractions pénales, et non pour des raisons raciales ! Les survivants ne purent donc obtenir aucun dédommagement. En 1979, la RFA reconnut enfin le caractère raciste de la persécution des Tsiganes par les nazis. Mais, à cette date, de nombreux survivants étaient décédés et ne purent recevoir le moindre dédommagement. En 1982, le chancelier allemand Helmut Schmidt reconnut officiellement le génocide des Tsiganes. La France n’a pas vraiment reconnu le génocide des Tsiganes qui fait toujours l’objet de débats entre les historien.nes. En effet, les Tziganes résidant alors en France ne furent pas massacrés. Une proposition de loi allant en ce sens fut déposée au Sénat en 2008. Elle ne semble pas avoir abouti. Le 29 octobre 2016, sur le site du camp de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), où 2 000 personnes furent internées pendant la guerre, le président Hollande a reconnu la souffrance des Tsiganes internés et la responsabilité de l’État français. Mais il semble que rien n’a changé depuis cette date. Conclusion Le contenu de ce post est évidemment terrifiant. De nombreux collègues enseignant dans le premier degré refusent d'enseigner ce sujet au motif qu'il risque de traumatiser les élèves. Cependant, ce chapitre figure au programme d'histoire du cycle 3 et, à ce titre, il doit être enseigné. D'autre part, des élèves âgés de 10 ans doivent être informés de ces tragédies pour comprendre que nous ne vivons pas dans un monde idéal. On pourrait également indiquer qu'il est nécessaire d'assurer cet enseignement pour que la connaissance des génocides passés puisse éviter la commission de génocides futurs, selon une logique de "devoir de mémoire" et de "plus jamais ça". Or, nous savons hélas que la connaissance des génocides n'a pas permis d'éviter le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, ou celui des Rohingyas en Birmanie plus récemment. Certaines personnes considèrent également qu'il faut aborder ce sujet de manière rationnelle et dépassionnée, notamment en montrant la longue chronologie de la persécution des Arméniens, des juifs (depuis le Moyen Age) et des Tziganes afin de conduire les élèves à réfléchir au rôle des institutions dans ces persécutions. Le risque est que les élèves, même bien intentionnés, prononcent cette phrase terrible : "Il doit bien y avoir une raison pour que tout le monde leur en veuille, depuis si longtemps". En outre, je pense, et la tonalité de ce post l'a peut-être montré, que c'est l'émotion, appuyée sur des faits objectifs et étayés, qui permet d'entrer dans un début de compréhension (très partielle) de ce que peuvent signifier, concrètement et en dernier recours, les discriminations, la haine d'autrui, le racisme et le nationalisme. C'est l'émotion qui nous fait nous placer du côté des victimes pour combattre les partisans des bourreaux, toujours plus nombreux. Pour se remonter le moral, une bonne solution est de regarder Inglorious batards , le réjouissant film de Quentin Tarantino où Brad Pitt et Mélanie Laurent massacrent les nazis.
- Sujet possible : L'année 1789 - La ligne ferroviaire des Hirondelles
Par Didier Cariou, maitre de conférence HDR en didactique de l'histoire à l'université de Brest Épreuve écrite d’application Domaine histoire, géographie, enseignement moral et civique Épreuve notée sur 20 - Durée 3h Composante histoire (12 points) 1. En vous appuyant sur le dossier documentaire et sur vos connaissances, expliquez en quoi une transformation profonde du régime politique de la France a été opérée durant l’année 1789. 2. Proposez une séquence sur les transformations de la France durant l’année 1789, pour des élèves de CM1, en définissant les objectifs d’apprentissage et les compétences travaillées. Vous donnerez un titre à chaque séance et vous indiquerez précisément quels documents issus du dossier documentaire vous utiliseriez pour chacune des séances. Vous détaillerez enfin l’exploitation pédagogique de l’un de ces documents. Composante géographie (8 points) 3. Décrivez les problèmes rencontrés actuellement par la ligne ferroviaire des Hirondelles (département du Jura) en mobilisant dans votre description les concepts de la géographie. 4. Proposez une exploitation pédagogique des documents 14, 15, 16 et 17, incluant la production par les élèves d’une production graphique Document 1 : Extrait du programme du cycle 3, classe de CM1 (2020) Thème 3: Le temps de la Révolution et de l'Empire - De l’année 1789 à l’exécution du roi : Louis XVI, la Révolution, la Nation. - Napoléon Bonaparte, du général à l’Empereur, de la Révolution à l’Empire La Révolution française marque une rupture fondamentale dans l’ordre monarchique établi et on présente bien Louis XVI comme le dernier roi de l’Ancien Régime. On apportera aux élèves quelques grandes explications des origines économiques, sociales, intellectuelles et politiques de la Révolution. Cette première approche de la période révolutionnaire doit permettre aux élèves de comprendre quelques éléments essentiels du changement et d’en repérer quelques étapes clés (année 1789, abolition de la royauté, proclamation de la première République et exécution du roi). Napoléon Bonaparte, général dans les armées républicaines, prend le pouvoir par la force et est proclamé empereur des Français en 1804, mais il conserve certains des acquis révolutionnaires Document 2 : Portrait en costume de sacre du roi de France et de Navarre Louis XVI (huile sur toile peinte par Joseph-Siffrein Duplessis et datant vraisemblablement de 1777). Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_XVI#/media/Fichier:Louis_XVI_en_costume_de_sacre_-_Joseph-Siffred_Duplessis.jpg Document 3 : Gravure critiquant la division de la société en trois ordres. Anonyme, mai 1789. Paris, BnF. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6944022s.item Documen t 4 : L’assemblée des députés du Tiers-état se proclame Assemblée nationale (17 juin 1789) L’Assemblée, délibérant après la vérification des pouvoirs, reconnaît que cette assemblée est déjà composée des représentants envoyés par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation (…). De plus, puisqu’il n’appartient qu’aux représentants vérifiés de concourir à former le vœu national et que tous les représentants vérifiés doivent être dans cette assemblée, il est encore indispensable de conclure qu’il lui appartient et qu’il n’appartient qu’à elle d’interpréter et de présenter la volonté générale de la nation ; il ne peut exister entre le trône et cette Assemblée aucun veto, aucun pouvoir négatif (...) La dénomination Assemblée nationale est la seule qui convienne à l’Assemblée dans l’état actuel des choses, soit parce que les membres qui la composent sont les seuls représentants légitimement et publiquement connus et vérifiés, soit parce qu’ils ont été envoyés directement par la presque totalité de la nation, soit enfin parce que la représentation étant une et indivisible aucun des députés, dans quelque ordre ou classe qu’il soit choisi, n’a le droit d’exercer ses fonctions séparément de la présente Assemblée. Document 5 : Le serment du Jeu de Paume lu par le député Bailly et signé par les députés du Tiers-état réunis en Assemblée nationale dans la salle du jeu de paume à Versailles (20 juin 1789) L’Assemblée nationale, considérant qu’appelée à fixer la Constitution du royaume, opérer la régénération de l’ordre public et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle continue ses délibérations, dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir, et qu’enfin partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée nationale ; arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront à l’instant serment solennel de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides ; et que ledit serment étant prêté, tous les membres, et chacun d’eux en particulier, confirmeront par leur signature cette résolution inébranlable. Document 6 : Jacques Louis David. Etude pour le Serment du jeu de paume Source: https://www.chateauversailles.fr/decouvrir/histoire/les-grandes-dates/serment-jeu-paume#la-toile-monumentale-du-serment-du-jeude-paume Document 7: La prise de la Bastille, le 14 juillet 1789 Légende de la gravure : Prise de la Bastille // par les Gardes Françaises et les Bourgeois de Paris, le Mardi 14 Juillet 1789. // M. Delaunay qui en étoit Gouverneur, fut pris et trainé à la place de Grève, où en arrivant il eut la tête tranchée, étant convaincu de trahison. Sa tête et son coeur furent portés en triomphe par toute la ville [estampe] / [dessinée et gravée par Janinet Jean-François (1752-1814). Graveur , 1789-1790. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6942821h/f1.item.zoom # Document 8: Les courants de la Grande peur, juillet-aout 1789 Source: Michel Vovelle (1972). La chute de la monarchie 1787-1792. Paris : Seuil, Points. Document 9 : Les décrets des 4, 6, 7, 8, 11 août 1789 (extraits) 3. Le droit exclusif de la chasse ou des garennes ouvertes est pareillement aboli, et tout propriétaire a le droit de détruire ou faire détruire, seulement sur ses possessions, toute espèce de gibier, sauf à se conformer aux lois de police qui pourront être faites relativement à la sûreté publique (...). 9. Les privilèges pécuniaires, personnels ou réels, en matière de subsides, sont abolis à jamais. La perception se fera sur tous les citoyens et sur tous les biens, de la même manière et de la même forme ; et il va être avisé aux moyens d'effectuer le payement proportionnel de toutes les contributions, même pour les six derniers mois de l'année de l'imposition courante. 11. Tous les citoyens, sans distinction de naissances, pourront être admis à tous les emplois et les dignités ecclésiastiques, civiles et militaires, et nulle profession utile n'emportera dérogeance. Document 10 : Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (extraits) Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. Art. 3. Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. Art. 5. La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. Art. 6. La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. Art. 16. Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution. Source : https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789 Document 11 : Extrait du programme du cycle 3 (2020) Document 12 : Présentation de la ligne des Hirondelles sur un site internet à vocation touristique Source : https://www.jura-tourism.com/vivre-le-jura/pratiquer/routes-voies-touristiques/ligne-des-hirondelles/ La Ligne des Hirondelles : un voyage inoubliable au cœur du Jura La Ligne des Hirondelles est bien plus qu'une simple voie ferrée : c'est une immersion dans les paysages époustouflants et le patrimoine culturel du Jura. Reliant Dole à Saint-Claude, cette ligne de 123 kilomètres traverse des plaines, des montagnes, des forêts et des vallées, offrant un panorama unique sur la diversité géographique du Jura. Avec ses 36 tunnels et 18 viaducs, elle est considérée comme l'une des plus belles lignes ferroviaires de France. Une prouesse technique et historique La construction de la Ligne des Hirondelles remonte au XIXe siècle, une époque où les habitants du Haut-Jura, notamment les industriels, cherchaient à désenclaver leur région. Les travaux ont débuté dans les années 1860 et se sont étalés sur plusieurs décennies, jusqu’à l’inauguration complète de la ligne en 1912 . La topographie complexe du Jura a nécessité la réalisation d’ouvrages d’art impressionnants, comme le célèbre tunnel en fer-à-cheval entre Morbier et Morez. Pourquoi s’appelle-t-elle la ligne des Hirondelles ? Le nom poétique de cette ligne provient d’une légende locale : les habitants de Morez voyaient les ouvriers travailler sur les viaducs à flanc de montagne et avaient l’impression qu’ils « tutoyaient les hirondelles ». Ce surnom illustre parfaitement la grâce et l’audace de cette réalisation Document 13 : Carte accompagnant l’article du Monde ci-dessous Document 14 : Vue des d’ouvrages d’art de la ligne des Hirondelles (au premier plan : le viaduc de Morez ; à l’arrière-plan : le viaduc des Crottes). Source: https://www.jura-tourism.com/vivre-le-jura/pratiquer/routes-voies-touristiques/ligne-des-hirondelles/ Document 15 : Vue aérienne de Morbier (à gauche) et de Morez (en bas à droite). Au premier plan le viaduc de Morez, au centre le viaduc de l’Evalude, à gauche, le viaduc de Morbier. Source: https://journals.openedition.org/rhcf/720 Document 16 : Les ouvrages d’art entre Morbier et Morez (Jura) . Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligne_d%27Andelot-en-Montagne_%C3%A0_La_Cluse Document 17 : Carte topographique de Morbier et Morez (Jura). Source : Géoportail (en noir : la ligne de chemin de fer) Document 18 : La ligne ferroviaire des Hirondelles ( Le Monde , 20-21-22 avril 2025) (extraits) Source : https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/04/21/s-il-n-y-avait-pas-le-train-je-ne-saurais-pas-comment-faire-dans-le-haut-jura-le-chemin-de-fer-des-hirondelles-en-sursis_6598395_823448.html « S’il n’y avait pas le train, je ne saurais pas c omment faire » : Le chemin de fer des Hirondelles, qui dessert la vallée de la Bienne, menacé de disparition La petite ligne TER, sur des voies perchées passant de 450 à 948 mètres d’altitude, via 36 tunnels et 18 aqueducs, nécessite 90 millions d’euros de travaux. Elle est fondamentale pour les habitants de cette vallée enclavée de la Bienne . Par Sylvia Zappi (Andelot, Dole, Saint-Claude (Jura), envoyée spéciale) Le Monde Dimanche 20, lundi 21, mardi 22 avril 2025 Les portes se ferment, et une voix enregistrée égrène les arrêts. Mouchard, Champagnole, Champagnole-Paul-Emile-Victor, Chaux-des-Crotenay… les noms sonnent comme une chanson de Charles Trenet. Dans l’unique voiture du TER de 10 h 14, ce mardi de fin mars, une quinzaine de voyageurs ont pris place à bord du train du Haut-Jura. Quelques retraités, des salariés, une poignée de lycéens et d’étudiants qui se laissent vite bercer par le bruit de la locomotive diesel, pour deux heures et trente et une minutes de trajet en direction de Saint-Claude (Jura). A Andelot, le TER se transformera en ligne des Hirondelles, roulant sur une voie unique pour traverser une vallée enclavée, celle de la Bienne. Soit 73 kilomètres de voies perchées passant de 450 à 948 mètres d’altitude, via 36 tunnels et 18 aqueducs. Par la fenêtre, les paysages de feuillus encore nus succèdent aux forêts de sapins et d’épicéas, puis les prairies peuplées de vaches montbéliardes laissent place aux vieux bâtiments industriels d’usinage et de fonderies. Dans sa cabine, Sébastien, conducteur de 45 ans au fort accent franc-comtois, surveille les rails, tenant son manche comme un vieux joystick, et klaxonne quand il aperçoit des équipes d’entretien en train d’élaguer. « La dégradation, je l’ai vécue petit à petit. Cela fait au moins trois ans qu’il n’y a pas eu de gros travaux sur cette voie » , note l’agent de la SNCF. Avant de confier sa crainte que la ligne ne ferme, vu son état. La voie ferrée, plus que centenaire, n’a pas été refaite depuis soixante-dix ans. Avec ses ouvrages d’art (soit les ponts, tunnels et viaducs) nombreux mais vétustes, ses traverses usées, ses versants abîmés par les intempéries, son état suscite des inquiétudes. Dans certains tunnels, les rails datent du siècle dernier et les voûtes connaissent une corrosion importante. Sans parler des versants qui doivent être refaits. Avec ses événements extrêmes qui se répètent, le réchauffement climatique accentue la fragilité des petites lignes. « Trois quarts des ouvrages d’art, quatre versants sur huit et 25 % de la voie sont à traiter » , reconnaît la direction régionale de SNCF Réseau, le gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire. La petite ligne est pourtant essentielle à la survie de cette vallée enclavée. Celle-ci est encore animée par un tissu industriel d’usinage et de robotique, par deux lycées professionnels de lunetterie et de la filière bois et des exploitations laitières pour la fabrication du comté. « Le chemin de fer est indispensable à notre territoire en cul-de-sac. On a une clientèle d’étudiants qui vont à la fac à Dijon ou à Besançon. S’ils n’ont pas de train, ils abandonneront leurs études » , s’alarme Jean-Louis Millet, maire (divers droite) de Saint-Claude qui a déjà perdu sa maternité et pleure la fermeture de la partie sud de la ligne. L’élu précise que le train continuait en effet vers Oyonnax (Ain) jusqu’en 2017, année où ces 31 kilomètres ont été condamnés par manque d’entretien : la ligne chevauchant deux régions (Bourgogne-Franche-Comté et Auvergne-Rhône-Alpes), les collectivités locales n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un financement partagé. Parmi la vingtaine de voyageurs à bord, mis à part deux couples qui font l’aller-retour en touristes, tous disent avoir une raison impérieuse de prendre le train. Hind Kerrour, interne en 2de optique lunetterie au lycée de Morez, fait le voyage jusqu’à Morez deux fois par semaine : « S’il n’y avait pas le train, je ne saurais pas comment faire. Je n’ai pas de permis et c’est trop long pour mes parents » , indique la jeune femme aux longs cheveux bruns, écouteurs dans les oreilles. Un rang plus loin, Gaël Guillot explique que la voiture est trop chère pour faire les trajets nécessaires aux visites de clients : « J’ai une vieille voiture qui pollue. Avec le rail, on est plus en sécurité que sur la route, et c’est moins de stress et plus écolo » , assure le quinquagénaire roboticien. Même avis pour Adrien Dufour, gendarme de 27 ans, qui rejoint son domicile à Champagnole : « On nous rappelle sans cesse l’écologie. Ce serait bien qu’on nous laisse le peu de trains qui restent. C’est notre système de transports en commun. » Les Hirondelles ont une fonction sociale indéniable dans cette vallée ouvrière. Ici les revenus demeurent modestes et les habitats aperçus à Morez, à Champagnole ou à Saint-Claude – beaucoup de HLM et de petits pavillons – en attestent. Les quatre à cinq allers-retours quotidiens permettent à des salariés de se rendre au travail, à des lycéens et étudiants de rejoindre leur lieu d’études, ou encore à des villageois d’aller consulter un médecin. « La clientèle n’a pas un gros pouvoir d’achat, on a beaucoup de cartes solidaires [destinées aux bénéficiaires des minima sociaux] et de lycéens en bac technique. C’est vraiment une ligne d’utilité publique, le jour où elle s’arrête… » , insiste Stéphane, contrôleur de 50 ans. Proposition de corrigé Composante histoire (12 points) 1. En vous appuyant sur le dossier documentaire et sur vos connaissances, expliquez en quoi une transformation profonde du régime politique de la France a été opérée durant l’année 1789. ( en gras les concepts à mobiliser pour donner du sens aux événements cités) L’année 1789 est un moment fondateur de l’histoire car elle marque le début de la Révolution française. Mais surtout, elle a vu le passage très rapide, en quelques semaines, de la monarchie absolue de droit divin et de la division en ordre à la monarchie constitutionnelle et à une égalité juridique. Doc. 2 : Le régime de la France avant 1789 est celui de la monarchie absolue de droit divin , comme le rappelle le portrait de Louis XVI en costume de sacre. Les regalia (sceptre, main de justice, couronne, épée) montrent qu’il a un pouvoir absolu. Le manteau fait référence à la dimension religieuse de son pouvoir car, par le sacre, le roi est considéré comme étant nommé par Dieu. Doc. 3 : La société française était fondée sur la distinction entre les trois ordres . Cette image dénonce le fait que le tiers-état (symbolisé pat un paysans misérable) paie des impôts aux ordres privilégiés (clergé et noblesse, positionné sur son dos) qui n’en paient pas. Doc. 4 : Comme les États généraux, réunis par le roi le 5 mai 1789, n’apportent aucune solution à la crise que traverse le royaume, les députés du Tiers état se réunissent dans la salle des menus-plaisirs et se proclament Assemblée nationale le 17 juin puisqu’il représentent 96 % de la nation. Cette décision marque la reconnaissance de la souveraineté de la nation qui s’oppose au droit divin. En se proclamant Assemble nationale, ils prennent au roi le pouvoir législatif et instaurent la séparation des pouvoirs : c’est la fin de la monarchie absolue. Doc. 5 et 6 : Le 20 juin 1789 les députés du Tiers-état tendent le bras pour prêter le serment du jeu de paume prononcé par le député Bailly (au centre de l’assemblée). Ils décident de ne pas se séparer avant d’avoir rédigé une constitution. Comme une constitution organise la répartition et la séparation des pouvoirs entre différentes institutions, ils proclament la fin de la monarchie absolue. Sur l’esquisse de David, les bras tendus symbolisent la souveraineté de la nation incarnée par les députés. De même, La partie supérieure du tableau est vide, pour montrer que Dieu et la religion sont désormais exclus de la vie politique. Doc. 7 : Le roi ne s’avoue pas vaincu car il fait encercler Paris par son armée. Les Parisiens attaquent la prison de la Bastille où ils espèrent trouver des armes. Après de violents combats, ils s’emparent de la Bastille qui était le symbolique de l’arbitraire du pouvoir royal (les lettres de cachet). La tête du gouverneur de la Bastille fut promenée sur une pique jusqu’à l’Hôtel de Ville. Le roi a surtout perdu le symbole de son pouvoir judiciaire . Doc. 8 : Dans les jours qui suivent, alors que les paysans sont occupés à moissonner leur blé, des rumeurs parcourent les campagnes : des brigands seraient en train de piller les récoltes. Dans chaque paroisse, les paysans s’arment pour se défendre, mais rien ne vient. Ils décident alors d’attaquer le château du seigneur local (qui pouvait aussi bien être un noble qu’un bourgeois) pour brûler les titres de propriété qui justifiaient le paiement des impôts par les paysans. Doc. 9 : Les députés de l’Assemblée nationale prennent peur devant ce risque de révolution paysanne généralisée à toute la France. Au cours de la nuit du 4 août 1789, ils décident d’ abolir les privilège s : les trois ordres disparaissent, le droit de chasse devient accessible à tous, les impôts seront équitablement répartis entre tous, tous les emplois seront accessibles à tous. Dès lors, il n’y a plus d’ordres en France, tous les citoyens sont égaux Doc. 10 : La DDHC est proclamée le 26 août 1789 par l’Assemblée nationale. Elle proclame la liberté et l’égalité de tous les hommes (y compris les femmes, dans une certaine mesure) (article 1), reprend la notion de souveraineté nationale ( art. 3 et 6) et de séparation des pouvoirs (art. 16). Ce texte marque le passage officiel de la monarchie absolue de droit divin à la monarchie constitutionnelle. 2. Proposez une séquence sur les transformations de la France durant l’année 1789, pour des élèves de CM1, en définissant les objectifs d’apprentissage et les compétences travaillées. Vous donnerez un titre à chaque séance et vous indiquerez précisément quels documents issus du dossier documentaire vous utiliseriez pour chacune des séances. Vous détaillerez enfin l’exploitation pédagogique de l’un de ces documents. Séquence : Les transformations de la France durant l’année 1789 Séance 1 : Le régime politique et social de la France avant 1789 Doc. 2 : Ce document rappelle le tableau de Louis XIV en costume de sacre étudié lors de la séquence sur le temps des rois. Il permet de revenir sur les caractéristiques de la monarchie absolue de droit divin. Doc. 3 : Cette image permet d’évoquer la séparation de la société en trois ordres et les privilèges du clergé et de la noblesse. Production écrite : la définition de la monarchie absolue de droit divin et des trois ordres rédigées par les élèves à partir de l’étude des documents. Séance 2 : La fin de la monarchie absolue de droit divin Doc. 5 et 6 : Le serment du jeu de paume (définir : Assemblée nationale et constitution) Doc. 7 : La prise de la Bastille: le roi perd le pouvoir judiciaire Production écrite : « Raconte la prise de la Bastille » Séance 3 : La fin de la société d’ordres Doc. 8 : Les courants de la Grande peur (pour raconter la Grande peur) Doc. 9 : Les décrets suivant la nuit du 4 août (abolition des privilèges) Doc. 10 : Extraits de la DDHC (surtout les articles liés à l’égalité) Production écrite : « Raconte l’abolition des privilèges » Séance 4 : Évaluation : production écrite : « Raconte l’année 1789 » Exploitation pédagogique d’un document : (à faire) Composante géographie (8 points) 3. Décrivez les problèmes rencontrés actuellement par la ligne ferroviaire des Hirondelles (département du Jura) en mobilisant dans votre description les concepts de la géographie. ( En gras dans le texte, les concepts géographiques) La ligne ferroviaire des Hirondelles est située dans le département du Jura. Elle relie Andelot à Saint-Claude sur une longueur de 73 km. Cet aménagement sert à surmonter d’importantes contraintes liées à l’altitude (entre 450 et 948 m d’altitude), aux pentes et à l’étroitesse des vallées si bien qu’il a fallu construire 36 tunnels et 18 viaducs pour franchir les monts et les vallées encaissées. Par exemple, pour relier Morbier (861 m d’altitude) à Morez (736 m d’altitude), il a été nécessaire de réaliser un tunnel en forme de fer à cheval pour réduire l’inclinaison de la pente de la voie ferrée (si la pente était trop forte, les trains ne pourraient pas la gravir). Encore aujourd’hui, cet axe ferroviaire permet la mobilité et les flux de divers agents spatiaux issus souvent de milieux modestes : des lycéens qui étudient au lycée de la lunetterie à Morez, des étudiants qui vont l’université de Besançon ou de Dijon, des salariés ou des personnes qui consultent des médecins. Sur le plan du développement durable , cette ligne connaît d’autres difficultés. Elle permet certes la mobilité de personnes modestes (pilier social du DD), mais elle rencontre de grandes difficultés économiques car cet aménagement est vétuste et son entretien supposerait une dépense de 90 millions d’euros (pilier économique). Enfin, le réchauffement climatique (pilier environnemental) fragilise encore plus cette ligne. Pour ces raisons, cette ligne risque de disparaître. 4. Proposez une exploitation pédagogique des documents 14, 15, 16 et 17, incluant la production par les élèves d’une production graphique. Cette séance prendrait place dans la séquence sur les mobilités (« se déplacer au quotidien en France ») en classe de CM2. Cette séance permettrait de travailler sur les contraintes pesant sur les mobilités dans un milieu de moyenne montagne. Les élèves peuvent travailler en groupes sur les aménagements Dans un premier temps, elles et ils doivent repérer (surligner) les viaducs visibles sur les documents 14 et 15 et les relier par des flèches aux viaducs figurant sur le plan du document 16. Il est en effet important que les élèves se rendent compte que la voie ferrée est représentée de différents manières (compétence : mobiliser différents langages) Dans un second temps, les élèves sont invité·es à produire un schéma à partir de la carte (document 17). Collectivement, les élèves sont invité·es à repérer sur la carte les différents éléments à cartographie : la ligne de chemin de fer, les viaducs, les tunnels et les gares, les routes, les espaces urbanisés, les reliefs (les monts, la vallées). Chaque élève réalise ensuite son croquis accompagné d’une légende à l’aide d’un papier calque posé sur la carte IGN. Enfin, chaque élève rédige un petit texte à partir de son croquis : « Décris les contraintes qui pèsent sur les mobilités dans un espace montagnard ».
- Dossier documentaire : Brest dans la Deuxième Guerre mondiale
Par Didier Cariou, maitre de conférence HDR en didactique de l’histoire à Université de Bretagne Occidentale Ce dossier brestois a pour fonction de fournir un ensemble de documents avec lesquels il serait possible de construire des séquences autour de différents thèmes : l’Occupation, la violence de guerre, la résistance à Brest. Ces documents viennent principalement des ressources en ligne fournies par les archives municipales de Brest et les archives départementales du Finistère, très facilement accessibles (voir les liens sous chaque document). Le programme du cycle 3 propose à juste titre de partir des « traces » pour étudier la Deuxième guerre mondiale. Dans la région de Brest, ces traces sont toujours très présentes sous la forme de blockhaus et de bunkers, de rues portant le nom de résistants exécutés ou morts en déportation, de tombes de soldats dans le cimetière de Kerfautras. Les témoignages et les archives constituent également des traces utiles pour faire travailler les élèves. Le sort funeste de la ville de Brest, la violence des bombardements et des combats de la Libération, le sort réservé aux résistants permettent de travailler avec les élèves le concept de violence de guerre . Ce dossier est organisé en rubriques qui servent uniquement à le structurer. Chacun·e peut en faire ce qu’il ou elle souhaite. 1. Rapide présentation de la situation de Brest durant la Deuxième Guerre mondiale A l’issue de la Débâcle de l’armée française, les troupes allemandes parvinrent à Brest le 19 juin 1940. En vertu du traité d’armistice du 22 juin 1940, La région de Brest et tout le littoral constituèrent une zone interdite étroitement contrôlée par l’armée allemande, où l'on ne pouvait circuler que muni d'un laisser-passer. L’arsenal de Brest présentait un double intérêt pour l’armée allemande : il fournissait les infrastructures et la main d’œuvre qualifiée nécessaires à l’entretien et à la réparation des navires de la Kriegsmarine et il se situait à proximité de l’Angleterre. Depuis Brest, les sous-marins et surtout les croiseurs Scharnorst, Gneisenau et Prinz Eugen (présents à Brest durant toute l’année 1941) pouvaient harceler les convois maritime britanniques. C’est pourquoi, dès le mois de septembre 1940, les avions de la Royal Air Force (RAF) commencèrent à bombarder le port de Brest. Au départ, ces bombardements étaient peu nombreux et peu précis, ils s’amplifièrent progressivement avec l'apport américain. Ils remplissaient une double fonction : détruire les infrastructures de l’arsenal, faire fuir la population civile en bombardant la ville afin de réduire le volume de la main d’œuvre de l’arsenal. A partir de 1942, les populations civiles furent évacuées vers le centre de la France. Entre 1940 et 1944, Brest subit 165 bombardements qui firent plusieurs centaines de morts. Afin de protéger leurs sous-marins contre les bombardements, les Allemands construisirent à partir de 1941 une base sous-marine, sur le même modèle que celles de Lorient, Saint-Nazaire et La Rochelle. Cette base résista à tous les bombardements alliés. Seule des bombes de 5 tonnes lui occasionnèrent quelques dommages en 1944. Les Allemands construisirent également de nombreux blockhaus et bunkers, et firent de la région de Brest un élément fortifié essentiel du Mur de l’Atlantique. La construction de ces fortifications supposa l’emploi de main d’œuvre forcée à côté des ouvriers civils, et constitua une vraie manne financière pour les entreprises de bâtiment de la région. Durant l’Occupation, la population civile cohabita avec une forte garnison allemande. Comme l’arsenal constituait le principal employeur de la région, les ouvriers de l’arsenal furent employés au service de la machine de guerre allemande. Assez vite, apparemment, la population brestoise manifesta son hostilité à l’égard des occupants, comme l’indiquent certains articles de journaux du dossier. Certains Brestois s’engagèrent dans des réseaux de renseignement au service des Britanniques (pour cacher des aviateurs alliés, pour renseigner la RAF sur le mouvement des navires et des sous-marins dans le port de Brest, pour fournir le plan des fortifications de la ville, etc.), d’autres menèrent des actions de sabotage (coupure de câbles téléphoniques, sabotage de machines), des militants trotskistes s’efforcèrent d’établir des liens avec les travailleurs et les soldats allemands pour les appeler à la grève. Progressivement, les résistants brestois intégrèrent les mouvements de résistance nationaux. Mais la pratique la plus courante de résistance quotidienne dans l'arsenal consistait à « perdre » des outils ou des pièces essentielles à la réparation des navires. Plusieurs dizaines de résistants brestois furent fusillés ou déportés. On retient notamment les onze fusillés du groupe Elie en 1941, qui ont donné leur nom à la place de Onze-martyrs à Brest. A ce sujet, on consultera le site très précieux https://www.resistance-brest.net/ qui fournit une notice détaillée de plus d’un millier de résistants brestois et de leurs groupes de résistance. Lors du débarquement en Normandie, les Alliés rencontrèrent une très forte résistance de la part de l’armée allemande. Ce n’est qu’après avoir réalisé la percée d’Avranches (à l'ouest du Cotentin), le 30 juillet 1944, que l’armée américaine put progresser en Bretagne. Comme le port de Cherbourg avait été partiellement détruit, il lui fallait absolument se rendre maître de ports dotés d'infrastructures, tel que le port de Brest pouvant accueillir de gros navires américains de transport de troupes, de matériel et de ravitaillement. Le 7 août 1944, le 8e corps d’armée américaine commandé par le général Middleton, lui-même sous les ordres du général Patton, commença le siège de Brest. La ville était défendue par un impressionnant complexe de fortifications, depuis les forts entourant la ville jusqu’aux fortifications de la presqu’île de Crozon, et surtout par une division de parachutistes commandés par le général Ramcke qui avait l’ordre de mourir sur place. La bataille de Brest dura quarante-trois jours, du 7 août au 18 septembre 1944. Les combats furent acharnés et extrêmement violents. Comme les soldats allemands étaient retranchés dans les immeubles de la ville, il fallut conquérir la ville immeuble par immeuble. Les pertes américaines s'accroissant, les Américains décidèrent de détruire les immeubles les uns après les autres à l’aide de l’artillerie, de l’artillerie de marine (celle du cuirassé britannique HMS Warspite positionné au large de Portsall) et de l’aviation. Sur les 16 500 immeubles existants, 200 restaient debout après la bataille, et seulement quatre dans le centre-ville. Les pertes humaines furent très lourdes, près de 10 000 soldats américains et allemands perdirent la vie. 30 000 soldats allemands furent faits prisonniers. Bien entendu, le port de Brest avait été rendu totalement inutilisable par les combats et les bombardements. Deux vidéos postées sur YouTube permettent de se faire une idée de la dévastation de Brest lors de la Libération : Brest sous les bombes : https://www.youtube.com/watch?v=p1UD_dk3k3s Brest détruite en 1944 : https://www.youtube.com/watch?v=j5f62-DP5pc Au cours de la bataille, une tragédie toucha également la population civile. Environs 2 000 brestois étaient restés dans la ville, dont le maire Victor Eusen et des membres des services administratifs de la ville. La plupart s’était réfugiée dans l’abri Sadi-Carnot en compagnie de plusieurs centaines de soldats allemands. Dans la nuit du 8 au 9 septembre 1944, une explosion accidentelle des munitions stockées dans cet abri provoqua la mort de 371 Brestois, dont Victor Eusen, et de 500 à 600 soldats allemands. Échaudés par leur expérience brestoise, les Alliés évitèrent de renouveler la tentative de reconquête des ports de l'Atlantique. Ils se contentèrent d’assiéger les "poches" de Lorient, de Saint-Nazaire et de Royan, où se trouvaient également des bases sous-marines, en attendant la capitulation allemande. 2. L’installation des Allemands à Brest Document : Carte de la France occupée 1940-1944 Source : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/chronologie-et-cartes/cartes.html Source : Lars Hellwinkel (2022). La base navale allemand de Brest, 1940-1944 . PUR, p. 66. Document : Le croiseur lourd allemand Admiral Hipper dans un bassin de Laninon (arsenal de Brest) en 1941. Photo RAF. Archives municipales de Brest, 2Fi12227. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi12227/ILUMP354 Document : Les cuirassés allemands Gneisenau (au centre) et Scharnhorst (à gauche) protégés par des filets de camouflage dans une forme de radoub de Laninon, en 1941 . Archives municipales de Brest 2Fi10505. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi10505/ILUMP354 Document : Deux avions anglais Halifax bombardent les formes de radoub de Laninon en 1942 . Source : Archives municipales de Brest, 10Fi3316. https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/10Fi3316/ILUMP26694 Document : Un sous marin allemand U65 amarré dans le bassin Tourville le 28 août 1940 (en haut à droite, la rue Pasteur). Archives municipales de Brest 12Fi2378. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/12Fi2378/ILUMP21868 Document : Base des sous-marins allemands à Brest en construction, septembre 1941. Archives municipales de Brest 11Fi842. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/11Fi842/ILUMP21868 Document : Base des sous-marins allemands à Brest, vue de marins sortant d’une alvéole. Archives municipales de Brest 11Fi843. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/11Fi843/ILUMP21868 Document : Un témoignage sur la construction de la base sous-marine de Brest. (L’auteur est un ancien combattant républicains espagnol, réfugié en France lors de la défaite de la République espagnole et interné dès son arrivée dans le camp de Rivesaltes. En 1941, avec ses camarades, il fut transféré à Brest pour travailler en tant que détenu politique sur le chantier de la base sous-marine). Des heures plus tard, nous arrivons au terme de notre voyage : Brest, base navale française de la côte Atlantique, actuellement occupée par les nazis. Il est dix heures du soir, 29 juillet 1941 ; nous avons parcouru un total de 1496 km ; nous attendons dans les wagons jusqu’à minuit, et l’on nous ordonne de nous diriger vers la sortie de la gare où nous attendent les autocars qui nous conduisent à notre nouvelle résidence… Un camp de concentration, un autre camp, pour ne pas changer d’habitude. Il est situé au milieu d’un forêt de pins, le lieu paraît agréable ; on nous donne deux couvertures par tête et l’on nous montre nos baraques et nos lits respectifs ; ce sont des lits individuels superposés, avec une paillasse. Des Espagnols en provenance de Rivesaltes, nous ne somme que deux cents environs dans ce camp, les autres sont à Keroual, et ici c’est Sainte-Anne (…). Enfin vient l’heure d’aller travailler. Nous dînons et montons aussitôt dans les autobus qui, en une demi-heure, nous conduisent à destination. C’est le port de Brest, où d’énormes bases sous-marines sont en cours de construction ; c’est un travail gigantesque, il y a parait-il sept mille travailleurs de toutes nationalités ; il y a aussi quelques prisonniers de guerre mais très peu. La plupart sont des volontaires civils : beaucoup, beaucoup de Juifs (pas volontaires) qui viennent de l’Europe entière, surtout de l’Est (…). Ce sont les souffre-douleur des Allemands. Ces derniers leur confient les pires travaux et ils sont battus constamment, leur ration de nourriture est bien inférieure à la nôtre (…). L’œuvre qui, ici est en train d’être réalisée est plus qu’un chantier ; c’est une vision dantesque presque infernale, un bruit assourdissant de machines énormes qui ne s’arrêtent jamais ; il y en a des centaines de toutes sortes et de toutes catégories : à vapeur, essence, gas-oil, électriques et à compression… C’est quelques chose de gigantesque à un point inimaginable. La base sous-marine est une immense masse de fer et de béton ; des murs de dix mètres quasiment d’épaisseur, tout est construit à l’épreuve des bombes ; il y a un va-et-vient d’hommes comme je n’en ai jamais vu. J’ai la malchance de tomber dans l’une des pires équipes du chantier, dont le travail consiste à transporter sur les épaules des sacs de ciment de cinquante kilos douze heures consécutives, avec trente minutes de repose pour la soupe. Il est pratiquement impossible de s’arrêter une seule minute à cause des machines qui tournent nuit et jour et surtout, des Allemands qui surveillent constamment et n’autorisent pas une seule minute de repos : ils crient comme des bêtes et distribuent des coups et pieds et nous bousculent si ça ne tourne pas (...). (p. 126-129). Dans ce chantier si gigantesque, il est impossible de tout contrôler, surtout à cause des accidents du travail et des bombardements ; alors nous profitons de la nuit pour effectuer le maximum de sabotages… Nous savons que si on nous pince, les sanctions seront très graves, certainement la peine de mort, et ce n’est pas vraiment que nous voulions mourir mais nous pensons qu’il faut le faire, et si ce n’est pas nous, les Espagnols, personne ne le fera, car ils sont tous complètement terrifiés. Un des mauvais tours que nous préférons jouer, et qui cause d’énormes dommages, est le suivant : nous attendons une alerte aérienne, et quand tout le monde est dans les abris nous mettons en marche les machines, surtout les tracteurs et des locomotives ; une fois qu’elles sont en marche, nous filons à toute vitesse car les bombes tombent à foison de tous les cotés. Les machines s’écrasent les une contre les autres, certaines tombent directement à la mer, à une profondeur de près de dix mètres ; un autre sabotage facile et qui cause des dommages irréparables consiste à ouvrir les robinets d’eau et à diriger les tuyaux en caoutchouc vers les énormes tas de ciment : au contact de l’eau, les sacs en papier s’ouvrent et les tas s’affaissent, provoquant des dommages énorme et irréparables ; dans le meilleur des cas, les pertes se comptent en tonnes de ciment, c’est notre revanche sur les hitlériens. En même temps, les bombardements des Alliés commencent sérieusement à nous enquiquiner, ils ne nous laissent pas tranquilles un seul moment et, comme si ce n’était suffisant, les avions de chasse nous mitraillent aussi à basse altitude, causant de nombreuses victimes parmi les ouvriers et les prisonniers (p. 133-134). Extraits de : Ernest Urzainqui-Falcon (2010). Polvorientos caminos. Itinéraire européen d’un républicain espagnol (1936-1945) . Privat. Document : Un orchestre de l’armée allemande empruntant la rue de Siam . Archives municipales de Brest 2Fi11266. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi11266/ILUMP21868 Document : Une colonne de soldats allemands armés montant la rue de Siam . Archives municipales de Brest 2Fi11828. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi11828/ILUMP21868 Document : Brestois et soldats allemands sur le Pont national. Dans le fond, les ateliers des Capucins. 1941. Archives municipales de Brest, 12Fi2390. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/12Fi2390/ILUMP21868 Document : Dessin d'une file d’attente devant la boucherie Perouas à Brest, juin 1942 . Archives municipales de Brest 12Fi2471. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/12Fi2471/ILUMP21868 Document : Un témoignage sur les bombardements de Brest Dans ce temps [1940-1941], les Anglais ont effectué plus de cent bombardements. Ils cherchent à toucher les trois navires allemands Prinz Eugen , Scharnhorst et Gneisenau . Les Anglais ne sont pas encore riches et n’envoient pas de grosses escadrilles. Les Allemands ont une énorme DCA [Défense contre avions]. On dit que c’est la deuxième après Berlin. Dès l’alerte, les Allemands foncent dans les abris. Peu de Brestois vont dans les caves. Incroyable ! Mais beaucoup semblent convaincus que les bombes alliées ne peuvent tomber sur eux et se moquent des Allemands galopant au bunker. Ça leur passera vite. Bien entendu, personne ne reste dans la rue. Les éclats de DCA tombent comme de la pluie, très vite, les morceaux d’acier coupant. Puis, après un temps, les culots de duralumin. Tous les matins, on monte sur le toit retirer les morceaux de métal qui y sont plantés, puis on met du goudron. Mon frère avait commencé une collection d’éclats. Quand sa caisse fut pleine, il se lassa. . Tout le monde regarde l’avion pris dans les projecteurs et fait des vœux pour qu’il s’en tire. C’est encore un peu à l’échelle humaine. Trois ans plus tard, une radio alliée dira que des aviateurs américains voyaient Brest grande comme une pièce de monnaie. Avril ou mai. Alerte ! La famille est couchée. La DCA tire. Un grand éclair rouge. Les volets de ma chambre dégringolent. Tout le monde se lève en vitesse, sauf ma mère qui prie sur son lit devant le lustre de la chambre qui s’est décroché. Il n’y a pas d’autres dégâts dans la maison. Mon frère s’engage dans le jardin et tombe sur un grand trou, à vingt mètres de la maison. Source : André Calvès (1984). Sans bottes ni médailles. Un trotskyste breton dans la guerre. La Brèche, p. 53. Document : L’évocation du premier bombardement meurtrier sur Brest. La dépêche de Brest , 30 octobre 1940. Source : https://yroise.biblio.brest.fr/ark:/12148/bpt6k349515t/f1.item.zoom Document : L’évocation d’un bombardement sur Brest . La dépêche de Brest , 5 avril 1941. https://yroise.biblio.brest.fr/ark:/12148/bpt6k3496667/f1.item.r=Le%20Gorgeu.zoom Document : Bombes lancées par un bombardier anglais Lockheed Ventura sur les ateliers d’usinage des Capucins, vue prise par la RAF. 3 avril 1943. Photo Apwire. Archives municipales de Brest 2Fi12228. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi12228/ILUMP21868 Document : Bombardement de Brest par une escadrille de B 26 "Marauders". Source : Archives municipales de Brest,2Fi02472. https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi02472/ILUMP26694 3. Vers la résistance Document : extrait de La dépêche de Brest , 17 janvier 1941 Source : https://yroise.biblio.brest.fr/ark:/12148/bpt6k3495912/f2.item Document : Message du maire de Brest contre les inscriptions de la résistance , La dépêche de Brest, 1er avril 1941. Source: https://yroise.biblio.brest.fr/ark:/12148/bpt6k349662q/f2.item.zoom (Remarque : Victor Le Gorgeu n'était pas un collabo. Il fut démis de ses fonctions en 1942 et s'engagea aussitôt dans la résistance, à un haut niveau de responsabilité. Nous pouvons supposer que ces communiqués de presse lui étaient imposés par les autorités allemandes) Document: Interdiction de l’écoute de la radio anglaise. La dépêche de Brest , 31 octobre 1941. Cette interdiction signale vraisemblablement une écoute relativement courante de la BBC. Source : https://yroise.biblio.brest.fr/ark:/12148/bpt6k349848x/f1.image.zoom Document : Le journal trotskiste brestois La Bretagne rouge , août 1942. Source : Archives départementales du Finistère, cote : 208j_252_001-002-ad29 Document : Un récit de la réaction populaire à une réquisition de travailleurs de l’arsenal de Brest en octobre 1942 Octobre 1942. L’autorité allemande décide d’expédier sept cents ouvriers de l’Arsenal à Hambourg. Ils ne sont pas raflés par les policiers mais simplement convoqués. A cette époque, il n’y a pas de maquis. Il n’y a même pas l’idée d’une résistance massive. La majorité des Brestois écoute Londres, mais ça ne va pas plus loin. Nous rédigeons un tract, très vague quant aux perspectives. Seulement une dénonciation des déportations d’ouvriers et un appel à s’organiser. Nous glissons un millier de tracts dans les boites aux lettres. La foule est très grande ce soir-là à l’entrée de l’Arsenal. C’est là que les Allemands ont formé un train, pensant sûrement qu’ainsi ça se passerait mieux qu’à la gare. Les ouvriers convoqués arrivent par la rue Louis-Pasteur. Presque tous sont en famille. Certains ont bu et crient leur colère. La foule est silencieuse. Près de la porte de l’Arsenal, quelques marins allemands, assis sur le toit d’une baraque. En face un groupe de jeunes. Quelques flics français dans la foule. Il ne semble pas y avoir beaucoup d’absents à l’appel. Plus tard, on m’a dit qu’il y en avait tout de même eu une cinquantaine. Les portes de l’Arsenal se ferment. Le groupe de jeunes se met à crier : « A mort Laval ! » . Les marins allemands leur lancent deux paquets de cigarettes. Nouveau temps de silence. On entend le bruit de a locomotive. Puis l’Internationale s’élève du train. La foule se met à crier : « A mort Laval ! A mort Laval ! » (…). Maintenant, des milliers de personnes courent jusqu’au cours d’Ajot et descendent au port de commerce. Le train est déjà passé, mais on entend encore l’Internationale (…). Tout le monde remonte vers le château et on se sépare en deux colonnes. L’une se dirige vers Recouvrance, l’autre vers Saint-Martin. Nous sommes peut-être cinq à dix mille qui remontons la rue de Siam en chantant l’Internationale et la Jeune garde (…). Ce qui est sûr, c’est qu’à dater de ce jour, personne ne répondra aux convocations. Quand les Allemands voudront des travailleurs pour le Reich, ils devront les arrêter d’abord. L’idée qu’on est nombreux à vouloir résister est née à Brest ce soir-là. Source : André Calvès (1984). Sans bottes ni médailles. Un trotskyste breton dans la guerre . La Brèche, p. 66-67. Document : Avis de condamnation à mort et d'exécution d'André Gueziec, mai 1941. Archives du Finistère 200w97. Source: https://archives.finistere.fr/espace-de-recherche-dans-archives-publiques-posterieures-1940/seconde-guerre-mondiale Document : Évocation de la condamnation à mort d'Hervé Crenn de Landerneau , 8 janvier 1942. Archives départementales du Finistère, 200 W 26. Source : https://recherche.archives.finistere.fr/viewer/viewer/medias/collections/W/200W/200W026/FRAD029_200W_026_00325_01.jpg Document : Evocation d'un attentat contre des cables téléphoniques allemands à Lambezellec, le 13 mai 1942 . Source : Archives départementales du Finistère. 200w_70_08-ad29 Document : Affiche annonçant l’exécution de Jean Quémeneur, février 1941 . Archives municipales de Brest 6Fi2715. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/6Fi2715/ILUMP354 Voir également la notice de Jean Quéméneur : https://www.resistance-brest.net/article4402.html Document : Affiche annonçant la condamnation et l’exécution des onze membres du groupe Élie de Brest, 10 décembre 1941. Document : carte élaborée par la résistance et destinée aux Anglais pour leur permettre de bombarder l'arsenal de Brest . 4. La bataille de Brest et la destruction de Brest Document : Un char d'assaut américain M18 tire avec son canon de 76 mm à bout portant dans une position allemande, rue Kerfautras à Brest . Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sept_1944_brest_US_tank_m36_90707669.jpg#/media/File:2Fi05168.jpg Progression des fantassins américains de la 2e division d’infanterie à l’angle de la rue de la duchesse-Anne et de la rue Albert de Mun à Saint-Marc lors de l’assaut final, 14 septembre 1944 . US Army Photograph. Archives municipales de Brest 2Fi02468. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi02468/ILUMP354 Document : Reddition des soldats allemands, place Wilson . Archives municipales de Brest 12Fi645 Source: https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/12Fi645/ILUMP354 Document : Des soldats américains contemplent les ruines du Pont national dynamité par les Allemands . A l’arrière plan, la tour Tanguy et le quartier de Recouvrance. Archives municipales de Brest 2Fi02473. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi02473/ILUMP21868 Document : Vue aérienne du centre de Brest, 19 septembre 1944 (en bas à gauche, la place du château). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:12Fi701_-_LIBERATION_DE_BREST.jpg Document : Soldats américains devant les ruines de la place de la liberté, 1944 . Photo Ouest France. Archives municipales de Brest 2Fi02374. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi02374/ILUMP354 Document : Bâtiment de la poste centrale de Brest, en haut de la rue de Siam, 1944 . Archives municipales de Brest 2Fi02657. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi02657/ILUMP354 Document : Soldats américains dans les ruines de la rue de Lyon, 1944. Archives municipales de Brest 2Fi13645. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi13645/ILUMP354 Document : Soldats américains posant place du château à Brest, 1944 . Archives municipales de Brest 2Fi02372. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi02372/ILUMP354 Document : Soldat américain dans les ruines du quartier de l’octroi en septembre 1944. Archives municipales de Brest 2Fi02478. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi02478/ILUMP354 Document : Deux soldats américains dans les ruines du quartier de l’octroi en haut de la rue Jean Jaurès . Archives municipales de Brest 2Fi13250. Source: https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi13250/ILUMP354 Document : Vue du port de Brest fin 1944. Source : Brest France in 1944 : photoarchives.ca : Free Download, Borrow, and Streaming : Internet Archive Document : Vue du port de commerce de Brest, fin 1944. Source: Brest France in 1944 : photoarchives.ca : Free Download, Borrow, and Streaming : Internet Archive Document : Les vestiges de la corderie et des anciens bâtiments du bagne de Brest, 1944. 2WwiiDestructionNearBrestFrance194409. Source : https://ia600407.us.archive.org/7/items/BrestFranceIn1944/WwiiDestructionNearBrestFrance194409.jpg Document : Les vestiges de la corderie et du centre ville de Brest, fin 1944. A droite, la grande grue électrique . Brest France in 1944 : photoarchives.ca : Free Download, Borrow, and Streaming : Internet Archive Document : Le pont Albert Louppe en 1944. Source: Brest France in 1944 : photoarchives.ca : Free Download, Borrow, and Streaming : Internet Archive Document : Vue panoramique du centre ville de Brest en 1945 (au centre la rue Pasteur, à droite l’ancienne église Saint-Louis). Archives municipales de Brest 1Fi00211. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/1Fi00211/ILUMP354 Document : Le déblaiement de la rue Pasteur en 1945. Sur le côté de la rue, les remblais constitués des matériaux des immeubles ruinés. Archives municipales de Brest 2Fi02560. Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi02560/ILUMP354
- La France dans la Deuxième Guerre mondiale
Résistance et collaboration. Les persécutions des Juifs et des Tsiganes Par Didier Cariou, maître de conférence HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne occidentale Références bibliographiques : AGLAN Alya (2017). La France défaite 1940-1945. Documentation photographique n° 8120. La documentation française. BEAUPRE, Nicolas (2012/2019). 1914-1945 Les Grandes Guerres . Rééd. Histoire de France, Folio. NOIRIEL, Gérard (2019). Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours. Agone. ROUSSO, Henry (2007). Le régime de Vichy . PUF, Que-sais-je ? ROUSSO, Henry (2015). Le régime de Vichy. Textes et documents pour la classe n°1088, Canopé Éditions. Mort-clés : Débâcle, Exode, Maréchal Pétain, général De Gaulle, Armistice, Zone occupée, Zone non-occupée, Prisonniers de guerre, Tirailleurs sénégalais Régime de Vichy, État français, Laval, Pleins pouvoirs constitutionnels, Actes constitutionnels, Tribunaux d’exception, Maréchal, nous voilà, Révolution nationales, « Travail, famille, patrie », 1er mai, Charte du travail, « La terre, elle, ne ment pas », Comités d’organisation, Fête des mères, Collaborationnistes, Collaboration d’État, Entrevue de Montoire, Collaboration économique, STO, Collaboration militaire, LVF, Collaboration policière, Bousquet, Milice, Rationnement, Marché noir. Génocide des Juifs, Révision des naturalisations, Statut des Juifs, Recensement des Juifs, Aryanisation, Commissariat général aux question juives, Drancy, Étoile jaune, Rafle du Vel’d’Hiv’, Discours de Chirac en 1995, Livret de circulation des Tsiganes, Camps. Résistance, Appel du 18 juin 1940, France libre, FFL, Grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais, Actes de résistance, Graffitis, Tracts, Réseaux, Mouvements, Sabotage, Attentats, Exécutions, FTP, FTP-MOI, Affiche rouge, Jean Moulin, CNR, CFLN, GPRF, FFI, Programme du CNR, Libération, Épuration. Que dit le programme ? Comme pour la Première Guerre mondiale, il est attendu que l’étude de la Seconde Guerre mondiale parte des traces qui en sont restées dans les paysages, dans les archives, dans la mémoire familiale. Pour le reste, la fiche Eduscol est assez elliptique : Extrait de la fiche Eduscol, « La France des guerres mondiales à l’Union européenne » : Introduction Aujourd'hui encore, la vie politique et la société française sont largement structurées par la référence à la période de l’Occupation, de la collaboration et de la résistance. La connaissance de cette période historique est nécessaire à la compréhension d’un passé vécu par nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents, qu’ils aient vécu en France ou dans les anciennes colonies. Pour ces raisons, ce chapitre est sans dote le plus essentiel de tous les chapitres d’histoire figurant dans le programme du cycle 3. Étudier la France dans la Deuxième Guerre mondiale permet également de comprendre des enjeux politique essentiels pour la société française d’aujourd’hui et de se défier des thèses nauséabondes qui polluent régulièrement le champ politique. La persécution et la déportation des Juifs, qui furent largement le fait du régime de Vichy, posent plus largement la question des discriminations et de la citoyenneté : que signifie concrètement le fait de discriminer des personnes et de leur ôter l’accès à la citoyenneté en raison de leur appartenance à une supposée race ? L’opposition entre la collaboration et la résistance pose la question des valeurs que nous devons défendre : fallait-il profiter de la défaite de l’armée française face à l’armée allemande pour mettre en place une dictature d’extrême-droite supprimant la démocratie et les principes issus de la Révolution française, ou fallait-il au contraire s’engager pour défendre ces derniers ? 1. La Débâcle de mai-juin 1940 1.1. La Débâcle et l'Exode Rappelons que l’armée allemande attaqua les Pays-Bas et la Belgique le 10 mai 1940, puis la France le 13 mai en passant par les Ardennes. Elle prit à revers l’armée française qui se pensait protégée par les fortifications de la ligne Maginot. Malgré des combats parfois acharnés, l’armée française, que l’on pensait la première au monde, fut battue en un mois. C’est ce que l’on appela la Débâcle . Au même moment, les populations civiles du Nord-Est de la France fuirent l’avancée de l’armée allemande pour se réfugier au sud de la Loire, dans un chaos généralisé. C’est l’ Exode , qui vit huit à dix millions de personnes partir sur les routes, essentiellement des femmes, des enfants et des personnes âgées, puisque les hommes combattaient. Par exemple, 180 000 Lillois sur un total de 200 000 habitants quittèrent la ville de Lille. Il est important de rappeler ce double traumatisme pour expliquer pourquoi Pétain a pu être accueilli comme un sauveur pour les populations désemparées. Au sein du gouvernement français dirigé par Paul Reynaud, se posa alors la question de la poursuite de la guerre. Deux options étaient possibles : la capitulation militaire ou l’armistice. La capitulation supposait la reconnaissance de la défaite sur le terrain, mais n’excluait pas la poursuite des hostilités, par exemple en Afrique du Nord. Cette option était défendue par le général de Gaulle (récent sous-secrétaire d’État à la guerre depuis le 5 juin) et par Paul Reynaud, le président du Conseil (équivalent de notre premier ministre). L’armistice, quant à elle, engageait la responsabilité politique du gouvernement et mettait fin à toute hostilité. Cette option était défendue par Pétain, ministre de la guerre. Reynaud démissionna le 16 juin. Le président de la République Albert Lebrun nomma alors le maréchal Pétain président du Conseil. Le 17 juin 1940, par un discours radiodiffusé, Pétain annonça son intention de demander l’armistice à l’Allemagne. Document : Le discours radiodiffusé du maréchal Pétain, le 17 juin 1940 Français ! À l’appel de M. le président de la République, j’assume à partir d’aujourd’hui la direction du gouvernement de la France. Sûr de l’affection de notre admirable armée, qui lutte avec un héroïsme digne de ses longues traditions militaires contre un ennemi supérieur en nombre et en armes, sûr que par sa magnifique résistance elle a rempli son devoir vis-à-vis de nos alliés, sûr de l’appui des anciens combattants que j’ai eu la fierté de commander, sûr de la confiance du peuple tout entier, je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. En ces heures douloureuses, je pense aux malheureux réfugiés, qui, dans un dénuement extrême, sillonnent nos routes. Je leur exprime ma compassion et ma sollicitude. C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. Que tous les Français se groupent autour du gouvernement que je préside pendant ces dures épreuves et fassent taire leur angoisse pour n’écouter que leur foi dans le destin de la patrie. Source : https://www.france-libre.net/discours-petain/ Le 18 juin 1940, le général de Gaulle, éphémère sous-secrétaire d’État du gouvernement Reynaud, arrivé en Angleterre la veille, prononça son appel à la résistance sur les ondes de la BBC, qui fut en réalité très peu entendu, afin de contredire le discours tenu la veille par Pétain. Ces deux discours témoignent d’analyses diamétralement opposées sur la situation internationale. Pétain partageait l’avis du théoricien d’extrême-droite Charles Maurras pour qui la défaite fut une « divine surprise » qui permettrait d’en finir avec la République (la « gueuse ») et les mesures du Front populaire. Pétain considérait également que l’Allemagne allait gagner la guerre et que la défaite de la Grande-Bretagne était proche. Il fallait donc se placer du côté du futur vainqueur pour ménager une bonne place à la France dans la future Europe allemande. L’annonce de l’armistice soulagea la plupart des français égarés sur les routes de l’Exode. Pour De Gaulle au contraire, il fallait poursuivre le combat aux côté des Britanniques en s’appuyant sur les ressources de l’empire colonial, en attendant l’engagement des États-Unis qui renverserait le rapport des forces à l’échelle mondiale. 2.2. L'armistice du 22 juin 1940 Le traité d’ armistice fut signé le 22 juin 1940 dans le wagon de Rethondes (à côté de Compiègne), là où avait été signé l’armistice de 1918. La France fut coupée en deux zones de part et d’autre de la ligne de démarcation séparant la zone occupée (le nord et tout le littoral atlantique, rassemblant toutes les régions industrielles) de la zone non-occupée (on disait alors la « zone nono »). Cette ligne de démarcation fut étroitement surveillée et il fallait présenter un laissez-passer ( Ausweis ), très difficile à obtenir, aux rares points de passage autorisés. A l’intérieur de la zone occupée, les départements du Nord et du Pas-de-Calais furent rattachés aux autorités d’occupation allemandes de Bruxelles, l’Alsace et la Moselle furent annexées par le Reich. Les juifs en furent expulsés et les Alsaciens-mosellans subirent une germanisation forcée (interdiction de parler français, changement du nom des rues et des villes, nazification de l'enseignement, service militaire obligatoire dans l'armée allemande à partir de 1941). La France dut payer des frais d’occupation d’un montant exorbitant de 20 milliards de marks (400 millions de Francs) par jour pour financer l’entretien des troupes d’occupation. En outre, le taux de change du mark passa arbitrairement à 20 francs pour un mark, contre 12 pour un avant la guerre. La zone occupée fut placée sous l’autorité d’une administration allemande dépendant du Haut commandement de l’armée de terre ( Oberkommando der Wermacht, OKW) et dirigée par une administration militaire ( Militärbefehlshaber im Frankreich, MBF) à la tête de la laquelle fut placé le général Otto von Stülpnagel, puis son cousin le général Karl-Heinrich von Stülpnagel à partir de février 1942 (ces deux personnages sont restés tristement célèbres car leur nom figurait en bas des affiches annonçant les condamnations à morts et les exécutions des résistants). Le MBF était installé à l’hôtel Majestic , à Paris. Dans chaque chef-lieu de département, une Feldkommandantur administrait le département sous l’autorité du MBF. A l’échelon inférieur venaient les Kreiskommandantur . La zone non-occupée serait administrée par un gouvernement français reconnu par la communauté internationale. En zone occupée, l’administration française devait se mettre au service des autorités allemandes tout en se trouvant sous l’autorité du futur régime de Vichy. De même, la propagande du régime de Vichy s’exerçait en zone occupée aux cotés de la propagande allemande. Comme nous le verrons plus loin, la collaboration avec l’occupant était présentée par la propagande de Vichy comme un moyen d’établir l’autorité du régime de Vichy sur la totalité du territoire national. L’armée française fut réduite à 100 000 hommes et les 1,6 millions de prisonniers de guerre ne seraient pas libérés avant la signature d’un traité de paix définitif. L’empire colonial restait sous l’autorité du futur régime de Vichy. Au total, ces clauses très dures constituaient le pendant des clauses du traité de Versailles. Document : Carte de la France occupée 1940-1944 Source : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/chronologie-et-cartes/cartes.html Encadré : les prisonniers de guerre français Environ 1,8 millions de soldats français furent faits prisonniers en mai-juin 1940 et 1,6 furent transférés en Allemagne. Un million étaient toujours captifs en 1945. Ils constituaient la plus grande partie des hommes français âgés de 20 à 40 ans, leur moyenne d’âge étant de trente ans. La plupart étaient pères de famille. Les soldats et les sous-officiers furent enfermés dans des Stalag ( Stammlager ), les officiers dans des Oflag ( Ofitzierlager ), répartis dans toute l’Allemagne. Les soldats furent très vite mis au travail dans des usines, des mines ou sur des exploitations agricoles et les sous-officiers furent « démilitarisés » pour les soustraire aux clauses de la Convention de Genève qui interdit de faire travailler les sous-officiers prisonniers de guerre. La captivité fut très difficile en raison de la dureté des conditions de travail, de l’éloignement de la famille et de la sous-alimentation (pour les prisonniers travaillant dans les usines et les mines). Ces conditions n’avaient bien entendu rien à voir avec celles des déportés politiques dans les camps de concentration et encore moins avec celles des Juifs exterminés dans les centres de mise à mort. Lorsqu’ils rentrèrent dans leurs foyers en 1945, les prisonniers de guerre représentaient une armée vaincue, ils étaient en mauvaise santé et vêtus d’uniformes dépareillés. Ils faisaient pâle figure à côté des soldats britanniques et américains victorieux. Il leur fut souvent difficile de reprendre leur place sur le marché du travail et surtout dans leur famille. Il leur fallu retisser les liens avec leur femme et leurs enfants qui avaient su se débrouiller sans eux pendant cinq ans. Il s’agit de l’un des traumatismes majeurs de la société française au cours du XXe siècle, et qui demeure peu évoqué encore aujourd’hui. L’un des rares films sur ce sujet est La vache et le prisonnier , un film de Henri Verneuil (1959) avec Fernandel. Cette comédie dramatique a mal vieilli mais elle rend bien compte de la misère des prisonniers de guerre français qui avaient bien accueilli ce film lors de sa sortie. Au cours de la campagne de France, les soldats allemands commirent des atrocités à l'encontre les soldats français venus d’Afrique, que l’on nommait les Tirailleurs sénégalais . Ces actes signalent le racisme des soldats allemands envers les Africains et commencent seulement à être vraiment connus. Le fait le plus connu, mais rarement raconté dans sa globalité, a trait à un premier acte d’héroïsme de Jean Moulin, alors préfet de l’Eure-et-Loir. Des civils avaient été tués par un bombardement allemand, le 14 juin 1940, dans un village proche de Chartres. Un colonel allemand voulut obliger Jean Moulin à signer un protocole reconnaissant faussement qu’une section du 26e Régiment de Tirailleurs Sénégalais, qui avait vaillamment combattu les troupes allemande aux alentours de Chartres à la mi-juin 1940, aurait commis des atrocités contre ces civils et les avaient exécutés. Frappé par les officiers allemands parce qu’il refusait de signer ce protocole mensonger, Jean Moulin tenta de se suicider en se tranchant le cou avec un débris de verre. Il se rétablit rapidement puis, révoqué de ses fonctions de préfet, rejoignit la Résistance. Il convient de préciser que, jusqu’à une date très récente, les manuels d’histoire de lycée expliquaient que Jean Moulin avait tenté de suicider pour ne pas avoir à signer un document remettant en cause l’honneur de l’armée française, sans plus de précisions. Document : Jean Moulin évoque son refus de signer le protocole Le nazi, prenant la feuille qu’il m’a tendue tout à l’heure : - Aux termes du protocole, des effectifs français et notamment des soldats noirs ont emprunté, dans leur retraite, une voie de chemin de fer près de laquelle ont été trouvés, à 12 km environ de Chartres, les corps mutilés et violés de plusieurs femmes et enfants. Moi – Quelles preuves avez-vous que les tirailleurs sénégalais sont passés exactement à l’endroit où vous avez découvert les cadavres ? Le nazi – On a retrouvé du matériel abandonné par eux. Moi – Je veux bien le croire. Mais en admettant que des troupes noires soient passées par là, comment arrivez-vous à prouver leur culpabilité ? Le nazi – Aucun doute à ce sujet. Les victimes ont été examinées par des spécialistes allemands. Les violences quelles ont subies offrent toutes les caractéristiques des crimes commis par les nègres. Malgré l’objet tragique de cette discussion, je ne peux m’empêcher de sourire : « Les caractéristiques des crimes commis par les nègres ». C’est tout ce qu’ils ont trouvé comme preuves (…). Le petit officier blond, que j’appelle désormais mon bourreau n°1, fait un geste au soldat qui pointe sa baïonnette sur ma poitrine en criant en allemand : « Debout ! » Dans un sursaut douloureux, je me redresse. J’ai terriblement mal. Je sens que mes jambes me portent difficilement. Instinctivement, je m’approche d’une chaise pour m’asseoir. Le soldat la retire brutalement et me lance sa crosse sur les pieds. Je ne peux m’empêcher de hurler : « Quand ces procédés infâmes vont-ils cesser ? dis-je après avoir quelque peu repris mes esprits. - Pas avant, déclare mon bourreau n°1, que vous n’ayez signé le protocole ». Et à nouveau il me tend le papier (…). Ils me traînent maintenant jusqu’à une table où est placé le « protocole ». - Moi – Non je ne signerai pas. Vous savez bien que je ne peux apposer ma signature au bas d’un texte qui déshonore l’armée française ». Source : Jean Moulin, Premier combat (hiver 1940-1941), Minuit, 1983 (Cité dans : I. Bournier et M. Pottier, Paroles d’indigènes. Les soldats oubliés de la Seconde Guerre mondiale , Librio, 2006, p. 25-26) Dans la région de Lyon, où ils avaient résisté à l’avancée allemande, 188 tirailleurs sénégalais, 6 tirailleurs nord-africains et 2 légionnaires furent exécutés à la mitrailleuse de char, le 20 juin 1940. Ils sont toujours inhumés à Chasselay, dans une enceinte militaire qui leur est consacrée. Cet épisode fut relaté dans un article du journal Le Monde du 16 juin 2020. Document : Le 20 juin 1940 dans l’après-midi, des tirailleurs faits prisonniers et désarmés sont conduits à l’écart de Chasselay (Rhône) . COLLECTION BAPTISTE GARIN Document : Deux tanks les exécutent avec leurs mitrailleuses. COLLECTION BAPTISTE GARIN Document : Les corps abandonnés sur place . COLLECTION BAPTISTE GARIN Au total, entre 1 500 et 3 000 soldats africains furent massacrés en France par les SS ou les soldats de la Wehrmacht au mois de juin 1940. Une dernière précision. Les 7 et 8 novembre 1942, les Américains débarquèrent en Algérie et au Maroc, dont ils s'emparèrent assez facilement, en dépit d'un début de résistance des troupes françaises favorables au régime de Vichy. En mesure de rétorsion, les Allemands envahirent la zone non-occupée. 2. Le régime de Vichy et la collaboration 2.1. L’installation du régime de Vichy Le régime de Vichy présente deux faces complémentaires. D’une part, ce régime servit à gérer les conséquences de la défaite et de l’occupation des deux tiers de la France par l’armée allemande, tout en s’efforçant de ménager une place pour la France dans la future Europe allemande. Cette perspective explique la politique de la collaboration. D’autre part, ce régime chercha à profiter de la situation pour changer en profondeur la vie politique et la société française selon les orientations des courants d’extrême-droite français, anti-démocratiques et antisémites. Le gouvernement français s’installa, pour toute la durée de la guerre, à Vichy , une ville thermale proche de la ligne de démarcation et dont les nombreux hôtels pouvaient accueillir les services de l’État. L’ancien président du Conseil Pierre Laval intrigua pour obtenir l’effacement du Parlement et pour mettre en place un gouvernement dirigé par lui-même, sous l’autorité du maréchal Pétain. Le 10 juillet, la chambre des Députés et le Sénat réunis en Assemblée nationale au casino de Vichy votèrent par 570 voix contre 80 (dont le sénateur-maire de Brest, Victor Le Gorgeu, qui mérite bien qu'un boulevard de Brest, le long de la fac de sciences, porte son nom) et 17 abstentions (sachant que les élus communistes avaient été déchus de leur mandat et que 27 parlementaires étaient absents car ils s’étaient rendus en Afrique du Nord) les pleins pouvoirs constitutionnels au maréchal Pétain, âgé de 84 ans. Ils adoptèrent le texte de la loi constitutionnelle suivante : Document : Loi constitutionnelle votée le 10 juillet 1940 L’Assemblée nationale donne tous pouvoirs au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitution de l’État français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille, de la patrie. Elle sera ratifiée par la nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées. Remarquons au passage que la future devise du régime de Vichy, "travail, famille, patrie", figure déjà dans ce texte. Le 11 juillet le président de la République Albert Lebrun dût résigner ses fonctions, laissant la voie libre à Pétain qui devint l’équivalent, en même temps, du président du Conseil et du président de la République. Les 11 et 12 juillet, Pétain promulgua quatre « actes constitutionnels » qui abrogèrent les institutions républicaines et qui instaurèrent sa dictature sous le nom de « l’État français » et son programme de la « Révolution nationale ». Document : les actes constitutionnels des 11 et 12 juillet 1940 Acte constitutionnel n°1 Nous, Philippe Pétain, maréchal de France, Vu la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, Déclarons assumer les fonctions de chef de l’État français. En conséquence, nous décrétons : L’article 2 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 est abrogé. Acte constitutionnel n°2 fixant les pouvoirs du chef de l’État français Nous, maréchal de France, chef de l’État français; Vu la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, Décrétons: Article 1er – § premier. Le chef de l’État français a la plénitude du pouvoir gouvernemental, il nomme et révoque les ministres et secrétaires d’État, qui ne sont responsables que devant lui. § 2. Il exerce le pouvoir législatif, en conseil des ministres: 1° Jusqu’à la formation de nouvelles Assemblées;. 2° Après cette formation, en cas de tension extérieure ou de crise intérieure grave, sur sa seule décision et dans la même forme. Dans les mêmes circonstances, il peut édicter toutes dispositions d’ordre budgétaire et fiscal. § 3. Il promulgue les lois et assure leur exécution. § 4. Il nomme à tous les emplois civils et militaires pour lesquels la loi n’a pas prévu d’autre mode de désignation. § 5. Il dispose de la force armée. § 6. Il a le droit de grâce et d’amnistie. § 7. Les envoyés et ambassadeurs des puissances étrangères sont accrédités auprès de lui. Il négocie et ratifie les traités. § 8: Il peut déclarer l’état de siège dans une ou plusieurs portions du territoire. § 9. Il ne peut déclarer la guerre sans l’assentiment préalable des Assemblées législatives. Article 2 – Sont abrogées toutes dispositions des lois constitutionnelles des 24 février 1875, 25 février 1875 et l6 juillet 1875, incompatibles avec le présent acte. Acte constitutionnel n°3 prorogeant et ajournant les chambres Nous, maréchal de France, chef de l’État français ; Vu la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, Décrétons : Article 1er – Le Sénat et la Chambre des. députés subsisteront jusqu’à ce que soient formées les Assemblées prévues par la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940. Art. 2 – Le Sénat et la Chambre des députés sont ajournés jusqu’à nouvel ordre. Ils ne pourront désormais se réunir que sur convocation du chef de l’État Art. 3 – L’article 1er de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 est abrogé. Acte constitutionnel n°4 relatif à la suppléance et à la succession du chef de l’État Nous, maréchal de France, chef de l’État français ; Vu la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, Décrétons : Article 1er – Si pour quelque cause que ce soit avant la ratification par la Nation de la nouvelle Constitution, nous sommes empêché d’exercer la fonction de chef de l’État, M. Pierre Laval, vice-président du conseil des ministres, l’assumera de plein droit. Art. 2 – Dans le cas où M. Pierre Laval serait empêché pour quelque cause que ce soit, il serait à son tour remplacé par la personne que désignerait, à la majorité de sept voix, le conseil des ministres. Jusqu’à l’investiture de celle-ci, les fonctions seraient exercées par le conseil des ministres Source : https://www.legifrance.gouv.fr/download/securePrint?token=Pb9sv@3yGv0vf6eXBOpB Ces actes débutaient donc par un « Nous, maréchal de France » très monarchique et très militaire. Les deux premiers actes constitutionnels mettaient fin à la République en abrogeant les lois constitutionnelle de 1875 et en instaurant la dictature personnelle de Pétain : il s’arrogeait le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et une partie du pouvoir judiciaire. Le troisième acte ajournait la Chambre des députés et le Sénat et le quatrième acte organisait sa succession en désignant Pierre Laval comme son « dauphin ». Ces actes abolirent le principe de la souveraineté nationale et du mandat électif puisque, désormais, l’autorité était conférée par l’échelon hiérarchique supérieur. Selon ce principe, les conseils généraux des départements (12 octobre 1940) furent remplacés par des commissions administratives départementales nommées par les préfets qui devaient eux-mêmes prêter serment de fidélité à Pétain. Dans les communes de plus de 2 000 habitants, le maire et les adjoints devaient également être nommés par le préfet (16 novembre 1940). En avril 1941, furent créées dix-huit préfectures régionales censées recréer les provinces de l’Ancien Régime. Elles servirent surtout à renforcer le contrôle de l’État car les préfets régionaux possédaient des pouvoirs étendus en matière de police et de ravitaillement. A cette occasion le département de Loire-inférieure fut détaché de la région Bretagne et rattaché à la nouvelle région qui serait nommée plus tard Pays de la Loire. Sur le plan judiciaire, les magistrats durent prêter un serment de fidélité à Pétain (contre le principe de séparation des pouvoirs) et des tribunaux d’exception furent mis en place : en 1941, la Cour suprême de justice réunie à Riom jugea les dirigeants de la Troisième république (les présidents du Conseil Léon Blum et Édouard Daladier, le général Gamelin, etc.) qui furent condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par Pétain, et les Sections spéciales jugèrent les résistants (assimilés à des terroristes). Pour assurer une plus grande efficacité répressive, la police fut centralisée et placée sous l’autorité de l’État. Ainsi, la loi du 23 avril 1941, tout d’abord dans la zone non-occupée, centralisa les polices municipales dans une police nationale qui ne dépendrait plus des maires mais de l’État. Ces mesures, inspirées par les idées antiparlementaires d’extrême-droite, marquèrent la fin de la démocratie représentative et le rejet des élections remplacées par les nominations. En outre, les principales libertés publiques furent suspendues : les partis politiques et les syndicats furent dissous et les opposants furent pourchassés. Les symboles républicains perdurèrent (la Marseillaise, interdite en zone occupée, la fête nationale du 14 juillet, le drapeau tricolore). Mais une symbolique alternative se développa : le chant Maréchal nous voilà ! devint l'hymne du régime, les bustes du maréchal remplacèrent les bustes de Marianne dans les mairies. La propagande fut intense à la radio où l'on entendant fréquemment le Maréchal, aux actualités cinématographiques, dans les écoles et par la voie d’affichages. De nombreuses furent rebaptisées du nom de Pétain. Par exemple, la rue de la République à Saint-Denis devint la rue du Maréchal Pétain. Le 11 novembre ne fut plus férié, en revanche, la fête de Jeanne d'Arc fut officiellement mise en place. Un exemple de film de propagande : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/afe01000825/une-page-d-histoire-les-88-ans-de-petain Document : Bustes de Pétain pour les mairies et les préfectures, mars 1943. Source : Textes et documents pour la classe n° 1088, 2015, p. 17. Document : Bon point à l'effigie du Maréchal Pétain distribué aux enfants par la Légion française des combattants (1940-1944) Recto et verso. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bon_point.jpg 2.2. Les caractéristiques du régime de Vichy 2.2.1. Dictature traditionaliste ou dictature fasciste ? L’État français était une dictature dirigée par la figure charismatique du maréchal Pétain (1856-1953), le « vainqueur de Verdun », figure paternelle apte à rassurer la population perturbée par une défaite sans précédent. Pétain assuma une extrême personnalisation du pouvoir marquée par une très forte propagande exaltant sa figure et son action. Cependant, les historien·nes ne considèrent pas qu’il exerçait réellement une dictature personnelle car il n’était pas la source de toutes les décisions du régime de Vichy où s’affrontaient des hommes politiques de diverses obédiences. Pétain incarnait surtout la figure de l’homme providentiel en un moment où tous les repères politiques et sociaux avaient disparu. De fait, les dirigeants de Vichy comptaient sur l’ aura de Pétain pour faire accepter leurs propres décisions à la population. Ils pensaient que si ces décisions étaient perçues comme émanant de Pétain (et non pas de Laval, par exemple, qui était globalement détesté), alors elles passeraient mieux auprès de l’opinion publique. Un débat a longtemps animé les historien·nes : le régime de Vichy s’apparentait-il à une dictature d’extrême droite traditionaliste (culte du chef, refus des libertés fondamentales et des droits de l’homme, nationalisme, répression des oppositions, soutien de la religion, vision réactionnaire de la société) ou à une dictature fasciste (culte du chef, nationalisme, appui sur un parti unique contrôlant l’ensemble de la population, terreur policière et répression de toute opposition) ? De fait, aucun régime politique n’est chimiquement pur et l’on considère souvent que le régime de Vichy évolua de la dictature traditionaliste vers une fascisation relative. Au départ, Pétain assumait l’essentiel du pouvoir et il mit en avant l’idéologie réactionnaire de la Révolution nationale. La création d’un parti unique qui aurait pu servir à la fascisation du régime avait été refusée. Certes, une Légion française des combattants fut crée par la loi du 29 août 1940 pour fédérer toutes les associations d’anciens combattants, sous la direction de Xavier Vallat, qui devaient relayer la propagande du régime. Les anciens combattants devaient prêter serment de fidélité à Pétain. En 1941, cette légion comptait 600 000 membres en métropole, 500 000 en Algérie et dans les colonies. Mais son rôle resta finalement limité et cette légion ne servit pas à la création d'un parti fasciste. En outre, Pétain n'exerçait pas le pouvoir seul. Il était assisté d’un « vice-président du Conseil », à savoir Pierre Laval (ancien politicien radical de la Troisième république) jusqu’en décembre 1940 puis l’amiral Darlan jusqu’en avril 1942, puis d’un « chef du gouvernement » (doté des pleins pouvoirs), à savoir Pierre Laval à nouveau, jusqu’à la Libération. A partir de 1942, Laval prit l’ascendant et promut une collaboration encore plus active avec les Allemands qui le soutenaient, tandis que Pétain n’exerçait plus qu’un rôle symbolique. Alors que la défaite de l’Allemagne nazie devenait prévisible, le régime de Vichy lia son sort à celui du régime nazi et prit une orientation plus fasciste. Plus la défaite se rapprochait et plus le régime de Vichy liait son destin à celui de l'Allemagne nazie. Cette fascisation fut marquée le 1er janvier 1944 par l’entrée au gouvernement de Joseph Darnand, le chef de la Milice (qui tendait à devenir le parti unique contrôlant toute la population) et officier de la Waffen SS, en tant que secrétaire général au Maintien de l’ordre, de Philippe Henriot son porte-parole, à l’Information puis, en mars 1944, de Marcel Déat, en tant que Secrétaire d’État au travail. 2.2.2. La Révolution nationale Le programme de la Révolution nationale portée par le régime de Vichy était résumé par le slogan « Travail, Famille, Patrie » qui remplaçait la devise « liberté, égalité, fraternité ». Ce slogan était celui des Croix-de-feu, mouvement politique anti-républicain des années 1930. Le programme de Vichy visait la « régénération morale » de la France par un retour aux valeurs défendues par l’extrême-droite hostile aux idées des Lumière et à la Révolution française. Rappelons que la défaite de l’armée française était imputée par les dirigeants de Vichy à la décadence de la société française depuis la Révolution française qui avait développé l’individualisme, le refus des hiérarchies, l’égalité. Cette décadence avait été accélérée, selon eux, par le complot de « l’anti-France » (expression de Maurras), à savoir les juifs, les communistes et les francs-maçons. Ces derniers auraient donné toute la mesure de leur nocivité lors de l’épisode du Front Populaire, gouvernement dirigé par Léon Blum et soutenu par les communistes, qui mit en place des mesures sociales (congés payés, semaine de 40 heures, conventions collectives dans les entreprises) qui auraient favorisé la paresse des ouvriers et affaibli la France en empêchant notamment son réarmement (or, on sait que c’est justement le Front populaire qui remit en ordre de marche les industries d’armement françaises). La défaite de l’armée française présentait donc l’occasion de refonder la société sur les valeurs traditionnelles et catholiques du sacrifice, de la souffrance et de la rédemption à venir. Présentée ainsi, l’idéologie du régime de Vichy était très proche du courant politique légitimiste (orientation monarchiste, refus des Droits humains et de la démocratie, catholicisme traditionaliste) tel qu’il a été défini par l’historien René Rémond. Tous ces éléments figuraient déjà dans le discours programmatique prononcé par le maréchal Pétain, le 25 juin 1940. Ce discours exprime un corps de doctrine déjà très élaboré et puisant aux sources des thèmes de l’extrême-droite française. Document : Appel radiodiffusé du maréchal Pétain (25 juin 1940) (…) L’armistice est conclu. Le combat a pris fin. En ce jour de deuil national, ma pensée va à tous les morts, à tous ceux que la guerre a meurtris dans leur chair et dans leurs affections. Leur sacrifice a maintenu haut et pur le drapeau de la France. Ils demeurent dans nos mémoires et dans nos cœurs. Les conditions auxquelles nous avons dû souscrire sont sévères. Une grande partie de notre territoire va être temporairement occupée. Dans tout le Nord, et dans l’Ouest de notre pays, depuis le lac de Genève jusqu’à Tours, puis le long de la côte, de Tours aux Pyrénées, l’Allemagne tiendra garnison. Nos armées devront être démobilisées, notre matériel remis à l’adversaire, nos fortifications rasées, notre flotte désarmée dans nos ports. En Méditerranée, des bases navales seront démilitarisées. Du moins l’honneur est-il sauf. Nul ne fera usage de nos avions et de notre flotte. Nous gardons les unités terrestres et navales nécessaires au maintien de l’ordre dans la métropole et dans nos colonies. Le gouvernement reste libre, la France ne sera administrée que par des Français (…). C'est vers l’avenir que, désormais, nous devons tourner nos efforts. Un ordre nouveau commence. Vous serez bientôt rendus à vos foyers. Certains auront à le reconstruire. Vous avez souffert. Vous souffrirez encore. Beaucoup d'entre vous ne retrouveront pas leur métier ou leur maison. Votre vie sera dure. Ce n’est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses. Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c'est une portion de la France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c'est une portion de la France qui renaît. N'espérez pas trop de l’État. Il ne peut donner que ce qu'il reçoit. Comptez, pour le présent, sur vous-même et, pour l'avenir, sur les enfants que vous aurez élevés dans le sentiment du devoir. Nous avons à restaurer la France. Montrez-le au monde qui l'observe, à l'adversaire qui l'occupe, dans tout son calme, tout son labeur et toute sa dignité. Notre défaite est venue de nos relâchements. L'esprit de jouissance détruit ce que l'esprit de sacrifice a édifié. C'est à un redressement intellectuel et moral que, d'abord, je vous convie. Français, vous l'accomplirez et vous verrez, je vous le jure, une France neuve surgir de notre ferveur. Document : Image de propagande du régime de Vichy . Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/ed/Imagerie_de_la_R%C3%A9volution_nationale.jpg/414px-Imagerie_de_la_R%C3%A9volution_nationale.jpg?20181031202958 Examinons la signification politique de la devise "travail, famille, patrie". Le travail était tout d’abord exalté par le régime. Une mesure symbolique fut de déclarer jour férié le 1er mai et de lui enlever son caractère syndical et revendicatif. Le travail mis en valeur était celui d’une société traditionnelle, celui de l’agriculture et de l’artisanat. Le régime se méfiait évidemment des ouvriers qui votaient pour la SFIO ou le PCF et qui avaient fait grève en 1936. L’un des slogans du régime était une phrase prononcée par Pétain le 25 juin 1940 : « La terre, elle, ne ment pas ». Par hostilité aux organisations traditionnelles considérées comme des facteurs de division de la société, les partis et les syndicats (ouvriers et patronaux) furent interdits dès 1940. Ainsi que la grève, considérées comme un instrument de division de la société. Le 4 octobre 1941 fut promulguée une Charte du travail qui visait le regroupement des employeurs, des cadres, des employés et des ouvriers dans un ensemble de vingt-neuf corporations, une pour chaque grande branche d’activité économique. L’objectif était de créer des rapports harmonieux entre tous les acteurs de l’économie réunis dans ces corporations, pour mettre fin à la lutte des classes. Cette charte eut un grand retentissement à l’époque car elle était considérée comme un outil puissant de réorganisation de la société qui serait ainsi débarrassée des conflits sociaux et politiques. En même temps, pour des raisons d’efficacité économique, des Comités d’organisation avaient été créés dès le 16 août 1940 pour remettre en route l’industrie désorganisée par la guerre, pour la restructurer, pour gérer au mieux son approvisionnement et pour répondre au mieux aux commandes de l’armée allemande. Ces comités d’organisation étaient des organismes semi-publics pilotés par le ministre du Travail René Belin, un transfuge de la CGT, et des représentants du grand patronat. Ces mesures contribuèrent en fait à moderniser certains secteurs de l’industrie sous l’autorité des grands industriels alors que la grève était interdite aux ouvriers. Les rapports harmonieux entre le capital et le travail ne restèrent que du domaine de la propagande. Enfin, le thème du travail fut également un argument pour enrégimenter les jeunes hommes. Les chantiers de jeunesse devinrent obligatoires en 1941 pour tous les jeunes hommes de vingt ans, en remplacement du service militaire. Ils effectuaient des travaux agricoles dans des camps en plein air, loin de l'atmosphère corruptrice des villes. Document : image de propagande exaltant la vie rurale extraite de l’ Imagerie du Maréchal , 1942. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:La-terre-elle-ne-ment-pas-marechal-petain.jpg La famille était également une valeur traditionnelle défendue par Vichy. La fête des mères , pratique déjà existante mais peu suivie jusque-là, fut instituée pour valoriser le rôle de la mère de famille qui restait au foyer pour s’occuper de ses enfants. Des mesures financières furent décidées pour inciter les femmes à avoir plus d’enfants. Cependant, en l’absence des maris souvent prisonniers de guerre en Allemagne, les mesures natalistes eurent peu d’effets puisque les femmes devaient travailler pour subvenir aux besoins de leur famille. Cependant, à partir de 1942, les femmes ne pouvaient plus être recrutées dans la fonction publique, mesure destinée à les ramener dans leur foyer. Le divorce fut interdit durant les trois premières années du mariage, l'homosexualité et l'adultère (surtout concernant les femmes de prisonniers de guerre) furent criminalisés ainsi que l’avortement. Il devint en 1942 un « crime contre la société, l’État et la race ». Deux personnes furent guillotinées pour avoir permis des avortements. Toutes ces mesures visaient à réduire les femmes à un rôle de mère dominée. Le régime de Vichy se préoccupa également de l’école, sans y apporter de grands changements. Il favorisa l’enseignement privé catholique. Il supprima surtout les Écoles normales d’instituteurs et d’institutrices considérées comme les vecteurs d’une idéologie républicaine néfaste. Affiche pour la fête des mères, mai 1943 . Source : Catalogue de l’exposition La propagande sous Vichy , BDIC, 1990, p. 23. Dans la même logique une logique moralisatrice imprégnait la propagande en direction des enfants et des élèves, leur assignant des rôles sociaux bien déterminés. Affiche de P. Prudhon, 1944. Source : Catalogue de l’exposition La propagande sous Vichy, BDIC, 1990, p. 23. Affiche de Bernard Aldebert, 1943 . Source : Catalogue de l’exposition La propagande sous Vichy , BDIC, 1990, p. 151. Enfin, la patrie était centrale pour le régime de Vichy. La patrie n’était pas assimilée à la communauté nationale, selon la conception héritée de 1789, car elle devait être enracinée dans le sol. En conséquence, un « vrai Français » ne pouvait être que né sur le sol français. La patrie s’incarnait également dans la personne du maréchal Pétain, lui-même fils de paysans, comme l’indique l’affiche ci-dessous, très largement diffusée. Cette dimension nationaliste s’illustra essentiellement par la chasse aux éléments de « l’anti-France » qui pervertissaient la patrie (Juifs, communistes, francs-maçons), dont nous aborderons la persécution plus loin. Document : Affiche en couleurs, 1943. Source: https://museedelaresistanceenligne.org/media6476-Affiche-de-propagande-Etes-vous-plus-Franais-que-lui#zoom-tab 2.3. La collaboration 2.3.1. La mise en place de la collaboration Le régime de Vichy s’est également discrédité par sa politique de collaboration avec l’Allemagne nazie. Comme nous l’avons vu plus haut, la défaite de l’armée française permit aux individus se réclamant de l’idéologie de la Révolution nationale de régler leurs comptes avec ce qu’ils nommaient « l’anti-France ». Mais cette orientation politique doit être envisagée dans le contexte plus général de la défaite de l’armée française et de la construction de l’Europe allemande. Les Allemands ne furent pas demandeurs de la collaboration des Français. Leur priorité était d’assurer la sécurité des troupes d’occupation allemandes en France, de maintenir l’ordre public, de piller l’économie française au service de la machine de guerre allemande, et de mettre en place l’exclusion des Juifs. Selon les Allemands, la gestion de la zone occupée aurait très bien pu être menée dans sa totalité par le Commandement militaire en France ( Militarbefehlshaber in Frankreich, MBF) dont dépendaient les feldkommandantur installées dans chaque chef-lieu de département de la zone occupée. Le MBF, l'administration militaire en zone occupée, puis sur l'ensemble du territoire à partir de la fin 1941, avait tous les pouvoirs et exerça la mainmise sur l'économie française. Mais le pouvoir de police lui était contesté par le Sipo-SD, service de la SS dirigé par Heydrich et regroupant la police de sureté (Sipo, dont faisait partie la Gestapo, police secrète d'Etat) et le service de sécurité, le service secret de la SS (SD). Le texte ci-dessous signale la faible estime que le maréchal Goering portait à la politique de collaboration de la France. Document : Goering et la collaboration de la France En ce qui concerne la France, j’affirme que sa terre n’est pas encore cultivée au maximum. La France pourrait avoir un rendement agricole bien différent si messieurs les paysans étaient contraints de travailler davantage. D’autre part, la population française s’empiffre de nourriture que c’en est une honte. J’ai vu des villages où ils ont défilé avec leurs longs pains blancs sous le bras. Dans les petits villages, j’ai vu des oranges à pleins paniers, des dattes fraîches d’Afrique du Nord. Hier, quelqu’un a dit : « C’est vrai. La nourriture normale de ces gens s’obtient par le marché noir et le troc, la carte n’est qu’un appoint pour ces gens. » C’est là le secret pourquoi les gens sont si gais en France. Sans cela, ils ne le seraient pas… Il n’est pas question ici du seul ravitaillement, mais je m’époumone pour affirmer que je considère, au fond, toute la France occupée par nous comme pays conquis. Il me semble qu’autrefois la chose était plus simple. Autrefois, on pillait. Celui qui avait conquis le pays disposait des richesses de ce pays. À présent, les choses se font de façon plus humaine. Quant à moi, je songe tout de même à piller et rondement… La Collaboration, c’est seulement M. Abetz qui en fait, moi pas. La collaboration de messieurs les Français, je la vois seulement de la façon suivante. Qu’ils livrent tout ce qu’ils peuvent jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus ; s’ils le font volontairement, je dirai que je collabore ; s’ils bouffent tout eux-mêmes, alors ils ne collaborent pas. Il faut que les Français s’en rendent compte… Dites aux usines qui ne livrent pas qu’elles n’auront plus rien à se mettre sous la dent. Je leur enverrai des vieilles selles de cosaques. Les Russes en ont bien bouffé. Compte rendu de la Conférence du Reichsmarschall Goering avec les commissaires du Reich pour les territoires occupés et les commandants militaires sur la situation alimentaire (6 août 1942) Source : https://clio-texte.clionautes.org/collaboration-france-vue-par-goering.html La collaboration était souhaitée par des individus qui se situaient dans deux mouvances qu’il est souvent difficile de distinguer. D’un côté, un certain nombre d’individus tels que Jacques Doriot (dirigeant du parti fasciste le Parti du Peuple Français, le PPF, 30 000 membres), Marcel Déat (dirigeant du parti fasciste le Rassemblement National populaire, le RNP, 20 000 membres), Alphonse de Chateaubriand (dirigeant du groupe Collaboration, 43 000 membres) et des hommes de lettres tels que Robert Brasillach, Pierre Drieu La Rochelle, Louis-Ferdinand Céline, Lucien Rebatet, étaient appelés les « collaborationnistes » (terme inventé par Déat dans un éditorial de L’Œuvre le 4 novembre 1940). Ils souhaitaient collaborer avec l’Allemagne nazie par adhésion à son idéologie. Ils s’exprimaient dans la presse collaborationniste dont le titre hebdomadaire le plus connu, et le plus répugnant, était Je suis partout . Les collaborationnistes soutenaient Pétain au départ puis s’en démarquèrent progressivement. C’est pourquoi ils quittèrent Vichy pour Paris afin de se rapprocher des autorités d’occupation et de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz, qui les finançait. Ils souhaitaient surtout mener la collaboration beaucoup plus loin que ne le faisait le régime de Vichy. Parmi ces individus, il est utile de citer les membres du Parti national breton, fondé à Guingamp en 1931. Dès 1934, ce parti adhéra aux idées autoritaires, racistes et antisémites de l’extrême-droite française. Il fut interdit après l'entrée en guerre car il défendait une entente avec l’Allemagne nazie. Le PNB se reconstitua à l’automne 1940, mais les Allemands interdirent à leurs militants de militer pour l’autonomie de la Bretagne, ce qui aurait pu remettre en cause l’autorité du régime de Vichy. Le PNB, fort de 2 000 à 3 000 militants, se structura et se dota d’une organisation de jeunes en uniforme, les Bagadou Stourm (« groupes de combats »), dotés d’uniforme noir avec des brassards portant un triskell à la place de la croix gammée, faisant le salut nazi et arborant le Gwen ha du . Si certains militants rejoignirent ensuite la Résistance, les dirigeants du PNB, tels Olier Mordrel et Alan Heussaf s’engagèrent délibérément dans la collaboration. Une soixantaine de militants s’enrôlèrent dans le Bezen Perrot , organisation portant l’uniforme SS et participant aux côtés de l’armée allemande à la lutte contre les maquis implantés en Bretagne. Certains infiltraient les mouvements de Résistance afin de les dénoncer. A la Libération, plusieurs militants furent condamnés à la dégradation nationale, une vingtaine de dirigeants du PNB furent condamnés à mort pour des faits de collaboration. Ceux qui avaient été condamnés par contumace s’étaient enfuis en Irlande. Inutile de préciser que les militants autonomistes bretons furent durablement discrédités par leurs accointances avec le nazisme durant l’Occupation. D’un autre côté, les dirigeants du régime de Vichy avaient fait l’analyse suivante : l’Allemagne allait gagner la guerre, la collaboration garantirait à la France une place de choix dans la future Europe allemande et nazie. Le 24 octobre 1940, le maréchal Pétain rencontra Hitler à la gare de Montoire, alors que ce dernier revenait en train d’Espagne où il avait tenté, en vain, de convaincre Franco de s’engager dans la guerre à ses côtés. A l’occasion de la fameuse « poignée de main de Montoire », Pétain proposa la collaboration de la France à Hitler, ce que l’on nomme la collaboration d’État et que Pétain exposa dans un discours radiodiffusé le 30 octobre 1940. Il présenta la collaboration comme le moyen d’atténuer les effets de l’occupation allemande et d’accélérer le retour en France des prisonniers de guerre. Nous verrons que la collaboration eut en réalité l’effet inverse. Document : la poignée de main entre Philippe Pétain et Adolf Hitler , à Montoire , le 24 octobre 1940 . Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Petain_Hitler.jpg Voir aussi : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/24-octobre-1940-la-poignee-de-main-entre-petain-et-hitler Document : Le discours radiodiffusé du maréchal Pétain annonçant la collaboration, le 30 octobre 1940 Français, j'ai rencontré, jeudi dernier, le chancelier du Reich. Cette rencontre a suscité des espérances et provoqué des inquiétudes. Je vous dois à ce sujet quelques explications. Une telle entrevue n'a été possible, quatre mois après la défaite de nos armes, que grâce à la dignité des Français devant l'épreuve, grâce à l'immense effort de régénération, auquel ils se sont prêtés, grâce aussi à l’héroïsme de nos marins, à l'énergie de nos chefs coloniaux, au loyalisme de nos populations indigènes. La France s'est ressaisie. Cette première rencontre, entre le vainqueur et le vaincu, marque le premier redressement de notre pays. C'est librement que je me suis rendu à l'invitation du Führer. Je n'ai subi, de sa part, aucun "diktat", aucune pression. Une collaboration a été envisagée entre nos deux pays. J'en ai accepté le principe. Les modalités en seront discutées ultérieurement. A tous ceux qui attendent aujourd'hui le salut de la France, je tiens à dire que ce salut est d'abord entre nos mains. A tous ceux que de nobles scrupules tiendraient éloignés de notre pensée, je tiens à dire que le premier devoir de tout Français est d'avoir confiance. A ceux qui doutent comme à ceux qui s'obstinent, je rappellerai qu'en se raidissant à l'excès, les plus belles attitudes de réserve et de fierté risquent de perdre de leur force. Celui qui a pris en main les destinées de la France a le devoir de créer l'atmosphère la plus favorable à la sauvegarde des intérêts du pays. C'est dans l'honneur et pour maintenir l'unité française, une unité de dix siècles dans le cadre d'une activité constructive du nouvel ordre européen, que j'entre aujourd'hui dans la voie de la collaboration. Ainsi, dans un avenir prochain, pourrait être allégé le poids des souffrances de notre pays, amélioré le sort de nos prisonniers, atténuée la charge des frais d'occupation. Ainsi pourrait être assouplie la ligne de démarcation et facilités l'administration et le ravitaillement du territoire. Cette collaboration doit être sincère. Elle doit être exclusive de toute pensée d'agression. Elle doit comporter un effort patient et confiant. L'armistice, au demeurant, n'est pas la paix. La France est tenue par des obligations nombreuses vis-à-vis du vainqueur. Du moins reste-t-elle souveraine. Cette souveraineté lui impose de défendre son sol, d'éteindre les divergences de l'opinion, de réduire les dissidences de ses colonies. Cette politique est la mienne. Les ministres ne sont responsables que devant moi. C'est moi seul que l'histoire jugera. Je vous ai tenu jusqu'ici le langage d'un père. Je vous tiens aujourd'hui le langage du chef. Suivez-moi. Gardez votre confiance en la France éternelle. Source : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/30-octobre-1940-petain-annonce-l-entree-dans-la-collaboration Cette orientation fut également défendue par Laval, redevenu chef du gouvernement le 18 avril 1942. Il estimait que la collaboration, et notamment, au départ, l'envoi de travailleurs français en Allemagne pour participer à son effort de guerre, permettrait de ménager une place favorable à la France dans la future Europe nazie. Il pensait que l'Allemagne nazie gagnerait la guerre et prononça dans le discours suivant, la phrase fatidique qui lui fut beaucoup reprochée : "Je souhaite la victoire de l'Allemagne". Document : Allocution radiodiffusée de Pierre Laval, chef du gouvernement de la France de Vichy, le 22 juin 1942 (extraits) (…) Ma présence au gouvernement a une signification qui n’échappe à personne , ni en France ni à l’étranger. J’ai la volonté de rétablir avec l’Allemagne et avec l’Italie des relations normales et confiantes. De cette guerre surgira inévitablement une nouvelle Europe. On parle souvent d’Europe, c’est un mot auquel, en France, on n’est pas encore très habitué. On aime son pays parce qu’on aime son village. Pour moi, Français, je voudrais que demain nous puissions aimer une Europe dans laquelle la France aura une place qui sera digne d’elle. Pour construire cette Europe, l’Allemagne est en train de livrer des combats gigantesques. Elle doit, avec d’autres, consentir d’immenses sacrifices. Et elle ne ménage pas le sang de sa jeunesse. Pour la jeter dans la bataille, elle va la chercher à l’usine et aux champs. Je souhaite la victoire de l’Allemagne, parce que, sans elle, le bolchevisme demain, s’installerait partout. Ainsi donc, comme je vous le disais le avril dernier, nous voilà placés devant cette alternative : ou bien nous intégrer, notre honneur et nos intérêts vitaux étant respectés, dans une Europe nouvelle et pacifiée, ou bien nous résigner à voir disparaître notre civilisation (…). Source : O. Wieviorka et C. Prochasson (1994). La France du XXe siècle. Documents d’histoire. Nouvelle histoire de la France contemporaine n°20. Seuil, Points, p. 382-383 2.3.2. Les domaines de la collaboration Cette collaboration d’État, menée par le régime de Vichy, se manifesta dans trois domaines. Un premier domaine était celui de la collaboration économique . Les clauses de l’armistice avaient fixé le versement de frais d’occupation au montant très élevé : 400 millions de francs par jour, puis 500 millions après l’invasion de la zone non-occupée par l’armée allemande, le 10 novembre 1942, soit 36 % du revenu national. De nombreuses entreprises se mirent également au service de la machine de guerre allemande, telles que Renault (automobiles), Berliet (camions) ou Gnôme et Rhône (moteurs d’avions) qui furent confisquées et nationalisées à la Libération. Les entreprises de travaux publics profitèrent également de la construction du Mur de l'Atlantique. Document : Montant des frais d’occupation payés par la France à l’Allemagne 1940 : 80 millions de francs 1941 : 121,5 milliards de francs 1942 : 109 milliards de francs 1943 : 194 milliards de francs 1944 : 126 milliards de francs Total : 630,5 milliards de francs Source : Durand (1989). La France dans la deuxième guerre mondiale . Cursus, p. 65 Les historien·nes ont montré que la collaboration n’avait pas du tout protégé la population française contre les prélèvements opérés par l’armée d’occupation. Ce fut plutôt le contraire. Le tableau ci-dessous montre que les rations alimentaires disponibles furent toujours inférieures en France aux rations disponibles en Belgique et aux Pays-Bas, deux pays sous administration directe de l’armée allemande. Dans le cadre de la collaboration économique, le régime de Vichy contribua également au recrutement de la main d’œuvre dont avait besoin l’industrie d’armement allemande. Fritz Saukel, le responsable des services de la main-d’œuvre du Reich, exigea en 1942 l’envoi de 250 000 travailleurs français en Allemagne. Pour le satisfaire, le gouvernement organisa tout d’abord la « relève » en 1942 : l’engagement de trois ouvriers français volontaires partant travailler en l’Allemagne permettrait la libération d’un prisonnier de guerre. Cette mesure eut peu d’effets car rares furent les personnes qui crurent à cette fable. (Le petit frère, célibataire, de mon grand-père, père de famille et prisonnier de guerre en Allemagne, y crut. Il partit dans la "relève" en 1942 dans l'espoir de faire libérer mon grand-père, qui fut libéré... en 1945, par les Américains). Pour répondre davantage aux besoins de l’industrie allemande en main-d’œuvre, le 4 septembre 1942, le gouvernement de Vichy adopta une loi instituant le Service du travail obligatoire (STO) réquisitionnant sur la base du volontariat les hommes âgés de 18 à 50 ans et les femmes âgées de 21 à 35 ans. Cette mesure permit le départ de près de 200 000 volontaires (qui durent se justifier lors de leur retour à la fin de la guerre), ce qui se révéla toujours insuffisant. Le 17 février 1943, une nouvelle loi sur le STO prévoyait la mobilisation obligatoire de tous les jeunes hommes nés en 1920, 1921 et 1922. Des rafles dans la rue ou à la sortie des salles de spectacle contraignirent un certain nombre de jeunes hommes à partir contre leur gré en Allemagne. La déportation du travail touchait désormais tous les secteurs de la société et elle contribua à la désaffection définitive de l’opinion publique à l’égard du régime de Vichy. Mais cette mesure eut surtout pour effet de conduire les nombreux « réfractaires du STO » dans la clandestinité et, pour certains, dans les maquis de la résistance au début de 1944. La collaboration fut également militaire . Elle fut initiée par l’amiral Darlan, président du Conseil de février 1941 à avril 1942. En mai 1941, le gouvernement de Vichy mit les bases françaises en Syrie à la disposition de l’armée allemande qui en avait besoin pour combattre les Britanniques au Proche-Orient. Mais il hésita à s’engager davantage sur cette voie car il ne souhaitait pas engager la France dans une nouvelle guerre. Les collaborationnistes parisiens favorisèrent de leur côté le développement de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF) fondée en juillet 1941 et qui participa, sous uniforme allemand, à la guerre sur le front russe. La LVF recruta des volontaires essentiellement au sein du Parti populaire français (PPF) de Doriot et du Rassemblement national populaire (RNP) de Déat. D’ailleurs, Doriot passa plusieurs mois sur le front russe sous l’uniforme allemand en 1943-1944. Il semblerait que les Allemands se seraient volontiers passé de cette contribution. A la fin de 1944, en raison de leurs pertes militaires, les Allemands versèrent directement les survivants de la LVF et de la Milice, soit environ 2 500 Français, dans la Waffen SS (Brigade Frankreich composante de la division Charlemagne). La division Charlemagne est tristement célèbre pour avoir défendu Berlin jusqu'au dernier moment. Document : Affiche de la LVF, anonyme. Musée Carnavalet. Source : https://www.parismuseescollections.paris.fr/en/node/152898 Un document d’actualité de l’époque sur la LVF : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/afe86001438/le-premier-contingent-de-la-lvf La collaboration fut enfin policière. Elle fut lancée par Pierre Laval, président du Conseil d’avril 1942 à la Libération. La figure majeure de cette collaboration fut René Bousquet, secrétaire général à la police du gouvernement de Vichy à partir de 1942. La collaboration policière lui permit d’obtenir auprès des Allemands une autorité sur l’ensemble du territoire français ainsi qu’une relative autonomie. La police français joua un rôle essentiel dans les rafles de juifs de l’été 1942. Ensuite, elle prit largement part à la traque des résistants. L’efficacité de Bousquet rendit un grand service aux autorités d’occupation. La chasse aux résistants fut également dévolue à la Milice française , créée par Laval le 5 janvier 1943. La Milice, dirigée par Joseph Darnand, lui-même officier dans la Waffen SS, sévissait au départ en zone sud. Cette force armée de 15 000 hommes environ, dotée d’un uniforme spécifique et armée par les Allemands, joua un rôle important dans la chasse aux juifs et surtout dans la chasse aux résistants aux côté des forces de répression allemandes. Les miliciens pratiquaient le pillage des biens juifs, les exécutions sommaires et la torture. En 1944, ils s’engagèrent militairement contre les maquis de la résistance aux côtés de l’armée allemande. Certains miliciens étaient de jeunes égarés mais un grand nombre d’entre eux s’étaient engagés par adhésion à l’idéologie nazie, tels Darnand, Henriot ou Touvier. L'objectif de Darnand était de faire évoluer la Milice dans le sens d'un mouvement fasciste de masse, antisémite, anti-communiste, anti-républicain. Fortement haïs par l’ensemble de la population, un grand nombre de miliciens qui n'avaient su fuir au bon moment furent fusillés sans procès lors des combats de la Libération. Document : Arrestation de résistants par les hommes de la Milice, juillet 1944 (photographie allemande). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_Bild_146-1989-107-24,_Frankreich,_Einsatz_gegen_die_Resistance.jpg L’interprétation historique de la Collaboration fit longtemps l’objet de débats. Après la guerre fut ébauché la fiction du glaive et du bouclier. De Gaulle aurait tenu le glaive pour combattre l’occupation allemande tandis que Pétain aurait tenu le bouclier qui protégeait la population française contre les exactions nazies (voir son discours du 30 octobre 1940, plus haut). Sans lui, affirmait-on, l’Occupation aurait eu des effets encore plus négatifs pour la population. De fait, l’historien américain Robert Paxton a montré dans son ouvrage La France de Vichy paru en 1973, que le régime de Vichy avait collaboré de son plein gré, par affinité politique avec le régime nazi, et pas du tout sous la contrainte. D’autres historiens ont montré ensuite que les prélèvements allemands sur l’économie française ont été largement favorisés et aggravés par le régime de Vichy (voir plus haut). Encadré : les ambiguïtés des artistes français durant l’Occupation Durant l’Occupation, les artistes français continuèrent à travailler pour gagner leur vie, à l'exception des artistes et techniciens juifs qui furent licenciés. Le cinéma français était alors contrôlé par la société allemande Continental, filiale de la UFA créée par Goebbels. La censure des films était très stricte. Et le public des théâtres parisiens était souvent vêtu de l’uniforme allemand. Quelques artistes s’affichèrent avec des officiers allemands. La grande comédienne Arletty fut un temps emprisonnée à la Libération pour cette raison. Aux FFI qui la molestaient alors, elle aurait répondu : « Mon cœur est français et mon cul est international ». Des artistes se produisirent en Allemagne (Maurice Chevalier, Edith Piaf) ou y réalisèrent une tournée promotionnelle en 1942 pour le compte de la Continental (Danielle Darrieux, Suzy Delair, Viviane Romance) . A la Libération, certain·es artistes connurent quelques problèmes. Maurice Chevalier partit faire une longue tournée aux États-Unis pour se faire oublier un peu. A l’inverse, Michèle Morgan et Jean Gabin quittèrent la France pour Hollywood en 1941 à la fin du tournage du film Remorques , tourné en partie à Brest par Jean Grémillon. Jean Gabin y rencontra Marlène Dietrich puis s’engagea dans les FFL et revint en France en tant que chef de char dans la 2e division blindée du général Leclerc. Deux grandes figures s’engagèrent délibérément dans la résistance intérieure : le cinéaste Jean-Paul Le Chanois, proche du parti communiste, et Joséphine Baker. A son sujet, voir : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/josephine-baker-resistante-de-la-seconde-guerre-mondiale Deux très grands films furent cependant tournés durant cette période. Les Enfants du paradis de Marcel Carné sur un scénario de Jacques Prévert, où jouait également Arletty incarnant un superbe personnage féminin épris de la liberté. Le corbeau d'Henri-Georges Clouzot dénonçant la délation qui avait court durant l'Occupation. Il fut accusé à la Libération d'avoir présenté une mauvaise image des Français et fut frappé d'interdiction professionnelle durant deux ans. 2.3.3. La désaffection de la population à l’égard du régime de Vichy Proportionnellement à la totalité de la population, très peu de Français s'engagèrent dans la collaboration. La majorité s’efforçait de surmonter les difficultés de l’existence quotidienne. en effet, l’ampleur des prélèvements allemands produisit une pénurie de biens de consommations et surtout de nourriture. Dès l'automne 1940, un rationnement fut mis en place : les mairies distribuaient des tickets donnant droit à l’achat de certaines quantités (toujours insuffisantes) de pain, de lait, de viande, de vin, de vêtements, de charbon, etc. Les quantités autorisées différaient selon les catégories : enfants, adultes, travailleurs de force, etc. Malgré cela, il était nécessaire de faire la queue pendant des heures devant les boulangeries et les épiceries avant leur ouverture pour être en bonne place dans la file et pour être certain de pouvoir acheter des produits en nombre et en volume toujours insuffisants. Il reste peu de traces de ces tickets de rationnement qui ont été utilisés dans leur totalité pour se nourrir (chichement). Les tickets encore accessibles sont les tickets distribués au début de l’année 1949, et qui n’ont pas été utilisés, car la reprise de la production agricole avait permis la levée du rationnement cette année-là. Les catégories des tickets de rationnement E : enfants de moins de trois ans J1 : enfants de 3 à 5 ans J2 : Enfants de 6 à 13 ans J3 : Adolescents de 14 à 21 ans A : Adultes de 21 à 70 ans T : Travailleurs de force (supplément de viande et de vin) C : Cultivateurs V : vieux (plus de 70 ans) (rations réduites) Document : Organisation de la distribution des tickets de rationnement par la mairie de Brest . La dépêche de Brest , 25 octobre 1940. Source : La Dépêche de Brest : journal politique et maritime ["puis" journal de l'Union républicaine "puis" journal républicain quotidien "puis" quotidien républicain du matin]... | 1940-10-30 | Yroise Document : Trois carnet de tickets de rationnement de pain pour un adulte (A), un jeune (J) et un enfant (E). Ces carnets ont été émis en janvier 1949 et conservés par la famille car le rationnement du pain venait d’être levé. Pour avoir le droit d’acheter une certaine quantité de pain, il fallait détacher un coupon et le donner au boulanger qui transférait ensuite les coupons de sa clientèle à la mairie, pour contrôle. (Coll. Part.) Document : Carnet de tickets pour l’achat de chaussures et d’articles textiles pour un adulte (A), émis en 1946. (Coll. Part.) Document : Carnet de tickets de rationnement pour le lait pour un adulte (A) émis en avril 1949 et pas utilisé à la faveur de la levée du rationnement à cette date . (Coll. Part.). En 1942, les rations fournies par les tickets de rationnement furent réduites à 1 100 calories par jour dans les grandes villes. Pour compenser cette faible quantité de nourriture accessible avec les tickets de rationnement, la population était contrainte de recourir au marché noir où les produits étaient davantage disponibles mais à des prix exorbitants. Ces restrictions alimentaires (qui durèrent en France jusqu’en 1949) eurent des effets notables sur l’état de santé des populations et surtout des jeunes enfants. La France se trouvait dans la moyenne basse des pays d'Europe occidentale. Mais il convient de rappeler que les tickets de rationnement fournissaient 600 calories par jour aux Polonais et 148 aux juifs du ghetto de Varsovie. La population était sujette à des contrôles d’identité incessants. En effet, la loi du 27 octobre 1940 avait rendu obligatoire la carte d’identité pour tous les Français. En 1941, fut créé le Service national de la statistique qui commença à établir un fichier concernant les données de tous les français (avec une identification spécifique des juifs) à l’aide d’un numéro d’identification à treize chiffres, à l’origine de notre numéro de sécurité sociale. D’autre part, la population eut à subir les bombardements britanniques et américains qui visaient les nœuds de communications et les installations industrielles. Mais les bombes tombaient bien souvent à côté, sur les quartiers d’habitations car les bombardiers lâchaient leurs bombes depuis la haute altitude, afin d’échapper aux canons de la DCA allemande. Les familles prirent l’habitude de passer des heures et des nuits entières dans les abris aménagés dans les caves des immeubles. Par exemple, les 16 et 23 septembre 1943, en pleine journée, les bombardements américains qui visaient des navires allemands amarrés dans le port de Nantes touchèrent en réalité le centre de Nantes et firent au total 1 463 victimes civiles. Les difficultés de la vie quotidienne, la crainte des bombardements, la séparation des famille d’avec les hommes adultes maintenus en captivité en Allemagne, le spectacle des rafles et des arrestations, la présence de l’armée allemande d’occupation firent de ces années une période particulièrement sombre et difficile pour l’ensemble de la population. Bien entendu, cela ne peut pas être comparé au destin des juifs durant l’Occupation . 2.4. La persécution des juifs et des Tsiganes 2.4.1 L’application des idées de l’extrême-droite et de la politique de la collaboration Il convient de lire le post sur les génocides pour intégrer ce point dans un contexte européen plus large et pour le relier à la politique nazie d’extermination. Selon les autrices et les auteurs, le mot "juif" est écrit ou non avec une majuscule. La majuscule sert à désigner un peuple (par exemple les Tziganes), comme on le voit dans les documents produits par le régime de Vichy qui considérait les juifs comme un peuple étranger. Comme le terme "juif" sert à désigner les personnes pratiquant la religion juive, on a préféré ici utiliser une minuscule, à tort ou à raison. Le régime de Vichy, sous l’impulsion de l’occupant nazi, mais également de sa propre initiative, mena une politique de persécutions contre les juifs. Comme ce fut le cas également au Danemark, aux Pays-Bas, en Belgique et en Italie, cette politique ne visa pas immédiatement l’anéantissement total des communautés juives observé en Europe de l’Est. Sur 330 000 personnes considérées comme juives et vivant en France, 76 000 environ furent déportées, bilan proportionnellement l’un des plus faibles d’Europe. Mais ce bilan aurait pu être encore moins élevé sans l’aide apportée par le régime de Vichy à la politique d’extermination des nazis. Cette politique antisémite était voulue par les Allemands et elle correspondait également à l’idéologie de l’extrême-droite française qui s’était notamment manifestée lors de l’Affaire Dreyfus et qui avait été exprimée par les ligues d’extrême-droite au cours des années 1930. Au passage, il convient de rappeler que les discriminations, aux conséquences moins dramatiques que celles qui touchèrent les juifs, s’appliquèrent également à d’autres populations. Comme nous le verrons plus loin, les Tsiganes furent internés dans des camps durant toute la durée de la guerre, mais la plupart échappèrent à la déportation. Les personnes d’origine africaine subirent également des discriminations, comme l’indique le document ci-dessous : Document : L’exclusion des noirs de la première classe du métro parisien A afficher : Chemin de fer métropolitain de Paris Service du mouvement Note aux gares et stations Réseaux urbains et ligne de Sceaux Dorénavant, les personnes de race noire ne seront plus admises à voyager en 1ère classe. En conséquence, les receveurs ne devront pas vendre de billets de 1ère classe à ces voyageurs. Les surveillants de contrôle devront aviser ceux qui seraient porteurs de billet de 1ère classe qu’ils ne pourront en faire usage. Les gardiens ou contrôleurs qui en trouveraient en 1ère classe devront les inviter poliment à monter dans une voiture de 2ème classe à la prochaine station. Nota : La présente note devra être émargée par tous les agents Paris, le 31 août 1940 L’ingénieur en chef du service du Mouvement Signé : Descloquemant On distingue deux grandes phases chronologiques dans la politique anti-juive du régime de Vichy. De juillet 1940 au printemps 1942, une phase d’identification, de stigmatisation et d’exclusion sociale. De juillet 1942 à août 1944, une phase d’arrestations massives, de regroupement, principalement dans le camp de Drancy, et de déportation, essentiellement vers le centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau. 2.4.2. La phase d’identification, de stigmatisation et d’exclusion La phase d’identification, de stigmatisation et d’exclusion sociale fut organisée par une série de textes législatifs promulgués par le régime de Vichy. Ces textes furent adoptés par le régime de Vichy conformément à son idéologie antisémite mais également pour plaire à l’occupant allemand qui n’en attendait pas tant. En outre, comme ils s’appliquaient aussi bien en zone non-occupée qu’en zone occupée, ils contribuèrent à renforcer l’autorité du régime de Vichy sur la zone occupée. Selon l’historien Gérard Noiriel, le régime de Vichy fut saisi d’une véritable « frénésie identitaire » en promulguant sept lois sur la nationalité entre juillet et octobre 1940, soit avant la date de l’entrée officielle dans la collaboration avec l’Allemagne nazie. L’objectif était d’exclure les « indésirables » de la communauté nationale en leur retirant leur nationalité et en les excluant d’un nombre croissant d’emplois, au premiers rang desquels les emplois de la fonction publique. Le 22 juillet 1940, fut créée une commission pour la révision rétroactive des naturalisations accordées depuis 1927. Ces naturalisations avaient été accordées surtout à des immigrés italiens et Polonais. Parmi ces derniers, des juifs (souvent communistes) qui avaient trouvé refuge en France pour fuir les persécutions antisémites. Cette commission n’avait pas obligation de motiver ses décisions et ces dernières pouvaient également s’appliquer au conjoint et aux enfants (nés sur le sol français) des personnes visées. Un total de 15 154 personnes perdirent alors la nationalité française, dont environ 8 000 personnes considérées comme juives. Elles devinrent de ce fait apatrides et furent traitées désormais comme les juifs étrangers. Cette mesure de « dénaturalisation » fut complétée le 7 octobre 1940 par l’abolition du décret Crémieux de 1870 qui avait accordé la nationalité française aux juifs d’Algérie. Cette mesure revenait à ne plus considérer comme citoyens français les 110 000 Juifs vivant en Algérie et qui retombèrent au statut d’indigènes au même titre que les musulmans. Le 27 août 1940 fut abrogé le décret Marchandeau qui réprimait les propos racistes et antisémites. Le racisme et l’antisémitisme devenaient de ce fait des opinions légitimes qui pouvaient s’exprimer librement, notamment dans la presse collaborationniste sous la plume de Céline, Brasillach, Rebatet, etc. Rappelons au passage que la proposition du président Hollande en 2016 de déchoir de leur nationalité les délinquants d’origine étrangère, provoqua dans l’opinion publique une très forte et très légitime émotion. Même si le contexte était très différent, un président de la République, garant des institutions et, parait-il, de gauche, avait apparemment oublié le précédent constitué par les mesures de "dénaturalisation" du régime de Vichy qui inaugura des mesures discriminatoires aux conséquences tragiques. Le 3 octobre 1940 fut adopté le Statut des Juifs destiné à exclure de la société française les Juifs français non dénaturalisés, et valable pour les deux zones. A l’instar de la définition nazie des lois de Nuremberg, ce statut établissait une définition juridique des juifs fondée sur une supposée race. Une personne juive n’était plus définie par la pratique de la religion juive (le régime de Vichy ne voulait pas donner l’impression d’organiser une répression religieuse) mais comme une personne ayant trois grands-parents de « race juive » ou deux grands-parents juifs si le conjoint de la personne était juif. Ce statut était donc clairement raciste. Des personnes de religion catholique pouvaient donc être considérées comme juives. Les personnes ainsi définies selon des critères de « race » furent exclues de la fonction publique (enseignement, justice, administration), des professions liées aux médias et de la culture. Ce statut créait donc une catégorie à part de Français diminués. Au même moment, une ordonnance allemande rendit obligatoire le recensement des juifs en zone-occupée. Ce type de mesure est en effet nécessaire pour savoir où logent les personnes que l’on souhaite ensuite arrêter. Enfin, la loi du 4 octobre 1940 donnait le droit aux préfets d’interner les Juifs étrangers dans les camps qui avaient été déjà aménagés sous la Troisième République pour interner les réfugiés espagnols puis les ressortissants allemands. Document : La loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs Nous, Maréchal de France, chef de l’État français, Le conseil des ministres entendu, Décrétons : Article premier : Est regardé comme Juif, pour l'application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est Juif. Article 2 : L'accès et l'exercice des fonctions publiques et mandats énumérés ci-après sont interdits aux Juifs : Chef de l'État, membre du gouvernement, Conseil d'État, Conseil de l'Ordre national de la Légion d'honneur, Cour de Cassation, Cour des comptes, Corps des Mines, Corps des Ponts et Chaussées, Inspection générale des Finances, Cours d'appel, Tribunaux de première instance, Justices de Paix, toutes juridictions d'ordre professionnel et toutes assemblées issues de l'élection ; Agents relevant, du, département des Affaires étrangères, secrétaires généraux des départements ministériels, directeurs généraux, directeurs des administrations centrales des ministères, préfets, sous-préfets, secrétaires généraux des préfectures, inspecteurs généraux des services administratifs au ministère de l'Intérieur, fonctionnaires de tous grades attachés à tous services de police ; Résidents généraux, gouverneurs généraux, gouverneurs et secrétaires généraux des colonies, inspecteurs des colonies ; Membres des corps enseignants ; Officiers des Armées de terre, de Mer et de l'Air ; Administrateurs, directeurs, secrétaires généraux dans les entreprises bénéficiaires de concessions ou de subventions accordées par une collectivité publique, postes à la nomination du Gouvernement dans les entreprises d'intérêt général. Article 3 : L'accès et l'exercice de toutes les fonctions publiques autres que celles énumérées à l'article 2 ne sont ouverts aux Juifs que s'ils peuvent exciper de l'une des conditions suivantes : a. Être titulaire de la Carte de combattant 1914-1918 ou avoir été cité au cours de la campagne 1914-1918 ; b. Avoir été cité, à l'ordre du jour au cours de la campagne 1939-1940 ; c. Être décoré de la légion d'honneur à titre militaire ou de la Médaille militaire. Article 4 :L'accès et l'exercice des professions libérales, des professions libres, des fonctions dévolues aux officiers ministériels et à tous auxiliaires de la justice sont permis aux Juifs, à moins que des règlements d'administration publique n'aient fixé pour eux une proportion déterminée. Dans ce cas, les mêmes règlements détermineront les conditions dans lesquelles aura lieu l'élimination des Juifs en surnombre. Article 5 :Les Juifs ne pourront, sans condition ni réserve, exercer l'une quelconque des professions suivantes : Directeurs, gérants, rédacteurs de journaux, revues, agences ou périodiques, à l'exception de publications de caractère strictement scientifique. Directeurs, administrateurs, gérants d'entreprises ayant pour objet la fabrication, l'impression, la distribution, la présentation de films cinématographiques; metteurs en scène et directeurs de prises de vues, compositeurs de scénarios, directeurs, administrateurs, gérants de salles de théâtres ou de cinématographie, entrepreneurs de spectacles, directeurs, administrateurs, gérants de toutes entreprises se rapportant à la radiodiffusion. Des règlements d'administration publique fixeront, pour chaque catégorie, les conditions dans lesquelles les autorités publiques pourront s'assurer du respect, par les intéressés, des interdictions prononcées au présent article, ainsi que les sanctions attachées à ces interdictions. Article 6 : En aucun cas, les Juifs ne peuvent faire partie des organismes chargés de représenter les professions visées aux articles 4 et 5 de la présente loi ou d'en assurer la discipline. Article 7 :Les fonctionnaires juifs visés aux articles 2 et 3 cesseront d'exercer leurs fonctions dans les deux mois qui suivront la promulgation de la présente loi. Ils seront admis à faire valoir leurs droits à la retraite, s'ils remplissent les conditions de durée de service ; à une retraite proportionnelle, s'ils ont au moins quinze ans de service ; ceux ne pouvant exciper d'aucune de ces conditions recevront leur traitement pendant une durée qui sera fixée, pour chaque catégorie, par un règlement d'administration publique. Article 8 :Par décret individuel pris en Conseil d'État et dûment motivé, les Juifs qui, dans les domaines littéraires, scientifiques, artistique ont rendu des services exceptionnels à l’État français, pourront être relevés des interdictions prévues par la présente loi. Ces décrets et les motifs qui les justifient seront publiés au Journal Officiel. Article 9 :La présente loi est applicable à l'Algérie, aux colonies, pays de protectorat et territoires sous mandat. Article 10 : Le présent acte sera publié au Journal officiel et exécuté comme loi de l'État. Fait à Vichy, le 3 octobre 1940. Ph. Pétain . Par le Maréchal de France, chef de l'État français : Le vice-président du conseil, Pierre Laval . Le garde des sceaux, ministre secrétaire d'État à la justice, Raphaël Alibert . Le ministre secrétaire d'État à l'intérieur, Marcel Peyrouton . Le ministre secrétaire d'État aux affaires étrangères, Paul Baudoin . Le ministre secrétaire d'État à la guerre, Général Huntziger . Le ministre secrétaire d'État aux finances, Yves Bouthillier . Le ministre secrétaire d'État à la marine, Amiral Darlan . Le ministre secrétaire d'État à la production industrielle et au travail, René Belin . Le ministre secrétaire d'État à l'agriculture, Pierre Caziot . Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Loi_du_3_octobre_1940_portant_statut_des_Juifs Le lendemain, le 4 octobre 1940, fut promulguée la loi sur les "ressortissants étrangers de race juive" (dont les juifs qui avaient perdu la nationalité française en vertu de la loi de "dénaturalisation" du 22 juillet 1940). Cette loi permettait l'internement des juifs "étrangers" dans des camps, sur simple décision administrative du préfet. Les principes de justice et de liberté individuelle n'avaient plus court. Document : L’application du recensement des juifs en zone occupée . Extrait de La dépêche de Brest , 25 octobre 1940 (on remarquera le point 8 concernant les juifs baptisés, et donc catholiques !) Source : La Dépêche de Brest : journal politique et maritime ["puis" journal de l'Union républicaine "puis" journal républicain quotidien "puis" quotidien républicain du matin]... | 1940-10-30 | Yroise Le texte du statut des juifs fut aggravé par un second Statut des Juifs , plus restrictif encore, promulgué le 2 juin 1941. Il établissait un numerus clausus dans l’exercice des professions libérales et pour l’inscription des étudiants juifs à l’université. Ce texte rendit également obligatoire le recensement des juifs dans toute la France. En outre, ce statut s'appliquait désormais à l'Algérie, aux protectorats tels que la Tunisie et le Maroc, et à toutes les colonies. Le 22 juillet 1941, fut promulguée la loi sur l’ aryanisation des biens juifs. Suivant ce qui s'était passé en Allemagne, les entreprises appartenant à des juifs devaient être cédées, souvent à vil prix, à des non-juifs. Il s’agissait en réalité d’une forme d’expropriation légale. Nombre d’artisans, de petits commerçants et d’entrepreneurs perdirent ainsi leurs moyens d’existence. Au total, entre 47 000 et 48 000 entreprises furent "aryanisées". Par la suite, comme les rafles et la déportation avaient laissés vacants de nombreux logements, ces derniers furent pillés et parfois occupés par des voisins. Document : une affiche du Commissariat général aux questions juives annonçant la vente d’une entreprise juive. Source : Mémorial de la Shoah. Document : La carte d’identité d’Anny, Yolande, Horowitz Source : Serge Klarsfeld (1996). Le Mémorial des Enfants Juifs Déportés de France. Édité par l’Association des fils et filles de déportés Juifs de France. La carte d’identité d’Anny Horowitz établie le 4 décembre 1940 est un document historique parlant et bouleversant. Cette petite fille naquit à Strasbourg le 2 juin 1933. Elle était donc française par la naissance. Au vu des prénoms qu’ils avaient donné à leur fille, nous pouvons supposer, mais sans en avoir la preuve, que ses parents, venus d’Europe de l’Est, souhaitaient s’intégrer à la société française et avaient demandé leur naturalisation. Le domicile de la famille Horowitz se trouvait alors à Bordeaux : la famille avait-elle quitté l’Alsace au moment de la Débâcle ou à la suite de l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne ? La carte d’identité fut établie à Tours car la famille était alors détenue au camp de Lalande à côté de Tours, sans doute en vertu de la loi du 4 octobre 1940 qui autorisait les préfets à interner les juifs dits "étrangers". En effet, les deux tampons rouges nous indiquent que la petite Anny est « juive » et « étranger surveillé ». Ces tampons sont apparemment contradictoires avec le fait que cette petite fille était née à Strasbourg. Il est donc possible que ses parents aient été déchus de leur nationalité française, et leurs enfants en même temps, en vertu de la loi du 27 juillet 1940 sur la révision des naturalisations opérées depuis 1927. La famille fut ensuite transférée à Drancy. Le 11 septembre 1942, Anny, sa petite sœur Paulette et leur maman Frieda furent déportées à Auschwitz par le convoi n°31. Elles furent assassinées dès leur arrivée, le 14 septembre 1942, au terme d’un trajet de trois jours qu’il est impossible de se représenter. Ce document montre qu'une série de décisions administratives décidées par le régime de Vichy conduisit à la pire des tragédies. 2.4.3. La phase d’arrestations et de déportations Au printemps 1941, la politique allemande se durcit partout en Europe et donc également en France. Cela conduisit à la création, le 29 mars 1941, du Commissariat général aux questions juives dirigé par Xavier Vallat (son rôle était d’élaborer une législation anti-juive visant à éliminer les juifs de la vie civile, politique, économique, culturelle et d’en vérifier l’application, notamment pour ce qui concernait le recensement et l’aryanisation des entreprises). Le 11 mai 1941, fut créé l'Institut d'étude des questions juives, un institut privé soutenu par la Propaganda Abteilung allemande. Son rôle était de produire une propagande antisémite immonde. Il s'illustra notamment par l'organisation de l'exposition "Le Juif et la France" en 1941 Document : Ouverture de l’Institut d’études des questions juives, à Paris, mai 1941 . ROGER BERSON / ROGER-VIOLLET. Source : https://www.lemonde.fr/livres/article/2018/10/04/vichy-coupable_5364318_3260.html Document : L’exposition Le juifs et la France à Paris en 1941. Source: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_Bild_146-1975-041-07,_Paris,_Propaganda_gegen_Juden.jpg Voir l'analyse sur : https://histoire-image.org/etudes/exposition-juif-france-paris Document : Bordeaux, 1942. Entrée de l'exposition antisémite : « Le Juif et la France ». L'exposition est organisée à l'initiative de l'Institut d’étude des questions juives de Paris. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/declenchement-guerre-politique-anti-juive/france-et-belgique.html Document : Affiche antisémite et anti-gaulliste éditée par l'Institut d'étude des questions juives en novembre 1941. Dessin de Franchot. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_d%27%C3%A9tude_des_questions_juives#/media/Fichier:Le_g%C3%A9n%C3%A9ral_micro,_fourrier_des_juifs_!.jpg Le 29 novembre 1941, fut créée l’Union générale des Israélites de France qui devait représenter les Juifs auprès des autorités, un peu sur le modèle des Judenräte de Pologne. Le 2 juin 1941, le gouvernement de Vichy ordonna à son tour le recensement des juifs de la zone non-occupée. Cette mesure préparait les rafles à venir et contrevenait au principe républicain de l’égalité de traitement de tous : cette mesure visait une population particulière en raison de son appartenance supposée à une religion ou à une « race ». Les premières arrestations massives exigées par la section anti-juive de la Gestapo dirigée par Dannecker, et menées par la police française, débutèrent le 14 mai 1941 dans l’agglomération parisienne. Cette rafle dite du « billet vert » (du nom de la couleur du document de convocation adressé aux victimes) arrêta 3 747 hommes étrangers, qui furent internés dans un premier temps dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. La deuxième rafle eut lieu le 20 août 1941. 4 232 Juifs furent arrêtés, dont un millier de Français. Ils furent internés dans le camp de Drancy, inauguré à cette occasion. Document : Arrestation de juifs à Paris par des policiers français, le 20 août 1941 Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_Bild_183-B10816,_Frankreich,_Paris,_Judenverfolgung.jpg La plupart des juifs arrêtés étaient d’abord détenus dans des camps de regroupement (Pithiviers, Beaune-la-Rolande, notamment), dont le principal fut celui de Drancy. Il s’agissait d’un immeuble inachevé en forme de U qui préfigurait les cités HLM d’après-guerre et qui existe toujours sous le nom de la Cité de la Muette. Ce camp servit d’août 1941 jusqu’en août 1944. Ce bâtiment pouvait loger plusieurs milliers de personnes dans de vastes chambrées. Les conditions de vie, de ravitaillement et d’hygiène (une vingtaine de robinets pour 3 ou 4 000 personnes) étaient déplorables. Les détenus étaient acheminés de Paris à Drancy dans des autobus parisiens puis ils étaient entassés dans des trains de marchandise à la gare du Bourget, puis à la gare de Bobigny, à destination d’Auschwitz. Le premier convoi à destination d'Auschwitz quitta Drancy le 27 mars 1942. Précisons que ce camp était gardé par des gardes mobiles français. D’ailleurs, aujourd'hui, leur caserne est toujours en service à côté de la cité de la Muette . Document : L’entrée du camp de Drancy surveillées par un gendarme français, en août 1941. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_Bild_183-B10919,_Frankreich,_Internierungslager_Drancy.jpg Document : L'arrière de la cité de la Muette aujourd’hui (coll. part.) Document : Baraque des femmes dans le camp de transit de Drancy. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/camps/camps-de-transit-et-dinternement.html Document : Le monument commémoratif de la Shoah devant la Cité de la Muette (Coll. Part.) Document : Le wagon commémoratif devant la Cité de la Muette (Coll. Part.) Au printemps 1942, en application des décisions prises lors de la conférence de Wannsee (20 janvier 1942), les autorités allemandes exigèrent des autorités françaises des arrestations et des déportations massives de juifs. Le premier convoi pour Auschwitz avait déjà été organisé le 27 mars 1942. Le 7 juin 1942, une ordonnance du commandement allemand en France (le MBF) obligea tous les juifs, à partir de l’âge de 6 ans, de porter une étoile jaune sur le côté gauche de la poitrine. Cette mesure stigmatisante était un moyen de marquer et de repérer les juifs dans l’espace public. Elle fut complétée le 8 juillet 1942 par une autre ordonnance qui leur interdisait l'accès aux lieux publics, spectacles, cinémas, cabines téléphoniques, piscines, manifestations sportives, parcs, et qui limitait à une heure par jour leur accès aux grands magasins. A partir du 11 décembre 1942, le tampon « juif » devait être apposé sur les carte d’identité des juifs. Lors des contrôles d’identité très fréquents, les juifs qui ne portaient pas l’étoile jaune pouvaient ainsi être démasqués et sévèrement sanctionnés. Document : Paris, deux jeunes femmes portant l'étoile jaune. La photo a apparemment été prise en 1942. Source : https://www.yadvashem.org/fr/shoah/a-propos/declenchement-guerre-politique-anti-juive/france-et-belgique.html Source : https://www.memorialdelashoah.org/commemoration-du-29-mai-1942.html Document : un parc à jeu à Paris pendant l'Occupation. Source : https://www.facebook.com/photo/?fbid=10165388336065076&set=a.1016160247245507 Le général SS Karl Oberg fut nommé à Paris le 1er juin 1942 en tant que chef de la SS et de la police allemande (Sipo et SD) en France, afin de préparer les déportations vers les centres de mise à mort en Pologne. Les négociations entre Laval, Bousquet (secrétaire d’État à la police de Vichy) et Oberg conduisirent à l’organisation de la rafle du Vel’d’Hiv’ (le Vélodrome d’Hiver, rue Nélaton, dans le 15e arrondissement de Paris, détruit en 1959), les 16 et 17 juillet 1942. L’accord validait la participation de la police française aux arrestations, ainsi que le nombre de personnes à arrêter. Ce fut le moyen pour Bousquet, le responsable de la police de Vichy, d’obtenir, de la part des autorités allemandes, un renforcement de l’autorité du régime de Vichy en zone occupée. A la demande de Laval, il fut également décidé que les enfants seraient arrêtés, comme en atteste le document suivant, échangé entre Dannecker et Eichman. Document : Note de Dannecker, SS-Hauptsturmführer à l'Office Central de Sécurité du Reich à Berlin, le 6 juillet 1942. Objet : Évacuation des Juifs de France. Référence : Entretien entre le SS-Obersturmbannführer Eichmann et le SS-Hauptsturmführer Dannecker, le 1.7.1942 à Paris. Les négociations avec le gouvernement français ont donné entre temps les résultats suivants : l'ensemble des Juifs apatrides de zone occupée et de zone non occupée seront tenus prêts à notre disposition en vue de leur évacuation. Le président Laval a proposé que, lors de l'évacuation de familles juives de la zone non occupée, les enfants de moins de 16 ans soient emmenés eux aussi. Quant aux enfants juifs qui resteraient en zone occupée, la question ne l'intéresse pas. Je demande donc une décision urgente par télex pour savoir si, par exemple à partir du quinzième convoi de Juifs partant de France, nous pouvons inclure également des enfants de moins de 16 ans. Pour finir, je fais remarquer qu'à ce jour, nous n'avons pu aborder que la question des Juifs apatrides ou étrangers pour faire du moins démarrer l'action. Dans la seconde phase, nous passerons aux Juifs naturalisés après 1919 ou 1927 en France. Note de Dannecker, SS-Hauptsturmführer à l'Office Central de Sécurité du Reich (RSHA) à Berlin, le 6 juillet 1942. Les 16 et 17 juillet 1942, 12 884 juifs étrangers et apatrides (ceux qui avaient perdu leur nationalité française en 1940) , dont 4 051 enfants de 2 à 16 ans, furent arrêtés en région parisienne par familles entières par 4 500 policiers parisiens qui avaient réquisitionné pour l'occasion une cinquantaine de bus parisiens. Ces familles furent détenues dans des conditions indignes pendant plusieurs jours dans le vélodrome d’hiver (le Vel’d’Hiv’, situé à l'époque 19 rue Nelaton dans le 15eme arrondissement de Paris). Puis les parents, dirigés vers Drancy, furent séparés de leurs enfants, dirigés vers les camps du Loiret. Ils furent tous déportés à Auschwitz. Ainsi, le régime de Vichy livra d’abord les juifs étrangers et "apatrides" et pas tout de suite les juifs français, afin d’éviter des mouvements de protestation dans l’opinion publique. Et il était politiquement difficile à un gouvernement de livrer ses propres citoyens à une puissance étrangère, alors que le régime de Vichy défendait la fiction de son indépendance face à l’Allemagne, fiction qui fondait partiellement sa légitimité dans la propagande du régime. Remarquons également que, jusque-là, les hommes seuls étaient arrêtés et déportés. La rafle du Vel’d’Hiv’, par l’arrestation des femmes mais aussi des enfants (réclamée par Laval, comme on l’a vu), marque une étape supplémentaire dans la logique génocidaire en France. La photographie ci-dessous est la seule connue de la rafle du Vel' d'Hiv'. Les bus parisiens et des voitures de police viennent de déposer les familles juives arrêtées. On distingue encore un petit groupe de femmes qui viennent de décharger leurs affaires avant d'être enfermées dans l'enceinte du Vel' d'Hiv'. Dans la rue passe un cycliste inconscient de la tragédie en train de se jouer. Document : La rafle du Vel' d'Hiv'. Source: https://www.memorialdelashoah.org/commemoration-de-la-rafle-du-vel-dhiv-du-16-et-17-juillet-1942.html A partir de l’invasion de la zone non-occupée par l’armée allemande, le 10 novembre 1942, tous les juifs résidant en France, étrangers ou français, furent la cible des arrestations. Cependant, les rafles de l’été 1942 suscitèrent des réactions indignées. Quelques évêques de la zone non-occupée, ainsi que le cardinal Gerlier, archevêque de Lyon et primat des Gaules, protestèrent officiellement. L’archevêque de Toulouse, Mgr Saliège écrivit dans sa lettre pastorale du 23 août 1942 : « Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle ». Des institutions religieuses ainsi que des particuliers accueillirent des enfants dont les parents avaient été arrêtés. Des organisations juives, telles que "L’Œuvre de secours aux enfants", contribuèrent également à en sauver. Ces initiatives expliquant que près des trois quarts des Juifs vivant en France aient pu échapper aux arrestations. En effet, le pourcentage de victimes (23 % en France) fut moins important qu’en Belgique (50 %) ou aux Pays Bas (75 %). La taille et le relief du pays, mais aussi de nombreuses complicités, ont permis de cacher un grand nombre de juifs. Les personnes qui ont hébergé et sauvé des juifs parfois au péril de leur vie, ont reçu de la part de l’institut Yad Vashem de Jérusalem, le titre de « Justes parmi les nations ». Au total, près de 76 000 personnes furent victimes de cette politique. Selon les calculs de Serge Klarsfeld, 73 000 personnes moururent en déportation (sur 75 721 personnes déportées dans 76 convois, soit près de 2 500 survivants), 3 000 moururent dans les camps situés en France (dont le poète Max Jacob, à Drancy), et 1 000 personnes furent fusillées en tant qu’otages ou résistants (dont l’historien Marc Bloch, en juin 1944). 90 % des victimes étaient installées en France depuis l’entre-deux-guerres : certaines étaient étrangères (68 %), d’autres avaient perdu leur nationalité acquise après 1927, d’autres encore étaient des enfants français nés de parents étrangers. Il est clair que sans la politique antisémite du régime de Vichy, les nazis n’auraient pas pu assassiner un aussi grand nombre de personnes en France. La responsabilité de la déportation des juifs de France fut longtemps attribuée aux autorités allemandes qui auraient « contraint » le régime de Vichy à participer aux rafles. Bien plus, la participation des policiers et des gendarmes français fut longtemps gommées. Depuis la parution en 1973 du livre de Robert Paxton, La France de Vichy , la connaissance historique a beaucoup progressé : on sait que la collaboration fut désirée par l’État français qui contribua activement à l’arrestation et à la déportation des juifs, non pas sous la contrainte des autorités allemandes, mais par choix idéologique et par opportunisme politique. Le président Mitterrand a institué en 1993 la journée du 16 juillet (jour anniversaire de la rafle du Vel’d’Hiv’) comme la journée à la mémoire des victimes de persécutions racistes et antisémites du régime de Vichy, mais sans aller plus loin dans la critique du régime de Vichy. Le discours le plus important et le plus fort à ce sujet fut prononcé par le président Chirac, le 16 juillet 1995. Il reconnut la responsabilité de l’État français dans les rafles et la déportation des juifs. Document : Discours du président Chirac le 16 juillet 1995, reconnaissant la responsabilité de l'Etat français dans la persécution des Juifs (extrait). Il est, dans la vie d'une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l'idée que l'on se fait de son pays. Ces moments, il est difficile de les évoquer, parce que l'on ne sait pas toujours trouver les mots justes pour rappeler l'horreur, pour dire le chagrin de celles et ceux qui ont vécu la tragédie. Celles et ceux qui sont marqués à jamais dans leur âme et dans leur chair par le souvenir de ces journées de larmes et de honte. Il est difficile de les évoquer, aussi, parce que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français. Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 450 policiers et gendarmes français, sous l'autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis. Ce jour-là, dans la capitale et en région parisienne, près de dix mille hommes, femmes et enfants juifs furent arrêtés à leur domicile, au petit matin, et rassemblés dans les commissariats de police (...). Source : https://www.fondationshoah.org/sites/default/files/2017-04/Allocution-J-Chirac-Vel-dhiv-1995.pdf Voir la vidéo du discours sur : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab95040420/jacques-chirac-responsabilite-de-la-france-au-vel-d-hiv Aujourd’hui, les personnes qui minimisent la responsabilité du régime de Vichy dans la persécution et la déportation de dizaines de milliers de juifs durant l’Occupation (ou qui prétendent, contre toute évidence, que Vichy a protégé les juifs), sont des personnes qui cherchent à réhabiliter ce régime et ses idées anti-démocratiques et antisémites. 2.4.3. La persécution des Tsiganes en France A la différence de ce qui se passa dans le reste de l’Europe, où des communautés tsiganes furent presque totalement anéanties, la plupart des Tsiganes (terme contesté et peu satisfaisant que nous employons ici par commodité) vivant en France échappèrent au génocide, mais pas aux persécutions. Cette histoire commence seulement à être connue, notamment grâce aux travaux de l’historienne Henriette Asséo et de l’historien Emmanuel Filhol. Il est également utile de consulter le texte de la proposition de loi de 2008 tendant en vain à la reconnaissance du génocide tsigane pendant la Seconde guerre mondiale, qui propose une synthèse remarquable de l’historique des persécutions dont les Tsiganes furent victimes en France durant cette période, sur le site du Sénat : https://www.senat.fr/leg/ppl07-337.html#:~:text=La%20France%20reconna%C3%AEt%20publiquement%20le,comme%20loi%20de%20l'%C3%89tat . Depuis la loi du 16 juillet 1912, les Tsiganes, y compris les enfants, devaient détenir un carnet anthropométrique, qu'ils présentaient à leur arrivée dans chaque commune. Ce carnet, sous le nom de « livret de circulation », existe toujours aujourd’hui en France pour les Gens du voyage ! Durant l’Occupation, ce carnet fut très utile pour identifier et arrêter les Tsiganes. Une circulaire du 6 avril 1940, signée du président de la République Albert Lebrun (avant l’offensive de l’armée allemande en France), décida l’interdiction de la circulation des nomades détenteurs de ce carnet anthropométrique et leur mise en résidence surveillée sous l’autorité des préfets. Ils ne furent pas internés dans des camps car, dans ce cas, les autorités auraient dû assurer leur subsistance. Cependant la loi du 4 octobre 1940 autorisant les préfets à interner les « Juifs étrangers » permit également l’internement permanent des Tsiganes sur le territoire français, à la demande des Allemands. Toutes les familles tsiganes françaises (entre 3 000 et 6 000 personnes, dont 30 à 40 % d’enfants) furent internées dans une trentaine de camps plus ou moins improvisés, essentiellement en zone occupée, tels que Jargeau, Montreuil-Bellay , Saliers notamment. Ils souffrirent de la faim et du manque de soins et il semblerait qu’une centaine de personnes soient mortes dans ces camps durant la guerre. Les autorités allemandes n’exigèrent pas la déportation des Tsiganes détenus en France. Mais un millier d’entre eux furent malgré tout déportés. Ces familles ne furent pas toute libérées lors de la Libération puisque l’ordre d’assignation à résidence ne fut levé qu’en 1946 ! Les internés du camp de Montreuil-Bellay furent transférés en janvier 1945 vers le camp de Jargeau d’où ils ne furent libérés que le 16 janvier 1946. Le camp des Alliers fut fermé seulement le 1er juin 1946. Lors de leur libération, il ne leur fut pas délivré de certificat d’internement. Il leur fut donc très difficile d’obtenir ensuite des réparations. Sur ce sujet, voir le dossier produit par le Mémorial de la Shoah : https://www.memorialdelashoah.org/wp-content/uploads/2018/11/dp_mds_nomades.pdf Aujourd’hui, la France n’a pas vraiment reconnu le génocide des Tsiganes. Une proposition de loi allant en ce sens fut déposée au Sénat en 2008. Elle ne semble pas avoir abouti. Le 29 octobre 2016, sur le site du camp de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), où 2 000 personnes avaient été internées pendant la guerre, le président Hollande a reconnu la souffrance des Tsiganes internés et la responsabilité de l’État français. Mais il semble que rien n’a changé depuis cette date. 3. La Résistance française 3.1. L’entrée en Résistance La Résistance ne concerna qu’une faible partie de la population française (peut-être 500 000 personnes lors des combats de la Libération, mais seulement 260 0000 personnes furent titulaires de la carte de combattants volontaires de la Résistance, après la guerre) mais joua un rôle essentiel sur le plan politique. Nous avons vu plus haut comment la population se détacha progressivement de l’adhésion à Pétain, ce qui contribua à l’engagement de certaines personnes dans la résistance. En outre, les résistants mirent en place à la Libération des institutions et des organismes qui ont façonné notre société et qui la façonnent toujours. Le 17 juin 1940 De Gaulle se rendit à Londres. Son appel du 18 juin 1940 à la BBC peut être considéré comme l’un des premiers actes de résistance. Comme nous l’avons vu, l’analyse de De Gaulle, réfugié à Londres, était l’inverse de celle de Pétain : la guerre n’était pas terminée, l’Allemagne ne pouvait pas être considérée comme victorieuse, il fallait poursuivre le combat avec la Grande-Bretagne, en s’appuyant sur les ressources de l’empire colonial et en attendant l’engagement des États-Unis dans le conflit. Bien entendu, presque personne en France n’entendit son appel : un grand nombre de Français étaient égarés sur les routes de l’Exode et il n’était pas encore habituel d’écouter la BBC. Document : L’appel du général De Gaulle à la BBC à Londres (18 juin 1940) Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s'est mis en rapport avec l'ennemi pour cesser le combat. Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l'ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd'hui. Mais le dernier mot est-il dit ? L'espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non. Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n'est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire. Car la France n'est pas seule ! Elle n'est pas seule ! Elle n'est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l'Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l'Angleterre, utiliser sans limite l'immense industrie des États-Unis. Cette guerre n'est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n'est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n'empêchent pas qu'il y a, dans l'univers, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là. Moi, général De Gaulle, actuellement à Londres, j'invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, avec leurs armes, ou sans leurs armes, j'invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d'armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, à se mettre en rapport avec moi. Quoi qu'il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas. Demain, comme aujourd'hui, je parlerai à la Radio de Londres. De Gaulle rassembla dans le mouvement de la France libre les quelques volontaires qui affluèrent en Angleterre. Dès le 28 juin 1940, De Gaulle fut reconnu officiellement par le gouvernement britannique comme « le chef de tous les Français libres ». Mais il pesait d’un faible poids politique, comparativement à la reine des Pays-Bas, au roi de Norvège ou même aux ministres belges qui avaient rallié Londres. En outre, le bombardement de la flotte française par la Royal Navy à Mers-el-Kébir, qui tua 1 300 marins français, contribua à limiter les départs de Français pour Londres. Pour s’imposer comme un interlocuteur valable face aux Britanniques puis aux Américains, De Gaulle devait disposer d’une force armée ainsi que d’une base territoriale. Le 7 août 1940, il signa avec Churchill un accord officialisant la constitution d’une force française de volontaires, rassemblant tous ceux qui l'avaient rejoints ou qui allaient le rejoindre à Londres. Ainsi, la France libre fut habilitée par la Grande-Bretagne à représenter tous les Français en guerre. Parallèlement, à la fin du mois d’août 1940, à l’initiative du gouverneur du Tchad Félix Éboué et d’envoyés de De Gaulle, les territoires coloniaux de l’Afrique Équatoriale Française (AEF, à savoir le Tchad, l’Oubangui-Chari, le Gabon et le Congo français), ainsi que que le Cameroun, signifièrent leur adhésion à la France Libre. De ce fait, Brazzaville devint officiellement la capitale de la France libre, le 28 août 1940. Le 27 octobre 1940, De Gaulle gagna Brazzaville pour y installer le Conseil de défense de l’Empire , chargé d’administrer les territoires ralliés ainsi que les forces militaires engagées derrière De Gaulle. Cette instance fournissait à De Gaulle un embryon de légitimité politique. Les populations africaines ne furent évidemment pas consultées et furent recrutées (pas toujours de leur plein gré) au sein des Forces françaises libres (FFL). Ces dernières marchèrent à travers le désert depuis le Tchad et remportèrent quelques succès symboliques en Libye (Koufra en mars 1941, Bir-Hakem en mai-juin 1942). Renforcées à partir de 1943 par des régiments marocains et algériens, elles combattirent en Italie et participèrent au débarquement de Provence, le 15 août 1944. Progressivement, des missions parachutées en France pour organiser des réseaux de renseignement renforcèrent l’autorité de De Gaulle parmi la résistance intérieure. Cependant, les relations difficiles avec Churchill, la méfiance de Roosevelt qui tint longtemps le régime de Vichy comme une autorité légitime et De Gaulle comme un apprenti dictateur, entravèrent longtemps l’action de ce dernier. En France même, des personnes isolées et éparpillées refusèrent la défaite et l'Occupation, et s’engagèrent d’elles-mêmes dans la résistance au nom des valeurs héritées de la Révolution française. Très peu d'entre elles avaient entendu l'appel du général De Gaulle. Elles imprimèrent des tracts, inscrivirent des graffiti sur les murs, organisèrent des manifestations comme celle des étudiants parisiens, le 11 novembre 1940. Des militants communistes et syndicalistes s’organisèrent très vite malgré l’attentisme du PCF paralysé par le respect du pacte de non-agression du 23 août 1939 entre Hitler et Staline. Cet engagement restait surtout individuel et il était le fait de jeunes et/ou de militants politiques comment l’indiquent les témoignages ci-dessous. Document : Le récit d’une entrée en résistance Le 18 juin 1940, je me trouve à Narbonne avec mon frère, ma belle-sœur et ma femme. Je m’étais retrouvé là, affecté comme aspirant, avec les débris de mon régiment. Je n’ai pas entendu le général de Gaulle, j’ai écouté pour la première fois la radio de Londres quelques jours après, chez mon adjudant (…). J’ai tout à fait en mémoire les journées précédentes. J’étais au champ de tir quand j’ai appris que Reynaud s’en allait. J’ai dit à mes camarades de régiment : « On rentre à la caserne, c’est cuit, les traîtres sont à la tête du gouvernement. Vous allez voir ce que c’est le fascisme ». Le 17 juin, le discours de Pétain a été diffusé par haut-parleurs dans les rues de Narbonne, précédé d’une Marseillaise qu’on écoutait au garde-à-vous. J’étais effondré. J’avais honte. Rien ne serait plus comme avant. Avec ma femme et ma belle-sœur, à mes côtés, nous pressentions le pire. Autour de nous pourtant l’armistice était bien accueilli, le sentiment anti-anglais était très profond (...). Alors, avec mon frère, ma belle-sœur et ma femme, nous avons commencé notre résistance à notre façon, seuls, tous les quatre, en famille, avec une petite imprimerie portative. Nous tirions des tracts. Je les ai en mémoire : « Si la France est par terre, c’est la faute à Hitler, son drapeau dans l’eau sale, c’est la faute à Laval » (…). Après Mers-el-Kébir : « Vive l’Angleterre pour que vive la France ». Nous allions dans les bois de Narbonne les coller aux arbres. Jean-Pierre Vernant, ancien chef FFI de Haute Garonne et historien, entretien paru dans Le Matin , 18 juin 1985. Document : Les raisons d’une entrée en résistance Je suis née dans une famille de vignerons mâconnais. A cause de mon père, grand blessé de la guerre 14-18, je fus très jeune passionnément pacifiste. Pendant mes études universitaires à la Sorbonne, de 1931 à 1938, j’ai été confrontée aux problèmes du fascisme et du racisme, aussi bien dans un cercle international de jeunesse qu’aux étudiants communistes. Des jeunes Polonais, Hongrois, Roumains, Allemands nous racontaient les persécutions politiques et raciales dans leur pays. Mon premier poste d’agrégée d’histoire fut le lycée de jeunes filles de Strasbourg. De l’autre côté du Rhin, Hitler avait derrière lui tout un peuple fanatisé. On savait que dans les camps étaient réunis les hommes de gauche et les Juifs allemands sous la garde de SS et de droits communs. On les appelait déjà « camps de concentration ». Pendant l’année scolaire 1938-1939, je fis la connaissance d’un jeune ingénieur des Ponts et Chaussées qui, sursitaire, faisait son service militaire comme sous-lieutenant du Génie à Strasbourg. Il venait de passer un an au MIT ( Massachusetts Institute of Technology ). Je devais, l’année suivante, aller avec une bourse aux Etats-Unis pour commencer une thèse. Il fut mon informateur sur la vie là-bas. Il fut bien plus. Vite amoureux l’un de l’autre, nous nous étions promis de nous marier à mon retour. La guerre a éclaté le 3 septembre 1939 et j’ai décidé de ne pas partir. Le 14 décembre 1939, nous étions mariés. Raymond Samuel était d’origine juive, ses ancêtres étaient venus de Pologne au début du dix-huitième siècle. Ses professeurs de Boston, après la débâcle, alors qu’il venait de s’évader d’un camp de prisonniers de guerre, lui ont offert un poste d’assistant ; moi, j’avais toujours ma bourse. En septembre 1940, nous avons demandé nos visas pour préparer notre départ vers les Etats-Unis ; puis nous y avons renoncé. Pouvions-nous laisser derrière nous nos familles, nos amis et notre pays occupé ? A partir de cette décision, notre destin était tracé : la participation à la création et au développement d’un Mouvement de Résistance. Lucie Aubrac, Ils partiront dans l’ivresse , Seuil, 1984, p. 7-8. 3.2. L’organisation progressive de la Résistance La Résistance intérieure resta au départ un phénomène marginal car la société française était traumatisée par la défaite et nombreuses étaient les personnes qui, au départ, faisaient confiance au maréchal Pétain. Rappelons également que les hommes adultes étaient prisonniers en Allemagne et qu’ils étaient séparés de leurs femmes et de leurs enfants dont la priorité était de trouver du ravitaillement. La Résistance fut surtout le fait de jeunes gens déliés de ce type de responsabilités. On sait que la confiance de la population à l’égard de Pétain disparut lentement, à partir de 1941-1942, lorsque le manque de liberté, les privations, le spectacle des rafles de juifs dans les grandes villes commencèrent à devenir insupportables. En mai-juin 1941, une grève très suivie éclata dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais pour réclamer des hausses de salaires et une amélioration des conditions de travail . Les forces d’occupations réprimèrent durement le mouvement et 270 grévistes furent déportés en Allemagne. Sur cette grève : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i11119820/la-greve-des-mineurs-de-1941 A partir de 1941, les lumières des cinémas devaient rester allumées lors de la projection des actualités cinématographiques afin de repérer les spectateurs qui sifflaient ou criaient lorsque les dignitaires du régime de Vichy paraissaient aux actualités cinématographiques. Le 12 août 1941, Pétain prit acte de cette désaffection à son égard dans un discours où il déclara : « De plusieurs régions de France, je sens se lever depuis plusieurs semaines un vent mauvais ». Dans un premier temps, les actes de résistance furent isolés et consistaient surtout en des distributions de tracts et en des graffitis faits sur les murs pour mobiliser la population. Ces actes apparemment anodins pouvaient valoir de lourdes sanctions à leurs auteurs. Document : Le sous-lieutenant Genz, membre de l’administration militaire du Grand Paris, signale des graffitis non effacés dans le métro parisien, 17 juillet 1941 . Source : https://archives.paris.fr/r/259/le-metro-parisien-expression-de-l-occupation-allemande-de-la-collaboration-et-de-la-resistance-/ Document : Signalement de graffitis contre les Allemands à la station de métro Arts et métiers, le 19 janvier 1943 . Source : https://archives.paris.fr/r/259/le-metro-parisien-expression-de-l-occupation-allemande-de-la-collaboration-et-de-la-resistance-/ Document : Tracts de la résistance trouvés au dépôt d’autobus des Lilas, le 25 avril 1942. Source : https://archives.paris.fr/r/259/le-metro-parisien-expression-de-l-occupation-allemande-de-la-collaboration-et-de-la-resistance-/ L'historien et ancien résistant Claude Bourdet a proposé une distinction un peu simple mais restée restée classique entre les "réseaux" et les "mouvements" de résistance qui se structurèrent dans un second temps. Les réseaux étaient destinés à mener des opérations très spécifiques comme le sabotage, le renseignement et plus tard les actions militaires. Ils s’organisèrent au départ pour cacher et évacuer des personnes recherchées par les autorités d’occupation et pour fournir des renseignements aux Britanniques. Le premier fut le réseau du Musée de l’Homme, composé du directeur du musée (Paul Rivet), de bibliothécaires et d'anthropologues (Germaine Tillion). Il collecta des renseignements transmis en Angleterre, organisa des évasions hors de la zone occupée et publia une feuille clandestine intitulée Résistance . Le réseau fut démantelé au début de l'année 1941, et 19 membres furent jugés en 1942 par une cour martiale allemande : 7 hommes furent condamnés à mort et fusillés au Mont Valérien. Les autres furent déportés. Des mouvements furent également mis en place en lien avec les principaux mouvements politiques et syndicaux tels que, à partir de 1941, Combat (plutôt conservateur) en zone non-occupée, Libération-sud (dirigé par des socialistes et des syndicalistes), Franc-Tireur, puis le Front national (communiste), Libération-Nord (dirigé par des syndicalistes), Organisation civile et militaire (OCM, conservateur) en zone occupée, etc. Ces mouvement développèrent au départ une action politique et de propagande destinée à susciter l'adhésion d'un grand nombre de personnes. Ils éditaient une presse clandestine (chaque mouvement éditait son propre journal) et des tracts. Ils fabriquaient des faux papiers, et organisèrent plus tard des groupes armés pour commettre des attentats et préparer la Libération. L’aide financière et matérielle de Londres, fournie par des parachutages très risqués, était rare et précieuse. Les résistants apprirent les règles de la clandestinité mais nombreux furent les résistants dénoncés, torturés, exécutés ou déportés. En dépit de leurs divergences politiques, ces résistants ne combattaient pas seulement l’occupation allemande. Ils défendaient la continuité de la république et se battaient pour construire une société plus juste après la guerre. La Résistance fut renforcée par l'entrée en résistance du parti communiste à partir de l'attaque allemande contre l'URSS. Les militants communistes étaient nombreux et maitrisaient les règles de la clandestinité éprouvées par eux depuis l'interdiction du Parti Communiste depuis le début de la guerre, en septembre 1939. Certains militants défendaient les attentats contre les soldats allemands. Le premier d'entre eux fut l'assassinat de l'aspirant Moser par Pierre Georges, le futur colonel Fabien, sur le quai de la station de métro Barbès, le 21 août 1941. Le but était de se procurer des armes et de faire comprendre aux soldats allemands qu'ils n'étaient pas les bienvenus. Mais ces attentats entrainèrent l'exécution de nombreux otages (834 au total) sur l'ordre du MBF dirigé par von Stuptnagel. Comme l’indiquent les document ci-après des actes de sabotage et des attentats furent donc organisés à partir de 1941. Au début, ces actes avaient une portée essentiellement symbolique, ils servaient à organiser des actions collectives au sein des groupes de résistants et montraient à la population qu’il était possible d’agir. C’est surtout au moment de la Libération que les attentats de la résistance eurent une réelle portée militaire. Document : Rapport de gendarmerie sur des attentats commis le 21 juin 1942 dans la région de Quimper. Source : Archives départementales du Finistère, cote 200w_70_003-005-ad29 Document : Rapports de la gendarmerie sur des actes de sabotage à Morlaix et à Quimper en 1943 . Source : Archives départementales du Finistère, cote 200w_70_008-ad29 Document : Affiche annonçant l’exécution d’un résistant de Morlaix, mai 1941. Source : Archives départementales du Finistère Il convient également d'évoquer le parcours de personnes qualifiées plus tard de "vichysto-résistants", des hommes de droite favorables en 1940 au régime de Pétain qui s'engagèrent progressivement dans la Résistance. Par exemple, Henri Frenay, officier conservateur, rejoignit Vichy, persuadé que Pétain temporisait pour préparer la revanche. Quand il comprit que Pétain ne jouait pas un double jeu, il s'en éloigna pour créer à la fin de 1941 le Mouvement de libération nationale plus connu sous le nom de son journal, Combat , en zone non-occupée. De même, François Mitterrand, après une jeunesse militante à l'extrême-droite dans les années 1930, fut fait prisonnier de guerre en 1940. Il parvint à s'évader à la fin de 1941 et à rejoindre Vichy où il travailla à la réinsertion des prisonniers de guerre rapatriés. Il fut même décoré de la francisque par Pétain lui-même. Au printemps 1943, Mitterrand se rapprocha de l'Organisation de Résistance de l'Armée (ORA), mouvement de résistance très conservateur, au sein duquel il fonda son propre réseau de résistance, le Mouvement de Résistance des Prisonniers de Guerre et Déportés (MRPGD). Ce réseau recueillait des renseignements et imprimait des faux papiers pour les prisonniers de guerre évadés. 3.3. La structuration de la Résistance et la Libération Dans un troisième temps, la résistance s’unifia et se structura. Deux événements contribuèrent à étoffer les rangs de la résistance : d’une part, l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS en juin 1941 incita le parti communiste à s’engager délibérément dans la résistance et, d’autre part, les réquisitions du STO (Service du Travail Obligatoire) à partir de 1943 poussèrent de nombreux jeunes gens à rejoindre la clandestinité. Des maquis se constituèrent dans des zones isolées, en accumulant les difficultés : difficultés à se cacher, à trouver des hébergements, à se ravitailler puis à rassembler des armes. De son côté, le parti communiste avait créé le mouvement des Francs-Tireurs et Partisans (FTP) qui organisait des attentats contre des soldats allemands. Au départ, ces attentats étaient critiqués par les autres mouvements de résistance car ils alimentaient un cycle permanent de répression. Le 21 août 1941, le colonel Fabien exécuta un officier allemand dans la station de métro Barbès. En octobre 1941, à la suite de l’exécution d’un officier allemand à Nantes, 55 otages incarcérés dans la camp de Chateaubriand furent fusillés par les Allemands. Parmi eux se trouvait Guy Moquet, militant communiste âgé de 17 ans, Jean-Pierre Timbaud, un responsable de la CGT et Charles Michels, député communiste. Si le prix à payer fut très lourd pour les militants communistes, ces attentats et ces exécutions renforcèrent leur prestige et leur autorité auprès des autres mouvements de résistance. Le parti communiste organisa également une branche des FTP rassemblant des ressortissants étrangers (Roumains, Hongrois, presque tous Juifs, Italiens, Espagnols, Arméniens) sous le nom de FTP-MOI (Main d’œuvre immigrée). Ils commettaient des attentats contre les forces allemandes. Ils furent rendus célèbres par le procès du groupe Manouchian (survivant du génocide des Arméniens), condamnés à mort et exécutés le 21 février 1944. Les autorités allemandes annoncèrent leur exécution par une affiche de couleur rouge qui leur attira une reconnaissance méritée magnifiée par un poème d'Aragon, rendu célèbre grâce à la chanson de Léo Ferré. Voir sur : https://www.youtube.com/watch?v=Tj5XwjOuq7s Sur le groupe Manouchain : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/2842464001017/manouchian et aussi : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/missak-manouchian-resistance-seconde-guerre-mondiale-ftp-moi-communiste-juif-armenien Document : L’affiche rouge éditée par l’armée d’occupation allemande (13 février 1944). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Affiche_rouge.jpg Afin d’asseoir sa légitimité politique et de pouvoir s’affirmer auprès des Britanniques et des Américains, De Gaulle s’efforça de rassembler les mouvements de résistance en un mouvement unifié. Jean Moulin, qui vivait dans la clandestinité entre Lyon et Paris, avait été mandaté par De Gaule pour approcher les différents mouvements de résistance qui s’étaient renforcés et structuré. Au bout de plus d'une année de négociations, il parvint à fonder le Conseil national de la Résistance (CNR) créé clandestinement à Paris, rue du Bac, le 27 mai 1943. Le CNR rassemblait alors les représentants des huit principaux mouvements de résistance, des deux principaux syndicats (CFTC et CGT) et des principaux partis politiques de la IIIe République. Le CNR devint ainsi l'instance représentative de l'Etat républicain et clandestin de l'intérieur. Le rôle du CNR était de coordonner les actions des mouvements de résistance sur le sol français. Jean Moulin fut capturé quelques semaines plus tard à Lyon, torturé par Klaus Barbie et il mourut le 8 juillet 1943 des suites de la torture dans le train qui l’emmenait en déportation en Allemagne. Auparavant, le 8 novembre 1942, les troupes américaines et britanniques avaient débarqué à Casablanca, à Oran et à Alger et mis fin à l'autorité du régime de Vichy sur l'Afrique du Nord. Durant plusieurs mois, la situation politique en Algérie fut très confuse. Les Américains souhaitaient que le général Giraud, proche de Vichy, dirige l'Afrique du Nord française. C’est seulement à l’été 1943 que De Gaulle s’imposa comme le dirigeant des Français libres et le dirigeant de l'Afrique du Nord. Non sans difficultés, les dirigeants des différents mouvements de la résistance intérieur réunis dans le CNR avaient reconnu De Gaulle comme leur dirigeant. Fort de la légitimité accordée par le CNR, il prit la tête du Comité français de libération nationale (CFLN), installé à Alger et héritier du Conseil de défense de l’empire créé en 1940 à Brazzaville. Alger devint ainsi la capitale de la France libre sous la direction de De Gaulle. Parallèlement, les délégués du CNR participèrent, à côté des représentants des différents partis politiques aux travaux de l’Assemblée consultative installée à Alger. Le 3 juin 1944, toujours à Alger, le CFLN se transforma en Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) présidé par De Gaulle et composé de ministres représentant les différentes tendances politiques de la résistance. Ce GPRF était désormais à la tête d’une armée de FFL de près de 500 000 hommes, dotés d’uniformes et d’armement américains, grâce à la mobilisation des Marocains et des Algériens. Une partie de ces soldats se battait en Italie depuis 1943 et ils participèrent au débarquement en Provence, le 15 août 1944. A compter du printemps 1944, l’action de la résistance intérieure se fit plus visible. Les différents mouvement de résistance armée (Organisation de la résistance de l’armée, Armée secrète, FTP) se regroupèrent au sein des Forces françaises de l’intérieur (FFI) dotées d’une hiérarchie militaire coordonnant les actions militaires des résistants. Elles étaient approvisionnées en armes par les parachutages britanniques. Des maquis (les Glières, le Vercors) affrontèrent l’armée allemande et la Milice. Après le débarquement allié en Normandie, elles procédèrent à de nombreux actes de sabotage et de guérilla pour ralentir la progression des unités allemandes vers le front. La riposte de la Milice et de l’armée allemande fut sanglante. Dans toute la France, de nombreux résistants périrent lors des combats ou exécutés sommairement entre juin et août 1944. La division SS Das Reich harcelée par les résistants s’illustra par des massacres de civils à Tulle et à Oradour-sur-Glane. Les maquis libérèrent quelques régions comme le Limousin, la région de Toulouse, le sud du Massif central. De même, les FFI organisèrent l’insurrection parisienne, du 19 au 25 août 1944, qui l’emporta grâce à l’intervention de la 2e Division blindée du général Leclerc. Document : Message de la résistance de Huelgoat (Finistère) signalant les coordonnées géographiques d’un lieu de parachutage, et évoquant les messages codés authentifiant leur demande, juillet 1944. Sources : Archives départementales du Finistère, cote : 202j_5_502-ad29 Document : Messages codés de la résistance. Source : Archives départementales du Finistère, cote : 202j_5_620-ad29 Au total, 63 000 résistants français furent déportés dans les camps de concentration en Allemagne. 37 000 d’entre eux seulement en revinrent. La Résistance ne joua pas seulement un rôle dans la libération du territoire français. Les résistants se battaient également pour un monde meilleur et les dirigeants de la résistance contribuèrent à l’organisation de la reconstruction politique, économique et sociale du pays à la Libération. Leur engagement structure encore le fonctionnement de notre société tel qu’il a été défini par le Programme du Conseil national de la résistance adopté à l’unanimité des composantes politiques du CNR, le 15 mars 1944. Sur le plan politique, le programme du CNR prévoyait le rétablissement de la démocratie , du suffrage universel et de la liberté de la presse. Sur le plan économique, il prévoyait les nationalisations (entreprises automobile et aéronautiques, électricité, gaz, charbon, banques de dépôts) qui furent opérées en 1945-1946 et la planification de l’économie. Sur le plan social, il appelait au rétablissement d'un syndicalisme indépendant et prévoyait ce qui devint la Sécurité sociale. L’héritage de la Résistance nous est donc toujours précieux et doit être défendu contre les attaques qu’ils subit depuis plusieurs années. 4. La Libération 4.1. Les combats de la Libération Source : La deuxième Guerre mondiale, récits et mémoire. Numéro spécial du Monde , mars 1994. Après le débarquement en Normandie, les Alliés progressèrent d’une part vers Cherbourg et vers Brest, car ils avaient besoin d’installations portuaires pour débarquer le matériel venant des États-Unis par bateaux, et d’autre part vers la vallée de la Seine. La 2e division blindée du général Leclerc parvint jusqu’à Paris pour soutenir l’insurrection menée par la Résistance et qui fut victorieuse le 25 août 1944. Le même jour, à l’Hôtel-de-Ville de Paris, De Gaulle refusa de proclamer la République, comme cela avait été fait en 1848 et en 1870, car, selon lui, la République, incarnée par la Résistance, n’avait jamais disparu. A cette occasion, il prononça ce célèbre discours : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ». Le lendemain, le 26 août 1944, De Gaulle, aux côtés des principaux dirigeants de la résistance, descendit les Champs-Élysées et la rue de Rivoli, depuis l’Arc de Triomphe jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, au milieu d’une foule en liesse. Cet épisode confirma la légitimité politique de De Gaulle. (Cette séquence est à voir sur : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/25-aout-1944-paris-outrage-paris-brise-mais-paris-libere ). De Gaulle installa aussitôt le GPRF à Paris pour gagner de vitesse les Alliés qui étaient tentés de placer la France sous administration militaire (AMGOT), comme tout pays conquis. Cette mesure était urgente : il fallait former un gouvernement représentatif, car composé de tous les responsables des mouvements de la Résistance, y compris les communistes, pour éviter que les Alliés ne considèrent la France comme un État vaincu et ne lui imposent un régime d’occupation militaire. A l’Ouest, les Américains rencontrèrent de grandes difficultés à s’emparer du port de Brest très solidement défendu par une division de parachutistes SS. Comme les soldats allemands étaient retranchés dans les immeubles du centre-ville, un destroyer américain les bombarda un à un pour avoir raison de la résistance allemande. Lorsque la garnison allemande capitula, au prix de très lourdes pertes des deux côtés, le 18 septembre 1944, Brest n’était plus qu’un champ de ruines et le port était hors d’usage. Dès lors, les Américains décidèrent de ne plus réitérer l’expérience et se contentèrent d’assiéger les autres ports fortifiés par les Allemands en attendant la fin de la guerre. Ce furent les « poches » de Lorient, Saint-Nazaire, La Rochelle et Royan. Le 15 août 1944, les troupes alliées qui avaient conquis l’Italie effectuèrent un débarquement en Provence puis remontèrent la vallée du Rhône jusqu’en Alsace. Comme nous l’avons vu, l’armée française incorporée à ces troupes était largement composée de soldats d’Afrique du Nord. Au moment où la victoire se profilait et où l’armée française allait entrer sur le territoire allemand, ces soldats furent congédiés et remplacés par les résistants français qui s’étaient engagés dans l’armée lors de la Libération. Il ne fallait pas que l’armée française pénétrant, victorieuse, sur le territoire allemand, soit composée principalement d’arabes et de noirs. Cette humiliation est racontée dans le film Indigènes de Rachid Bouchareb (2006). Le 15 septembre 1944, la majeure partie de la France et de la Belgique était libérée. Le 24 septembre 1944, un décret du GPRF mit fin à l’existence des FFI et organisa la démobilisation des résistants qui avaient combattu les armes à la main. Il leur était donné la possibilité de s’engager dans l’armée française des FFL, où ils durent s’adapter à la discipline militaire et où ils remplacèrent donc progressivement les soldats maghrébins et africains. L’urgence était de désarmer des jeunes hommes qui, depuis plusieurs mois, avaient combattu courageusement et de manière autonome. Certains parmi eux auraient pu être tentés de garder leurs armes et de combattre pour la transformation radicale de la société. Leur neutralisation fut également permise par leur intégration dans les Gardes civiques républicaines, ancêtres des actuelles CRS (qui furent mise au pas et épurées de leurs éléments subversifs à l'occasion du grand mouvement de grève de 1948). Au total, toutes les forces de la résistance furent démobilisées et seules les forces de l’État, la police, la gendarmerie et l’armée régulière, restèrent armées. 4.2. L'épuration Au cours des combats de la Libération, le gouvernement de Vichy fut installé par les Allemands dans la château de Sigmaringen afin de maintenir la fiction de son autorité. Les combats de la Libération furent accompagnés d’une vague d’ épuration « sauvage » , visant la collaborateurs qui n’avaient pu s’enfuir ou se cacher. Des miliciens et des mouchards furent fusillés sommairement. Il semblerait que plus de 8 000 personnes furent fusillées sommairement à la Libération. Mais des « résistants de la 25e heure » en profitèrent pour régler des comptes avec des voisins ou des concurrents. Le plus sinistre furent les humiliations publiques dont furent victimes près de 20 000 femmes accusées de « collaboration horizontale » avec les soldats allemands : elles furent parfois violées et dénudées, toujours marquées, rasées et exhibées dans les rues lors des journées de la Libération. Ces agissements sont aujourd'hui interprétés comme une manifestation de la domination masculine, un moyen de conjurer la défaite infamante de 1940 et les souffrances de l'Occupation par une réappropriation sexuelle, violente et "festive" du corps de certaines femmes et du corps de la Nation qui avaient été appropriés par les soldats allemands. Document : Des femmes tondues lors de la Libération de Paris. Source: https://manage.wix.com/dashboard/7915d0f8-758d-4060-965c-b34c285a5d25/blog/aad137b1-3ea2-47ee-b5bb-1c65c6382a21/edit La photographie suivante, surnommée "la tondue de Chartes" fut prise par le grand photographe de guerre Robert Capa, le jour de la libération de Chartres, le 16 aout 1944. La composition en est remarquable puisqu'elle reprend, en les inversant, les codes des tableaux de la Vierge à l'enfant promise ici non pas à la sainteté mais au calvaire. Cette femme se nommait Simone Touseau. Elle avait adhéré au Parti Populaire français de Jacques Doriot par sympathie pour l'idéologie nazie et avait eu cet enfant à la suite d'une liaison avec un soldat allemand mort à Stalingrad. Elle fut en outre accusée d'avoir dénoncé des voisins déportés par le suite, accusation dont elle fut ensuite blanchie par la justice. Photographie de Robert Capa : Femme tondue exhibée dans les rues de Chartres à la Libération, 16 aout 1944. Source : https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cpGgXz Inutile d'indiquer que le traumatisme de ces femmes et de leurs enfants fut durable et profond. Elles furent bien souvent obligées de s'installer dans une autre ville à une époque où les femmes seules avec des enfants étaient très mal vues. Par la suite, des tribunaux instruisirent une épuration judiciaire plus contrôlée. Toutes les strates de la société furent concernées par l’épuration. Cependant, les magistrats qui avaient jugé les résistants pendant l’Occupation furent épargnés car ils étaient nécessaires pour juger les collabos. Les policiers qui avaient raflé les juifs et arrêté des résistants devinrent des héros en participant aux combats de la Libération. Des collabos notoires (Céline, Darquier de Pelpoix) se cachèrent ou s'enfuirent à l'étranger. Les peines infligées furent surtout la condamnation à l’indignité nationale (perte des droits civiques durant une période plus ou moins longue), ainsi que, plus grave, la dégradation nationale (impliquant la confiscation de biens, la suspension de pensions et parfois la perte de de la nationalité française). Des peines de prison furent prononcées. Près de 700 personnes furent condamnées à mort et exécutées (Laval, Brasillach, Darnand, par exemple). Pétain fut condamné à mort mais sa peine fut commuée en détention à vie par De Gaulle en raison de son âge et de son statut de défenseur de Verdun. En 1953, toutes les condamnations furent amnistiées. Conclusion Environ 600 000 personnes en France ont perdu la vie durant la guerre : 210 000 soldats et résistants tués au combat, 150 000 victimes civiles des bombardements et de certains massacres, 240 000 morts en captivité et en déportation. Après 1944, l’économie française connut de graves difficultés en raison des destructions occasionnées par les bombardements, les combats et les sabotages de la résistance. La moitié des voies ferrées, les deux tiers des wagons de marchandise et 5 locomotives sur 6 étaient détruits. En 1945, la production industrielle française ne représentait que 40 % de la production de 1938. Les privations perdurèrent et furent même accentuées après la Libération. En 1947, les rations alimentaires étaient encore plus faibles qu’aux pires heures de l’Occupation. Les mesures énoncées par le programme du CNR (nationalisations, planification), financées ensuite par le plan Marshall, contribuèrent à la reconstruction de l’économie française, considérée comme achevée en 1955 seulement. Ces mesures économiques sont inséparables des mesures sociales dont la principale est la création du régime général de la Sécurité sociale en 1945 par le ministre du Travail, communiste, Ambroise Croizat. Ce personnage, qui mit en place une institution essentielle à notre vie de tous les jours, reste très injustement méconnu. Une autre réalisation essentielle du programme du CNR fut le droit de vote enfin accordé aux femmes par une ordonnance du CFLN du 21 avril 1944. Les premières élections auxquelles les femmes participèrent furent les élections municipales d’avril-mai 1945 .
- L'école primaire au temps de Jules Ferry
Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale Références bibliographiques Collectif (2009). L’école en France XVIIe-XXIe siècle. Textes et documents pour la classe n°986, SCEREN. LUC Jean-Noël, CONDETTE Jean-François, VERNEUIL Yves (2020). Histoire de l'enseignement en France XIXe-XXIe siècle . Paris : Armand Colin. MERLE Pierre (2009). La démocratisation de l’enseignement, 2e édition. Paris : La Découverte, Repères. PROST Antoine (1968). L'enseignement en France 1800-1967 . Paris: Armand Colin, collection U. Mots clés Loi Guizot, Loi Falloux, Alphabétisation, Scolarisation, Ecoles normales, Ligne Saint-Malo / Genève, Lois de Jules Ferry, Sécularisation, Gratuité scolaire, Obligation scolaire, Certificat d'études, Laïcité des programmes, Ecoles Primaires Supérieures, Loi Paul Bert, Loi Goblet, Salles d'asile, Ecole maternelle, Pauline Kergomard. Que dit le programme ? Extraits de la fiche EDUSCOL Quels sont les points forts du thème pour l’enseignant ? L’école primaire au temps de Jules Ferry Depuis l’échec de la Seconde République, les Républicains sont persuadés que l’instruction du peuple est la clef de l’enracinement de la République en France. D’autre part, ils veulent limiter l’influence de l’Église catholique, dont le clergé est le plus souvent monarchiste, dans l’éducation. La loi Guizot de 1833 avait imposé à toutes les communes de plus de 500 habitants d’ouvrir une école de garçons et la loi Falloux de 1850, qui crée officiellement l’enseignement secondaire privé et accroît l’influence de l’Église catholique sur l’école, oblige également toutes les communes de plus de 800 habitants à ouvrir une école de filles (seuil ramené à 500 par la loi Victor Duruy de 1867). Mais l’école n’est pas gratuite, sauf pour les indigents, et les instituteurs ne sont pas payés par l’État. La loi du 16 juin 1881 fait des instituteurs des fonctionnaires de l’État et impose la gratuité de l’enseignement primaire, tandis que la loi du 28 mars 1882 rend l’école publique laïque et l’enseignement obligatoire de 6 à 13 ans. La laïcité de 1882 concerne les programmes, « l’instruction morale et religieuse » devenant « l’instruction morale et civique ». En 1886, tous les personnels d’enseignement sont laïcisés. Comment mettre en œuvre le thème dans la classe ? L’école primaire au temps de Jules Ferry Le programme suggère une double entrée par l’étude des bâtiments (qui permet là encore d’amorcer l’étude des symboles tout en établissant concrètement que l’école est au cœur de la République) et par celle des programmes (on pense aux programmes de 1882) qui peuvent établir l’aspect laïque de l’enseignement. Il existe par ailleurs de nombreuses représentations de salles de classe sous la Troisième République, et l’on peut trouver de nombreux documents sur le site du Musée National de l’Éducation. À partir de photographies de salles de classe de l’enseignement primaire, les élèves prennent conscience que l’école laïque, gratuite et obligatoire devient un espace de démonstration de la culture républicaine et doit porter les signes distinctifs de la modernité (horloge, cloche, chauffage, tableau noir, cartes, planches, imagerie d’Épinal, pupitre…). Les élèves peuvent être amenés à comparer les rites scolaires qui se développent au cours de cette période et leurs propres habitudes scolaires quotidiennes. Le recours aux sources du patrimoine local mais aussi familial (archives publiques et personnelles) pourrait permettre d’appuyer cette étude (par exemple en se référant à l’histoire de la construction même de l’école à partir de plans d’architecte faisant apparaître, le cas échéant, la séparation des bâtiments filles et garçons…jusqu’à l’instauration de la mixité). Il s’agirait ainsi de montrer le caractère évolutif de l’école. L’élève découvre que si tous les enfants vont à l’école pour la première fois jusqu’à 13 ans, les programmes scolaires sous la IIIe République sont différents pour les filles qui apprennent notamment la tenue du ménage et la cuisine par exemple. L’observation de cartes affichées dans les classes sous la IIIe République peut introduire le thème de la question coloniale. Cette question est liée à la problématique d’ensemble parce qu’elle s’est forgée autour de l’idéal républicain d’une grande nation civilisatrice. Les élèves observent que l’empire colonial français au tournant du siècle est vingt fois plus vaste que le territoire national (le deuxième du monde par l’étendue et sa population). On peut montrer ainsi que la présence française et la francophonie sur les continents africain et asiatique sont le résultat d’une nouvelle entreprise coloniale depuis la fin du XIXe siècle. 1. L’école avant les lois Jules Ferry Note : cette première partie ne concerne pas les attendus du programme. Elle sert uniquement à la connaissance de l'histoire du système éducatif des futur.es professeur.es des écoles Encart : les grandes lois scolaires avant la Troisième République Loi Daunou du 3 brumaire an IV (24 octobre 1795) instituant les écoles centrales et confiant l’enseignement primaire aux départements. Loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) instituant les lycée et confiant l’instruction primaire aux communes Loi Guizot du 28 juin 1833 sur l’instruction primaire : obligation pour chaque commune d’entretenir une école de garçon et pour chaque département d’entretenir une école normale de garçons Loi Falloux du 15 mars 1850 sur la liberté de l’enseignement primaire et secondaire. Obligation pour chaque commune de plus de 800 habitants d’entretenir une école de filles Circulaire du 30 octobre 1867 instaurant les cours secondaires pour les jeunes filles 1.1 L'école avant et après la Révolution française Avant la Révolution française, l’instruction des enfants relevait du choix des familles. Elle pouvait se dérouler sous la houlette d’un maître privé rémunéré par les familles, ou bien dans des écoles communales, des écoles paroissiales ou dans des établissements tenus par des congrégations religieuses, telle la congrégation des Frères de écoles chrétienne. L’investissement de l’Église catholique dans l’instruction du peuple obéissait à une logique d’évangélisation et de moralisation des populations perçues comme menacées par les idées des Lumières. En outre, l’idée d’une instruction identique pour tous n’était pas répandue : on pensait que les enfants de chaque groupe social devaient recevoir l’instruction nécessaire à l’exercice du métier auquel ils étaient destinés. Il ne semblait même pas nécessaire d’instruire les laboureurs ou les cordonniers qui ne devaient pas s’extraire de leur condition et risquer ainsi de menacer l’ordre social. Les philosophes des Lumières eux-mêmes s’en tenaient à une vision élitiste de l’instruction et ne voyaient pas l’intérêt d’instruire le peuple, à l'exception peut-être de Diderot et de Rousseau. Avec la Révolution et la transformation des sujets du roi en citoyens composant la nation souveraine, il devint nécessaire de former les futurs citoyens responsables de leurs choix politiques. Ce principe fut énoncé par Condorcet en 1793 : « Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits ». Condorcet avait d’ailleurs prôné une instruction publique et laïque assurant l’égalité entre les filles et les garçons devant l’instruction. De nombreux projets visant à organiser l’instruction des enfants virent le jour durant la période de la Convention, entre 1793 et 1795. Les difficultés de la période ne permirent que la création d’un enseignement secondaire afin de former les garçons de la bourgeoisie, avec la création des lycées par l’État en 1802. En 1802 également, l’instruction primaire des enfants de peuple fut dévolue aux communes alors peu argentées. Au sortir de la Révolution, deux ordres scolaires avaient été mis en place. Pour le secondaire, le lycée, prolongé par l’École des Mines (1783), l’École normale supérieure (1794), le Conservatoire national des arts et métiers (1794) et l’École polytechnique (1795), scolarisaient les garçons de la bourgeoisie qui se destinaient au service de l’État. A partir de 1808, le baccalauréat sanctionnait la fin des études secondaires. Pour sa part, l’école primaire, quand elle existait, était destinée aux enfants des paysans et des ouvriers auxquels était dispensé un enseignement pratique en lien avec les métiers de la terre et de l’industrie. 1.2 La loi Guizot de 1833 et la loi Falloux de 1850 Dans ce contexte peu favorable à l’enseignement primaire, la loi Guizot (du nom du ministre de l’Instruction publique de Louis-Philippe) du 28 juin 1833 apparaît comme le véritable point de départ de la scolarisation des enfants du peuple en France. Elle obligeait chaque commune à créer une école de garçons et chaque département à créer une école normale d’instituteurs. Chaque commune devait fournir un local et garantir à l'instituteur, détenteur d'un brevet de capacité d'enseignement, un logement et un traitement de 200 francs par mois. Cette somme était complétée par l'écolage payé, ou non, par les familles. La loi Guizot instaurait également la "liberté" de l'enseignement primaire en autorisant les écoles privées fondées par des particuliers ou des congrégations religieuses, telles que les Frères des Ecoles chrétiennes (encore aujourd'hui à la tête de la majorité des établissements privés catholiques). Document : La loi Guizot du 28 juin 1833 Art. 1. – L'instruction primaire est élémentaire ou supérieure. L'instruction primaire élémentaire comprend nécessairement l'instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures. L'instruction primaire supérieure comprend nécessairement, en outre, les éléments de la géométrie et ses applications usuelles, spécialement le dessin linéaire et l’arpentage, des notions des sciences physiques et de l'histoire naturelle applicables aux usages de la vie, le chant, les éléments de l'histoire et de la géographie, et surtout de l’histoire et de la géographie de la France (...). Art. 2. – Le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l'instruction religieuse. Art. 3. – L'instruction primaire est privée ou publique. Art. 4. – Tout individu âgé de dix-huit ans accomplis pourra exercer la profession d'instituteur primaire et diriger tout établissement quelconque d'instruction primaire, sans autres conditions que de présenter préalablement au maire de la commune où il voudra tenir école : 1° Un brevet de capacité obtenu, après examen, selon le degré de l'école qu'il veut établir ; 2° Un certificat constatant que l'impétrant est digne, par sa moralité, de se livrer à l'enseignement. Ce certificat sera délivré, sur l’attestation de trois conseillers municipaux, par le maire de la commune ou de chacune des communes où il aura résidé depuis trois ans. Art. 8. – Les écoles primaires publiques sont celles qu'entretiennent, en tout ou en partie, les communes, les départements ou l'État. Art. 9. – Toute commune est tenue, soit par elle-même, soit en se réunissant à une ou plusieurs communes voisines, d'entretenir au moins une école primaire élémentaire. Dans le cas où les circonstances locales le permettraient, le ministre de l'instruction publique pourra, après avoir entendu le conseil municipal, autoriser, à titre d'écoles communales, des écoles plus particulièrement affectées à l'un des cultes reconnus par l'État. Art. 10. – Les communes chefs-lieux de département, et celles dont la population excède six mille âmes, devront avoir en outre une école primaire supérieure. Art. 11. – Tout département sera tenu d'entretenir une école normale primaire, soit par lui-même, soit en se réunissant à un ou plusieurs départements voisins. Les conseils généraux délibéreront sur les moyens d'assurer l'entretien des écoles normales primaires. Ils délibéreront également sur la réunion de plusieurs départements pour l'entretien d'une seule école normale. Cette réunion devra être autorisée par ordonnance royale. Art. 12. – Il sera fourni à tout instituteur communal : 1° Un local convenablement disposé, tant pour lui servir d'habitation que pour recevoir les élèves ; 2° Un traitement fixe, qui ne pourra être moindre de deux cents francs pour une école primaire élémentaire, et de quatre cents francs pour une école primaire supérieure (...). Art. 17. – Il y aura près de chaque école communale un comité local de surveillance composé du maire ou adjoint, président, du curé ou pasteur, et d'un ou plusieurs habitants notables désignés par le comité d'arrondissement. Dans les communes dont la population est répartie entre différents cultes reconnus par l'État, le curé ou le plus ancien des curés, et un des ministres de chacun des autres cultes, désigné par son consistoire, feront partie du comité communal de surveillance (…). Fait à Paris, le vingt-huitième jour du mois de juin 1833. LOUIS-PHILIPPE Vu et scellé du grand sceau, Le Garde des sceaux de France, Ministre Secrétaire d'état au département de la justice, BARTHE Par le Roi : Le Ministre Secrétaire d'état au département de l'instruction publique, GUIZOT Source : https://www.education.gouv.fr/loi-sur-l-instruction-primaire-loi-guizot-du-28-juin-1833-1721 En réalité, il restait difficile, avec les moyens de l'époque, de vérifier l'application de ces mesures par toutes les communes. Bien souvent le local scolaire était une grange ou une salle de la mairie où l'on déposait les archives et où avaient également lieu les réunions du conseil municipal. En outre, la surveillance des instituteurs était confiée au maire ou au curé (qui était payé par l'Etat depuis le concordat de 1802). Les compétences pédagogiques de ces derniers étant inexistantes, Guizot instaura, par l'ordonnance du 26 février 1835, un corps d'inspecteurs départementaux auxquels il adjoignit très vite des sous-inspecteurs pour les assister. La création de l'inspection d'académie en tant que corps de la fonction publique donna à l'Etat les moyens de savoir ce qui se passait dans les écoles. La législation concernant l’instruction des filles fut plus tardive : la loi Falloux du 15 mars 1850 obligea les communes de plus de 800 habitants (500 habitants en 1867) à ouvrir une école de filles. Grâce à cette législation, la scolarisation des enfants, y compris celle des filles, progressa rapidement en France, alors même que l’instruction n’était pas encore obligatoire. La scolarisation des filles était le plus souvent assurée par un réseau d’école tenues par des congrégations religieuses féminines. Cependant, la loi Falloux fut votée dans un contexte de profonde réaction politique. Elle donnait une très large place aux hommes d’Église dans les organes de contrôle de l’école et dans l’inspection des instituteurs. Enfin, la loi Falloux est surtout célèbre pour avoir permis la création d’établissements privés (« libres ») du second degré, à côté des écoles primaires privées déjà prévues par la loi Guizot de 1833. Document : la loi Falloux du 15 mars 1850 Chapitre III Des écoles et de l'inspection Art. 17. – La loi reconnaît deux espèces d'écoles primaires ou secondaires : 1° Les écoles fondées ou entretenues par les communes, les départements ou l’État, et qui prennent le nom d’Écoles publiques ; 2° Les écoles fondées et entretenues par des particuliers ou des associations, et qui prennent le nom d’Écoles libres. Art. 18. – L inspection des établissements d instruction publique ou libre est exercée : 1° Par les inspecteurs généraux et supérieurs ; 2° Par les recteurs et les inspecteurs d'Académie ; 3° Par les inspecteurs de l'enseignement primaire ; 4° Par les délégués cantonaux, le maire et le curé, le pasteur ou le délégué du consistoire israélite, en ce qui concerne l’enseignement primaire. Les ministres des différents cultes n'inspecteront que les écoles spéciales à leur culte, ou les écoles mixtes pour leurs coreligionnaires seulement. Le recteur pourra, en cas d'empêchement, déléguer temporairement l'inspection à un membre du conseil académique (...). TITRE II DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE Chapitre I Dispositions générales Art.23. – L'enseignement primaire comprend : L'instruction morale et religieuse ; La lecture ; L'écriture ; Les éléments de la langue française ; Le calcul et le système légal des poids et mesures. Il peut comprendre en outre : L'arithmétique appliquée aux opérations pratiques ; Les éléments de l'histoire et de la géographie ; Des notions des sciences physiques et de l'histoire naturelle, applicables aux usages de la vie ; Des instructions élémentaires sur l'agriculture, l'industrie et l'hygiène ; L'arpentage, le nivellement, le dessin linéaire ; Le chant et la gymnastique. Art. 24. – L'enseignement primaire est donné gratuitement à tous les enfants dont les familles sont hors d'état de le payer. Chapitre II Des instituteurs Section I Des conditions d'exercice de la profession d'instituteur primaire public ou libre Art. 25. – Tout Français, âgé de vingt et un ans accomplis, peut exercer dans toute la France la profession d'instituteur primaire, public ou libre, s'il est muni d'un brevet de capacité. Le brevet de capacité peut être suppléé par le certificat de stage dont il est parlé à l'article 47, par le diplôme de bachelier, par un certificat constatant qu'on a été admis dans une des écoles spéciales de l’État, ou par le titre de ministre, non interdit ni révoqué, de l'un des cultes reconnus par l’État. Art. 26. – Sont incapables de tenir une école publique ou libre, ou d'y être employés, les individus qui ont subi une condamnation pour crime ou pour un délit contraire à la probité ou aux mœurs, les individus privés par jugement de tout ou partie des droits mentionnés en l'article 42 du Code pénal, et ceux qui ont été interdits en vertu des articles 30 et 33 de la présente loi (…). Chapitre III Des écoles communales Art. 36. – Toute commune doit entretenir une ou plusieurs écoles primaires. Le conseil académique du département peut autoriser une commune à se réunir à une ou plusieurs communes voisines pour l'entretien d'une école. Toute commune a la faculté d'entretenir une ou plusieurs écoles entièrement gratuites, à la condition d'y subvenir sur ses propres ressources. Le conseil académique peut dispenser une commune d'entretenir une école publique, à condition qu'elle pourvoira à l'enseignement primaire gratuit, dans une école libre, de tous les enfants dont les familles sont hors d'état d'y subvenir. Cette dispense peut toujours être retirée. Dans les communes où les différents cultes reconnus sont professés publiquement, des écoles séparées seront établies pour les enfants appartenant à chacun de ces cultes, sauf ce qui est dit à l'article 15 (…). Art. 37. – Toute commune doit fournir à l'instituteur un local convenable, tant pour son habitation que pour la tenue de l'école, le mobilier de classe et un traitement (…). Chapitre V Des écoles de filles Art. 48. – L'enseignement primaire dans les écoles de filles comprend, outre les matières de l'enseignement primaire énoncées dans l'article 23, les travaux à l'aiguille. Art. 49. – Les lettres d'obédience tiendront lieu de brevet de capacité aux institutrices appartenant à des congrégations religieuses vouées à l'enseignement et reconnues par l’État. L’examen des institutrices n'aura pas lieu publiquement (…). Art. 51. – Toute commune de huit cents âmes de population et au-dessus est tenue, si ses propres ressources lui en fournissent les moyens, d'avoir au moins une école de filles, sauf ce qui est dit à l'article 15 (…). Art. 52. – Aucune école primaire, publique ou libre, ne peut, sans l'autorisation du conseil académique recevoir d'enfants des deux sexes s'il existe dans la commune une école publique ou libre de filles. Source : https://www.education.gouv.fr/loi-relative-l-enseignement-du-15-mars-1850-3800 Au début du Second Empire, le décret de 1852 donna aux recteurs d'académie le pouvoir de nommer les instituteurs sans demander l'avis des maires des communes concernées. L'administration scolaire devenait ainsi autonome et indépendante des notables locaux. Victor Duruy, ministre de l'Instruction publique à partir de 1863, contribua à des avancées encore plus significatives. Il rendit obligatoire l'enseignement de l'histoire et de la géographie à l'école primaire afin de renforcer la conscience civique des futurs citoyens. La loi Duruy du 10 avril 1867 augmenta considérablement le budget de l'instruction publique. Elle encourageait les communes à prélever un impôt supplémentaire pour financer la scolarité des enfants les plus pauvres (les "indigents"). En conséquence, la scolarisation gratuite bénéficia alors à 60 % des écoliers, avant les lois Jules Ferry, alors qu'elle ne concernant que 40 % des écoliers en 1861. La loi Duruy compléta la loi Falloux en obligeant les communes de 500 habitants au moins à ouvrir une école publique de filles, ce qui permit le rattrapage de la scolarisation des filles. Enfin, elle imposa le Certificat d'étude primaire sanctionnant la fin de la scolarité primaire. A la fin du Second Empire, on estime que 70 % des enfants de 5 à 14 ans étaient (partiellement) scolarisés et que près des deux tiers des Français (plutôt les hommes) savaient (à peu près) lire et écrire. Bien entendu, les disparités régionales restaient très importantes. Cet effort de scolarisation répondait à une forte demande sociale des familles populaires qui souhaitaient une amélioration de la situation de leurs enfants par l’acquisition de la lecture, de l’écriture et du calcul. L'école suscita une adhésion progressive de la population car elle montra vite qu'elle favorisait une certaine réussite sociale. A partir du Second Empire, l'industrialisation et le développement de l'Etat firent s'installer dans chaque bourg un médecin ou un officier de santé, un notaire, et un nombre croissant de fonctionnaires, gendarmes, percepteurs des impôts, instituteurs, vivants modèles d'ascension sociale pour toutes les familles pauvres. L'exode rural et le rétablissement d'un service militaire quasiment universel en 1872, rendirent nécessaire la maitrise de la lecture et de l'écriture pour correspondre et maintenir le contact avec sa famille. De même, la bourgeoisie souhaitait désormais développer l'instruction du peuple pour réduire la misère et les risques de révolution, et pour disposer d'une main d'œuvre plus qualifiée et mieux adaptée aux transformations économiques. L'Eglise catholique elle-même était favorable à la scolarisation, mais plutôt dans ses propres écoles. De toute façon, le développement de deux ordres scolaire, l'école primaire du peuple et l'enseignement secondaire de la bourgeoisie, ne remettait nullement en cause la hiérarchie sociale. Malgré tout, certains enfants n’avaient pas accès, ou alors partiellement, à l’instruction scolaire. Nombreux étaient les enfants qui n’allaient à l’école que l’hiver, lors de interruption des travaux des champs. Pourtant, la loi Guizot et la loi Falloux stipulaient que les enfants nécessiteux ("indigents"), dont la liste était établie par la commune, devaient bénéficier de l’école gratuite. Ces enfants représentaient environ un tiers des effectifs scolaires. Les tableaux suivants montrent une augmentation continue des effectifs scolarisés à l’école primaire depuis le début du XIXe siècle. Le premier signale également la forte proportion de filles scolarisées dans des écoles privées catholiques. Le second montre l'accroissement de la scolarisation des filles par rapport à celle des garçons. Source : Briand, J.-P., Chapoulie, J.-M. Juguet, F., Luc, J.-N., Prost, A., L’enseignement primaire et ses extensions, XIXE-XXe siècles. Annuaire statistique, Economica – INRP, 1987. Source : Antoine Prost, L'enseignement en France 1800-1867 , Paris, Armand Colin, p. 108. 1.3 La situation avant les lois scolaires de Jules Ferry Une grande enquête rétrospective menée sous la direction du recteur Maggiolo entre 1877 et 1880 avait chargé les instituteurs de dépouiller les registres paroissiaux et l’état civil de leur commune. Ces derniers établirent le pourcentage d’hommes et de femmes capables de signer de leur nom leur acte de mariage entre 1686 et 1876. En 1871-1875, à l’échelle de la France, avant même les lois scolaires de la Troisième république, 78 % des hommes et 64 % des femmes en moyenne savaient signer de leur nom. Malgré certains biais méthodologiques, dont celui de considérer que le fait de signer de son nom signifiait que l’on savait lire et écrire, l’enquête montre un progrès de l’ alphabétisation au cours du XIXe siècle, surtout surtout du côté des hommes et surtout au nord d’une ligne Saint-Malo / Genève . Cette ligne structura toute la démographie française au cours du XIXe siècle, car elle séparait la France industrielle et urbaine de la France rurale. Les cartes qui suivent sont extraites de : Fleury M, Valmery, P. (1957). Les progrès de l'instruction élémentaire de Louis XIV à Napoléon III, d'après l'enquête de Louis Maggiolo (1877-1879). Population , 12(1), 71-92. En ligne : https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1957_num_12_1_5553 Légende commune aux cartes (le noir signale des valeurs inférieures à la moyenne, le blanc et encore plus le rouge signalent des valeurs supérieures à la moyenne nationale) Source : Luc, J.-N, Condette, J.-F. et Verneuil, Y. (2020). Histoire de l'enseignement en France XIXe-XXIe siècle . Paris: Armand Colin, p. 31. La situation des bâtiments scolaires s'améliora également. Les salles de classe exigées par la loi Guizot de 1833 étaient souvent des pièces insalubres, voire des granges qui pouvaient accueillir plusieurs dizaines d'élèves. Il arrivait aussi que les salles soient beaucoup trop petites. Les classes de 100 à 150 élèves n'étaient pas rares. En 1863 une enquête jugea que 59 % des écoles seulement étaient convenables. Dans les années 1850, des normes furent imposées aux bâtiments scolaires : présence de fenêtres, un plancher, si possible une cour de récréation et un préau. On fixa aux salles de classe une surface réglementaire, proportionnelle au nombre d'élèves. La loi de 1878 obligea les mairies à acquérir ou construire des écoles. Les nouvelles écoles suivaient généralement un plan identique : deux ailes attribuées respectivement aux classes de garçons et aux classes de filles de part et d'autre d'un bâtiment central dédié au logement des enseignants et, dans les petites communes, à la mairie. Le matériel scolaire se diffusa lentement en raison de son coût parfois trop élevé pour les petites communes. Avant 1880, les tables, les bancs, les cartes, les gravures manquaient encore dans de nombreuses communes rurales. Les livres restaient très rares. A partir des années 1870 l'édition scolaire se développa pour diffuser des manuels communs à tous les élèves dans chaque classe. Le modèle pédagogique dominant était le mode "simultané", hérité de la pédagogie des Frères des écoles chrétiennes. Les élèves étaient répartis en groupe selon leur âge. Pendant que le maitre enseignait à un groupe, les élèves plus avancés surveillaient les groupes d'élèves plus jeunes ou leur faisaient réviser leurs leçons. Ce modèle était particulièrement adapté aux petites écoles rurales et à ce que nous appelons aujourd'hui les classes multiniveaux. Du côté des maitres, la situation avait considérablement évolué. Depuis 1816, les instituteurs devaient posséder un brevet de capacité délivré par le recteur. Ce brevet était préparé en deux années dans les écoles normales ou, à défaut dans des cours communaux urbains, et contribuèrent à construire une culture primaire : maitrise du français, de l'orthographe et de la grammaire (par l'exercice de la dictée), connaissance de quelques auteurs classiques du XVIIe au XIXe siècle, un bagage en sciences et en mathématiques, quelques connaissances sur l'histoire et la géographie de la France. Cependant, le traitement des instituteurs était trop faible pour nourrir une famille, aussi l'instituteur était obligé d'être également secrétaire de mairie (car il était sous la dépendance du maire), ou bien sacristain (car il était également sous la dépendance du curé), fossoyeur, écrivain public, barbier, cabaretier... Fixé à 200 francs par mois en 1833, le traitement des instituteurs passa à 600 francs en 1850, à 700 francs en 1870, soit le salaire d'un ouvrier qualifié, et à 900 francs en 1875. Les instituteurs purent dès lors abandonner leur emploi secondaire, à l'exception de celui de secrétaire de mairie (rédaction des arrêtés municipaux, de la correspondance, tenue des registres d'état-civil) qui renforçait leur statut de notable dans leur village. La modicité de ce traitement fut progressivement et partiellement compensée par le prestige de la profession dont l'utilité sociale s'affirmait aux yeux des populations. Evidemment, le traitement des institutrices représentait en moyenne les deux tiers de celui des instituteurs car elles étaient concurrencées par les congréganistes qui acceptaient de faibles rémunérations. 2. Les lois scolaires de la Troisième République Encart : Les grandes lois scolaires de la Troisième République Loi Paul Bert du 9 août 1879 instituant une école normale d’institutrices par département Loi Camille Sée du 20 décembre 1880 instituant l’enseignement secondaire (lycées) pour les jeunes filles Loi Ferry du 16 juin 1881 instituant la gratuité de l’enseignement primaire Loi Ferry du 28 mars 1882 instituant l’école primaire obligatoire et laïque de l’âge de 6 ans jusqu'à 13 ans Loi Goblet du 30 octobre 1886 instituant la laïcité des programmes scolaires et du personnel enseignant Loi du 19 juillet 1889 faisant des instituteurs et institutrices des fonctionnaires de l’Etat rémunéré.e.s par le Trésor public Loi Combes du 5 juillet 1904 interdisant l’enseignement aux congréganistes 2.1 Fonder la République par l'école Lorsque les républicains furent élus aux postes clés de la République à la fin des années 1870, au détriment des monarchistes, ils s’inscrivirent dans cette volonté d’élargissement et d'achèvement de la scolarisation primaire. Comme nous l'avons vu, l'alphabétisation était acquise presque partout au cours des années 1880. Le rôle de l'école primaire était d'intégrer les classes populaires au sein de l'Etat-Nation en leur inculquant des références communes : la grammaire française, les poèmes de Victor Hugo et les fables de La Fontaine, les héros de l'histoire de France, la carte de France. Ces références permettaient de lire les professions de foi électorales et la presse alors en plein essor. Aux yeux des républicains, l’école primaire semblait constituer le meilleur outil pour installer la République dans les esprits : comme la République était l’héritière des principes politiques de la philosophie des Lumières, il fallait faire accéder les futurs citoyens au savoir et à la raison en les émancipant, par l'école, de la tutelle du curé et du notable royalistes. Rappelons que l'Eglise catholique restait hostile à la république, au moins jusque dans les années 1890. L'effort de scolarisation passait par la sécularisation de l'école qui, en tant que service public, devait être accessibles à tous les enfants de citoyens, quelle que soit leur religion. En outre, on considérait que des citoyens suffisamment éclairés par la raison seraient capables d’exercer leur droit de vote et leurs responsabilités en toute connaissance de cause. Précisons que les lois scolaires furent votées en même temps que la très libérale loi sur la liberté d’expression et de la presse du 29 juillet 1881 et avant la loi de 1884 rétablissant la liberté de divorcer et celle de 1884 accordant la liberté syndicale. L'ensemble de ces lois a contribué à façonner l'espace politique et social de la France. Document : Le rôle de l'école selon Paul Bert Il faut que l'enfant connaisse l'organisation politique de son pays, et qu'en même temps il reçoive quelques notions sur son organisation sociale (…). L'enfant devra non seulement connaître l'état de la société mais aussi l'aimer, afin de se dévouer s'il est nécessaire, lorsqu'il sera devenu homme, pour la défendre. Que l'instituteur lui dise: « Personne ne te commande, excepté la Loi ! Ici nul n'est maître, sauf la Nation. Toi, tu fais partie de la Nation et, s'il y a dix millions d'électeurs, tu participes, pour ton dix millionième, aux mêmes droits que tes concitoyens ». L'instituteur devra faire remarquer à l'enfant la supériorité du régime démocratique sur le régime monarchique; lui faire comprendre comment le premier est le règne de l'égalité et le second, le règne du privilège, l'un le régime du droit, l'autre le régime de l'arbitraire; qu'à force de travail, il est le maître de sa destinée. Discours de Paul Bert (1833-1886), le Havre. 21 mars 1880 . La mission des instituteurs selon Jules Ferry Je ne dirai pas, et vous ne me laisseriez pas dire qu'il ne doit y avoir dans l'enseignement primaire, dans votre enseignement, aucun esprit, aucune tendance politique. À Dieu ne plaise ! pour deux raisons : d'abord, n'êtes-vous pas chargés, d'après les nouveaux programmes, de l'enseignement civique ? C'est une première raison ; il y en a une seconde et plus haute, c'est que vous êtes tous des fils de 89 ! Vous avez été affranchis comme citoyens par la Révolution française, vous allez être émancipés comme instituteurs par la République de 1880 : comment n'aimeriez-vous pas et ne ferez-vous pas aimer dans votre enseignement et la Révolution et la République ? Cette politique-là, c'est une politique nationale; et vous pouvez, et vous devez - la chose est facile - la faire entrer, sous les formes et par les voies voulues, dans l'esprit des jeunes enfants; mais la politique contre laquelle je tiens à vous mettre en garde est celle que j'appelais tout à l'heure la politique militante et quotidienne, la politique de parti, de personnes, de coterie ! Avec cette politique-là, n'ayez rien de commun ! Elle se fait, elle est nécessaire, c'est un rouage naturel, indispensable dans un pays de liberté; mais ne vous laissez pas prendre par le bout du doigt dans cet engrenage: il vous aurait bien vite emportés et déconsidérés tout entiers ! (…) Restez, messieurs les instituteurs, là où nos lois et nos mœurs vous ont placés, restez avec vos petits enfants dans les régions sereines de l'École ! Jules Ferry, discours au congrès pédagogique de 1881. L e rôle de l'école était donc de diffuser les valeurs de la République, de faire aimer la République et la France. Les manuels scolaires répondaient à cet objectif : Le tour de France par deux enfants , publiés en 1877, servait à faire connaitre les différentes régions françaises et le manuel d'histoire publié par Ernest Lavisse (le Petit Lavisse au cours élémentaire et le Grand Lavisse au Cours supérieur) diffusa l'histoire des grands hommes qui avaient fait la France jusqu'à l'aboutissement de la république. L'école servit en outre à diffuser le français, la langue des Lumières et le garant de l'unité nationale, par l'apprentissage de récitations et la pratique intensive de la dictée. L'uniformisation linguistique conduisit progressivement à l'effacement des patois et des langues régionales. 2.2 Les lois scolaires des années 1880 Les principales lois scolaires furent adoptées à l'instigation de Jules Ferry, ministre de l'instruction publique de 1879 à 1883 (avec quelques interruptions). La loi Ferry du 16 juin 1881 établit la gratuité de l’enseignement primaire, alors que l’enseignement secondaire demeura payant jusqu’en 1930. Cette loi sur la gratuité mit surtout fin à une distinction humiliante entre les élèves, entre ceux qui s'acquittaient d'une rétribution et les "indigents" qui ne payaient rien étant reconnus comme pauvres par la municipalité. La gratuité était donc une mesure d'égalité. La gratuité totale contribua également à affirmer la fonction de l'école comme un service public ouvert à tous et sous l'autorité de l'Etat. Document : LOI ÉTABLISSANT LA GRATUITÉ ABSOLUE DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE DANS LES ÉCOLES PUBLIQUES, 16 JUIN 1881 Art. 1. – Il ne sera plus perçu de rétribution scolaire dans les écoles primaires publiques, ni dans les salles d'asile publiques. Le prix de pension dans les écoles normales est supprimé (…). Art. 7. – Sont mises au nombre des écoles primaires publiques donnant lieu à une dépense obligatoire pour la commune, à la condition qu'elles soient créées conformément aux prescriptions de l'article 2 de la loi du 10 avril 1867 : 1° Les écoles communales de filles qui sont ou seront établies dans les communes de plus de 400 âmes ; 2° Les salles d'asile ; 3° Les classes intermédiaires entre la salle d'asile et l'école primaire, dites classes enfantines, comprenant des enfants des deux sexes et confiées à des institutrices pourvues du brevet de capacité ou du certificat d'aptitude à la direction des salles d'asile. La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et par la Chambre des députés, sera exécutée comme loi de l’État. Fait à Paris, le 16 juin 1881. Jules GREVY Par le Président de la République : Le Président du Conseil, Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, JULES FERRY Le Ministre de l'Intérieur, et des Cultes, CONSTANS Source : https://www.education.gouv.fr/loi-etablissant-la-gratuite-absolue-de-l-enseignement-primaire-dans-les-ecoles-publiques-du-16-juin-1655 La loi établissant la gratuité de l’enseignement primaire rendait possible la loi Ferry du 28 mars 1882 instituant l’ obligation scolaire pour les garçons et les filles de l'âge de 6 ans jusqu’à 13 ans, ainsi que la laïcité des programmes d’enseignement. L'instruction religieuse et morale fut remplacée par l'instruction morale et civique. A cette date pourtant, la quasi totalité des enfants était déjà scolarisée, à l’exception des enfants de régions reculées telles que la basse Bretagne. Cependant, un peu partout, les enfants continuaient de travailler aux champs lorsque leur aide était nécessaire. Un grand nombre d'élèves quittait l'école dès l'âge de dix ans pour aider au travail des champs alors qu'ils savaient à peine lire et écrire. La scolarisation restait donc souvent superficielle. L'obligation scolaire de 1882 permit d'allonger la scolarisation effective et fit chuter le taux d'analphabétisme. Il fallut l'instauration des allocations familiales en 1932 pour faire pression sur les dernières familles qui rechignaient encore à scolariser leurs enfants. Le passage du certificat d’études primaires fut également rendu obligatoire par la loi de 1882, à partir de l’âge de onze ans. Mais lorsque des élèves risquaient de ne pas l’obtenir, ils étaient contraints par leur maître ou leur maîtresse de le passer en candidats libres afin de ne pas faire baisser le taux de réussite de leurs élèves au certificat d’études. C’est ce qui est arrivé à mon grand-père qui, pour faire enrager son maître qui avait refusé de le présenter à l’examen parce qu'il le prenait pour un idiot, a tout fait pour obtenir son certificat d’études. En 1914, seul un tiers des élèves obtenait le certificat d'études. On estime que, en 1935, la moitié des élèves sortait de l’école primaire sans avoir obtenu le certificat d’études. Il convient donc de ne pas se leurrer sur le niveau scolaire des élèves sous la Troisième République. Document : LOI SUR L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE OBLIGATOIRE DU 28 MARS 1882 (extraits) Le Sénat et la Chambre des députés ont adopté, Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit : Art. 1. – L'enseignement primaire comprend : L'instruction morale et civique ; La lecture et l'écriture ; La langue et les éléments de la littérature française ; La géographie, particulièrement celle de la France ; L'histoire, particulièrement celle de la France jusqu'à nos jours ; Quelques notions usuelles de droit et d'économie politique ; Les éléments des sciences naturelles physiques et mathématiques ; leurs applications à l'agriculture, à l'hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usage des outils des principaux métiers ; Les éléments du dessin, du modelage et de la musique ; La gymnastique ; Pour les garçons, les exercices militaires ; Pour les filles, les travaux à l'aiguille. L'article 23 de la loi du 15 mars 1850 est abrogé. Art. 2. – Les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s'ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires. L'enseignement religieux est facultatif dans les écoles privées. Art. 3. – Sont abrogées les dispositions des articles 18 et 44 de la loi du 15 mars 1850, en ce qu'elles donnent aux ministres des cultes un droit d'inspection, de surveillance et de direction dans les écoles primaires publiques et privées et dans les salles d'asile, ainsi que le paragraphe 2 de l'article 31 de la même loi qui donne aux consistoires le droit de présentation pour les instituteurs appartenant aux cultes non catholiques. Art. 4. – L'instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ; elle peut être donnée soit dans les établissements d'instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute personne qu'il aura choisie. Un règlement déterminera les moyens d'assurer l’instruction primaire aux enfants sourds-muets et aux aveugles. Art. 6. – Il est institué un certificat d'études primaires ; il est décerné après un examen public auquel pourront se présenter les enfants dès l'âge de onze ans. Ceux qui, à partir de cet âge, auront obtenu le certificat d'études primaires, seront dispensés du temps de scolarité obligatoire qui leur restait à passer. Art. 10. – Lorsqu'un enfant manque momentanément l'école, les parents ou les personnes responsables doivent faire connaître au directeur ou à la directrice les motifs de son absence. Les directeurs et les directrices doivent tenir un registre d'appel qui constate, pour chaque classe, l'absence des élèves inscrits. A la fin de chaque mois, ils adresseront au maire et à l’inspecteur primaire un extrait de ce registre, avec l'indication du nombre des absences et des motifs invoqués. Les motifs d'absence seront soumis à la Commission scolaire. Les seuls motifs réputés légitimes sont les suivants : maladie de l'enfant, décès d'un membre de la famille, empêchements résultant de la difficulté accidentelle des communications. Les autres circonstances exceptionnellement invoquées seront également appréciées par la Commission. Source : https://www.education.gouv.fr/loi-sur-l-enseignement-primaire-obligatoire-du-28-mars-1882-10526 L'année suivante, Jules Ferry, toujours ministre de l'instruction publique adressa une lettre à tous les instituteurs et toutes les institutrices (mais en commençant la lettre par : "Monsieur l'instituteur"...) dans laquelle il expliquait la fonction de l'enseignement qui, d'après la loi de 1882 remplaçait l'instruction religieuse instaurée par l'article 23 de la loi Falloux en 1850. Document : La lettre de Jules Ferry aux instituteurs (27 novembre 1883) Monsieur l’Instituteur, L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues, après la première expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir, à cet égard, tout votre devoir, et rien que votre devoir. La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral ; c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul (…). J’ai dit que votre rôle, en matière d’éducation morale, est très limité. Vous n’avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre ; vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel Évangile : le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité (...). Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée : peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire ; c’est, pour ainsi dire, le père de famille, dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment (...). J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate ; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la République, et si je vous avais décidé à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens. Recevez, Monsieur l’Instituteur, l’expression de ma considération distinguée. Le président du Conseil, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts Jules FERRY Source: https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2020/12/lettre_ferry_instituteurs.pdf La loi de 1882 fit de l’école primaire un service public sécularisé et accessible à tous les enfants du peuple sans exception. En revanche, les deux ordres scolaires étaient maintenus. Les enfants du peuple fréquentaient l’école primaire de l’âge de 6 ans jusqu’à 12 ou 13 ans et s’engageaient ensuite dans la vie active tandis que les enfants de la bourgeoisie effectuaient leur scolarité au « petit lycée », l’équivalent des écoles primaires, puis au lycée. Le petit lycée et le lycée se trouvaient généralement dans les mêmes bâtiments. Il était pratiquement impossible de passer de l’école primaire du peuple au lycée de la bourgeoisie car les disciplines enseignées étaient différentes. La présence limitée de boursiers issus du primaire (1 pour 200 élèves), tel Charles Péguy, permettait de maintenir la fiction d’un ordre secondaire ouvert aux pauvres méritants. La dénomination des niveaux différait dans les deux ordres scolaires. A l’école primaire, nous connaissons toujours le Cours élémentaire (6-8 ans) et le Cours moyen (8-10 ans). Le Cours supérieur (10-12 ans), où se préparait le certificat d’étude, a disparu avec la fusion des deux ordres scolaires dans le collège. Ces dénominations furent instituées dans le département de la Seine par Octave Gréard en 1868. En 1921, le Cours préparatoire fut distingué du Cours élémentaire. Dans le second degré, la numérotation des niveaux se faisait dans l’ordre décroissant depuis la 11e (l’équivalent du CP) jusqu’à la Première et la Terminale. La fusion des deux ordres scolaires après la Deuxième Guerre mondiale a donc fait se juxtaposer deux systèmes de dénomination hétérogènes (CP, CE, CM puis 6e, 5e, etc.). Cependant, le niveau d’étude offert par l’école primaire ne satisfaisait pas toujours les familles populaires soucieuses de faire accéder leurs enfants à des emplois dans l’administration ou dans l’encadrement des entreprises. La loi Guizot de 1833 avait acté la création des écoles primaires supérieures (EPS) dans les communes de plus de 6 000 habitants. Tombées ensuite en désuétude, les EPS furent réactivées par la loi Goblet en 1886 : elles recrutaient les élèves après leur certificat d’études pour une scolarité de trois ans. Elles permettaient d’accéder à des professions intermédiaires (employés de bureaux et de commerces, techniciens, cadres de l'industrie, membres de l'administration des impôts et de la poste) et, pour les meilleurs élèves, de préparer le concours d'entrée à l’école normale d’instituteurs ou d’institutrices. L'essor des EPS résulta un colossal effort financier de la République qui permit la construction de milliers d'écoles dotées d'un mobilier moderne. Rappelons que la loi Guizot avait institué les écoles normales d’instituteurs de garçons dans chaque département. La loi Paul Bert du 9 août 1879 institua les écoles normales d'institutrices de filles dans chaque département. Cette mesure était particulièrement urgente dans la mesure où, dans de nombreuses écoles primaires de filles, l’enseignement était encore assuré par des bonnes sœurs ou par des institutrices formées dans des cours tenus par des congrégations religieuses. Il fallut ensuite former les professeurs des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices. Ce fut le rôle des écoles normales supérieures (ENS) de Fontenay-aux-Roses pour les femmes et de Saint-Cloud pour les hommes. Les tableaux suivants montrent l'ampleur des efforts consentis pour scolariser les jeunes français. Source : Antoine Prost, L'enseignement en France 1800-1967, Paris, Armand Colin, p. 294. Document : Enfants inscrits dans les écoles maternelles et élémentaires publiques et privées (1837-2019). Note: les effectifs en italiques ne comprennent plus ceux des écoles maternelles. Source : Luc, J.-N, Condette, J.-F. et Verneuil, Y. (2020). Histoire de l'enseignement en France XIXe-XXIe siècle . Paris: Armand Colin, p. 31. 2.3 La laïcisation du personnel d'enseignement Le processus de sécularisation se poursuivit. A la laïcisation des programmes scolaires répondit la laïcisation du personnel enseignant par la loi Goblet du octobre 1886. Puisque les école normales d’institutrices créées en 1879 avaient formé suffisamment d’institutrices, on pouvait désormais se passer des religieuses dans les écoles publiques de filles. Par la loi de finances du 19 juillet 1889, les instituteurs et les institutrices furent totalement rétribué.e.s par l'Etat et furent ainsi reconnu.e.s comme des fonctionnaires à part entière. Au début du XXe siècle, les instituteurs gagnaient entre 1 100 et 2 200 francs par an entre le début et la fin de carrière quand un ouvrier mineur gagnait 1 300 francs. En 1919, le traitement des institutrices fut aligné sur celui des instituteurs. Personnels laïques, formé.e.s dans les écoles normales, ils et elles ne dépendaient plus de la bonne volonté des municipalités. La sécularisation de l'école publique était achevée. Document : LOI SUR L'ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE DU 30 OCTOBRE 1886 (Loi Goblet) (extraits) Art. 6. – L'enseignement est donné par des instituteurs dans les écoles de garçons, par des institutrices dans les écoles de filles, dans les écoles maternelles, dans les écoles ou classes enfantines et dans les écoles mixtes. Dans les écoles de garçons, des femmes peuvent être admises à enseigner à titre d'adjointes, sous la condition d'être épouse, sœur ou parente en ligne directe du directeur de l'école. (…). Art. 17. – Dans les écoles publiques de tout ordre, l'enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque. Art. 18. – Aucune nomination nouvelle, soit d’instituteur, soit d’institutrice congréganistes, ne sera faite dans les départements où fonctionnera depuis quatre ans une école normale, soit d'instituteurs, soit d'institutrices, en conformité avec l'article 1 de la loi du 9 août 1879. Pour les écoles de garçons, la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste devra être complète dans le laps de cinq ans après la promulgation de la présente loi. Source : https://www.education.gouv.fr/loi-sur-l-organisation-de-l-enseignement-primaire-du-30-octobre-1886-8324 La gravure ci-dessous, réalisée par Léon Gerlier, auteur par ailleurs d’abécédaires et de livres de prières, publiée dans un journal catholique peu favorable aux réformes républicaines, donne un aperçu de la situation des écoles de filles à cette époque. Léon Gerlier, L’enlèvement des crucifix dans les écoles de la ville de Paris. Gravure publiée le 20 février 1881 dans le numéro 673 de La Presse Illustrée . Paris, Musée Carnavalet. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Enlevement_crucifix_1881.jpg Analyse détaillée dans : https://histoire-image.org/etudes/enlevement-crucifix-ecoles#:~:text=tragique%20et%20picturale-,L'Enl%C3%A8vement%20des%20crucifix%20dans%20le%20%C3%A9coles%20de%20la%20ville,%C2%AB%20sc%C3%A8ne%20d'enl%C3%A8vement%20%C2%BB . Cette scène sans doute caricaturale est censée se dérouler dans une classe d’un école publique de filles, le 20 février 1881, soit avant les lois Jules Ferry de 1881-1882. Elle découle d’une décision du préfet de Paris, Ferdinand Hérold, de retirer les signes religieux des écoles publiques de la ville de Paris, dans une logique de laïcisation de l’espace scolaire public. La violence de la mesure est marquée par le geste de l’homme en costume et chapeau arborant une ceinture tricolore (rappelant la République honnie par ce journal catholique) et par l’action des trois policiers ou soldats retirant le crucifix et confisquant des livres (religieux ?). Nonobstant la dimension polémique de cette gravure, trois éléments méritent d’être remarqués au sujet de l’organisation de la classe. Tout d’abord, les institutrices sont des religieuses ce qui, comme nous l’avons vu, était assez souvent le cas dans les écoles de filles avant la loi Goblet de 1886. Ensuite, la diversité des âges des filles, qui semblent être nombreuses dans cette classe, évoque sans doute ce que nous appelons aujourd’hui une « classe multi-niveaux » avec une pédagogie "simultanée". En effet, la présence de plusieurs tableaux aux murs et la présence de deux institutrices laisse supposer un enseignement simultané de différents niveaux dans la même classe. Pour conclure, notons que cette gravure de la presse catholique apporte de l’eau au moulin des républicains : elle montre qu'il est absolument nécessaire de recruter un personnel enseignant laïque afin d’arracher les petites filles à l’influence de la religion catholique qui, à l’époque, était hostile à la République. La circulaire ministérielle du 2 novembre 1882 demanda aux préfets ne pas installer de crucifix dans les locaux nouvellement construits et, dans la locaux plus anciens, de demander aux populations si elles souhaitaient les garder ou les enlever. 2.4 Des salles d'asile aux écoles maternelles A partir de 1826, suivant le modèle anglais, des dames patronnesses et des philanthropes ouvrirent des salles d'asile pour accueillir les petits enfants âgés de trois à six ans et dont les mamans travaillaient. Une ordonnance de 1837 leur apportait une reconnaissance officielle et soulignait leur dimension d'établissements "charitables". En 1881, 5 000 salles d'asiles, fréquemment tenues par des congréganistes, scolarisaient près de 40 % des petits enfants. A l'origine, les salles d'asile répondaient à un objectif moralisateur : permettre le travail "honnête" des mères et leur éviter de sombrer dans la misère ou la prostitution, dispenser une formation morale et religieuse aux petits enfants du peuple qui en étaient nécessairement dépourvus (puisqu'ils étaient pauvres). Malgré tout, les salles d'asiles furent le creuset de nombreuses innovations pédagogiques : exercices physiques, formation par le jeu, enseignement fondé sur la manipulation (ardoises, bouliers) et l'observation (leçons de choses). Mais la diversité l'emportait : certaines salles d'asiles servaient à préparer l'entrée à l'école primaire, d'autres se réduisaient à de la garderie. Par le décret du 2 août 1881, les républicains transformèrent les salles d'asile en écoles maternelles . Il reprirent ainsi le nom inventé par Marie Pape-Carpentier qui dirigeait une salle d'asile où elle s'efforçait de faire des leçons à des élèves qui devaient écouter en silence, assis sur des bancs. Même si elles occupaient des locaux séparés des écoles, les école maternelles furent intégrées à l'ordre scolaire primaire. Elles étaient divisées en deux classes pour accueillir les enfants âgés de 3 à 6 ans. Elles étaient dotées d'un programme et les institutrices formées dans les écoles normales remplacèrent là aussi les congréganistes. Le débat insoluble au sujet de l'école maternelle était posé : l'école maternelle doit-elle préparer à l'école primaire et constituer une forme d'instruction scolaire anticipée, ou bien doit-elle rester un lieu d'éveil et de socialisation enfantine ? L'inspectrice générale Pauline Kergomard, entre 1879 et 1917, défendit cette seconde option et appela au développement des enfants par le jeu, l'exercice physique, les activités manuelles et artistiques. Elle fit cesser les leçons et réclama un mobilier adapté à la taille des enfants. Elle fut à l'origine des écoles maternelles qui ne séparaient pas les garçons des filles et que nous connaissons aujourd'hui. La psychologie de l'enfant était alors balbutiante et c'est seulement au début du XXe siècle que l'on comprit que les petits enfants n'étaient pas des adultes en miniature et qu'il était nécessaire de prendre en compte leurs intérêts et leur développement. Le décret du 15 juillet 1921 tint compte de cette évolution et fixa les caractéristiques spécifiques des écoles maternelles, telles que nous les connaissons aujourd'hui, avec leur pédagogie fondée sur des observations, des exercices physiques, manuels et seulement une initiation à la lecture et au calcul. A partir des années 1920, les institutrices des écoles maternelles s'ouvrirent parfois aux pédagogies dites alternatives de Decroly ou Montessori. Au début du XXe siècle, près de la moitié des enfants d'âge préscolaire fréquentaient l'école maternelle. Document : Enfants inscrits dans les salles d'asile (1850-1880), les écoles maternelles (depuis 1881) et les classes enfantines (depuis 1950). Note: les classes enfantines sont les classes accueillies dans les écoles élémentaires, en l'absence d'école maternelle séparée. Source : Luc, J.-N, Condette, J.-F. et Verneuil, Y. (2020). Histoire de l'enseignement en France XIXe-XXIe siècle . Paris: Armand Colin, p. 361. 3. Le rapprochement des deux ordres scolaires au XXe siècle Encart : Quelques lois scolaires au XXe siècle Loi Carcopino du 15 août 1941 transformant les écoles primaires supérieures en collège modernes Loi du 3 mars 1945 supprimant les classes élémentaires des lycées et obligeant tous les élèves à fréquenter l’école primaire Ordonnance Berthoin du 6 janvier 1959 prolongeant l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans. Loi Haby du 11 juillet 1975 créant le collège unique Décret du 27 novembre 1985 portant création du baccalauréat professionnel C’est seulement après la Première Guerre mondiale, lors de laquelle les Français avaient vécu une expérience commune dans les tranchées, que se posa la question de la transformation des deux ordres scolaires parallèles en deux ordres successifs et socialement égalitaires. Paradoxalement, le régime de Vichy contribua à faire de l’école primaire la première étape de la carrière scolaire avant de passer dans l’enseignement secondaire. Par la loi du 15 août 1941, les écoles primaires supérieures auxquelles on accédait à l’issue d’une scolarité à l’école primaire, furent transformées en « collègues modernes » permettant d’accéder ensuite à la filière « moderne » (sans latin) du lycée. Cette évolution conduisit à la création du collège unique par la réforme Haby de 1975. Désormais, tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale (du moins en théorie !), fréquentaient les mêmes écoles primaires, les mêmes collèges avant d’accéder soit au lycée général et technologique, soit au lycée professionnel menant à un bac professionnel à partir de 1985. Ces mesures permirent l’application du mot d’ordre du ministre de l’Éducation nationale Jean-Pierre Chevènement de faire parvenir à 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Mais la réforme la plus importante, celle qui bouleversa totalement la société française, fut l'ordonnance Berthoin qui instaura la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans. Désormais, tous les enfants pouvaient prétendre accéder à des études plus ou moins longues garantes de l'accès à des diplômes (CAP, baccalauréat) garantissant l'accès à des professions plus ou moins qualifiées. Cette réforme fut à l'origine d'une hausse sans précédent de la qualification des jeunes gens. 4. L’école au temps de Jules Ferry, propositions d’ensembles documentaires Les images qui suivent permettent d’envisager plusieurs dimensions de l’école sous la troisième république, en accord avec ce que stipule la fiche EDUSCOL On peut tout d’abord envisager les bâtiments scolaires et la symbolique politique qui s’y attache. Les dessins ou les photographies de salles de classe permettent de repérer le mobiliser scolaire : estrade sous le tableau noir, alignement des pupitres, encriers, le poêle à charbon, les affiches sur les murs, liés aux différentes disciplines enseignées. Il est utile également d’observer la posture et l’habillement des maîtres et maîtresses, très dignes, incarnant le savoir et la République. Les photographies de classe, très différentes des photographies de classe actuelles, permettent d’observer l’habillement et la posture contrainte des élèves. Enfin, il est utile d’étudier des manuels scolaires ainsi que les cahiers d'élèves pour avoir un aperçu de certains contenus de cours ainsi que de la façon d'écrire avec un porte-plume. La mairie-école d'Haramont dans l'Aisne vers 1910 . Musée de l'Education nationale. Source : https://www.reseau-canope.fr/virtualhis/pedagogie/Classe/co/ecole%20republique.html Ecole de garçon de la rue Vauban (quartier de Recouvrance) à Brest . Plan de la façade sur rue. Début XXe siècle. Archives municipales de Brest, cote : 5Fi27 Source : https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/5Fi27/ILUMP26068 Cours de récréation de l’école maternelle République, Brest, vers 1928. Archives municipales de Brest, cote : 1Fi00126 https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/1Fi00126/ILUMP372 Richard Hall, La classe manuelle. École de petites filles au Pouldu, Finistère, 1889 . Rennes, Musée des Beaux-arts. Analyse détaillée : https://histoire-image.org/etudes/ecole-republicaine-bretagne L a classe de 1910 du musée de l’école rurale en Bretagne de Trégarvan (Finistère) Source : https://www.tourismebretagne.com/offres/musee-de-lecole-rurale-en-bretagne-tregarvan-fr-2016655/ Jean Geoffroy, En classe, le travail des petits, 1889. Paris, Ministère de l’Éducation nationale. Analyse détaillée : https://histoire-image.org/etudes/modele-instruction-republicaine Albert Bettannier (1851-1932), La tache noire, 1887. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Bettannier_La_tache_noire.jpg Analyse détaillée à : https://histoire-image.org/etudes/annexion-alsace-lorraine?i=925 Cette image suggère que l'école contribua à insuffler l'esprit de la Revanche (reprendre l'Alsace-Lorraine aux Allemands) chez les jeunes de l'époque. Certes, en 1882, furent créés les bataillons scolaires où les garçons vêtus d'un uniforme apprenaient à marcher au pas et à manier des armes. Cependant, ces bataillons scolaires tombèrent en désuétude à la fin du siècle car les instituteurs, formés aux idées des Lumières, privilégièrent de plus en plus la défense de la paix. Orbigny (Indre-et-Loire) : une classe de l’école de garçons en 1909 Source : Archives départementales de la Drôme. Cote : 23 Fi111 https://archives.ladrome.fr/ark:/24626/ws0ltg93qp15/8c748e00-860f-44ce-9903-5622d0fe2d2b Sur le tableau, on peut lire : « Mardi 2 mars 1909. Morale. Être économe, c’est ménager ce que l’on possède et ne l’employer qu’à des choses utiles. Le contraire est la prodigalité qui fait dépenser sans compter. L’économie procure le bien-être dans le présent et l’avenir. La prodigalité mène à la ruine et à la misère ». Orbigny (Indre-et-Loire) : une classe de l’école de garçons en 1909 Source : Archives départementales de la Drôme. Cote : 23Fi113 https://archives.ladrome.fr/ark:/24626/hxpq1926fdkm/fbc793ba-ca9d-4717-b590-16c63066217e Orbigny (Indre-et-Loire) : une classe de filles en 1910. Rouen, Musée national de l’histoire de l’éducation. Source : Textes et documents pour la classe n°986, p. 16. Ecole de filles rue Vauban à Brest, classe de Mlle Labory, 1935. Archives municipales de Brest, cote 2Fi14073 https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi14073/ILUMP26068 Document : L 'instruction morale et républicaine dans l'école de Buigny-les-Gamaches dans la Somme en 1905 . Musée de l'éducation Nationale. Source : https://www.reseau-canope.fr/virtualhis/pedagogie/Classe/co/ecole%20ferry.html Une classe de l'école de filles de la rue Vauban (quartier de Recouvrance) à Brest en 1931. Archives municipales de Brest, cote : 2Fi14058. https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi14058/ILUMP26068 Une classe de l'école de garçons de la rue Vauban (quartier de Recouvrance) à Brest, classe de M. Masson, 1933. Cote : 2Fi14114. https://archives.mairie-brest.fr/4DCGI/Web_DFPict/034/2Fi14114/ILUMP26068 Cahier de devoirs, cours moyen, année scolaire 1891-1892. Source : Bukiet, Suzanne & Mérou Henri, Les cahiers de la république. Promenade dans les cahiers d’école primaire de 1870 à 2000, Éditions Alternatives, 2000, p. 21. Cahier de devoirs, cours moyen, année scolaire 1907-1908. Source : Bukiet, Suzanne & Mérou Henri, Les cahiers de la république. Promenade dans les cahiers d’école primaire de 1870 à 2000, Éditions Alternatives, 2000, p. 44. Cahier de devoirs, cours moyen, année scolaire 1910-1911. Source : Bukiet, Suzanne & Mérou Henri, Les cahiers de la république. Promenade dans les cahiers d’école primaire de 1870 à 2000, Éditions Alternatives, 2000, p. 44. Une plume sergent-major Encriers en porcelaine Source : https://www.brocante-auparadisperdu.fr/encrier-porcelaine/p-2371 Un porte plume avec plume insérée. Source : Rougé et Plé
- Sujet possible : L'haussmannisation / habiter un espace touristique
Par Didier Cariou, maitre de conférences HDR en didactique de l'histoire, Université de Brest Épreuve écrite d’application Domaine histoire, géographie, enseignement moral et civique Épreuve notée sur 20 - Durée 3 h Composante histoire (12 points) 1. A l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous indiquerez les principaux savoirs à faire acquérir par des élèves de CM1 sur la question des transformations de Paris sous le Second Empire 2. Proposez le canevas d’une séquence sur les transformations de Paris sous le Second Empire en indiquant les documents que vous utiliseriez. Puis développez une des séances de cette séquence, en définissant les objectifs d’apprentissage, les savoirs et les compétences travaillés, en indiquant précisément quels documents issus du dossier documentaire vous utiliseriez dans cette séance. Vous détaillerez enfin l’exploitation pédagogique de l’un de ces documents. Composante géographie (8 points) 1. A partir du document 13, proposez une définition accessible à des élèves de CM1 du concept « habiter un espace touristique ». 2. Présentez des modalités d’utilisation en classe de CM1 des documents 14 et 15. Document 1 : Extrait du programme du cycle 3 (2020), classe de CM1 Document 2 : Extrait de : Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans nos jours, Agone, deuxième édition, 2021, p. 359-360. Document 3 : vues de rues de vieux quartiers de Paris avant l’haussmannisation La rue des Marmousets , située dans l'île de la Cité, dans les années 1850, près de l' Hôtel-Dieu . La rue Tirechamp démolie au cours de l'extension de la rue de Rivoli . Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Transformations_de_Paris_sous_le_Second_Empire Document 4 : les transformations de Paris sous le Second Empire Source: Georges Duby (dir.). Atlas Historique , Larousse, 1978, p. 122. Document 5 : Le dégagement de l'Opéra de Paris . Démolition de la butte des Moulins qui s'étendait depuis l’Opérade Paris jusqu'au Louvre, en 1867, lors des travaux du baron Haussmann. Roger-Viollet. Source : https://www.paris.fr/pages/haussmann-l-homme-qui-a-transforme-paris-23091 Document 6 : Camille Pissarro, Avenue de l'Opéra, soleil, matinée d'hiver 1898, Musée des Beaux-Arts, Reims. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Camille_Pissarro_-_Avenue_de_l’Opera_-_Musée_des_Beaux-Arts_Reims.jpg Document 7: la façade monumentale de la gare du Nord avec les statues symbolisant les principales destination du réseau Nord. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gare_du_Nord,_Paris_9_April_2014_013.jpg Document 8: Les Halles Baltard, Vue intérieure du pavillon central . BnF, Estampes et photographie, VA-229 (C)-FOL. Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/image/2e217be5-417e-4bd3-adbd-e19667d3c0e7-halles-baltard-2 Document 9 : Vue de l’aménagement du parc des Buttes-Chaumont en cours dans les années 1860 : le promontoire et le pont suspendu construit par Gustave Eiffel. Cliché Charles Marville. Source : https://www.paris.fr/pages/haussmann-et-marville-une-histoire-de-l-urbanisme-et-de-la-photographie-23455 Document 10 : Le parc des Buttes-Chaumont inauguré le 1er avril 1867 . Photographie des années 1890. Bibliothèque nationale de France. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84470040/f34.item Document 11 : La nouvelle répartition sociale de la population parisienne à la fin du Second Empire Document 12 : Extrait du programme du cycle 3 (2020), classe de CM1 Document 13 : Extrait de : Mathis Stock, « Habiter comme « faire avec l’espace ». Réflexions à partir des théories de la pratique », Annales de géographie 2015/4 (n° 704), pages 424 à 441 . (…) Ces personnes regardent quelque chose. Que regardent-elles ? Elles regardent, depuis la vieille ville de Monaco, l’autre côté très important de ce lieu : le port, avec le très impressionnant et étonnant rassemblement d’immeubles, en remplissent densément l’arrière-plan (photo 2). On peut s’étonner de cette pratique dans laquelle le regard est instauré en vecteur principal de l’expérience. Comment se fait-il que ce type de pratique soit adopté par le plus grand nombre et qu’il est devenu banal et habituel de faire ce que font ces personnes (...) ? Comment décrire, expliciter, expliquer et interpréter ce phénomène où des personnes, équipées d’un regard touristique, se tiennent quelque part pour regarder quelque chose et, ce faisant, le reconstruisent ? Pour répondre à cette question et se donner les moyens de décrypter de façon fondamentale (i. e. non triviale), voire critique, cette situation, je propose de dire que ces personnes « font » quelque chose, qu’elles pratiquent un lieu d’une certaine manière, équipées d’un certain regard et développent, ce faisant, un certain rapport au monde. Elles font quelque chose dans un certain contexte, équipées d’un certain nombre d’instruments techniques et mettant en œuvre des compétences, suivant des prescriptions et en même temps fabriquant de l’espace. Il s’agit de pratiques situées dans lesquelles le corps est engagé (au-delà du seul regard) et dans lesquelles certains codes moraux, esthétiques et sociaux, ainsi que des mythes et représentations sont enactés, donc mis en pratique, et, par là même, donnent sens à ce que font et sont les individus, les autres « situés », et les lieux géographiques soumis à l’exercice (…). C’est ce que j’appelle « habiter », considérant au demeurant la pratique touristique, du fait de son éphémérité mais aussi de l’ampleur contemporaine de sa représentation, du fait aussi de sa globalité, comme paradigmatique de celui-ci. En effet, étant donné que les pratiques mobilisent des ressources et des enjeux d’ordre spatial (localisation, paysage, limites, place, lieu, représentation, esthétique, etc.) – les touristes font avec l’espace –, on peut nommer « habiter » ce que font les personnes. Appliquée aux personnes représentées sur la photo, la notion permet de dire que ces personnes habitent en tant que touristes, qu’elles habitent « touristiquement ». Ceci signifie que pour « habiter le Monde » (Lazzarotti, 2006), pour investir les différents lieux géographiques de sens et de significations, il faut faire quelque chose. C’est ce faire qui est au centre de la conception développée ici. Cela mène à une définition précise de l’habiter comme « faire avec » les dimensions spatiales des sociétés humaines ; habiter est défini comme l’ensemble des actes et manières de faire du point de vue de la mobilisation des distances, localisations, paysages, limites, qualités des lieux géographiques, arrangements spatiaux dans toutes les situations possibles dans lesquelles se trouvent les humains en tant qu’individus (…). Document 14 : Vue générale de la Grande-Motte (Hérault) https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ville-architecturale-de-la-Grande-Motte.JPG Document 15 : Carte de la Grande-Motte (source : Géoportail) Proposition de corrigé Composante histoire (12 points) 1. A l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous indiquerez les principaux savoirs à faire acquérir par des élèves de CM1 sur la question des transformations de Paris sous le Second Empire Comme le signale le programme, il s’agit d’envisager les transformations de Paris sous le Second Empire en lien avec les transformations économiques, techniques et sociales produites par l’industrialisation. Le document 2 peut être utilisé pour commenter certains autres documents du dossier. Document 3 : Au milieu du XIXe siècle, les rues de Paris étaient étroites et insalubres, les eaux usées s’écoulaient dans la rue, l’habitat était souvent insalubre. En plus, il était facile de bloquer ces rues par des barricades. Le préfet de Paris, Haussmann, soutenu par Napoléon III a engagé des travaux pour favoriser la circulation des personnes, des marchandises, de l’air et de l’eau, selon une visée hygiéniste . Document 4 : La carte des transformation de Paris sous le Seconde Empire signale les travaux les plus visibles. Tout d’abord, en 1860, Haussmann a annexé à Paris les villages situés entre Paris et les fortifications. La ville de Paris est passée de 12 à 20 arrondissements. Haussmann a alors pu réaliser une double opération d’ urbanisation des quartiers périphériques et d’aménagements urbains ( urbanisme ) de cet espace. L’essentiel des travaux a consisté à tracer des boulevards rectilignes dans le bâti ancien afin de favoriser la circulation des personnes, des marchandises et de l’air. Le « premier réseau », à la fin des années 1850, a concerné la « grande croisée de Paris » : prolongement de la rue de Rivoli, boulevard Saint-Michel-boulevard de Sébastopol. Le « deuxième réseau » a concerné les boulevards de l’ouest et du nord de Paris. Après le Second Empire, le « troisième réseau » a permis de relier entre eux ces différents boulevards. Les travaux et les spéculations plus ou moins légales auxquelles ils ont donné lieu sont évoqués dans la roman de Zola, La curée . Document 5 : Cette photographie montre l’ampleur des destructions du bâti ancien (on voit ici des tas de gravas, vestiges des immeubles détruits) afin de tracer de large boulevards (ici, la future avenue de l’Opéra). Cette photographie montre également que ces destructions permettaient de dégager et de mettre en valeur de grand monuments , tels que l’Opéra Garnier. Document 6 : Le tableau de Pissarro représente la nouvelle avenue de l’Opéra, la perspective monumentale qui se dégage jusqu’à l’Opéra Garnier, l’uniformité des immeubles haussmanniens et la circulation rendue beaucoup plus aisée. Mais surtout, l’ampleur de l’espace dégagé offre de nouvelles perspective aux peintres impressionnistes qui peuvent travailler les effets des rayons du soleil et de la lumière sur l’architecture haussmannienne. La ville de Paris devient un sujet artistique en elle-même. Document 7 : Cette photographie (actuelle) de la façade de la gare du Nord construite par l’architecte Jacques Hittorff et inaugurée en 1866, montre deux des aspects de l’haussmannisation : l’arrivée des réseaux ferroviaires dans les gares de la capitale, reliés entre elles par des boulevards facilitant la circulation des personnes et des marchandises, et l’aspect monumental des réalisations qui servent également à embellir la ville. Les statues représentent les principales desservies par la compagnie des chemins de fer du Nord, alors que l’utilisation du verre et du métal, permettant de construire de grandes halles relativement légères, rappelle l’industrialisation. Document 8 : Les Halles construites par Baltard (à l’emplacement de l’actuel Forum des Halles) sont également construites avec du verre et du métal. Elles étaient ainsi symboliques de l’industrialisation . Elles rassemblaient tous les produits alimentaires produits quotidiennement à la périphérie de Paris, qui étaient vendus ici à des détaillants qui les vendaient ensuite dans tous les commerces alimentaires de la capitale. Ces Halles étaient un élément essentiel de la circulation des marchandises dans Paris. Zola leur a consacré son célèbre roman Le ventre de Paris . Document 9 et 10 : Ces documents rappellent que l’haussmannisation a également consisté à apporter de l’air et de la verdure dans une capitale extrêmement minéralisée. En périphérie, Haussmann a fait aménager le bois de Vincennes et le bois de Boulogne. Dans Paris, il fait aménager quelques parcs : le parc Montsouris, le parc Monceau et le parc des Buttes-Chaumont aménagé dans d’anciennes carrières de gypse (un minéral nécessaire à la fabrication du plâtre). Le promontoire (un amas rocheux qui n’avait pas encore été exploité) a été aménagé et entouré de bassins et de promenades. Document 11 : Cette carte montre la nouvelle répartition sociale de la population parisienne après l’haussmannisation. Avant les travaux, les ouvriers habitaient souvent dans le centre de Paris. Ils ont été rejetés dans l’Est parisiens et dans les quartiers périphériques nouvellement urbanisés (11e, 12e, 14e, 15e, 18e, 19e, 20e arrondissements). En revanche les populations bourgeoises (le non-salariés) sont devenues majoritaires dans le centre et l’ouest de Paris. La relative mixité sociale antérieure fut remplacée par une ségrégations sociale opposant le centre et la périphérie, l’Ouest et l’Est de la capitale. 2. Proposez le canevas d’une séquence sur les transformations de Paris sous le Second Empire en indiquant les documents que vous utiliseriez. Puis développez une des séances de cette séquence, en définissant les objectifs d’apprentissage, les savoirs et les compétences travaillés, en indiquant précisément quels documents issus du dossier documentaire vous utiliseriez dans cette séance. Vous détaillerez enfin l’exploitation pédagogique de l’un de ces documents. Canevas d’une séquence : 1. La destruction du vieux Paris et la construction des grands boulevards Document 3 : les rues étroites et insalubres du vieux Paris Document 5 : les destructions pour construire les grands boulevards et dégager les monuments Document 6 : la perspective de l’avenue de l’Opéra 2. L’embellissement de la capitale Document 4 : la carte des principales réalisations d’Haussmann (boulevards, gares, espaces verts) Document 7 : la façade monumentale de la gare du Nord Document 8 : les Halles de Paris en verre et en métal Document 9 et 10 : le parc des Buttes-Chaumont 3. Les conséquences sociales de l’haussmannisation Document 11 : la répartition sociale de la population parisienne Production d’écrit sur l’haussmannisation : « Raconte comment Haussmann a transformé Paris » Développement d’une séance Exemple : séance 1 La destruction du vieux Paris et la construction des grands boulevards Objectifs : identifier un document, extraire des informations, mobiliser des savoirs pour analyser un document, mobiliser le raisonnement historique Savoir travaillés : insalubrité, hygiénisme, grand boulevards, perspective monumentale, haussmannisation Documents utilisés : Document 3 : Deux vues du centre du Paris ancien : rues étroites peu favorables à la circulation, eaux usées au milieu de la rue, peu de lumière, immeubles anciens et sans doute insalubres Document 5 : la destruction de grandes quantités d’immeubles anciens pour laisser la place à une grande avenue, ouverture sur l’opéra Garnier (construit entre 1862 et 1875, première inauguration en 1867) Document 6 : (toile de Pissarro) l’avenue de l’Opéra à la fin du XIXe siècle : circulation aisée sur un boulevard large et rectiligne, perspective monumentale jusqu’à l’Opéra, immeubles haussmanniens, fontaines et place, jeux de lumières (liens avec l’EAC) Production d’écrit : « Raconte comment Haussmann a transformé Paris (en se centrant ici sur les boulevard, on pourra compléter l’écrit lors des séances suivantes avec les gares, les Halles, les parcs) Exploitation d’un document : le document 5 Faire repérer l’opéra par les élèves, repérer son style classique (à compléter éventuellement avec des vues de l’Opéra Garnier aujourd’hui) Questions : Que font les ouvriers au premier plan de la photographie ? Ils emportent des gravas à l’aide de tombereaux tirés par des chevaux. D’où proviennent ces gravas ? Ils proviennent de la destruction des immeubles anciens Qu’y aura-t-il à la place des immeubles détruits ? L’avenue de l’Opéra Les immeubles visibles sur la photographie ont-ils échappé aux destructions ? Non, car on voit qu’ils bouchent encore la vue sur l’Opéra. Synthèse : l’haussmannisation consiste d’abord à détruire le bâti ancien et les rues trop étroites pour construire de larges boulevards rectilignes Composante géographie (8 points) 1. A partir du document 13, proposez une définition accessible à des élèves de CM1 du concept « habiter un espace touristique ». A partir de l’article de Mathis Stock , nous pouvons définir le concept d’habiter comme le fait que les acteurs (spatiaux) font quelque chose dans et avec un espace géographique (pratiquent un espace), par leur corps, par leur regard, à partir de leur façon de voir le monde. Habiter un espace touristique consiste à venir seul, en famille ou avec des amis, pendant plusieurs jours dans un espace éloigné de son lieu de vie habituel, que l’on trouve beau, agréable ou intéressant pour pratiquer des activités spécifiques (sportives, culturelles, de détente, etc.), différentes de celles de la vie de tous les jours. 2. Présentez des modalités d’utilisation en classe de CM1 des documents 14 et 15. Exploitation du document 14 : Dans un premier temps, on demandera aux élèves de délimiter avec des feutres de couleurs différentes les différentes unités paysagères visibles sur la photographie, et de proposer une légende. Le document 15 permet d’expliciter l’organisation des unités paysagères visibles sur la photographie. Il permet d’envisager différentes manières d’habiter l’espace touristique de la Grande Motte Différentes manières de se loger pendant la saison touristique : dans des immeubles, dans des pavillons, dans des campings, dans un village de vacances. Différentes manières de pratiquer l’espace maritime : la plage, la navigation de plaisance, la planche à voile (icône sur la carte) Différentes manières d’ avoir des loisirs : le casino, les terrains de sports, les promenades dans la forêt, la plage. Une synthèse collective permettra de compléter l’analyse sur l’habiter cet espace touristique en cherchant à savoir pourquoi les touristes aiment pratiquer cet espace : le beau temps assuré, une grande plage de sable qui laisse de l’espace à chacun. Cet espace offre donc des ressources et surtout des aménagements d’ordre touristique. A l’aide de la photographie légendée et de la carte étudiée collectivement, les élèves peuvent produire un écrit racontant ce que les touristes viennent faire dans cet espace. (Remarque subjective : une mer sans marée, une eau trop chaude, une chaleur écrasante, l’entassement dans des immeubles, un réseau routier saturé durant l’été : on peut avoir diverses représentations de cet espace !)