Par Didier Cariou, maître de conférences HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale
Quelques références
BOUCHERON, Patrick (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France. Paris : Seuil.
GUILLET, Bertrand (2009). La Marie-Séraphique, navire négrier. Nantes : Musée d’histoire de Nantes – Éditions MeMo.
PETRE-GRENOUILLEAU, Olivier (2003). Les traites négrières. Documentation photographique n° 8032.
Le site du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes : https://memorial.nantes.fr/
Mots-clés du cours
Loi Taubira, Crime contre l’humanité, Îles à sucre, Îles à esclaves, Marronnage, Colbert, Mercantilisme, Manufactures, Traite négrière, Compagnie des Indes occidentales, Compagnie de Indes orientales, Compagnie de Guinée, Exclusif colonial, Martinique, Guadeloupe, Saint-Domingue, Île Bourbon, Commerce triangulaire, Indiennes, Économie de plantation, Société esclavagiste, Code noir, Interdictions de la traite, Abolitions de l’esclavage, Victor Schoelcher, Révolte de Saint-Domingue, Compensations.
Que dit le programme ?
Extrait du programme du cycle 3 (classe de CM1), 2020
Thème 2 : Le temps des rois
Contenus et démarches :
"On inscrit dans le déroulé de ce thème une présentation de la formation du premier empire colonial français, porté par le pouvoir royal, et dont le peuplement repose notamment sur le déplacement d’Africains réduits en esclavage".
Extrait de la fiche Eduscol Thème 2 : le temps des rois
C’est sous Louis XIV que le premier empire colonial français devient une priorité économique et politique, même si l’expansion coloniale commence dès le début du XVIIe siècle, notamment en Nouvelle France (du Canada à la Louisiane), après les balbutiements inaboutis de Jacques Cartier et de la France Antarctique au XVIe siècle. Les départements et les régions d’outremer constituent les traces de cet empire colonial français dans la France d’aujourd’hui. La participation de la France à la traite négrière doit beaucoup à la volonté du pouvoir royal de favoriser le grand commerce français (mercantilisme).
Introduction
Le texte du programme et celui de la fiche Eduscol sont assez elliptiques. Dans la fiche Eduscol, seule la traite négrière est évoquée, seulement en lien avec le mercantilisme. Le programme évoque l’esclavage en lien avec le peuplement du premier empire colonial français. Des termes très vagues pour évoquer l’une des pages les plus sombres de l’histoire de France.
Pourquoi étudions-nous ce thème en classe de CM1 ? Pour le comprendre, revenons à la loi Taubira, promulguée par le président Chirac le 21 mai 2001. Christiane Taubira, députée de Guyane, rapporteure de la loi, avait porté la voix des populations antillaises qui réclamaient une meilleure visibilité de l’histoire de leurs ancêtres dans l’espace national. L’article 1 de la loi reconnaît la traite négrière transatlantique et dans l’océan indien, ainsi que l’esclavage, comme un crime contre l’humanité.
La notion de crime contre l’humanité est une catégorie juridique mobilisée pour la première fois lors du tribunal de Nuremberg contre les criminels de guerre nazis, en 1945. Il est défini par l’article 6 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg comme : « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ». Alors que le crime de génocide, officiellement reconnu comme catégorie juridique en 1948, vise l’extermination de l’ensemble d’un groupe humain identifié par des caractéristiques soi-disant ethniques ou religieuses, le crime contre l’humanité désigne plus généralement un ensemble d’atteintes qui nient humanité des personnes qui en sont les victimes. Selon cette définition, comme nous le verrons, la traite négrière et l’esclavage relèvent bien de la catégorie du crime contre l’humanité.
L’article 2 de la loi Taubira stipule que « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent ». La loi attend donc des professeur.es une étude de ces thèmes à l’école primaire, au collège et au lycée. Cette étude est essentielle en raison de la nature même de ces faits historiques et de leurs répercussions dans la société française d’aujourd’hui.
Document : Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité
Article 1. La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité.
Article 2. Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l'esclavage sera encouragée et favorisée.
Article 3. Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique ainsi que de la traite dans l'océan Indien et de l'esclavage comme crime contre l'humanité sera introduite auprès du Conseil de l'Europe, des organisations internationales et de l'Organisation des Nations unies. Cette requête visera également la recherche d'une date commune au plan international pour commémorer l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage, sans préjudice des dates commémoratives propres à chacun des départements d'outre-mer.
Il faut savoir que les historien.nes sont divisé.es sur le texte de cette loi. Certain.es considèrent que la loi n’a pas à leur ordonner ce qu’elles et ils doivent penser d’un fait historique. Elles et ils considèrent également que cette loi n’exprime que la mémoire d’un groupe (les citoyen.nes ultramarin.es). Elle pourrait également ouvrir la voie aux revendications identitaires d’autres groupes qui pourraient ainsi remettre en cause l’unité de la nation française. D’autres historien.nes considèrent au contraire que les élu.es de l’Assemblée nationale et du Sénat jouent leur rôle quand elles et ils expriment, en tant que représentant.es de la nation, la façon dont la société française ressent et envisage aujourd’hui ces faits historiques. En outre, la mémoire de la traite et de l’esclavage n’est pas seulement la mémoire d’un groupe particulier. Elle concerne l’ensemble de la communauté nationale, comme nous le verrons. J’adhère personnellement à ce second point de vue. En faisant attention à ne pas tomber dans l’anachronisme (les esclavagistes de l’époque n’avaient pas conscience de commettre une crime contre l’humanité, notion inconnue à l’époque), nous pouvons étudier cette histoire avec les élèves en montrant en quoi elle a nié l’humanité des Africain.es déporté.es à travers l’océan Atlantique et l’océan Indien et les a soumis à des traitements dégradants et inhumains. Le texte de la loi Taubira me semble plus digne que le texte du programme qui se contente de relier la traite et l’esclavage au peuplement des actuels départements et régions d’outre-mer et au mercantilisme.
1. Le contexte : le premier empire colonial français
1.1 La recherche d'un empire français outre-Atlantique
La question de la traite négrière et de l’esclavage s’inscrit dans la construction, aux XVIe et XVIIe siècles, du premier empire colonial français situé dans les Amériques.
Rappelons que l’intérêt français pour les Amériques remonte au règne de François Ier. Ce dernier avait missionné le Florentin Jean Verrazzano pour explorer la côte atlantique de l’Amérique du nord. En 1524, il découvrit une baie qu’il nomma la Nouvelle-Angoulême en hommage à François Ier, natif d’Angoulême. Plus tard, les Hollandais nommèrent ce lieu la Nouvelle-Hollande, puis les Anglais le nommèrent New York. Le pont Verrazzano à New York perpétue le souvenir de ce premier explorateur des côtes américaines qui mourut peut-être en Guadeloupe en 1528 et qui est bien oublié de ce côté-ci de l’Atlantique. Par la suite, François Ier commandita les trois expéditions du malouin Jacques Cartier vers le nord du continent américain en 1534, 1535-1536 et en 1541-1542. A la suite de ses échecs en Italie, le roi voulait que soit trouvée une voie vers la Chine en contournant le continent américain par le nord (le mythique passage du nord-ouest). Jacques Cartier explora l’embouchure du Saint-Laurent, puis le futur site de Québec et le futur site de Montréal. Par la suite Champlain fonda la ville de Québec en 1608 et fonda la colonie de la Nouvelle-France (le Québec actuel).
Parallèlement, en 1556, le vice-amiral de Villegagnon fonda une colonie, relevant de ce que l’on appela la « France antarctique », dans la baie de Rio, avant d’en être chassé par les Portugais en 1559. Entre 1562 et 1565 des protestants français avaient tenté de s’installer en Floride, mais il en furent chassés par les Espagnols.
Alors que l’influence française s’étendait dans toute l’Amérique du nord, de Québec à la Nouvelle-Orléans en passant par Détroit, Saint-Louis et Bâton-Rouge (villes fondées et nommées par des Français), c’est seulement un siècle après les voyages de Jacques Cartier et de Verrazzano que les Français parvinrent à s’implanter durablement dans les îles des Antilles. Les principales îles françaises étaient Saint-Domingue (actuelle Haïti), possession française à partir du traité de Ryswick en 1697 et jusqu’en 1804, et la Martinique et la Guadeloupe, colonisées à partir de 1635 par la Compagnie des Îles d’Amérique. La Guyane fut colonisée à partir de 1643. La carte ci-dessous suffit à montrer la disproportion territoriale entre Saint-Domingue d’une part, la Guadeloupe, la Martinique et les îles voisines, d’autre part. Au départ, les autorités hésitèrent sur la fonction de ces nouvelles possessions. Elles servirent tout d’abord de bases pour des actions de piraterie menées par les boucaniers et les flibustiers contre les convois de galions espagnols. L’Espagne étant l’un des ennemis principaux de la monarchie française aux XVIe et XVIIe siècle.
Source : L’histoire n°353, mai 2010, p. 46.
1.2 Des iles esclavagistes aux Antilles Au milieu du XVIIe siècle, la recherche de nouvelles sources de profits conduisit les Français à développer les cultures de plantation sur ces îles au climat tropical afin de ne plus devoir les acheter aux Portugais et aux Espagnols. Au départ, ces îles produisaient des cultures vivrières et du tabac cultivés par des petits propriétaires employant une main d'œuvre servile composée d'Amérindiens et d'"engagés" venus de métropole. Ces marins, paysans et artisans pauvres étaient recrutés en métropole pour une durée de trois ans. Le propriétaire payait leur traversée qui devaient être remboursée par une forme de travail servile. Le défrichement des îles des Antilles fut donc réalisé par ne population servile blanche. Cependant cette dernière supporta difficilement le climat tropical et surtout la rigueur du travail servile. En général les engagés qui survivaient ne renouvelaient pas leur contrat, si bien que la main d'œuvre restait toujours trop peu nombreuse. Le cardinal de Richelieu autorisa alors l’esclavage en provenance d'Afrique dans les îles des Antilles, en 1642, afin de développer les plantations de tabac, d’indigo et de sucre. A partir des années 1660, la traite négrière atlantique prit son essor alors que se développait la culture sucrière aux Antilles. Saint-Domingue, La Guadeloupe et la Martinique devinrent devinrent des « îles à sucre » ou des « îles à esclaves ». Il en alla de même dans l’océan indien avec l’île Bourbon (l’actuelle île de la Réunion) et l’île de France (l’actuelle île Maurice). Ces îles présentaient un double intérêt. Situées dans la zone intertropicale, elles étaient évidemment propices à la culture de plantes tropicales, notamment la canne à sucre dont la consommation était exponentielle dans les pays européens. Étant des îles d’assez petite taille (à l’exception de Saint-Domingue), elles réduisaient la possibilité du marronnage (la fuite des esclaves qui parvenaient temporairement à constituer des communautés libres dans les endroits les plus reculés de ces îles).
2. La traite négrière
2.1 Le cadre institutionnel de la traite
Dans l’Ancien Régime, le mot « traite » désignait le commerce en général et le mot « traitant » un négociant. La traite négrière, considérant les populations africaines comme une marchandise, naquit d’un besoin important de main-d’œuvre que l’on ne pouvait pas obtenir par le simple accroissement naturel des populations locales des îles. Elle supposait l’existence de vastes réseaux commerciaux. Des Africains étaient capturés par d’autres populations africaines à l’occasion de guerres ou de razzias puis vendus à des navigateurs européens qui se chargeaient de les transporter de l’autre côté de l’Atlantique.
Les principaux pays impliqués dans la traite négrière étaient le Portugal (dominant aux XVIe et XVIIe siècle), puis l’Angleterre, la Hollande et la France (qui dominèrent le marché de 1675 à 1800). N’oublions pas que la traite atlantique n’était que l’un des « marchés » de ce sinistre commerce. Il existait une traite transsaharienne en direction du monde arabe ainsi qu’une traite orientale dans l’océan indien qui alimentait en main d’œuvre servile l’île Bourbon (l’actuelle île de la Réunion) et l’île de France (l’actuelle île Maurice). On estime que la traite atlantique conduisit à la déportation d’environ 11 millions de personnes du XVIe au XIXe siècle, dont un million de personnes déportées par des bateaux français.
Source : Les anneaux de la mémoire. Catalogue de l’exposition, Nantes, Château des ducs de Bretagne, 1992, p. 51.
Pour le royaume de France, ce trafic s’intégrait dans la logique du mercantilisme que l’on appelle également le colbertisme car il était prôné par Colbert (1619-1683), le contrôleur général des finances de Louis XIV. Selon lui, la puissance d’un État se mesurait à la quantité d’argent qu’il pouvait accumuler. Il convenait donc de produire des richesses dans le royaume par le moyen des manufactures bénéficiant d’un privilège royal et de développer le commerce extérieur afin de dégager un excédent commercial. Il fallait réduire les importations et développer les exportations qui devaient provoquer un afflux de métaux précieux dans le royaume. L'augmentation des taxes douanières ainsi obtenues rempliraient les caisses de l’État. Les îles devaient donc produire du tabac puis du café et du sucre pour répondre aux besoins de la métropole, afin de ne plus acheter ces produits aux autres puissances coloniales. Or, pour le moment, les Hollandais transportaient les captifs vendus aux Antilles et commercialisaient le sucre des Antilles. En 1664, Colbert créa donc la Compagnie des Indes occidentales, basée au Havre. Elle obtint le monopole du commerce français dans tout l’Atlantique, entre l'Amérique (commerce du sucre) et l’Afrique (commerce des captifs). Cette compagnie racheta les îles de la Guadeloupe et de la Martinique ainsi que leurs dépendances. La même année, Colbert créa la Compagnie des Indes orientales basée à Lorient, afin de concurrencer les Anglais et les Hollandais sur le marché les cotonnades et les épices indiennes en Asie du Sud. Cette compagnie avait le monopole du commerce français dans l’océan indien. L’île Bourbon (La Réunion) et l’île de France (l’Île Maurice) offraient une étape sur la route des possessions françaises en Inde.
Cependant, comme elle était lourdement taxée, car elle devait contribuer à remplir les caisses de l’État, la Compagnie des Indes occidentales ne parvenait pas à fournir suffisamment de captifs aux Antilles et le prix du sucre vendu en France était trop élevé. Elle fut donc dissoute en 1674, les îles des Antilles devinrent alors des colonies royales, et le monopole commercial passa à la Compagnie de Guinée. En 1716, l’abolition de tout monopole laissa le champ libre aux armateurs des ports de La Rochelle, Bordeaux, Saint-Malo puis Nantes, Lorient et Saint-Malo. D’autres compagnies bénéficièrent d’un privilège royal. L’exclusif colonial subsista malgré tout, à savoir le monopole du commerce avec les Antilles françaises pour les navires français et l’interdiction pour les colonies de transformer leurs matières premières et d'échanger avec les autres iles des Caraïbes. Au début du XXIe siècle, cette situation est restée quasiment inchangée pour la Martinique et la Guadeloupe qui importent toujours une grande partie de leur nourriture et de leurs biens de consommation depuis la métropole.
Enfin, par le traité de Nimègue qui clôtura la guerre de Hollande en 1678, la France acquit quatre anciens comptoirs hollandais sur les côtes de l’actuel Sénégal : Rufisque, Gorée, Portendal et Joal. Aujourd’hui, la maison des esclaves de Gorée est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Elle reste de symbole de la souffrance des captifs entassés dans les navires négriers à partir de ce comptoir, même si Gorée ne fut pas, et de loin, le comptoir esclavagiste français le plus important de la côte africaine. Les plus importants étaient Ouidah (dans l’actuel Bénin) et Louango (en actuelle Angola).
2.2 L’organisation de la traite négrière
On a longtemps appelé « commerce triangulaire » les voies commerciales reliant l’Europe à l’Afrique et aux Antilles. Ce terme oublie le commerce en droiture entre l’Afrique et le Brésil. En outre, les seuls navires négriers ne suffisaient pas à transporter le sucre des Antilles. Des navires effectuaient donc des rotations régulières, en droiture, entre les ports français et les Antilles. Ce commerce enrichit considérablement les ports négriers tels que Liverpool (premier port négrier européen), Nantes (premier port négrier français), Bordeaux, etc.
Document : Les traites négrières XVIe-XIXe siècle
Source : Documentation photographique n°8032, p. 3.
A partir de la fin du XVIIe siècles, les navires européens transportaient des produits textiles (notamment des indiennes, des tissus de coton fabriqués en Inde et imprimés en France, à Nantes en particulier), des articles de parure, des métaux, des armes et des spiritueux. Ces produits étaient échangés contre des captifs dans les comptoirs africains au cours de tractations qui pouvaient durer des semaines entières. Les captifs étaient alors enchaînés et entassés dans l’entrepont des bateaux.
Prenons l’exemple du navire négrier nantais, la Marie-Séraphique, un navire de 20 m de long et de 150 tonneaux de port, bien connu par l’ouvrage de Bertrand Guillet, La Marie-Séraphique, navire négrier, paru en 2010. Cet ouvrage s’appuie sur une gravure assez rare décrivant l’organisation du navire durant la traversée de l’Atlantique. Le navire appareilla de Paimboeuf, dans l’estuaire de la Loire, le 1er mai 1769. A son bord se trouvaient de nombreuses pièces de tissu, dont des indiennes, des pièces de coton produites en Inde et imprimées en France.
Document : Modèles d’empreinte pour l’impression d’indiennes de traite
Source : Guillet, Bertrand (2009). La Marie-Séraphique, navire négrier. Nantes : Musée d’histoire de Nantes – Éditions MeMo, p. 58-59.
Document : Dessin d'indiennes de traite. Entreprise Favre, Petitpierre et Compagnie, à Nantes.
Document : Fusil de traite, fabriqué à Liège à la fin du XVIIIe siècle
Source : Les anneaux de la mémoire. Catalogue de l’exposition, Nantes, Château des ducs de Bretagne, 1992, p. 26.
La cargaison était complétée de fusils de traite fabriqués en Angleterre ou en Hollande, de barils de poudre et de plombs, ainsi que de sabres, de verroterie et de barres de fer. On le voit, ce commerce de produits venus d’Inde, d’Angleterre, des Pays-Bas et de France, destiné à déporter des Africains aux Antilles pour en ramener du sucre et de café en France, était déjà mondialisé. Dans la cargaison, il ne faut pas non plus oublier les barils d’eau douce et la nourriture des marins.
Le navire longea les côtes africaines et cabotant et parvint à Louango, petit royaume esclavagiste (dans actuelle Angola) le 22 août 1769.
Après les paiement de diverses taxes au souverain local, la traite se déroula pendant 116 jours. Il s’agissait de négocier l’achat de captifs à des fournisseurs locaux en échange des marchandises transportées par le bateau. Chaque soir, les captifs achetés dans la journée étaient acheminé sur le navire et enchaînés dans l’entrepont. Le texte et la gravure ci-dessous indiquent la manière habituelle de procéder.
Document : Conseils pour l’achat des esclaves sur la côte africaine,
"Si vous avez un petit navire, vous mouillez et allez à Bany (…). Il faut aller voir le roi et porter comme cadeaux à ses femmes une bonne pièce de bœuf salé, une vingtaine de ivres de biscuits, et une ancre d’eau de vie ; le presser d’ouvrir la traite, pour pouvoir acheter de suite ce qui vous est nécessaire, pour caser, ne pouvant rien acheter sans que la traite soit ouverte par le roi.
Il faut lorsque le roi vient à bord avec son parlement et sa suite pour ouvrir la traite, faire cuire le bœuf salé et se précautionner de biscuits. On n’admet à la table que le roi et les principaux princes, le reste mange sur le pont ; ayant soin de surveiller car ils aiment à voter.
Le capitaine ira le soir sur les 4 heures à terre pour visiter les courtiers et le roi ; on commence par leur demander les captifs qui leur sont venus dans la journée ; la valeur des présents faits à chaque courtier tient à la quantité de captifs qu’on présume qu’ils sont capables de vous faire faire".
Lettre adressée à Vincent Magouët, capitaine du Guerrier, parti de Nantes avec 39 hommes le 18 mars 1790, arrivé à Saint-Domingue le 6 septembre avec 323 esclaves. Source : Les anneaux de la mémoire. Catalogue de l’exposition, Nantes, Château des ducs de Bretagne, 1992, p. 28-29
Document : Gravure extraite de : François Froger, Relation d’un voyage aux Côtes d’Afrique, 1699. Bibliothèque municipale du Havre, 35864.
Le navire appareilla le 18 décembre 1769 avec à son bord, 312 captifs : 192 hommes, 60 femmes, 51 garçons et 9 filles. Le déséquilibre des sexes montre que les planteurs achetaient d’abord des hommes vigoureux pour travailler sur les champs de canne à sucre. Les femmes et les enfants étaient destinés à la domesticité. Les dessin du navire montrent les 350 barriques d’eau et la nourriture stockées dans la cale et surtout l’entassement des captifs dans l’entrepont.
Document : Vue de la Marie-Séraphine devant le Cap-Français à Saint-Domingue (Haïti)
Source : Guillet, Bertrand (2009). La Marie-Séraphique, navire négrier. Nantes : Musée d’histoire de Nantes – Éditions MeMo.
Document : Plan, profil et distribution du navire La Marie Séraphique.
Source : Guillet, Bertrand (2009). La Marie-Séraphique, navire négrier. Nantes : Musée d’histoire de Nantes – Éditions MeMo.
Autre source possible : https://www.chateaunantes.fr/thematiques/traite-negriere-atlantique/
Ce document est unique. De nombreuses gravures montrant l'organisation des navires négriers existent et figurent de longue date dans les manuels scolaires, mais elles furent le plus souvent publiés par des sociétés anti-esclavagistes britanniques. On pouvait penser que ces gravures exagéraient les conditions d'entassement des captifs afin de susciter l'effroi et la compassion des lecteurs pour les convertir à la cause abolitionniste. Le plan de la Marie-Séraphique expose naïvement et de bonne foi les conditions atroces des captifs. Il nous apprend que les autres gravures, réalisées pourtant dans une logique militante, n'étaient pas du tout caricaturales.
La traversée de l’Atlantique par la Marie-Séraphique dura deux mois, en suivant la route des alizés. Par beau temps, les captifs pouvaient monter sur le pont par petits groupe afin de s’aérer et de faire un peu de toilette, tandis que d’autres captifs nettoyaient l’entrepont pour limiter les risques d’infection et de maladie. Par mauvais temps, ils restaient en permanence dans l’entrepont où les conditions devenaient atroces. Malgré ces précautions, cinq marins moururent durant la traversée ainsi que cinq hommes, deux femmes et deux garçons parmi les captifs. En général, on estime qu’un peu plus de 10 % des captifs en moyenne mouraient durant les traversées.
Une fois la traversée effectuée, les captifs étaient mieux nourris et soignés afin qu’ils fassent bonne figure lors des ventes aux enchères. Le 16 février 1770, la Marie-Séraphique mouilla dans la rade du Cap-Français (aujourd’hui Cap-Haïtien), à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti). La vente dura près d’un mois.
Document : « La vente des nègres ». Estampe, extraite de la revue La France maritime, 1837-1842, tome 3. Musées d’art et d’histoire du Havre, MA.1988.1.5.
Le navire fut ensuite chargé de barriques de sucre et de café et appareilla pour la France le 18 mai 1770. Il entra dans l’estuaire de la Loire le 28 juin 1770.
Ce trafic générait des profits d’environ 10 %, ce qui n’était pas négligeable dans le contexte économique de l’Ancien Régime. Il contribua au développement d’activités industrielles dans les ports négriers (manufacture d’indiennes, constructions navales, raffineries de sucre). Il enrichit les grandes familles d’armateurs nantais, bordelais, etc. Une grande partie du centre-ville de Nantes fut construite au XVIIIe siècle par ces armateurs avec l’argent de la traite. Ce commerce un peu particulier fut également à l’origine de la prospérité d’une bonne partie de la grande bourgeoisie nantaise. Par exemple, comme l’indique sa notice Wikipedia, Louis Drouin (1722-1813) a construit sa fortune en finançant des navires négriers et en acquérant une plantation à Saint-Domingue. Jusqu’en 1975, la société des Cars Drouin Frères assura tous les transports en autocar (lignes régulières, transports scolaires) dans le département de la Loire-Atlantique.
3. L’économie de plantations esclavagistes
3.1 L’organisation des plantations
L'orientation vers la culture de la canne à sucre bouleversa totalement la société des Antilles. Elle nécessitait une main d'œuvre nombreuse et réduite à l'obéissance importée de force depuis l'Afrique. Elle supposait également la mobilisation de capitaux abondants, ce qui conduisit une minorité de gros exploitants à s'emparer progressivement des possessions des petits propriétaires incapables de s'adapter. L’apogée des plantations esclavagistes sur les îles à sucre se situa au XVIIIe siècle. Une plantation employait entre 100 et 500 esclaves. Déracinés, déshumanisés, survivants d'un voyage terrifiant à fond de cale, ils étaient dispersés sur les plantations et mélangés à des populations très diverses, ce qui rendait difficile la solidarité et l'action collective. Au contraire, sur l'ile de la Réunion, les révoltes furent beaucoup plus fréquentes qu'aux Antilles car les esclaves partageaient une origine et une culture communes. Ces esclaves étaient répartis selon une stricte hiérarchie qui fixait la valeur de chacun d’eux. Au sommet se trouvaient les « esclaves de maison », les domestiques, souvent des mulâtres et des femmes. Ensuite venaient les « nègres à talent » des artisans qualifiés. Ensuite venaient les « nègres de jardin » qui travaillaient durement dans les champs de tabac ou de canne à sucre. Dans toutes les Antilles, les trafiquants négriers vendaient en moyenne aux planteurs 9 hommes pour 5 femmes. Ce déséquilibre s’explique par le fait que les planteurs préféraient acheter des captifs mâles adultes plutôt que de compter parmi leurs esclaves des femmes qui seraient enceintes et des enfants en bas-âge improductifs. Des conditions de travail effroyables faisaient que près de la moitié des esclaves décédaient dans les cinq à dix ans suivant leur arrivée. Il était donc nécessaire d’en racheter constamment.
Des sociétés esclavagistes très particulières se constituèrent : les esclaves représentaient entre 80 et 90 % de la population totale des îles à la fin du XVIIIe siècle, une proportion jamais vue jusque là dans une aucune société esclavagiste connue dans l’histoire. Par exemple, 500 000 esclaves sur les 560 000 habitants de Saint-Domingue, 90 000 esclaves sur les 100 000 habitants de la Guadeloupe à la veille de la Révolution, 9 400 esclaves sur les 11 500 habitants de Marie-Galante, 18 000 esclaves sur les 20 500 habitants de l'île de France (actuelle île Maurice).
La gravure ci-dessous, tirée de l’Encyclopédie, décrit une grande plantation de sucre où la vie semble bien paisible. A gauche, sur une butte, se tient la maison du maître qui domine ainsi toute son exploitation. En contrebas se trouvent les cases qui habitent les esclaves. Au premier plan apparaît un espace dédié au pâturage car la culture de la canne à sucre nécessitait de nombreux animaux de trait. Plus loin se situent les champs de canne à sucre. Enfin, à droite, apparaissent les bâtiments nécessaires à la transformation de la canne : le moulin (ici, à eau) pour le broyage des cannes, la sucrerie où les cannes cuisaient dans de grandes chaudières pour extraire le sucre et une étuve pour faire sécher les pains de sucre.
Document : Une plantation aux Antilles. Gravure colorisée tirée de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Source : Documentation photographique, n°8032, p. 23.
Document publicitaire : La récolte de la canne à sucre, dans une plantation de la Compagnie des Antilles, au XIXe siècle. Collection Kharbine-Tapabor.
Documents : la fabrication du sucre
La canne à sucre est broyée par un moulin actionné par des mulets
Le jus extrait est chauffé dans les chaudières de la sucrerie puis séché dans des formes en pain de sucre. Documents extraits de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Source : Source : Les anneaux de la mémoire. Catalogue de l’exposition, Nantes, Château des ducs de Bretagne, 1992, p. 76.
3.2 Le code noir de 1685
Afin de fixer les règles juridiques de l’organisation des sociétés esclavagistes du royaume de France, Louis XIV en 1685 promulgua l'ordonnance sur "la police des iles de l'Amérique française", appelée le Code noir à partir de 1718. De par ce texte, la traite négrière et l’esclavage ne relèvent pas de l’histoire des seuls descendants d’esclaves. Ces faits historiques participent de l’histoire de la monarchie absolue qui nous concerne toutes et tous. En effet, cette ordonnance découlait de la volonté royale de contrôler ces iles lointaines et de leur imposer un système administratif comparable à celui des provinces rattachées récemment au royaume.
Le Code noir avait été rédigé par Colbert, peu avant sa mort en 1683. Ce texte, composé de 60 articles, organisait la vie religieuse des îles esclavagistes (articles 1, 2, 6, 11, 12, 14) en bannissant les Juifs, en obligeait à la conversion de tous les esclaves au catholicisme, en les obligeant de respecter le repos du dimanche et en obligeant les maîtres de les enterrer dans un cimetière. L’esclavage n’était pas manifestement considéré comme incompatible avec la doctrine catholique. Il conviendrait donc de mettre les dispositions religieuses du Code noir en relation avec la révocation de l’édit de Nantes (édit de Fontainebleau), la même année, en 1685. Il apparait donc que la motivation première de ce texte était moins d'ordre racial que politique et religieux.
Le texte obligeait les maîtres à nourrir et à vêtir leurs esclaves (articles 22 et 26). Il fixait les sanctions qui pouvaient être infligées aux esclaves en cas de vol ou de fuite (articles 33, 36, 38, 42). Enfin, il réduisait les esclaves au statut de bien meuble (article 44) et leur déniait les droits de tout sujet du roi et plus largement de tout être humain.
Document : Le Code noir rédigé par Colbert en 1683 et promulgué en 1685 par Louis XIV (extraits)
1. Voulons que l'édit du feu Roi de Glorieuse Mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d'en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens. 2. Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d'en avertir dans huitaine au plus tard les gouverneur et intendant desdites îles, à peine d'amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable. 6. Enjoignons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'observer les jours de dimanches et de fêtes, qui sont gardés par nos sujets de la religion catholique, apostolique et romaine. Leur défendons de travailler ni de faire travailler leurs esclaves auxdits jours depuis l'heure de minuit jusqu'à l'autre minuit à la culture de la terre, à la manufacture des sucres et à tous autres ouvrages, à peine d'amende et de punition arbitraire contre les maîtres et confiscation tant des sucres que des esclaves qui seront surpris par nos officiers dans le travail. 11. Défendons très expressément aux curés de procéder aux mariages des esclaves, s'ils ne font apparoir du consentement de leurs maîtres. Défendons aussi aux maîtres d'user d'aucunes contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre leur gré. 12. Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents. 14. Les maîtres seront tenus de faire enterrer en terre sainte, dans les cimetières destinés à cet effet, leurs esclaves baptisés. Et, à l'égard de ceux qui mourront sans avoir reçu le baptême, ils seront enterrés la nuit dans quelque champ voisin du lieu où ils seront décédés. 22. Seront tenus les maîtres de faire fournir, par chacune semaine, à leurs esclaves âgés de dix ans et au-dessus, pour leur nourriture, deux pots et demi, mesure de Paris, de farine de manioc, ou trois cassaves pesant chacune 2 livres et demie au moins, ou choses équivalentes, avec 2 livres de bœuf salé, ou 3 livres de poisson, ou autres choses à proportion: et aux enfants, depuis qu'ils sont sevrés jusqu'à l'âge de dix ans, la moitié des vivres ci-dessus. 26. Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres, selon que nous l'avons ordonné par ces présentes, pourront en donner avis à notre procureur général et mettre leurs mémoires entre ses mains, sur lesquels et même d'office, si les avis viennent d'ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais; ce que nous voulons être observé pour les crimes et traitements barbares et inhumains des maîtres envers leurs esclaves. 33. L'esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse, ou leurs enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort. 36. Les vols de moutons, chèvres, cochons, volailles, canne à sucre, pois, mil, manioc ou autres légumes, faits par les esclaves, seront punis selon la qualité du vol, par les juges qui pourront, s'il y échet, les condamner d'être battus de verges par l'exécuteur de la haute justice et marqués d'une fleur de lys. 38. L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis une épaule; s'il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d'une fleur de lys sur l'autre épaule; et, la troisième fois, il sera puni de mort. 42. Pourront seulement les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité les faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes. Leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves et d'être procédé contre les maîtres extraordinairement.
44. Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n'avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d'aînesse, n'être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire.
Source : https://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guyanefr1685.htm
Le Code noir est à juste titre considéré comme un texte monstrueux. Les esclaves étaient déshumanisés, dépouillés de tout droit, ils pouvaient être fouettés, amputés, punis de mort pour des faits relativement bénins. L’article 38 est notamment le passage le plus terrible de tous, celui qui est constamment cité. Ce code légitimait donc une terreur institutionnelle qui permettait d’assurer la domination d’une infime minorité de colons blancs sur une société composées à 80 ou 90 % d’esclaves. Il est donc utile de rapporter l’image idyllique de la plantation de canne à sucre ci-dessus à la terrible réalité juridique et judiciaire qui pesait sur les esclaves des plantations. Faisons-nous cependant, l’espace de quelques lignes, l’avocat du diable. On suppose en effet que la situation était encore pire avant la promulgation du code. Si ce texte stipulait que les maîtres devaient nourrir et vêtir leurs esclaves, c’est sans doute parce que cela n’était pas toujours le cas (articles 22 et 26). S’il interdisait aux maîtres de torturer leurs esclaves et de les mettre à mort (article 42), c’est sans doute parce que ces pratiques étaient assez courantes.
Cette ordonnance fut d'abord appliquée en Guadeloupe et en Martinique dès 1685, puis à Saint-Domingue en 1687, en Guyane en 1704, dans les actuelles iles de la Réunion et Maurice en 1723 et en Louisiane en 1724. A chaque fois, elle tenait compte de la réalité locale.
Des recherches archéologiques récentes ont prouvé l’extrême dureté des conditions de l’esclavage aux Antilles (voir l'article du journal Le Monde ci-dessous). L’analyse des ossements retrouvés dans un ancien cimetière d’esclaves de la Guadeloupe signale des conditions de travail très difficiles, une sous-alimentation importante, des conditions d’hygiène effroyables et parfois des amputations. Il apparaît donc que les articles du code noir obligeant les maîtres à nourrir leurs esclaves n’étaient même pas toujours respectés.
Document : Le cimetière, miroir de l'esclavage
La découverte, il y a quinze ans, de squelettes humains sur une plage de Guadeloupe a renouvelé les études sur la traite négrière. L'effroyable dureté des conditions de vie est confirmée par l'analyse de ces ossements.
Par Benoît Hopquin, Le Monde, 12 novembre 2010
En 1995, deux cyclones labourent coup sur coup la plage de l'anse Sainte-Marguerite, sur la commune du Moule, un lieu de pique-nique dominical très prisé des Guadeloupéens. Dans leur déchaînement, la mer et le vent déterrent de nombreux ossements humains dont nul ne soupçonnait la présence.
L'année suivante, une équipe d'archéologues met au jour des dizaines de sépultures supplémentaires, datant du XVIIIe et du XIXe siècle. "La morphologie crânienne présentait les caractères des populations de l'Afrique noire. Quelques individus avaient des dents taillées en pointe, une mutilation pratiquée par certains peuples de ce continent", explique Patrice Courtaud (UMR 5199 CNRS-Laboratoire d'anthropologie), qui conduisait les fouilles. Venait d'être sorti du néant un cimetière d'esclaves.
Trois autres campagnes ont été depuis entreprises et 300 corps exhumés, d'hommes, de femmes, et aussi, pour un tiers, d'enfants. "On peut estimer que près d'un millier de personnes ont été enterrées dans ce lieu sur une période d'un siècle", poursuit Patrice Courtaud.
Pour la première fois, une étude archéologique d'envergure était menée aux Antilles françaises sur la population esclave, un siècle et demi après l'abolition définitive de cette pratique, en 1848. Jusqu'alors, les scientifiques s'étaient surtout intéressés aux vestiges amérindiens. "L'opération de l'anse Sainte-Marguerite a véritablement lancé l'archéologie de l'époque coloniale", estime Patrice Courtaud (…).
Il semble que le cimetière de l'anse Sainte-Marguerite - le plus grand jamais retrouvé - ait servi aux morts de plusieurs "habitations", ainsi qu'on appelle les plantations aux Antilles. Patrice Courtaud identifie deux périodes, l'une courant jusqu'à la première abolition, en 1794 (l'esclavage sera rétabli par Bonaparte en 1802), l'autre s'achevant avec la seconde, en 1848.
Dans la partie ancienne du cimetière, "les corps sont enterrés de manière plus anarchique, avec des orientations aléatoires. Les corps sont souvent nus". Dans la partie plus récente, "les corps sont plus régulièrement orientés est-ouest", comme le veut le rite catholique. Les dépouilles sont habillées, accompagnées de crucifix en os, parfois d'autres pauvres ornements comme une pipe en terre. Des fosses réunissent parfois un homme et une femme ou une femme et, pense-t-on, son enfant.
Mais l'étude médicale des ossements dénote de conditions de vie abominables. "Les squelettes portent des marqueurs d'activité très développés, y compris les enfants", constate Olivier Dutour, professeur de paléopathologie à la faculté de médecine de l'université de la Méditerranée. L'expert a étudié dans sa carrière des séries d'ossements très différentes, des cimetières du Moyen Age aux charniers des guerres napoléoniennes. Il a appris à y déceler les ravages des maladies et des labeurs exténuants. "Mais avec cette population, nous sommes dans un registre atypique. Je suis impressionné par la souffrance endurée."
Presque tous les corps ont moins de 30 ans. Olivier Dutour a diagnostiqué sur des sujets de 20 ans des arthroses vertébrales qui n'apparaissent normalement qu'à 50 ans. L'examen des insertions musculaires et les anomalies repérées signent un stress physique exceptionnel.
Le scientifique a observé des édentations partielles ou totales chez des jeunes adultes et jusque chez des enfants. L'hypothèse est que les esclaves compensaient la malnutrition en mangeant la canne plus que de raison : le sucre et la silice contenue dans la fibre ravageaient la denture.
Des marqueurs de tuberculose osseuse ont également été retrouvés. Des estimations de prévalence, Olivier Dutour tire une conclusion radicale : "On peut penser que 100 % de la population était atteinte de cette maladie." L'indice de terribles conditions d'hygiène et de promiscuité. Deux cas d'amputation d'une phalange du gros orteil sont les signes de sévices physiques : d'après certains textes, cette mutilation était infligée aux esclaves ayant tenté de s'enfuir.
Laurence Verrand, archéologue et historienne, a complété le travail de terrain par une plongée dans les archives coloniales réunies à Aix-en-Provence. Elle a épluché les registres paroissiaux et les actes notariés des environs de l'anse Sainte-Marguerite. Un travail de recherche difficile : responsables des états civils, "les curés ne faisaient pas preuve d'une rigueur absolue avec les esclaves", ravalés par la loi de l'époque au rang de "biens meubles". Seuls importaient leur nombre et leur valeur marchande, sans souci de leur existence sociale. Parfois, ils apparaissent dans un registre, par un prénom puis une mention lapidaire : "nègre, inhumé à Sainte-Marguerite" (…).
Ce compte-rendu de fouilles archéologiques établit que les esclaves enterrés à cet endroit avaient moins de trente ans. Ils mourraient d’épuisement, de mauvais traitements et de sous-alimentation. Ce constat corrobore les analyses des historien.nes selon lesquelles les planteurs jugeaient plus rentable d’acheter régulièrement de nouveaux esclaves que d’entretenir correctement la force de travail servile qui se trouvait déjà sur place et de lui permettre de se reproduire. D’une certaine manière, au risque de commettre un anachronisme, nous pouvons affirmer que les îles à sucre des Antilles et de l’océan Indien étaient de vastes camps de travail forcé, voire de vastes camps de concentration. Des polémiques éclatent régulièrement au sujet de Colbert, le rédacteur du Code noir. Certaines personnes demandent que la statue de Colbert située devant l’Assemblée nationale soit déboulonnée, que les collèges, les lycées et les rues qui portent son nom soient débaptisés, à l’image de ce qui s'est passé aux États-Unis et en Grande-Bretagne à la suite du meurtre de George Floyd. Il est curieux de ne jamais voir des critiques équivalentes adressées à Louis XIV qui a promulgué ce texte... En général, plutôt que de stigmatiser certains individus, les historien.nes en France considèrent qu’il faut d’abord faire progresser la connaissance de ce qu’ont effectivement fait les « grands hommes » du passé.
4. Les abolitions de l’esclavage
4.1 Des abolitions concédées ?
L’horreur de l’esclavage suscita, durant le siècle des Lumières, de nombreux mouvements réclamant son abolition. Les philosophes des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Condorcet) considéraient qu'un esclave n’était pas un marchandise mais un être humain. En 1787 fut créée à Londres une Société des Amis des Noirs. Une société au nom identique fut créée à Paris en 1788. Afin d’éviter d’attaquer frontalement les planteurs, les abolitionnistes demandèrent tout d’abord l’interdiction de la traite. Afin de gagner le soutien de l’opinion publique, les abolitionnistes publièrent, comme nous l'avons vu, des plans de navires négriers pour dénoncer l’entassement inhumain des esclaves dans les entreponts des navires. En France, l’esclavage fut aboli par la Convention en 1794, puis rétabli en 1802 par Napoléon Bonaparte dont la femme, Joséphine de Beauharnais, était issue d’une famille de colons de la Martinique. La traite fut interdite en Angleterre en1807, et l’esclavage fut aboli dans les colonies britanniques en 1833. L’esclavage fut aboli en France le 27 avril 1848 à l’initiative de Victor Schoelcher, aux États-Unis en 1865 à la fin de la guerre de Sécession et au Brésil en 1888. Comme l’avait fait l’État britannique en 1833 dans ses possessions des Caraïbes, l’État français versa une compensation pour la perte de leur main d’œuvre aux propriétaires de la Réunion, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane, concernant 248 560 esclaves en tout. Aucune compensation, évidemment, pour les anciens esclaves eux-mêmes. La question des compensations reste encore aujourd'hui une blessure à vif pour les descendants des esclaves qui, eux, ne furent pas indemnisés pour les souffrances qu’ils avaient endurées. La question de la commémoration de l’abolition de l’esclavage dans les colonies française pose également problème. Tout se passe comme si un grand homme, Victor Schoelcher, avait accordé la liberté à des populations d’esclaves passives. Or des voix ultra-marines s’élèvent désormais pour faire reconnaître le rôle des révoltes des esclaves et du « marronnage » (les fuites d’esclaves). Ainsi, les esclaves de la Martinique se révoltèrent le 22 mai 1848 pour obtenir leur libération qui tardait à venir après la proclamation de l’abolition du 27 avril 1848. En mai 2022, des manifestants hostiles à l’héritage colonial déboulonnèrent deux statues de Victor Schoelcher en Guadeloupe et en Martinique pour mettre en avant le rôle des révoltes d’esclave dans le processus d’abolition de l’esclavage. Le président Macron a vivement condamné ces agissements.
4.2 La révolte de Saint-Domingue (Haïti)
La situation fut très différente à Saint-Domingue, premier producteur mondial de sucre et de café à l’époque. L’île d'Hispaniola était divisée entre une colonie française et une colonie espagnole. Saint-Domingue, la partie française de l'île, était peuplée de 500 000 esclaves environ dont les deux tiers étaient nés en Afrique, pour 80 000 personnes libres dont 30 000 affranchis. Au début de la Révolution française, à Paris, les députés de Saint-Domingue, représentants des planteurs, favorables aux mesures de la Révolution pour eux-mêmes, bloquèrent toutes les tentatives d’abolition de l’esclavage. Les esclaves de Saint-Domingue se révoltèrent à partir du 22 août 1791 pour réclamer la fin du châtiment du fouet et l’application dans l'île de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Dans le nord de la colonie, des milliers d’esclaves détruisirent les plantations et en massacrèrent les propriétaires, suscitant l’inquiétude de toutes les colonies esclavagistes alentour.
Document : La révolte d’Haïti, 1791-1804. L’Histoire, n° 415, septembre 2015
Document : La révolte des esclaves à Saint-Domingue le 23 août 1791. Paris, BnF
Commentaire détaillé : https://histoire-image.org/etudes/revolte-esclaves-saint-domingue-1791
Les Anglais et les Espagnols en profitèrent pour envahir Saint-Domingue avec l’aide des insurgés. Face à la confusion régnant sur place, les deux commissaires français envoyés depuis Paris par la Convention décidèrent de proclamer localement l’abolition de l’esclavage, afin de rétablir l'ordre dans la colonie. Une députation composée de cinq représentants de Saint-Domingue vint ensuite à Paris défendre l’abolition de l’esclavage devant la Convention. A l’issue de débats houleux, les députés de la Convention abolirent l’esclavage dans toutes les colonies françaises, le 4 février 1794 (à l’exception de la Martinique occupée alors par l’armée anglaise).
Mais les conflits se poursuivirent à Saint-Domingue. Toussaint Louverture, ancien esclave affranchi, prit la tête de l’armée française à Saint-Domingue et chassa les Anglais de l’île en 1798. Afin de relancer l’économie, il rétablit l’économie de plantation en respectant l’abolition de l’esclavage mais sans rompre avec la métropole. Cette forme d’autonomie ne convenait pas au parti des planteurs qui entouraient Bonaparte, arrivé au pouvoir en 1799. Rappelons que sa femme Joséphine de Beauharnais était d'origine créole. Bonaparte rétablit l’esclavage en 1802 et envoya un corps expéditionnaire de 20 000 hommes à Saint-Domingue pour y rétablir l’esclavage et l’autorité de la France. Les militaires français affrontèrent les armées de Toussaint Louverture et parvinrent à capturer ce dernier. Il fut emprisonné au fort de Joux dans le Doubs où il mourut de froid et de mauvais traitements.
Toussaint Louverture, chef des insurgés de Saint-Domingue. Estampe en couleur Anonyme, 19e siècle. Source: Paris, bibliothèque nationale de France. Rights: (C) RMN, Agence Bulloz. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Toussaint_Louverture,_chef_des_insurg%C3%A9s_de_Saint-Domingue.jpg
Constatant que les Français voulaient rétablir l’esclavage, la population noire se révolta. L’armée française se livra à l’extermination des populations civiles noires coupables d’avoir connu la liberté. Mais les soldats français furent décimés par la fièvre jaune et battus par l’armée des anciens esclaves à la bataille de Vertières, le 18 novembre 1803. Cette défaite cuisante fut une humiliation pour Bonaparte. Le 1er janvier 1804 fut proclamée l’indépendance de Saint-Domingue qui devint Haïti, sous l’autorité du général Dessalines, ancien lieutenant de Toussaint Louverture. Haïti fut le second État des Amériques, après les États-Unis, à obtenir l’indépendance.
On estime que les deux tiers de la population de Saint-Domingue disparurent dans les combats et les massacres. La population de l’île passa de 540 000 habitants en 1791 à 180 000 en 1804.
Les Américains et les Britanniques refusèrent de reconnaître le nouvel État et de commercer avec lui, car il était devenu le symbole de la lutte victorieuse d’un peuple d'esclaves noirs contre les colons blancs. En 1825, le roi de France Charles X reconnut officiellement l’indépendance d’Haïti, moyennant le versement d’une somme extravagante de 150 millions de Franc-or, réduite à 90 millions en 1838 (l’économiste Thomas Pickety a évalué cette somme à l’équivalent de 27 milliards d’euros actuels), destinée à indemniser les anciens propriétaires français des plantations dévastées durant la révolution de Saint-Domingue. En cas de refus, la France aurait déclaré la guerre à Haïti. Ce pays fut contraint de maintenir les cultures d'exportation, au détriment des cultures vivrières, et dont les recettes servirent à s'acquitter partiellement de cette somme. Surtout, Haïti emprunta auprès de banques françaises (notamment la Caisse des dépôts) pour verser cette indemnité à la France jusqu’en 1950 ! Tout s'est passé comme si on avait voulu punir le seul pays où une armée d’anciens esclaves noirs avait victorieusement combattu l’armée de la métropole.
Toujours est-il que le paiement de cette énorme indemnité à la France a quelque chose à voir avec le fait qu’Haïti est le pays le plus pauvre du monde et sans doute l’un des pires endroits de la planète où vivre aujourd’hui.
Conclusion
Les faits évoqués dans ce chapitre montrent clairement que, selon nos catégories du début du XXIe siècle, la traite négrière et l’esclavage ont conduit à infliger un traitement qui a nié l’humanité de plusieurs millions d’êtres humains entre le XVIe et le XIXe siècle. Mais du point de vue de la science historique, il ne s’agit pas porter un jugement moral à partir de nos catégories, ni de porter un jugement sur Louis XIV, Colbert, les armateurs, les capitaines de navires négriers, les propriétaires de plantation, etc. Il ne s’agit pas non plus de dire « plus jamais ça ! » car nous savons que l’esclavage existe toujours dans de nombreuses parties du monde, y compris dans notre pays. Il est sans doute plus utile de produire un récit fondé sur des faits vérifiables qui nous conduisent à comprendre et à faire comprendre comment la volonté d’enrichissement de certains et leur logique de domination ont meurtri et détruit des populations entières. L’étude de ce chapitre est particulièrement accablante. Pour se remettre, il faut voir et revoir le film Django unchained de Quentin Tarentino, dont l'épilogue est particulièrement réjouissant !
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