Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale
Quelques références
BEAUPRE, Nicolas (2020). La Première Guerre mondiale 1912-1923. Documentation photographique n° 8137. CNRS éditions.
BOUCHERON, Patrick (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France. Paris : Seuil.
CAILLET, Florence (dir.) (2011). La vie dans les tranchées. Textes et documents pour la classe n°1024. Scéren.
COLLECTIF (2014). 14-18, un monde en guerre. CNRS Le journal. En ligne : 14-18, un monde en guerre | CNRS Le journal
DUCLERT, Vincent (2019). Les génocides. La documentation photographique n° 8127. CNRS éditions.
PROST, Antoine et WINTER, Jay (2004). Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie. Paris : Seuil, Points.
Mots-clés du cours:
Traces, Guerre mondiale, Guerre totale, James Reeves Europe, Tranchées, No man’s land, Offensives, La Somme, Verdun, Violence de guerre, Expérience combattante, Correspondance, Renault, Citroën, Profiteurs de guerre, Femmes, Munitionnettes, Midinettes, Marie Curie, Soldats et travailleurs coloniaux, Force noire, ANZAC, Banania, Chevaux, Grippe espagnole, Cultures de guerre, Artisanat des tranchées, Deuil, Gueules cassées, Commémorations, Monuments aux morts, Nécropoles, Représentations de la guerre, Bourrage de crânes, Génocide des Arméniens.
Plan du cours
Que dit le programme ?
Introduction : trois configurations historiographiques
1. Le déroulement de la Première Guerre mondiale
1.1 Le déclenchement de la guerre
1.2 Les trois phases de la guerre
1.3 Un difficile retour à la paix
1.4 Les Américains à Brest
2. La guerre de tranchées
2.1 Combattre dans les tranchées
2.2 Le rôle de la correspondance avec les proches
2.2 Une guerre industrielle
2.3 La place des femmes dans la guerre
3. Un conflit mondialisé
3.1 Les soldats et les travailleurs coloniaux
3.2 Les flux mondiaux d’animaux
3.3 Les flux de microbes : la grippe espagnole
4. Les objets de l’approche culturelle de la guerre
4.1 Les cultures de guerre
4.2 Le deuil et la mémoire
4.3 L’histoire environnementale de la guerre
4.4 Représenter la guerre
5. Le génocide des Arméniens
Conclusion
Que dit le programme ?
Extrait du programme du cycle 3, classe de CM2 (2020)
Extrait de la fiche EDUSCOL
Deux guerres mondiales au vingtième siècle
Les Première et Seconde Guerres mondiales sont encore très présentes dans l’espace géographique proche des élèves mais aussi dans leur environnement social, civique et culturel et ont des résonances dans les mémoires familiales. On pourra ainsi aborder les deux guerres mondiales par les traces visibles qu’elles ont laissées : empreintes dans le paysage, cimetières, destructions et reconstructions d’une part, et par leurs traces symboliques et mémorielles d’autre part : on peut alors s’appuyer sur le patrimoine local et familial ainsi que sur les lieux mêmes où celles-ci sont conservées (archives publiques et personnelles, monuments aux morts, rôle des témoins). Solliciter l’histoire locale sensibilisera l’élève à une mémoire collective proche, un héritage partagé. Le monument aux morts, présent dans chaque commune, peut être l’occasion de mettre en évidence la puissance de l’épreuve traversée, la nature du bilan humain et l’impact de la guerre au niveau des familles et des communes.
L’accès au patrimoine documentaire (notamment accessible grâce aux ressources numériques) amène à confronter les archives locales ou même personnelles et les sources officielles qui relèvent de l’histoire nationale. À titre d’exemples, les cartes du combattant, les affiches de propagande, les articles de journaux, les correspondances de poilus, les lieux de mémoire, les plaques commémoratives, les traces des combats dans le paysage, les objets, uniformes (casques, masques à gaz…) pourraient conduire les élèves à identifier et classer les traces mémorielles qui ont un impact durable.
Le recueil de témoignages oraux ou écrits peut permettre de comprendre un évènement tel qu’il a été vécu en entendant la parole d’un témoin. Les récits de vie viennent personnaliser et enrichir l’histoire écrite. Le témoignage d’un poilu au cours de la bataille de Verdun par exemple peut servir à illustrer la vie dans les tranchées, celui d’un enfant juif sous l’occupation fera découvrir la persécution. À partir de ces témoignages, les élèves seront amenés à comprendre la portée symbolique d’évènements clés : la bataille de Verdun en 1916, le débarquement du 6 juin 1944. On peut placer en regard de ces témoignages de grandes figures comme celle de Charles de Gaulle, dont l’itinéraire fait le lien entre les deux conflits mondiaux (ainsi qu’avec le second sous-thème pour la réconciliation franco-allemande).
Si les deux guerres sont étudiées successivement, une approche comparée peut permettre de dégager les analogies mais aussi les spécificités, la singularité de chacune des deux guerres. Cette entrée pourra porter sur les acteurs du conflit, les types de combats (armement, phases du conflit), la vie à l’arrière, le rôle des femmes, le bilan et l’impact durable sur les sociétés européennes des deux conflits. Combinées à une chronologie, les cartes peuvent, dans un premier temps, servir de support à un rappel de quelques évènements clés de chaque conflit.
Le programme et la fiche EDUSCOL nous incitent à aborder les deux guerres mondiales à travers les traces qu’elles ont laissé dans l’espace géographique proche des élèves et aussi dans l’espace social plus large. Cette approche est particulièrement intéressante car l’histoire est « connaissance par traces ». Les historien.ne.s partent des traces toujours présentes dans le présent pour remonter vers la période du passé qui les a produites. Mais les traces de la Première Guerre mondiale ne se retrouvent pas partout dans l’espace français, à l’exception des monuments aux morts présents dans chaque commune. D’autre part, le patrimoine familial lié à la guerre tend à disparaître progressivement au fil des héritages, même si de nombreuses familles gardent encore précieusement des objets, des carnets, des lettres des arrières-arrières grands-parents qui subirent cette guerre. Il arrive que des familles issues de l’immigration gardent le souvenir d’un arrière-arrière grand-père enrôlé dans un régiment de tirailleurs sénégalais, de goumiers ou de spahis. Malgré tout, pour étudier la Première Guerre mondiale, nous devons travailler à partir de traces, mais pas forcément de traces locales ou du patrimoine familial qui ne sont pas toujours disponibles.
Introduction : trois configurations historiographiques
Pour savoir comment enseigner une période historique, il est utile de savoir comment les historien.ne.s l’abordent.
L’historien Antoine Prost a montré que trois générations d’historiens ont étudié la guerre selon une approche spécifique à chacune d’elles, ce qu’il nomme des configurations historiographiques. Ces approches répondent aux préoccupations de chaque génération. Elles ne sont pas contradictoires, elles se complètent.
La première configuration, développée dans les années 1920 et 1930 par des historiens qui avaient combattu dans les tranchées, fut militaire et diplomatique. Les historiens voulaient comprendre le déroulement du conflit. Ils retracèrent les grandes étapes de la guerre, les opérations militaires, le déroulement des batailles. Ils étudièrent également les documents diplomatiques afin de comprendre les causes du cataclysme (le choc des impérialismes, l’engrenage des alliances, la responsabilité des différents États, etc.) mais aussi la logique des traités de paix. Cette histoire diplomatique fut promue notamment par Pierre Renouvin, le fondateur de l’histoire des relations internationales qui avait perdu son bras gauche à la guerre. Paradoxalement, les soldats étaient absents de ces travaux qui cherchaient à comprendre en priorité comment les membres des gouvernements, les diplomates et les généraux avaient pris leurs décisions.
La deuxième configuration, développée à partir des années 1950-1960, fut économique et sociale et porta sur les rapports entre les classes sociales. Les historiens s’intéressaient à la façon dont les combattants, les femmes, les ouvriers, les paysans vécurent la guerre. Ils étudièrent les combats dans les tranchées, le travail des femmes dans les campagnes et dans les usines d’armement, l’organisation de l’économie de guerre par les États belligérants. Cette configuration est à l’origine du concept de guerre totale, lié à celui de guerre mondiale, articulant l’étude des combats dans les tranchées à la mobilisation de la main d’œuvre et des ressources économiques des métropoles comme des colonies, pour la production d’armement destinée à approvisionner le front. Cette logique sociale et globale conduisit à étudier les mouvements sociaux, les mutineries de soldats ainsi que les mouvements révolutionnaires issus de la guerre.
La troisième configuration historiographique, depuis les années 1990 et toujours en vigueur aujourd’hui, est culturelle. En lien avec l’intérêt nouveau porté par les sciences sociales aux acteurs et à leur pouvoir d’agir, à leur agency, elle étudie la façon dont les femmes et les hommes du passé vécurent la guerre, la représentèrent (par leur courrier, par l’art et la littérature, mais aussi par les objets fabriqués dans les tranchées, par les jouets des enfants et le matériel scolaire) se la représentèrent et l’éprouvèrent (la souffrance, la mort, le deuil) et la subirent (la révolte, le recours à la religion), et la façon dont nous en portons la mémoire aujourd’hui encore. En effet, la mémoire de la Grande Guerre est toujours présente aujourd’hui. En témoignent la production jamais interrompue de bandes dessinées, de romans et de films sur le sujet, ainsi que l’émotion qui saisit les Français lors de la disparition du dernier Poilu, Lazare Ponticelli, en 2008. Par cette configuration, les historien.ne.s s’orientèrent vers l’anthropologie. Cette configuration mobilise les concepts liés de culture de guerre, de violence de guerre, d’expérience combattante. La culture de guerre renvoie aux représentations, aux expériences et aux pratiques liées à la guerre.
Ces trois configurations ne sont pas contradictoires, elles se complètent.
Très logiquement, nous devons mettre l’accent sur les savoirs développés par les historien.ne.s inscrit.e.s dans la troisième configuration historiographique. Le programme et la fiche Eduscol nous y incitent en mettant l’accent sur la violence de guerre, l’expérience combattante et la mémoire de guerre que nous portons encore aujourd’hui. D’ailleurs, le sujet de l’épreuve du CRPE de la session de 2022 est organisé en ce sens. Cependant, il semble hésiter entre la culture de guerre et la notion de guerre totale : il évoque les tranchées et l’expérience combattante, la mobilisation de la main d’œuvre féminine et les emprunts de guerre, la mobilisation des esprits et la représentation de la guerre. Pour cette raison, il semble nécessaire d’évoquer également certains éléments des deux premières configurations historiographiques.
1. Le déroulement de la Première Guerre mondiale
1.1 Le déclenchement de la guerre
Rappelons que cet aspect n’est pas à traiter avec les élèves en classe de CM2. Nous le citons uniquement pour mémoire.
Traditionnellement, nous considérons que la Première Guerre mondiale dura du mois d’août 1914 au mois de novembre 1918. Aujourd’hui, les historien.ne.s pensent qu’elle débuta vraiment dans les Balkans en 1912-1913. La péninsule balkanique appartenait initialement à l’Empire ottoman qui y perdait du terrain depuis le début du XIXe siècle : attribution de la Bosnie à l’Autriche-Hongrie, indépendance de la Grèce, de la Serbie, du Monténégro et de la Bulgarie. En 1912, ces quatre États s’attaquèrent aux dernières possessions turques dans les Balkans. Cette guerre annonçait la Première Guerre mondiale : l’utilisation massive de l’artillerie et des armes automatiques provoqua un nombre considérable de morts et, pour se protéger, les belligérants s’enterrèrent dans des tranchées. Les populations civiles furent également victimes d'exactions. Entre 200 000 et 600 000 civils musulmans furent massacrés et 400 000 furent chassés vers l’Anatolie. Une seconde guerre balkanique éclata à l’été 1913 : la Bulgarie s’opposa à ses voisins sur la question du partage des territoires pris à l’Empire Ottoman. Elle fut battue et ses voisins s'emparèrent de certaines parties de son territoire.
Ce n’est donc pas par hasard si la guerre européenne fut déclenchée par l’attentat de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, région appartenant à l’Empire d’Autriche-Hongrie mais traversée par les conflits nationalistes des Balkans.
Le 28 juin 1914, à Sarajevo, un étudiant bosniaque pro-serbe, Gavrilo Princip, assassina l’archiduc François-Ferdinand et son épouse, héritier du trône de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Avec le soutien de l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie adressa un ultimatum à la Serbie, soutenue par la Russie, elle-même alliée de la France et du Royaume-Uni. L’engrenage des alliance produisit la mobilisation générale et l’entrée en guerre des principales puissances. Le 1er août, l’Allemagne déclara la guerre à la Russie puis, le 3 août 1914, à la France. Grâce au service militaire obligatoire, L’Allemagne put mobiliser en quelques jours 4 millions de soldats et la France 3,6 millions. Cela explique l’ampleur inégalée des combats et des pertes en vies humains dès l’été 1914.
L’assassinat de Jean Jaurès par un militant d’extrême-droite, à Paris le 31 juillet 1914, porta un coup fatal aux opposants à la guerre. Alors qu’ils s’étaient toujours opposés à la guerre, les députés socialistes français (SFIO) et allemands (SPD), votèrent les crédits de guerre sous prétexte que leur pays était victime d’une agression (russe pour les Allemands et allemande pour les Français). Ils rendaient ainsi possible la boucherie qui s’annonçait. En France, l’unanimité des députés de tous bords fut appelée « l’union sacrée » par le président Poincaré. Jusqu’en 1917, tous les partis politiques furent représentés dans le gouvernement. Contrairement à une légende tenace, certes attestée par quelques photographies, les Européens ne s’engagèrent pas dans la guerre avec enthousiasme. Ce furent plutôt la résignation et la conscience de devoir faire leur devoir de citoyen qui l’emportèrent.
Deux camps se trouvèrent alors en présence. La France, le Royaume-Uni et la Russie engagées dans la Triple alliance furent rejointes par la Serbie puis, en 1915, par l’Italie, en 1916 par la Roumanie et en 1917 par les États-Unis. Face aux Alliés, les Empires centraux rassemblaient l’Allemagne et l’Autriche Hongrie, rejointes par l’Empire Ottoman en octobre 1914 et par la Bulgarie en 1915.
Source : Les collections de L’Histoire n° 21, octobre-novembre 2003, p. 41.
1.2 Les trois phases de la guerre
Cet aspect n’est pas non plus attendu par le programme du cycle 3.
En août 1914, les deux camps étaient persuadés que la guerre serait courte. Ils s’engagèrent dans une guerre de mouvement. L’état-major allemand appliqua le Plan Schlieffen : l’armée allemande dirigée par le général Von Moltke envahit la Belgique, pays neutre, puis le nord de la France afin de prendre l’armée française à revers. Au même moment, cette dernière appliquait le Plan XVII et menait une offensive vers l’Alsace. Les journées du mois d’août 1914 furent parmi les plus meurtrières de l'histoire de l’armée française (27 000 morts pour la seule journée du 22 août 1914) : les soldats vêtus de pantalons rouge et chargeant debout, à découvert, constituaient des cibles de choix pour les mitrailleuses allemandes. Alors que les Allemands approchaient de Meaux, le général Joffre donna l’ordre de la contre-offensive générale : l’armée française fit volte-face et affronta victorieusement les Allemands lors de la bataille de la Marne (5-12 septembre 1914). Cette bataille se déroula sur un front de près de 200 km, vit s’affronter environ un million de combattants et fit 200 000 morts. Les deux camps comprirent que leurs forces s’équilibraient et que la guerre allait s’éterniser. Il devenait nécessaire de contrôler la route de la Mer du Nord par laquelle pouvait arriver du ravitaillement. Ce fut la Course à la mer à l’issue de laquelle le front se stabilisa sur près de 700 km, de la frontière suisse à la Mer du Nord. Les soldats commencèrent à s’enterrer dans les tranchées. Pendant ce temps, à l’Est, le général Hindenburg et le général Ludendorff écrasèrent l’armée russe sous-équipée à Tannenberg (27-30 août 1914) et aux lacs Mazures (8-10 août 1914).
La seconde phase fut celle de la guerre de position. Afin de se protéger des tirs et des bombardements adverses, les soldats des deux camps creusèrent des tranchées sur toute la ligne de front. Nous reviendrons plus loin sur les tranchées. Pour l’emporter, il devenait nécessaire de fabriquer toujours plus d’armements (avions, canons, gaz de combat à partir de 1915, tanks à partir de 1916) afin d’essayer de provoquer la rupture du front adverse lors de grandes offensives : en Champagne en 1915, dans la Somme en 1916, sur le Chemin des Dames en 1917 du côté allié, à Verdun en 1916, du côté allemand. Bien entendu, aucune de ces grandes offensives ne fit gagner de terrain. Mais elles fauchèrent à chaque fois des centaines de milliers de vies humaines. En 1917, une vague de révolte traversa l’Europe. Elle était due au refus des soldats des grandes offensives sanglantes et inutiles, à la contestation des conditions de travail et des bas salaires dans les industries d’armement. C'est dans le contexte que la Révolution russe renversa le tsar en février 1917 et mit en place un État ouvrier en octobre 1917. Au même moment des grèves éclatèrent dans les industries d’armement en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne. En janvier 1918 un mouvement massif de grève et de manifestations fur organisé en Allemagne par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht pour réclamer « la paix et le pain ». Il fut violemment réprimé. De même, des mutineries éclatèrent dans la marine allemande et dans l’armée française. Dans l’armée française, entre 40 000 et 80 000 soldats refusèrent de monter en première ligne après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames, en mai 1917. Le général Pétain, qui avait organisé la résistance de l’armée française à Verdun en 1916, devint alors le général en chef de l’armée française. Il mit fin aux mutineries en les réprimant (officiellement 554 soldats furent condamnés à mort, en fait 49 d'entre eux furent exécutés et les autres furent envoyés dans des bagnes militaires en Afrique du Nord où ils ne survécurent pas longtemps aux mauvais traitements), en rétablissant des permissions plus régulières, en améliorant le ravitaillement et en stoppant les offensives inutiles. Il déclara : « J’attends les tanks et les Américains ». En France, Clemenceau devint président du conseil (premier ministre) le 16 novembre 1917. Il fit la chasse aux pacifistes, contrôla davantage la presse et fit surveiller plus étroitement le courrier des soldats. Surnommé « le Tigre », il gouverna de manière autoritaire, sans les socialistes qui commençaient à s’opposer à la guerre. Ce fut la fin de l’union sacrée.
Vers 1917, la Chanson de Craonne (du nom du plateau situé sur le champ de bataille du Chemin des Dames) circula parmi les poilus, clandestinement et sous diverses versions, sur l’air d’une valse lente qui avait connu un grand succès à l’’époque. L’auteur en est resté anonyme. On peut facilement imaginer ce qui lui serait arrivé s'il avait été découvert. Cette chanson dit à la fois le désespoir et la colère des soldats.
Document : La chanson de Craonne
Quand au bout d'huit jours le r'pos terminé
On va reprendre les tranchées,
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile
Mais c'est bien fini, on en a assez
Personne ne veut plus
Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot
On dit adieu aux civ'lots
Même sans tambours et sans trompettes
On s'en va là-bas en baissant la tête
- Refrain :
Adieu la vie, adieu l'amour,
Adieu toutes les femmes
C'est bien fini, c'est pour toujours
De cette guerre infâme
C'est à Craonne sur le plateau
Qu'on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous des condamnés
Nous sommes les sacrifiés
Huit jours de tranchée, huit jours de souffrance
Pourtant on a l'espérance
Que ce soir viendra la r'lève
Que nous attendons sans trêve
Soudain dans la nuit et dans le silence
On voit quelqu'un qui s'avance
C'est un officier de chasseurs à pied
Qui vient pour nous remplacer
Doucement dans l'ombre sous la pluie qui tombe
Nos pauvr' remplaçants vont chercher leur tombe
- Refrain -
C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards
Tous ces gros qui font la foire
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c'est pas la même chose
Au lieu d'se cacher tous ces embusqués
F'raient mieux d'monter aux tranchées
Pour défendre leurs biens, car nous n'avons rien
Nous autres les pauv' purotins
Et les camarades sont étendus là
Pour défendr' les biens de ces messieurs là
- Refrain :
Ceux qu'ont le pognon, ceux-là reviendront
Car c'est pour eux qu'on crève
Mais c'est fini, nous, les troufions
On va se mettre en grève
Ce sera vot' tour messieurs les gros
De monter sur l'plateau
Si vous voulez faire la guerre
Payez-la de votre peau
Pour tenter d’affaiblir l’adversaire, la guerre fut menée par les Alliés sur de nouveaux fronts : contre les colonies allemandes en Afrique, contre l’Empire ottoman au Proche Orient et dans les Balkans après l’offensive franco-britannique très mal menée sur les Dardanelles en 1915.
La guerre s‘effectua également sur et sous les mers. Français et Britanniques établirent un blocus maritime en Mer du Nord pour empêcher l’approvisionnement en matières premières des Empires centraux par la mer. Ce blocus entrava l’effort de guerre industriel allemand. Il nécessita le recours au rationnement des denrées alimentaires en Allemagne et provoqua une véritable famine à la fin de la guerre. On évalue à 450 000 les décès liés à la surmortalité de la population civile due à la famine en Allemagne. Pour tenter de briser le blocus, la marine allemande engagea la guerre sous-marine contre les navires ravitaillant la France et le Royaume-Uni. Le 7 mai 1915, un sous-marin allemand torpilla le paquebot transatlantique britannique Lusitania, faisant 1 200 morts dont 128 Américains, ce qui provoqua une intense émotion aux États-Unis. En 1917, avec « la guerre sous-marine à outrance » décidée par le maréchal Hindenburg, les sous-marins allemands torpillèrent les navires neutres (dont les navires américains) qui faisaient du commerce avec les Alliés et provoquèrent ainsi l’entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Alliés, le 2 avril 1917. Mais l’intervention des Américains ne fut effective qu’en 1918.
Au printemps 1918, commença la troisième phase de la guerre qui consista en un retour à la guerre de mouvement. Le gouvernement révolutionnaire russe avait signé la paix de Brest-Litovsk avec l’Allemagne le 3 mars 1918. La paix était une aspiration profonde de la population russe et, de toute façon, l’armée russe, totalement désorganisée par les désertions massives, était désormais incapable de se battre contre l’armée allemande. Le général Ludendorff transféra alors des troupes du front russe vers le front occidental et organisa une vaste offensive en Picardie puis en Champagne dès mars 1918. Bousculées, les armées française et britannique durent reculer de près de 80 km. Mais l’armée allemande, épuisée, manquant de nourriture et de munitions, ne put poursuivre son effort. A partir du mois de juillet, les armées alliées reprirent l’initiative, et les troupes américaines soutenues par des centaines de chars Renault FT repoussèrent les Allemands lors de batailles décisives (Bois Belleau, Saint-Mihiel).
En octobre-novembre 1918, les forces des Empires centraux se disloquèrent. La Turquie signa l’armistice le 30 octobre 1918. L’Autriche-Hongrie, désintégrée par la proclamation d’indépendante de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie, signa l’armistice le 3 novembre 1918. Le même jour, la révolution éclata en Allemagne. Dans la flotte et dans certaines unités de l’armée de terre, les marins et les soldats formèrent des conseils de soldats, alors que les ouvriers faisaient de même à l’arrière, suivant ainsi le modèle des soviets de la Révolution russe. L’empereur Guillaume II abdiqua le 9 novembre 1918 et la république fut alors proclamée. L’état-major allemand signa l’armistice avec les Français et les Britanniques à Rethondes (à côté de Compiègne), le 11 novembre 1918. L’armée allemande n’avait pas été battue puisque les Alliés n’étaient pas entrés en Allemagne. Mais, aux yeux du maréchal Hindenburg, il était nécessaire de la sauvegarder en vue de la répression de la révolution qui gagnait l’Allemagne.
1.3 Un difficile retour à la paix
Les armistices (un accord pour signifier l’arrêt des combats) ne signifièrent pas la fin des conflits et des violences. Certes, la Conférence de la paix fut réunie à Versailles sous la direction du président américain Wilson, du président du Conseil français Clemenceau, du premier ministre britannique Lloyd George et du président du conseil italien Orlando, mais excluant les pays vaincus. Elle conduisit à la signature de traités de paix dans divers châteaux de la région parisienne : le traité de Versailles (28 juin 1919) concernant l’Allemagne, le traité de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1919) concernant l’Autriche, le Traité de Trianon (4 juin 1920) concernant la Hongrie, le traité de Sèvres (11 avril 1920) concernant l’Empire ottoman.
Edward N. Jackson (US Army Signal Corps).Les quatre grands : Lloyd George, Orlando, Clemenceau et Wilson à Versailles, le 27 mai 1919.
Mais ces traités furent contestés par les populations des pays vaincus auxquels ils avaient été imposés sans discussion. On sait que les Allemands qualifièrent de diktat le traité de Versailles. L’armée turque menée par Mustapha Kemal contesta le traité de Sèvres qui réduisait considérablement la superficie du nouvel État turc né de l’effondrement de l’Empire ottoman. Elle mena des exactions contre les Grecs, les Arméniens, les Kurdes afin de les chasser de l’Anatolie et provoqua de gigantesques transferts de populations jusqu’à la signature du traité de Lausanne en 1923 reconnaissait les frontières du nouvel État turc. D’une certaine manière, ce conflit prolongeait les guerres balkaniques qui avaient précédé la Première Guerre mondiale.
En Russie, une guerre civile atroce, qui fit près de 10 millions de morts, opposant les révolutionnaires russes et l’Armée rouge aux armées contre-révolutionnaires soutenues par les Français, les Britanniques, les Américains et les Allemands, dura jusqu’en 1921.
C’est pourquoi les historien.ne.s considèrent aujourd’hui que la guerre dura de 1912 à 1923-1924, avec un paroxysme entre 1914 et 1918.
Les nouvelles frontières issues des traités de paix
1.4 Les Américains à Brest
Les soldats américains furent acheminés par bateau jusqu’aux ports de Saint-Nazaire et de Brest. A Brest, à partir de novembre 1917, une ville de tentes et de baraquements en bois (centrales électriques, hôpital, cuisines, réfectoires), avec des rues et une adduction d’eau spéciale, fut installée autour de la caserne de Pontanezen. Les soldats s’y reposaient avant de prendre le train pour le front. Les capacités du site montèrent en puissance à la fin de l’année 1918. En effet, la plupart des soldats américains embarquèrent à Brest pour rentrer aux Etats-Unis. Au début de 1919, le camp occupait 650 hectares et pouvait accueillir 50 000 hommes (presque autant que la population brestoise de l'époque). Durant l’hiver 1918-1919, le camp devint un véritable bourbier et les caillebotis servant de trottoirs devinrent le symbole du camp
Document : L’arrivée de troupes américaines à bord du Leviathan
Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi11826
Document : Le portail d’entrée du camp de Pontanezen. Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi03894.
Document : Vue du quartier des Marines dans le camp de Pontanezen. Archives municipales de Brest. Cote : 3Fi120-185
Document: Soldats américains attendant pour la séance d’épouillage dans établissement de bains.
Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi03136
Document: Soldats américains attendant devant la cantine. Archives municipales de Brest. Cote : 3Fi120-190
Document : Les caillebotis permettant de circuler dans le camp. Archives municipales de Brest. Cote : 2Fi13920.
Un événement considérable fut l’arrivée à Brest à bord de l’USS Pocahontas, du 369e régiment d’infanterie, surnommé les Harlem Hellfighters, le 27 décembre 1917. En raison de la ségrégation raciale, ce régiment était composé exclusivement d’Afro-américains. L’orchestre du régiment, un brass band, était dirigé par le lieutenant afro-américain James Reese Europe (1880-1919), musicien de jazz new-yorkais reconnu. En débarquant, il joua La Marseillaise en ragtime sur le quai du port de Brest. Ce fut le premier morceau de jazz jamais joué sur le sol européen. Jusqu’à l’armistice cet orchestre alterna les combats et les tournées qui popularisèrent le jazz en France. Le régiment fut décoré collectivement de la Croix de guerre française en reconnaissance de sa bravoure. En revanche, le commandement américain ne daigna pas décorer un régiment composé d’Afro-américains. James Reese Europe mourut dans une rixe dans un bar de Harlem peu de temps après son retour.
Portrait de James Reese Europe, 1919.
2. La guerre de tranchées
2.1 Combattre dans les tranchées
Les tranchées restent le symbole fort de la Première Guerre mondiale et de la guerre de position. Elles attirent l’attention des historien.ne.s depuis longtemps mais elles sont désormais étudiées sous le prisme de la culture de guerre et de l’expérience combattante. C’est sous cet angle qu’il nous est demandé de les étudier avec les élèves.
Il reste de très nombreuses traces des combats de la Première Guerre mondiale. C’est par elles que le programme demande de commencer.
Document : Monument canadien commémoratif de Vimy
Document : Soldats canadiens consolidant leurs positions sur la crête de Vimy, avril 1917.
Document: Soldats canadiens sur la crête de Vimy en 1917. Photographie de presse. Agence Rol.
Le monument canadien qui se trouve sur la crête de Vimy (Pas-de-Calais) commémore l’une des principales batailles livrées par les Canadiens eux-mêmes en avril 1917. Il reste entouré de cratères consécutifs aux intenses bombardements qui eurent lieu durant la bataille. Des photographies de 1917 permettent de visualiser l’apparence du champ de bataille à l’époque et de comprendre par comparaison la nature de ces cratères. Dans le nord-est de la France, il subsiste également de nombreux vestiges de tranchées.
Document: Vestige d’une tranchée canadienne près de Péronne (Somme)
(Coll. Part.)
Les tranchées étaient des fossés plus ou moins profonds creusés à la pelle par les soldats dès l’automne 1914 pour se protéger des balles et des obus adverses. Le tracé était sinueux pour échapper aux tirs en enfilade. Les Allemands et les Anglais construisirent très vite des tranchées bien aménagées avec des abris maçonnés et des parois renforcées. Les Français et les Russes, persuadés que la guerre ne durerait pas, furent moins soigneux dans la construction des tranchées. Cette habitude fut gardée jusqu’à la fin de la guerre. Les tranchées constituaient des lignes de défense successive plus ou moins parallèles. La tranchée de première ligne comprenait un parapet de sacs de terre d’où partaient les troupes d’assaut. Elle était ponctuée de banquettes de tir et de points d’observation. Elle était reliée par des boyaux à la tranchée de seconde ligne et à la tranchée de réserve.
Les tranchées offraient une protection très aléatoire contre les bombardements car la majorité des morts de la guerre furent pulvérisés dans les tranchées par les obus. L’horreur des bombardements était renforcée par le sentiment d’impuissance des combattants qui devaient attendre pendant des heures ou pendant des jours la fin du pilonnage, sans bouger, sans ravitaillement, sans pouvoir dormir, avec la crainte permanente des gaz de combat et, surtout, que le prochain obus leur serait destiné.
Document : John Warwick Brooke : Une tranchée britannique près de la route Albert-Bapaume à Ovillers-La Boisselle, durant la bataille de la Somme, en Juillet 1916.
Document : Une tranchée allemande à Saint-Laurent-Blangy (Pas-de-Calais) 1916. Source : Desfossés, Y., Jacques, A., Prilaux, G. (2008). L’archéologie de la Grande Guerre. Éditions Ouest-France-INRAP, p. 33.
Bien souvent, les tranchées étaient effondrées en raison des bombardement ou des intempéries. Lors de la bataille de Verdun en 1916, l’ampleur des bombardements avait fait disparaître une grande partie des tranchées, réduites à de vagues fossés comme l’indiquent les photographies qui suivent.
Document : Soldats français du 87e régiment près de Verdun en 1916. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:French_87th_Regiment_Cote_34_Verdun_1916.jpg
Ci-dessous:
Des soldats en première ligne devant l’épine de Mallassis, à Verdun, le 17 novembre 1916. Fonds Pochard. Source : https://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2016/02/09/la-bataille-de-verdun-un-mythe-francais_4861691_1655027.html
Les tranchées adverses étaient séparées par un no man’s land large de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de mètres. Il était traversé par des réseaux de barbelés et de mines et généralement jonché de cadavres et de trous d’obus. La photographie aérienne ci-dessous montre le réseau des tranchées allemandes à droite et des tranchées britanniques à gauche. Entre les deux se situe le no man’s land. La totalité de l’espace est criblé d’impacts d’obus
Photographie de reconnaissance aérienne des tranchées adverses et du no-man's-land. Les tranchées allemandes sont à droite, les tranchées à gauches sont anglaises. La ligne verticale sur la gauche est tout ce qui reste d'une route. Photo prise entre Loos et Hulluch, en Artois (France) à 19h15, le 22 juillet 1917.
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Aerial_view_Loos-Hulluch_trench_system_July_1917.jpg
Les offensives débutaient par une préparation d’artillerie contre les tranchées adverses. Elle duraient plusieurs heures ou plusieurs jours et était destinées à détruire les soldats ennemis et les défenses adverses, ce qui était rarement le cas. Ensuite, les soldats sortaient de leur tranchée pour donner l’assaut à la tranchée adverse. Pour cela, ils devaient franchir les réseaux de barbelés, échapper aux tirs de canons et de mitrailleuses. Inutile de dire que ces offensives se soldaient généralement par un massacre et qu’il était très rare d’arriver jusqu’à la tranchée adverse. Les pertes moyennes quotidiennes se montaient à 900 tués par jour pour la France, 1 300 pour l’Allemagne, et 1 400 pour la Russie. Une offensive devait sans doute se dérouler comme on le voit sur l’image qui suit.
Document : Soldats français à l'assaut sortent de leur tranchée pendant la bataille de Verdun, 1916.
En Grande Bretagne et en France, deux grandes offensives font partie de la mémoire nationale : la bataille de la Somme outre-manche et la bataille de Verdun en France. La bataille de la Somme, opération conjointe des Britanniques et des Français, débuta le 1er juillet 1916 après une intense préparation d’artillerie, qui s’avéra peu efficace. En effet, lorsque les Britanniques (les soldats des îles britanniques et de tous les dominions de l’Empire) sortirent des tranchées, ils furent décimés par les mitrailleuses allemandes. Ce jour-là, près de 20 000 soldats britanniques trouvèrent la mort. Il leur fallu quatre mois pour atteindre l’objectif prévu pour la seule journée du 1er juillet, à 6 km en avant des lignes britanniques. Cette bataille fit au total 440 000 morts, des deux côtés, plus qu’à Verdun.
La bataille de Verdun débuta le 21 février 1916 par une attaque allemande dans la région de Verdun parsemée de forts datant du XIXe siècle. L’attaque fut précédée elle aussi d’un intense préparation d’artillerie. Cependant, les Allemands ne progressèrent que d’une dizaine de kilomètres car la résistance de l’armée française, organisée par le général Pétain, fut plus forte que prévue. La bataille dura jusqu’au 18 décembre 1916. Elle ne se déroula pas comme les autres grandes batailles de la guerre. L’artillerie dévasta totalement le terrain et fit disparaître les trachées. Les combats au corps à corps étaient fréquents. Au cours de ces 300 jours de bataille, 300 000 hommes perdirent la vie et 400 000 furent blessé. En France, cette bataille reste emblématique de la Première Guerre mondiale car tous les régiments français y combattirent. Selon le principe du « tourniquet » instauré par Pétain, les unités de l’armée française ne montaient en ligne qu’une seule fois à Verdun. Comme elles revenaient décimées de la bataille, elles étaient ensuite affectée ailleurs, recomposées avec des morceaux d'autres unités elles aussi décimées et remplacées par des unités venues d'autres parties du front.
C’est seulement avec l’utilisation systématique des avions de reconnaissance et des chars de combat et avec l’apport des troupes américaines que les Alliés parvinrent à mener des offensives efficaces à partir de l’été 1918.
Document : Des soldats américains conduisant des chars Renault FT en Argonne (septembre 1918). Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:American_troops_going_forward_to_the_battle_line_in_the_Forest_of_Argonne._France,_September_26,_1918._-_NARA_-_530748.jpg
Entre les combats, les soldats devaient surveiller le no man’s land, se protéger des tirs adverses, entretenir les tranchées qui s’effondraient régulièrement sous les bombardement et sous la pluie, aller chercher le ravitaillement à l’arrière, et attendre dans l’angoisse l’ordre d’attaquer. On sait que les conditions d’hygiène étaient déplorables : les soldats vivaient dans la boue et la puanteur, parfois parmi les cadavres de leurs camarades, au milieu des puces, des poux et des rats. Les scientifiques ont identifié récemment de nombreuses maladies parasitaires sur des ossements de soldats, attestant d’une hygiène alimentaire déplorable liée à la mauvaise qualité de l’alimentation et à la consommation d’eau infectée. On a longtemps cru que le terme « poilu » référait au fait que les soldats français ne pouvaient pas se raser lorsqu’ils étaient en première ligne. En réalité, ce mot d’argot désignait les hommes forts et solides, leur virilité étant attestée par leurs poils, selon un stéréotype de genre.
Rappelons que l’uniforme des soldats français a évolué au cours de la guerre. A partir de 1915, les soldats obtinrent des uniformes plus adaptés à la réalité des combats : une capote bleu horizon pour se protéger des intempéries et moins visible que l’uniforme précédent doté d’un pantalon rouge, à la place de la casquette un casque Adrian en métal pour protéger la tête des projections de pierres, un fusil Lebel, des cartouchières et une baïonnette, des grenades, et un paquetage de près de 30 kg. Plus tard vint le masque à gaz.
Documents : Uniformes de l'armée française : à gauche, jusqu'en 1915, à droite à partir de 1915. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Uniformes_de_l%27Arm%C3%A9e_fran%C3%A7aise
Les historien.nes désignent les conditions effroyables dans lesquelles se trouvaient les combattants par l'expression de "violence de guerre" : la violence subie par les combattants plongés dans des conditions de combat atroces et supposant un mépris absolu de la vie humaines, mais aussi la violence qu'ils pouvaient infliger eux-mêmes lors des combats. Aujourd'hui, les historien.nes évoquent davantage l'expérience combattante, terme qui recouvre ce que les soldats ont subi et fait, mais aussi ce qu'ils ressentirent et la manière dont ils l'exprimèrent. C'est pourquoi les divers écrits des soldats constituent toujours une source essentielle pour se faire une idée, certes très réduite et insuffisante, de cette expérience.
Document : Un combattant de Verdun au repos. Photographie de presse. Agence Meurice.
Source : Un combattant de Verdun au repos : [photographie de presse] / Agence Meurisse | Gallica (bnf.fr)
2.2 Le rôle de la correspondance avec les proches
Les soldats entretenaient une correspondance suivie avec leurs proches (quatre millions de lettres par jour des familles vers les soldats, deux millions dans l’autre sens dans l’armée française). L’envoi d’une lettre attestait que le mari, le père, le fils était toujours vivant. Un retard dans la réception d’une lettre provoquait toujours une grande angoisse dans les familles. Les lettres permettaient aux époux de maintenir des liens intimes, elles permettaient d’échanger sur la conduite de la ferme, de la boutique ou de l’atelier, sur les dépenses du ménage, la santé et la scolarité des enfants. Dans ces lettres, les soldats évitaient de raconter l’horreur des combats et des bombardements, ou bien ils l’évoquait de manière humoristique, afin de ne pas inquiéter leur famille. Ils s’étendaient longuement sur les aspects les moins angoissants : la boue, les rats, les poux, la faim, la soif, etc. Les familles envoyaient également des colis de nourriture, de linge, de tabac (près de 200 000 par jour dans l’armée française).
Les lettres citées ci-dessous montrent différentes attitudes. Le futur écrivain Jean Giono cherchait constamment à rassurer ses parents âgés, même lorsqu’il combattait en première ligne à Verdun. Les lettres du médecin militaire René Prieur à son père étaient plus réalistes. Comme il était médecin, il se trouvait en deuxième ligne et prodiguait les premiers soins aux poilus. Il avait moins besoin de rassurer son père qui le savait moins exposé.
Documents : Quelques lettres de Jean Giono adressées à ses parents
Le 24 juin 1916
Mon cher vieux papa et ma petite maman
J’ai reçu aujourd’hui ta lettre du 21 dans laquelle maman me souhaitait une bonne fête. Vous devez avoir reçu ma lettre qui la souhaitait à papa. Le temps continue à être très beau. J’avais quelques poux, mais depuis que j’ai la lavande et le camphre ils sont partis : on est obligé avec ces sales bestioles d’employer les procédés boches, gaz asphyxiants et lacrymogènes ! Dans les champs au soleil, tu en vois qui font la chasse à l’arme blanche. Ils se mettent nus jusqu’à la ceinture et quand ils en trouvent un, ils l’écrasent entre deux ongles. Ça, c’est comme qui dirait l’attaque à la baïonnette.
Mes meilleures caresses, mes deux chéris
Jean
Le 12 août 1916
Mon cher vieux papa et ma petite maman
Je pars ce soir pour la petite tournée dans je vous ai parlé : une petite balade. Donc, pas de mauvais sang si je reste quelques jours sans écrire à partir d’aujourd’hui. Je ne cesserai quand même pas e penser à vous. Quant à vous, écrivez-moi toujours.
Caresses du fiston
Jean
[Dans la nuit du 12 au 13 août 1916, le 2e bataillon du 140e RI auquel appartient Jean Giono monte en ligne en avant de la batterie de l’Hôpital, au fort de Vaux, à Verdun]
Le 13 août 1916
Mon cher vieux papa et ma petite maman chérie
A tout hasard, je confie cette carte-lettre aux cuistots qui vont à l’arrière de la colonne et qui peut-être rencontreront le vaguemestre. Je ne sais pas si elle arrivera, mais si oui, elle contiendra toutes mes meilleures caresses et mon amour pour vous. J’espère que vous êtes en bonne santé, comme moi d’ailleurs. Si vous me voyiez, vous ne reconnaîtriez plus le Janno qui s’habille le dimanche, qui demande un col propre et qui gueule comme un ours quand il n’est pas de la forme voulue. Je suis sale comme vingt-huit cochons. La sueur mélangée à la poussière forme avec ma barbe un masque abominable sur mes traits. Et malgré tout on est heureux comme des oiseaux et cela ne nous empêche pas de chanter « Tipperary » et de rigoler de nos gueules.
Votre fiston qui vous aime
Giono
Aux Armées, le 21 mai 1918, 8 heures du soir
Mes deux vieux et chéris et cher oncle
Cette fois, j’ai mon quart de meilleure heure et je vais pouvoir dormir profondément cette nuit malgré cafards et grenouilles. Le temps s’est remis au beau et nous sommes un peu moins décimés par la « fièvre des Flandres ». Ma santé continue à être excellente. Hier, sur huit hommes dont se compose notre poste, nous restions trois valides. Le reste était en train de grelotter de fièvre dans la cave. Quant à moi, tant que j’ai le ventre tendu, c’est tout ce que je demande. C’est surtout les gros gaillards qui sont atteints de ces fièvres. Ils sont vite descendus. Il est vrai que ce n’est pas dangereux et que deux jours après, ils sont sur pied. Aujourd’hui nous avons eu une petite séance récréative d’obus à gaz, de fusants et de percutants (l’oncle vous expliquera tous ces termes techniques). On se serait dit au 14 juillet sur la place du Terreau sous le feu d’artifice. Mais les Boches sont plus bêtes que méchants et ils ne nous ont pas émotionnés. Il est vrai que notre sape a sept mètres de rondins et de terre par-dessus et que cela, c’est déjà quelque chose (…).
Grosses caresses à tous trois
Jean Giono.
Source : Jean Giono (2015). Lettres de la Grande Guerre 1915-1919. Revue Giono, Hors-série, 2015. Association des Amis de Jean Giono
Documents : Lettres du médecin militaire René Prieur à son père, les 22 et 23 février 1916, à Verdun.
2.3 Une guerre industrielle
Il était nécessaire de produire une masse toujours plus considérable d'armements pour alimenter le front. Dans tous les pays, les Etats organisèrent l'économie en fonction des impératifs militaires. Cet aspect conduit à étudier ce que l'on nomme la guerre totale, une guerre qui engage la totalité des populations et des ressources pour les productions de guerre.
En France, les industries automobiles se reconvertirent. Les usines Peugeot à Montbéliard réorganisèrent leur production (automobile, camions, cycles, quincaillerie) en fonction des besoins de l'armée. André Citroën, polytechnicien et ancien directeur d'une usine d'engrenages, persuada le gouvernement de financer la construction d'une vaste usine de production d'obus sur le quai de Javel, dans le 15eme arrondissement de Paris. Par le travail à la chaine, il fit passer la cadence de production de 5 000 obus par jour en 1915 à 40 000 par jour en 1918. Bien entendu, après la guerre, il garda le bénéfice de cette usine. Les usines Panhard et Levassor de Paris se lancèrent dans la production d'obus. Le tableau ci-dessous fournit quelques statistiques sur les usines Renault de Billancourt : la surface des usines et le nombre d'ouvriers (dont un quart de femmes) s'accrurent considérablement, tandis que les productions de guerre, les camions, les obus puis les tanks l'emportèrent au détriment de la production de voitures.
2.4 La place des femmes dans la guerre
On a longtemps affirmé que la guerre avait marqué l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié. Cela concerne surtout les femmes de la bourgeoisie qui se firent marraines de guerre ou infirmières. Les femmes du peuple ont toujours travaillé dans les champs, dans les boutiques ou les usines. Elles représentaient déjà plus du tiers de la population active en France avant 1914.
On a longtemps affirmé également que la guerre avait contribué à l’émancipation des femmes. Certes les mères de famille purent exercer l’autorité parentale exclusive en l’absence de leur mari parti au front. Mais les femmes employées dans les industries d’armement occupaient les postes les plus subalternes et les plus dangereux, les postes de contremaîtres étaient occupés par des ouvriers revenus du front dès 1915 car leurs compétences étaient nécessaires à la production des armements. Ils avaient le statut d'affectés spéciaux militaires et le droit de grève leur était interdit. Même si elles accédèrent au secteur de la métallurgie qui leur était peu accessible jusque là, les femmes étaient considérées comme des « remplaçantes » par les syndicats ouvriers. Elles étaient d’ailleurs affublées de noms qui seraient considérés aujourd’hui comme sexistes : les « munitionnettes » travaillaient dans les industries d’armement, les « midinettes », qui sortaient de leur atelier à midi pour déjeuner, travaillaient dans la confection des uniformes.
Usine Citroën du quai de Javel dans le 15e arrondissement : la finition des obus de 75.
Source : Citroën Héritage
Dès le 13 novembre 1918, le ministre de l'armement décida de les licencier : il n'était plus nécessaire de produire des armes et il fallait donner du travail au soldats qui allaient être démobilisés. Par exemple, en quelques mois, les effectifs de l'usine Citroën du quai de Javel passèrent de 11 700 ouvriers (dont 6 000 femmes) à 3 300 ouvriers (et plus aucune femme). Certes, après la guerre, les métiers de l’industrie taylorisée et du secteur tertiaire se développèrent et se féminisèrent. Mais le conservatisme l’emporta : les femmes française n’obtinrent toujours pas le droit de vote et la loi de 1920 sanctionna durement l’avortement.
Face aux masses anonymes de femmes qui travaillèrent durement dans les industries d’armement, le rôle de Marie Curie (1867-1934) est de plus en plus mis en avant. Prix Nobel de physique en 1903 pour la découverte de la radioactivité et prix Nobel de Chimie en 1911 pour ses travaux sur le radium, elle mit en œuvre des ambulances radiologiques surnommées par les soldats « les petites Curies ». A partir de 1916, ces véhicules de tourisme équipés d’appareils radiographiques pouvaient se rendre au plus près des champs de bataille pour réaliser des radiographies des blessés et déterminer l’emplacement des éclats d’obus et des balles dans leur corps. Les radios permettaient de décider si le blessé devait être opéré sur le champ ou si son état permettait d’attendre son transfert vers un hôpital de campagne. On estime que cette innovation sauva la vie de très nombreux poilus.
3. Un conflit mondialisé
3.1 Les soldats et les travailleurs coloniaux
La mondialisation que nous vivons depuis les années 1990 a contribué à mettre au premier plan des préoccupations des historien.ne.s la dimension mondiale de la Première Guerre mondiale. La guerre ne se réduisait pas aux lignes de front en France, en Russie et dans les Balkans. La planète entière fut impliquée d’emblée dans le conflit car l’économie était déjà globalisée au début du XX siècle. Cette conception rompt avec la vision traditionnelle d’une guerre d’abord européenne puis progressivement mondiale. En fait, la guerre fut d’emblée mondiale car elle intervenait dans la cadre d’une économie déjà très mondialisée. C’est en fonction de cette optique que la mondialisation de la guerre est étudiée aujourd’hui.
Sur ce point, on consultera avec profit : https://histoire-image.org/albums/troupes-coloniales-0
Les colonies britanniques et françaises en Afrique et en Asie fournirent près de 2,5 millions de soldats coloniaux et de travailleurs coloniaux (dont 1,7 millions d’Asiatiques) pour alimenter les industries d’armement en main d’œuvre. Les colonies françaises fournirent environ 600 000 soldats (48 % de Maghrébins, 30 % d’Africains, 15 % d’Indochinois et de Malgaches) et des centaines de milliers de travailleurs coloniaux (Algériens et Indochinois surtout). Cet apport avait été prévu et théorisé plusieurs années auparavant pour justifier la colonisation. Dès 1910, le général Mangin avait forgé la notion de « force noire » pour désigner les tirailleurs sénégalais. Bien entendu, ces soldats n’étaient pas volontaires et des révoltes éclatèrent régulièrement contre les enrôlements forcés en Algérie, dans le Mali, le Burkina-Faso et le Bénin actuels. Ils furent souvent engagés en première ligne et leur taux de perte fut équivalent à celui des Français de métropole. Toutefois, leurs pertes augmentèrent en 1918 afin d’« épargner le sang des Français », comme l’a dit Clemenceau. Les Français firent également appel à 140 000 travailleurs chinois.
Document : Bataillon de tirailleurs annamites, près de Villers-Bretonneux (Somme), le 6 mai 1918. BDIC
Document: Carte postale montrant le passage de l’armée d’Afrique à Amiens, 1915.
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:INCONNU_-_La_Guerre_1914-1915_-_AMIENS_-_Le_passage_de_l'armée_d'Afrique_-_185_RP_Paris.JPG
Document: Ouvriers annamites travaillant dans une usine d'armement française, au côté des ouvrières. Roger Viollet. Source : https://lejournal.cnrs.fr/billets/premiere-guerre-mondiale-ces-asiatiques-venus-au-front
Les Britanniques mobilisèrent près d'un million d’Indiens qui servirent en France, en Afrique et au Moyen Orient.
Document : Soldats hindous à la gare du Nord, Paris, octobre 1914. BDIC Fonds Valois.
Les Britanniques mobilisèrent également les soldats des Dominions (les colonies peuplées de populations européennes et jouissant d’une relative autonomie politique) : Canada, Afrique du sud, Australie et Nouvelle Zélande. Les troupes de l’ANZAC (Australia and New Zeland Army Corps) débarquèrent notamment à Gallipoli le 25 avril 1915, lors de l’offensive franco-britannique sur le détroit des Dardanelles. Si cette opération fut un échec particulièrement cuisant et sanglant, l’événement fut très vite considéré comme fondateur pour les deux nouvelles nations qui commémorent toujours aujourd'hui l’ANZAC Day. Sur la mémoire australienne de cet événement, on pourra voir avec intérêt le film Gallipoli de Peter Weir (1981), qui offrit son premier rôle à Mel Gibson.
Document : La Première Guerre mondiale à l’échelle planétaire. Source : https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a53158#&gid=1&pid=1
L’arrivée dans la métropole de soldats et de travailleurs coloniaux eut de nombreux effets. Elle contribua à modifier l’image des Africains présentés auparavant comme des guerriers cannibales redoutables. Ils étaient désormais perçus comme de bons soldats plutôt sympathiques. Le racisme ordinaire changea de forme et se teinta de paternalisme, comme en témoignent les publicités pour le Banania (aliment à l'origine à base de farine de banane et de cacao), exhibant un tirailleur sénégalais (terme générique pour désigner tous les Africains et les Antillais recrutés dans l’armée française) parlant « petit nègre ». Précisons que le portrait stylisé de ce personnage figure toujours sur les emballages de Banania. Les soldats français échangèrent avec les soldats maghrébins. Certains mots empruntés à la langue arabe (gourbi, guitoune) enrichirent l’argot militaire. Les mains de Fatma intégrèrent l’arsenal de porte-bonheurs dont les poilus étaient friands.
Document : Y’a bon Banania. Publicité pour le Banania. Paris, BnF
Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/y-bon-banania
Le point de vue des colonisés changea également. La guerre fut l’occasion pour eux de découvrir la métropole. Les ouvriers algériens, chinois et vietnamiens rencontrèrent des ouvrières et des ouvriers très différents des colons. Certains (l'Algérien Messali Hadj, le Vietnamien Ho Chi Minh par exemple) s’engagèrent dans le mouvement syndical et politique avant de devenir de grands dirigeants indépendantistes. De même, l’idée de liberté politique fit son chemin chez les soldats des colonies, qui avaient consenti de très lourds sacrifices dans les tranchées et qui avaient découvert que les armées des métropoles n’étaient pas invincibles. Bien entendu, rien ne changea à leur retour dans leur colonie.
3.2 Les flux mondiaux d’animaux
La mondialisation passa également par des flux d’animaux. Il est important d’envisager également la mondialisation du point de vue des animaux transportés par millions, vivants ou sous forme de viande congelée, sur des centaines ou des milliers de kilomètres pour nourrir les Européens ou pour servir d’auxiliaires sur les champs de bataille.
Dix millions d’équidés, 100 000 chiens, 200 000 pigeons furent enrôlés dans la guerre pour le transport, la surveillance, la transmission de nouvelles. Les pays d’Europe ne pouvaient fournir un aussi grand nombre d’animaux. Il fallut donc s’approvisionner dans le reste du monde, notamment en ce qui concerne les équidés. Les armées française et britannique auraient employé 2,7 millions de chevaux dont 1,2 millions auraient été acheté aux États-Unis entre 1915 et 1917. La souffrance des chevaux sur les champs de bataille ajouta à la souffrance des hommes qui s’attachaient souvent aux chevaux et aux chiens qui leur étaient confiés.
L’économie de nombreux pays fut transformée par la participation à l’effort de guerre. L’exploitation de minerais en Amérique Latine ou en Asie fut accélérée. L’Argentine et l’Uruguay déforestèrent massivement leur territoire et développèrent l’élevage bovin pour en exporter la viande vers l’Europe.
3.3 Les flux de microbes : la grippe espagnole
La pandémie de Covid-19 nous a rappelé la grande pandémie de la grippe espagnole (nommée ainsi car elle fut évoquée la première fois dans la presse espagnole) de 1918. Il semblerait que les premiers foyers d’infection apparurent dans des camps militaires du Kansas en avril 1918. Le virus fut véhiculé par les soldats américains sur les champs de bataille en France où son atteinte fut relativement bénigne, en avril-mai 1918. Les soldats s’en remettaient en général au bout de trois jours. Cette pandémie, pas encore vraiment identifiée, est citée dans la dernière lettre de Jean Giono citée plus haut. La propagation du virus fut foudroyante et se répandit dans le monde entier en quelques mois.
Une deuxième vague extrêmement virulente provoqua une mortalité effrayante entre août et novembre 1918. On en mourrait en trois jours. C’est elle qui, par exemple, emporta le poète Guillaume Apollinaire, le 9 novembre 1918. Une troisième vague, moins virulente se produisit lors de la démobilisation des soldats au printemps 1919. La pandémie provoqua sans doute la mort de 50 millions de personnes dans le monde (675 000 aux États-Unis, 250 000 en France, mais entre 12 et 17 millions en Inde).
4. Les objets de l’approche culturelle de la guerre
4.1 Les cultures de guerre
L’étude des cultures de la guerre est privilégiée aujourd’hui par les historien.ne.s. Elle s’intéresse aux représentations, aux expériences et aux pratiques liées à la guerre. Elle permet d’approcher l’expérience combattante, l’expérience vécue du combat, de la mort et de la souffrance, telle qu’elle fut dite également par les témoins dans les lettres, les journaux de tranchées et diverses ouvrages. On s’intéresse aussi au sens donné par les combattants dans leurs discours à ce qu’ils subirent.
Dans ce contexte, les historien.ne.s ont également étudié la violence de guerre qui s’exerça sur les populations civiles dans la Belgique et le nord de la France occupés et en Turquie, par exemple, mais aussi celle qui s’exerça sur les combattants et celle que les combattants exercèrent. Au début des années 2000 en France, cette question fit l’objet de débats virulents entre les historien.ne.s. cherchant à comprendre pourquoi les poilus avaient tenu dans des conditions aussi épouvantables. Certain.e.s historien.ne.s défendaient la thèse du consentement : les poilus avaient tenu parce qu’ils avaient forgé une culture de guerre articulée à la religion et fondée sur le patriotisme et une haine profonde de l’adversaire, dans le cadre d’une brutalisation qui s’exerçait sur les soldats et que les soldats exerçaient eux-mêmes en donnant la mort. D’autres historien.ne.s défendaient plutôt la thèse de la contrainte : les poilus avaient tenu par la crainte des gendarmes, des tribunaux de guerre et des exécutions pour l’exemple (500 environ dans l’armée française, surtout en 1914-1915), mais aussi à cause du bourrage de crâne entretenu par les journaux, et par la pression de la société qui stigmatisait les lâches et les déserteurs. Ce débat franco-français semble aujourd’hui atténué.
Désormais, les historien.ne.s s’intéressent davantage à la culture matérielle. Elles et ils portent par exemple un grand intérêt à l’artisanat des tranchées conçu comme un objet central des cultures de guerre. Lorsqu’ils avaient du temps libre, les soldats tentaient de se changer les idées en fabriquant des objets à partir de matériaux de récupération. Ces soldats, paysans et ouvriers dans le civil, disposaient d’une expérience et d’une habileté manuelle dans le travail du bois et du métal. Ils avaient l’habitude de récupérer, réparer, transformer les objets du quotidien. Ils fabriquaient des objets fonctionnels (lampes à huile, briquets) à partir de cartouches, de douilles d’obus, de corps de grenade, de boites de conserves, etc. Ils s’adonnaient parfois à des productions plus artistiques : instruments de musique, vases, bijoux, etc. La violence de la guerre et la présence constante de la mort et de la souffrance provoquèrent également un retour vers la foi, ce qui explique la fabrication de très nombreux crucifix et objets de culte. Ces objets, conçus comme des représentations de la guerre, comme des pratiques et des témoignages de l’expérience combattants, se trouvent désormais au centre de ce que les historien.ne.s nomment les cultures de guerre.
Briquet
Lampe à huile réalisée à partir d'une grenade
Source : Textes et documents pour la classe n° 1024.
Sur l'artisanat des tranchées on consultera avec profit : https://histoire-image.org/etudes/artisanat-tranchee
Mais la notion de cultures de guerre englobe également l’étude du deuil, de la mémoire de la guerre et de la façon de la représenter.
4.2 Le deuil et la mémoire
La Première guerre mondiale provoqua environ 10 millions de morts militaires et presque autant de morts civiles. L’étude du rapport à la mort et au deuil fait partie de l’approche culturelle de la guerre. Le tableau indique la répartition des morts militaires par pays.
Le nombre de mutilés est difficile à établir (entre 10 000 et 15 000 gueules cassées et près d’un million d’invalides en France), et il faudrait également pouvoir tenir compte des victimes civiles de la guerre. Sans compter le nombre de parents inconsolables. On sait que la pire chose qui puisse arriver à un être humain, c’est la perte de son enfant. Ce traumatisme fut vécu par des dizaines de millions de parents dans le monde entier.
On a longtemps négligé le poids psychologique du deuil dans les sociétés des années 1920 et 1930. Les soldats morts à la guerre étaient des hommes parfois très jeunes, des maris, des pères de familles et des fils. Le conflit produisit quatre millions de veuves (600 000 en France) et six millions d’orphelins dans toute l’Europe.
Pour faire le deuil de tant de disparitions, mais aussi pour forger une sorte d’unanimité dans la douleur qui permettait d’éviter toute remise en cause des immenses sacrifices imposés aux populations, les États organisèrent de nombreux types de commémorations. Le 11 novembre 1920, furent inhumés deux soldats inconnus, incarnant l’ensemble des morts de la guerre, l’un à Londres, l’autre à Paris, sous l'Arc de Triomphe. Dans les années qui suivirent, des soldats inconnus furent inhumés dans tous les pays d’Europe, à l’exception de la Russie soviétique et de l’Allemagne vaincue. En France, le 11 novembre devint une fête nationale fériée en 1922. De même, les monuments aux morts, avec leurs listes de noms, servirent à faire le deuil des défunts dans chaque commune alors que leurs dépouilles reposaient au loin, dans les nécropoles proches des champs de batailles. La France compte 38 000 monuments aux morts et la Grande Bretagne en compte 33 000.
Parallèlement, de grandes nécropoles furent fondées à proximité des champs de batailles. Les corps des combattants, enterrés à la sauvette dans des cimetières de fortune pendant la guerre ou retrouvés sur les anciens champs de bataille, furent rassemblés dans de vastes cimetières. Mais, bien souvent, dans le meilleur des cas, il ne restait d’eux que quelques ossements. L’ossuaire de Douaumont fut inauguré le 7 août 1932 par le président de la République, Albert Lebrun. Il rassemble les restes de 130 000 soldats inconnus, français et allemands disparus dans la bataille de Verdun. Face à l’ossuaire, la nécropole rassemble 16 142 tombes de soldats français que l'on a pu identifier, dont un carré musulman de 592 tombes.
Document : Le cimetière et l'ossuaire de Douaumont à Verdun(Meuse).
Le monument de Thiepval dans la Somme fut inauguré le 1er août 1932 par le président de la République et le prince de Galles. Il est dédié aux soldats britanniques morts lors de la bataille de la Somme, en 1916. Sur les voûtes intérieures du monument sont inscrits les noms de 72 000 soldats disparus, dont on n’a pas retrouvé le corps. Au pied du monument, se trouvent 300 tombes de soldats britanniques et de 300 soldats français. Encore aujourd'hui, les Britanniques se rendent très nombreux sur ce site chaque 1er juillet, anniversaire du premier jour de la bataille de la Somme.
Document : Inauguration du mémorial de Thiepval (Somme), le 1er août 1932.
Dans les deux cas, le déséquilibre est immense entre le nombre de soldats "disparus" et celui des soldats dont on a retrouvé le corps et qui reposent dans une tombe individuelle. On pense que 50 % des corps ont totalement disparu, pulvérisés par les obus. Cette proportion indique la violence et l’horreur des combats. Pensons également à la difficulté des famille à faire leur deuil quand il ne reste rien de leurs défunts.
4.3 L’histoire environnementale de la guerre
Depuis quelques années, en lien avec l’inquiétude climatique, une nouvelle génération d’historien.ne.s développe le champ de l’histoire environnementale qui permet de développer un autre type de mémoire de la guerre.
Après la guerre, on prit conscience de l’ampleur des dégâts occasionnés sur les territoires par les combats et les bombardements. En France, la « zone rouge », la zone du front, était considérée comme irrémédiablement détruite et chimiquement polluée par les explosifs. On considère en effet que chaque mètre du front occidental reçut environ 3 tonnes d'obus. Après la guerre, des travailleurs coloniaux furent employés au péril de leur vie à recueillir les obus non explosés. Une grande partie fut détruite, mais on découvre actuellement des sites de stockage oubliés d’obus non détruits.
Les historiens des sciences s’intéressent également au devenir des industries chimiques après la guerre. La filiation a été établie entre les gaz de combat et les pesticides qui sont également des neurotoxiques, mais aussi entre les d’explosifs et les engrais qui utilisent les mêmes bases chimiques, tel le nitrate d'ammonium. La reconversion après la guerre de l’industrie produisant des gaz de combat et des explosifs contribua au développement d’une agriculture employant des produits phytosanitaires et des engrais chimiques. D’une certaine manière, l’agriculture productiviste actuelle est l’héritière des industries chimiques de la Première Guerre mondiale.
4.4 Représenter la guerre
Une autre dimension de l’approche culturelle de la guerre est celle de l’étude de la représentation de la guerre. Sur ce point, on consultera avec profit : https://histoire-image.org/etudes/photographier-grande-guerre mais aussi : https://histoire-image.org/etudes/reconstituer-guerre-1914
Un certain nombre de photographies ont pu être prises lors des combats, grâce au perfectionnement technique des appareils photographiques qui devinrent moins encombrants. Toutefois, il convient d’être attentif au sujet des photographies de la Première Guerre mondiale, notamment quand elles prétendent représenter des assauts. A ce moment là en effet, il n’y avait pas de photographes dans les tranchées et les soldats qui attendaient l’ordre de sortir de la tranchée pensaient à autre chose qu’à prendre des photographies.
Par exemple, la photographie suivante figura longtemps dans les manuels scolaires pour illustrer un assaut lors de la bataille de la Somme. Sa qualité formelle fit sa célébrité : la disposition des différents groupes de soldats permet de visualiser le mouvement de sortie de la tranchée, alors que l’image est fixe. En fait on sait que cette photographie fut prise lors d’un exercice militaire, comme l’indique sa légende restituée.
Document : Soldats canadiens partant à l’assaut lors d’un entraînement de mortiers de chantier. (MIKAN 3206096). Source : https://ledecoublogue.com/2014/11/07/photos-de-la-premiere-guerre-mondiale-partie-i-le-bureau-canadien-des-archives-de-guerre/
Le développement de la photographie questionna également la place du dessin et de la peinture. Certains artistes produisirent des œuvres réalistes qui tentaient encore de rivaliser avec la photographie, tel le peintre breton Mathurin Méheut (1882-1958).
Document : Mathurin Méheut : Tranchée, novembre 1914. Source : Jude, Elisabeth et Patrick (2004). Mathurin Méheut, 1914-1918. Des ennemis si proches. Éditions Ouest-France.
Ci-dessous :
Mathurin Méheut : Cadavres de coloniaux. Bois de la Gruerie, août 1915.
Source : Jude, Elisabeth et Patrick (2004). Mathurin Méheut, 1914-1918. Des ennemis si proches. Éditions Ouest-France.
D’autres artiste pensaient que la peinture réaliste ne pouvait pas rendre compte de l’horreur de la guerre. Le peintre suisse Henri Valloton opta pour des représentations moins réalistes, insistant sur les couleurs et sur les formes.
Document : Félix Valloton. Soldats sénégalais au camp de Mailly, 1917. Beauvais, Musée départemental de l’Oise. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Félix_Vallotton-Soldats_sénégalais_au_camp_de_Mailly-1917.jpg
Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/tirailleurs-senegalais-guerre-1914-1918
Document : Felix Valloton. Verdun, tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz. 1917. Huile sur toile. Paris, Musée de l’Armée.
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:F%C3%A9lix_Valloton-Verdun._Tableau_de_guerre-1917.jpg
Commentaire détaillé sur : https://histoire-image.org/etudes/verdun
Enfin, le peintre allemand Otto Dix (1891-1969) produisit une œuvre inscrite dans le courant expressionniste pour représenter l’horreur de son expérience de la guerre en tant que mitrailleur, notamment avec la série Der Krieg (1924) composée de cinquante estampes, et le Triptyque de la guerre (1932) conservé à l’historial de la Grande Guerre de Péronne.
Source : La documentation photographique n°8137, p. 23.
A l’inverse la représentation de la guerre fut également un outil de propagande belliciste qui banalisait l’horreur et la violence à des fins de « bourrage de crânes ». Cette expression familière désigne la diffusion de fausses nouvelles et de mensonges éhontés dans la presse. En voici quelques exemples :
Document : Le « bourrage de crânes » dans des journaux français pendant la guerre
« Ma blessure ? Ca ne compte pas... Mais dites bien que tous ces Allemands sont des lâches et que la difficulté est seulement de les approcher. Dans la rencontre où j'ai été atteint, nous avons été obligés de les injurier pour les obliger à se battre ». L'écho de Paris, « Récit d'un blessé », 15 août 1914.
« L'inefficacité des projectiles ennemis est l'objet de tous les commentaires. Les shrapnells éclatent mollement et tombent en pluie inoffensive. Quant aux balles allemandes, elles ne sont pas dangereuses : elles traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure ». L'Intransigeant, 17 août 1914.
« En Prusse orientale, l'armée russe a investi complètement Koenigsberg et s'est emparée d'Alenstein ; les troupes allemandes sont en retraite. En Pologne, à Petrokof, les Russes ont mis complètement en déroute trois escadrons allemands et une compagnie cycliste ». Le Petit Journal, 30 août 1914.
« Les blessés soignés dans les trois ambulances de Nîmes sont tous dans un état des plus satisfaisants. Bon nombre pourront, selon leur désir, aller bientôt rejoindre leur corps ». Le Petit Journal, 30 août 1914.
« Leur artillerie est comme eux, elle n'est que bluff. Leurs projectiles ont très peu d'efficacité et tous les éclats vous font simplement des bleus". Le Matin, « Lettre du Front », 15 septembre 1914.
« Le rire des tranchées, c'est un rire exceptionnel. Il apaise la faim, il trompe la soif, il rassasie et désaltère. Qui rit dîne et le tour est joué ! Toute épreuve n'est pour le soldat qu'une récréation ». L'Intransigeant, octobre 1914.
« Les cadavres des Boches sentent plus mauvais que ceux des Français ». Le Matin, 14 juillet 1915.
« A propos de Verdun, nos pertes ont été minimes ». L'écho de Paris, février 1916.
Le bourrage de crânes était également présent dans les publications pour les enfants qui devaient constituer la future relève. De nombreuses cartes postales, pas toujours de bon goût, mais aussi du matériel scolaire, attestent de l’intense propagande dirigée vers les enfants.
Documents: Cartes postales (sans date). Coll. part.
Le matériel pédagogique était également affecté par cette propagande, comme l’attestent les extraits de l’alphabet ci-dessous ainsi que les textes dictés aux élèves.
André Héllé. Alphabet de la Grande Guerre 1914-1916.
Documents : Extraits de cahiers de Cours moyen, année scolaire 1915-1916.
Source: Bukier, Suzanne et Mérou, André, Les cahiers de la République. Promenade dans les cahiers d'école primaire de 1870 à 2000, Editions Alternatives, 2000, p. 72-73.
5. Le génocide des Arméniens
La Première Guerre mondiale provoqua une élévation considérable du niveau de la violence contre les combattants et contre les populations civiles. Le pire fut sans doute atteint dans l’Empire ottoman avec le génocide des Arméniens.
La catégorie juridique de génocide fut élaborée par le juriste Raphael Lemkin en 1943 aux États-Unis. Depuis les années 1930, il avait beaucoup travaillé sur le génocide des Arméniens car il cherchait à caractériser les crimes commis par les nazis contre les juifs en Europe. Peu utilisé lors du procès de Nuremberg, où on lui préféra la catégorie juridique de crime contre l'humanité, le crime de génocide est ainsi défini dans la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (Paris, 1948) : « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesure visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfant du groupe à un autre groupe ». Cette définition met l’accent sur une volonté délibérée et manifeste d’extermination d’un groupe entier de population.
Les Arméniens constituaient la minorité chrétienne la plus importante de la moitié Est de l'Anatolie, à proximité de la Perse et de la Russie. Les nationalistes turcs (nommés les "Jeunes-Turcs" par les Européens) au pouvoir à partir de 1908, développèrent un discours hostiles à toutes les minorités de l’Empire. Ils appelaient de leur vœux la constitution d’une nation turque "ethniquement" homogène, par la mise en œuvre de ce que l'on nomme parfois une "ingénierie sociale et démographique". En 1894-1895 et en 1909, les populations arméniennes, chrétiennes et parlant une autre langue que le turc, avaient déjà subi des massacres. Les Arméniens furent, contre toute logique, rendus responsables de la perte des territoires européens lors des guerres balkaniques de 1912-1913. L'engagement de l'Empire ottoman aux côtés de l'Allemagne, le 1er novembre 1914, donna l'occasion au mouvement Jeune-Turc de se débarrasser de « l’ennemi intérieur ». Les populations non-turques, kurdes, arabes, syro-chaldéennes mais surtout arméniennes, devaient être chassées d'Anatolie ou massacrées.
La plupart des archives du génocide furent détruites, mais les historiens ont retrouvé des télégrammes qui permettent de reconstituer l'organisation du génocide. L'échec d'une offensive de l'armée turque contre la Russie (80 % des soldats, trop légèrement vêtus, moururent de froid et de faim avant d'avoir pu tirer un coup de fusil) fut imputée aux Arméniens accusés d'avoir trahi au profit des Russes. Un plan d’extermination des Arméniens fut alors décidé et mis en œuvre à partir de mars 1915 par les Jeunes-Turcs au pouvoir. Les hommes arméniens en âge de combattre, traitres potentiels car réputés proches de l'Empire russe, furent systématiquement massacrés. Ce fut ensuite le tour des intellectuels et des journalistes arméniens vivant à Istanbul, puis des notables locaux. A partir de l'été 1915, les femmes, les enfants et les vieillards furent déportés à pieds vers l'actuelle Syrie et l'actuelle Irak. Ils mourraient d’épuisement, de faim, de soif et de mauvais traitement lors de marches forcées sur de très grandes distances dans des contrées désertiques. Les rescapés de ces marches de la mort furent enfermés dans des camps dépourvus de ravitaillement. Au cours de l'année 1916, les survivants des camps furent systématiquement mis à mort à l'arme blanche. Sur les deux millions d’Arméniens vivant dans l’Empire ottoman en 1914, les deux tiers furent ainsi assassinés. Les rescapés se réfugièrent sur le territoire de l’actuelle Arménie, dans un grand nombre de pays et notamment dans le sud de la France.
Document : Carte du génocide des Arméniens
Hitler tira les leçons de ce génocide : il constata qu'il était possible de massacrer une grande quantité de personnes en peu de temps et sans rencontrer d’opposition majeure, malgré les nombreux témoignages publiés à l’époque.
Document : L e corps de plusieurs Arméniens abattus lors du génocide des Arméniens. Photo publiée dans Ambassador Morgenthau's Story, ouvrage rédigé par Henry Morgenthau, publié en 1918.
Aujourd’hui encore, la Turquie nie tout génocide des Arméniens. En France, la loi du 29 janvier 2001 reconnaît officiellement le génocide arménien. Jusqu’à une date récente, certaines personnes considéraient que ce massacre de masse ne pouvait constituer un génocide, en l’absence d‘une décision et d’un plan explicite d’extermination, conformément à la définition juridique du crime de génocide. Aujourd’hui, ce point ne fait plus débat depuis la publication de la circulaire du 24 avril 1915 signée par ministre de l’intérieur Talaat Pacha ordonnant l’arrestation et l'assassinat des élites arméniennes. Des télégrammes postérieurs, envoyés par le même Talaat Pacha aux gouverneurs locaux de l’Empire, déclenchèrent une extermination totale et systématique des Arméniens.
Document : Un ordre d’extermination des Arméniens
« Il a été précédemment communiqué que le gouvernement, sur l’ordre du djemièt, a décidé d’exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeraient à cet ordre et à cette décision ne pourraient plus faire partie de la forme gouvernementale. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelques tragiques que puissent être les moyens de l’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ».
Talaat Pacha, télégramme adressé à la préfecture d’Alep, 29 septembre 1915.
Source : Documentation photographique n° 8127, p. 23.
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