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Les grands mouvements et déplacements de populations ; Clovis et Charlemagne

Dernière mise à jour : 15 août


Par Didier Cariou, maître de conférence HDR en didactique de l’histoire à l’Université de Bretagne Occidentale




Quelques références

BARTHELEMY, Dominique (2013). La féodalité de Charlemagne à la Guerre de cent ans. Documentation photographique n°8095.

BOUCHERON, P. (dir.) (2017). Histoire mondiale de la France. Paris : Seuil.

DEMOULE, Jean-Paul (2012/2014). On a retrouvé l’histoire de France. Comment l’archéologie raconte notre passé. Paris : Gallimard, rééd. Folio.

ISAIA, Marie-Céline (2014). Histoire des Carolingiens VIIIe-Xe siècles. Paris, Seuil, Points.

JOFFREDO, Loïc (1999). Charlemagne, l’empereur européen. Textes et documents pour la classe, n°778.

Et bien entendu, le site internet de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP).


Mots-clés du cours

Civilisation, Empire romain, Mouvements de populations, Barbares, Limes, Peuples fédérés, Huns, Attila, Goths, Vandales, Francs, Empire romain d’Occident / d’Orient, Romulus-Augustule, Chute de l’Empire romain, Roi, Clovis, Clotilde, Baptême, Reims, Roi des Francs, Pagus, Villa, Mérovingiens, Dagobert, Maires du Palais, Carolingiens, Pépin le Bref, Sacre, Charlemagne, Conquêtes militaires, Saxe, Ost, Plaids, Empire, Comtes, Missi dominici, Capitulaires, Couronnement, Serment de fidélité, Aix-la-Chapelle, Serments de Strasbourg, Traité de Verdun, Vikings.



Plan du cours


Que dit le programme ?


1. Les grands mouvements et déplacements de populations

1.1 Invasions ou migrations ?

1.2 Le déroulement des migrations

2. De la Gaule au royaume des Francs

2.1 Le règne de Clovis

2.2 La dynastie des Mérovingiens


3. Vers l’Empire Carolingien

3.1 Le règne de Pépin le Bref

3.2 L’avènement de l’Empire de Charlemagne

3.3 Le gouvernement de l’Empire

3.4 Le palais d’Aix-la-Chapelle


4. Le démembrement de l'Empire Carolingien


Conclusion


Que dit le programme ?

Extrait du programme du cycle 3 (classe de CM1), 2020


Thème 1 - Et avant la France ?

- Les grands mouvements et déplacements de populations (IVe-Xe siècles).

- Clovis et Charlemagne, Mérovingiens et Carolingiens dans la continuité de l’empire romain.


On n’oublie pas d’expliquer aux élèves qu’à partir du IVe siècle, des peuples venus de l'est, notamment les Francs et les Wisigoths, s'installent sur plusieurs siècles dans l'empire romain d'Occident, qui s'effondre définitivement vers la fin du Ve siècle.

Clovis, roi des Francs, est l’occasion de revisiter les relations entre les peuples dits barbares et l’empire romain, de montrer la continuité entre mondes romain et mérovingien, dont atteste le geste politique de son baptême. Charlemagne, couronné empereur en 800, roi des Francs et des Lombards, reconstitue un empire romain et chrétien.


Le programme semble conforme aux recherches historiques les plus récentes. En effet, on n’évoque plus les « grandes invasions barbares » qui supposaient une destruction rapide et violente de l’Empire romain par des peuples barbares. Le programme conduit désormais à traiter « les grands mouvements et déplacements de populations » et il évoque fort justement un mouvement, relativement continu et durable, de migrations depuis le IVe siècle (les Huns, les peuples germaniques) jusqu’au Xe siècle (les vikings).

Le programme nous incite ensuite à travailler la continuité entre l’Empire romain et les dynasties mérovingienne (autour de la figure de Clovis) et carolingienne (autour de la figure de Charlemagne). En effet, Clovis et Charlemagne, des rois francs, cherchèrent à légitimer leur pouvoir en se présentant comme des souverains chrétiens héritiers des empereurs romains.

Il convient de ne pas commettre deux erreurs. La première serait d’assimiler ces migrations passées aux migrations actuelles. Ces dernières sont proportionnellement très réduites en volume et la traversée d’une portion de la Méditerranée sur un canot pneumatique n’a rien à voir avec la traversée du Rhin ou du Danube par des populations entières. La deuxième erreur consisterait à voir dans Clovis le fondateur de la monarchie française et, pourquoi pas, de la France. Il parlait une langue germanique et il régnait sur un territoire correspondant à la partie Nord de la France, à la Belgique et à la Rhénanie actuelles.

Dans la continuité du chapitre portant sur les Gaulois et les Gallo-romains, nous verrons qu’une civilisation est amenée à se transformer en accueillant des populations nouvelles, tout en gardant certaines de ses caractéristiques. Du point de vue de la science historique, l’intérêt de ces deux chapitres est de travailler avec les élèves l’articulation de la rupture (la fin de l’Empire romain en 476) et de la continuité (la permanence d’un modèle politique monarchique légitimé par la religion chrétienne). En structurant la séquence autour de cette articulation, on peut conduire les élèves à construire une véritable réflexion sur ce qu’est le temps historique.


1. Les grands mouvements et déplacements de populations

1.1 Invasions ou migrations ?

Les fouilles archéologiques de ces dernières décennies ont modifié notre perception de la chute de l’Empire romain que l’on attribuait traditionnellement aux « grandes invasions barbares » des IVe et Ve siècles. Aujourd’hui les historien.nes parlent plutôt de « migrations » car, si les épisodes militaires et les massacres furent nombreux, le phénomène relève plutôt de migrations de populations à la recherche de terres à cultiver et désireuses de s’intégrer à l’Empire romain. Les fouilles archéologiques révèlent bien moins de traces matérielles des destructions massives que les sources écrites de l’époque n’en laissaient supposer. En outre le terme péjoratif de « Barbares » est fortement contesté aujourd’hui. Ce terme désignait les populations qui ne parlaient pas le latin ou le grec. Or, ces populations n’étaient pas forcément des nomades et des pillards incultes. Elles étaient souvent proches des populations de l’Empire romain avec lesquelles elles échangeaient depuis plusieurs siècles et elles aspiraient bien souvent à accéder à leur mode de vie.

Aujourd'hui les historiens, tel l'historien italien Alessandro Barbero, le principal spécialiste des Barbares, établissent un lien entre les phénomènes migratoires actuels et les migrations vers l'Empire romain : des populations menacées par la faim et la guerre tentant d'entrer dans un monde fournissant la sécurité et une relative abondance, mais filtrées au gré des vicissitudes politiques au niveau d'une frontière défendues militairement, et bénéficiant ou non d'une aide humanitaire et, parfois, du droit de s'installer dans certaines régions. La différence principale avec notre actualité tient au fait que les Barbares immigraient toujours de manière collective, en tant que peuples ou tribus.

Il convient également de préciser la nature de cette frontière, le limes. La frontière était nettement marquée en Europe par des fleuves (le Rhin, le Danube), des routes militaires ponctuées de fortins et de camps militaires, parfois d'une muraille continue comme dans le nord de l'Angleterre actuelle. Ailleurs, en Afrique du Nord ou en Arabie, la frontière était très floue.

Document : L'Empire romain d'Auguste à Trajan. Source : https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/LEmpire_dAuguste_%C3%A0_Trajan/1011198




Document : le mur d'Adrien construit dans le nord de l'Angleterre entre 122 et 127. Source : https://fr.vikidia.org/wiki/Mur_d%27Hadrien






Document : Reconstitution du fort romain de Zugmantel. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Limes_de_Germanie















Généralement, le limes n'était pas une frontière militaire étanche et ne marquait pas une différence nette entre des populations qui auraient été étrangères les unes aux autres : l'influence romaine s'étendait bien au-delà du limes et des populations barbares vivaient en deçà du limes. Ainsi, le peuple germain Chérusque vivait-il dans l'orbite du monde romain. L'un de ses princes, Arminius, avait commandé un régiment auxiliaire de l'armée romaine et avait acquis la citoyenneté romaine. Fort de son expérience militaire, il anéantit les légions de Varus dans la forêt de Teutobourg, en l'an 14. Cet épisode est relaté dans la série Barbares sur Netflix (à voir absolument en VO : les personnages romains parlent en latin et les personnages barbares parlent en allemand). Durant toute la période de l'Empire romain, la politique impériale à l'égard des peuples barbares varia au fil des siècles. L'accueil de populations barbares dépendait souvent des besoins de main d'œuvre agricole dans les régions dévastées par les épidémies ou les guerres.

Nous savons en outre que ces migrations ne furent pas celles de peuples aux caractéristiques bien identifiées. Ces "peuples" germaniques étaient constitués de communautés s’agrégeant en fonction des circonstances à des communautés plus importantes dirigées par des chefs charismatiques dont l’attrait s’effondrait en cas de défaite. Enfin, ces populations ne restèrent pas longtemps « barbares ». En entrant sur le territoire de l’Empire, elles assimilaient rapidement le mode de vie, la langue et la religion chrétienne des populations de l’Empire. Elles intégraient l’armée et les élites romaines pour créer aux Ve et VIe siècles ce que l’on appelle les « royaumes barbares », lointains ancêtres des royaumes et des États médiévaux.

Il faut donc oublier (hélas !) la séquence initiale et très impressionnante du film Gladiator de Ridley Scott où la machine de guerre romaine écrase une foule de Barbares dépenaillés, gesticulants et désorganisés. Les Barbares n’étaient en réalité pas très différents des soldats romains.


1.2 Le déroulement des migrations

A partir du milieu du IIIe siècle, des populations germaniques toujours plus nombreuses cherchèrent à intégrer l’Empire romain. Parallèlement, l'Empire traversa de graves crises économiques, sociales, politiques. Une épidémie de variole dépeupla des régions entières de l'Empire et il devint nécessaire pour les Romains de passer des accords avec des chefs de peuples barbares afin que ces derniers repeuplent les régions dévastées et les remettent en culture, comme l'indique ce panégyrique de l'empereur Constance 1er, en 297 :


Document : Extrait du panégyrique de l'empereur Constance 1er en 297

"Ainsi, comme auparavant sous ton commandement, Dioclétien Auguste, l'Asie a rempli les déserts de la Thrace par le transfert de ses habitants, comme ensuite, sur ton ordre, Maximien Hercule Auguste, les prisonniers rendus à la patrie et les Francs accueillis dans le cadre de nos lois ont cultivé les champs abandonnés des Nerviens et des Trévires, ainsi, grâce à tes victoire, Constance César invaincu, tout ce qui était encore dépeuplé dans le territoire d'Amiens et de Beauvais, de Troyes et de Langres redevient florissant, désormais cultivé par les Barbares".

Source: Paneg, VIII, 21 in Alessandro Barbero, Barbares, immigrés, réfugiés et déportés dans l'Empire romain, Texto, 2023, p. 91.


Après 370, la pression des Barbares sur le limes devint encore plus forte. En effet, les populations germaniques durent fuir un nouvel ennemi terrible et implacable, les Huns, un peuple turcophone venu des steppes d'Asie centrale. Des peuples germaniques, dont certains déjà romanisés et christianisés, vinrent s'entasser sur les rives du Danube pour demander la protection des Romains et la possibilité de s'installer sur des terres de l'Empire. L'armée romaine fut incapable d'accueillir et de nourrir de telles masses de réfugiés. Maltraités par les Romains et affamés, ces derniers se révoltèrent, pillèrent la Thrace et affrontèrent l'armée romaine. A la bataille d'Andrinople, le 9 août 378, les Germains écrasèrent l'armée romaine dépêchée pour rétablir l'ordre, et tuèrent l'empereur Valens. Une politique d'accueil systématique des migrants devint alors nécessaire. Certains peuples se virent attribuer des terres à cultiver dans l'Empire. D'autres obtinrent le statut de peuples fédérés (du latin feodus : pacte, traité) et devenaient souvent les auxiliaires de l’armée romaine protégeant l’Empire contre d'autres populations « barbares ». De la sorte, la pression aux frontières s'atténua temporairement, les régions de l'Empire vides de populations furent remises en culture et les rangs de l'armée furent regarnis par les Barbares, comme l'atteste ce panégyrique de l'empereur Théodose :


Document : Extrait d'un panégyrique de l'empereur Théodose (379-395)

"Aux peuples barbares qui te proposaient de t'aider tu as accordé la grâce de devenir tes compagnons d'armes afin d'éloigner des frontières une foule suspecte et de fournir des auxiliaires aux soldats. Poussées par ta bienveillance, toutes les nations des Scythes affluaient, au point de laisser penser que tu avais imposé la conscription aux barbares et que tu l'avais épargnée aux tiens".

Source: Paneg, II, 22-3 et 32-3, in Alessandro Barbero, Barbares, immigrés, réfugiés et déportés dans l'Empire romain, Texto, 2023, p. 166.


L'Empire romain devint totalement dépendant des vagues d'immigration. On a longtemps envisagé la promotion des Barbares dans l'armée selon une perspective nationaliste : certains chefs barbares, à la tête de leur peuple, accédaient à des charges suprêmes et jetaient les bases de royaumes barbares en devenir. Aujourd'hui, les historien.nes comparent l'armée romaine du Ve siècle à l'armée américaine actuelle : les immigrants récents qui servent dans l'armée peuvent acquérir la citoyenneté d'un pays multiethnique et certains d'entre eux parviennent même jusqu'à des postes de commandants en chef.

Pour en rationaliser la défense et l’administration, l’Empire fut divisé en 395 entre les deux fils de l’empereur Théodose. Arcadius dirigeait l’Empire romain d’Orient où l’on parlait le grec et dont la capitale était Constantinople, ville fondée par l’empereur Constantin en 330. Honorius dirigeait l’Empire romain d’Occident où l’on parlait le latin et dont la capitale restait officiellement Rome. En fait, Honorius s’installa à Ravenne, en Italie du Nord, pour se rapprocher des zones de combats. La partition de l’Empire romain fut un évènement considérable. Elle s’approfondit tout au long du Moyen Age et reste une réalité géopolitique aujourd’hui encore.

Source : Duby, G. (dir.) (1978). Atlas historique. Paris : Larousse, p. 30.


Des Vandales, des Suèves et des Alains, également menacés par les Huns, franchirent le Rhin gelé lors d’un hiver particulièrement rigoureux, le 1er janvier 407. Ils envahirent la Gaule et la péninsule ibérique entre 407 et 409. Partout, les Barbares jouèrent un rôle croissant dans la vie politique et militaire de l’Empire : en tant que peuples fédérés ils représentaient une part croissante de l’armée romaine sur le limes. A l’intérieur de l’Empire, ils se vendaient au plus offrant et il étaient désormais utilisés en tant que milices dans les règlements de comptes entre les prétendants romains au trône impérial. Comme rétribution de leurs services, les Romains leur accordaient des territoires qui échappaient de ce fait à l’autorité de l’empereur (les Wisigoths en 418 en Aquitaine, les Burgondes dans la région de Genève en 453, les Francs en Belgique, etc.).

Le goth Alaric fit une première fois le sac de Rome en 410 pour faire pression sur l’empereur Honorius. Rome fut à nouveau pillée par les Vandales de Genséric en 455. En Gaule, le général romain Aetius, qui avait connu Attila dans sa jeunesse, dut faire appel à une coalition de tous les peuples barbares, dont des Francs dirigés par Mérovée, pour repousser le roi des Huns, Attila (non pas le « Fléau de Dieu » mais un prince romanisé qui avait longtemps servi dans les légions romaines), lors de la bataille des Champs catalauniques (aux environs de Troyes) en 451. Lorsque le roi des Goths Odoacre déposa le dernier empereur romain, le jeune Romulus Augustule, le 23 août 476, cet événement passa presque inaperçu. La fonction impériale était tellement dépréciée que ce très jeune empereur ne semblait plus présenter le moindre danger. Il ne fut même pas assassiné, juste exilé dans une demeure luxueuse de la baie de Naples. Les insignes impériaux furent transférés à Constantinople qui devint « la seconde Rome ». L’Empire romain d’occident n’existait plus légalement. Il était remplacé par un ensemble hétéroclite de royaumes barbares romanisés, où l'Eglise catholique joua un rôle politique essentiel.


2. De la Gaule au royaume des Francs

2.1 Le règne de Clovis

Revenons en Gaule. Le général romain Syagrius avait préservé un territoire romain s’étendant de la Loire à la Somme. Au nord de la Somme, sur le territoire de l’actuelle Belgique, s’étendait le royaume des Francs dévolu par les Romains à Childéric, fils de Mérovée et ancien officier de l’armée romaine, comptant parmi les fédérés de Rome. Son ambivalence apparaît dans sa tombe, où l’on retrouva les restes d’une vingtaine de chevaux sacrifiés selon le rituel germanique, mais aussi des objets précieux offerts par l’empereur romain de Constantinople que les rois francs appelaient « notre père ». En 481 ou 482, son fils Clovis lui succéda. Ce dernier n’était alors qu’un roi franc parmi d’autres rois francs. Il exerçait un pouvoir tribal sur une population et non pas sur un territoire. Son pouvoir était légitimé par la croyance en ses pouvoirs surnaturels de type charismatique.

Précisons que la royauté est une institution « barbare ». Le titre de rex (roi) était parfois attribué par les Romains aux chefs des peuples fédérés qui intégraient l’Empire. Le pouvoir de ces rois était légitimé a posteriori par l’empereur qui leur attribuait des titres de magistratures romaines officielles.

Clovis est souvent considéré comme le roi à l’origine de toutes les dynasties qui ont dirigé le royaume de France. Faites tomber le C initial de Clovis et vous obtenez en effet Louis, le prénom le plus porté par les rois de France, jusqu’au dernier d’entre eux, Louis-Philippe. Il est cependant difficile d'établir une continuité entre Clovis et les derniers de rois de France : les institutions politiques étaient très différentes, l'espace dominé était différent et les population également.

Le règne de Clovis fut marqué par une énorme expansion territoriale du royaume des Francs. A cette occasion Clovis passa du statut de simple roi et chef de guerre à celui de souverain d’un vaste territoire. Il élimina systématiquement les rois francs concurrents. Il conclut des alliances avantageuses et remporta des victoires décisives. Il s’empara du royaume du romain Syagrius, qui s’étendait de la Loire à la Somme, après sa victoire à Soissons en 486. En 507, il écrasa les Wisigoths d’Alaric à Vouillé (près de Poitiers) et s’empara de l’Aquitaine. Les Wisigoths se retirèrent alors en Espagne.

Seule l’actuelle Bretagne, où affluèrent les Bretons des îles britanniques chassés par les Angles et les Saxons, échappa aux Francs.

Source : Duby, G. (dir.) (1978). Atlas historique. Paris : Larousse, p. 31.


Vers 492-494, Clovis épousa la princesse chrétienne burgonde Clotilde pour s’assurer de la neutralité des Burgondes lors de sa lutte contre les Wisigoths. Il est possible qu’il se soit converti à la religion chrétienne en 496, après la bataille de Tolbiac contre les Alamans, ou en 498 (ou même en 508, pense-t-on aujourd’hui) et qu’il se soit fait baptiser à Reims, un 25 décembre. Il aurait beaucoup hésité, craignant de perdre le soutien de son peuple resté païen. Il aurait abandonné à cette occasion ses amulettes païennes. Ce baptême supposé lui aurait permis de gagner le soutien de l’aristocratie gallo-romaine et des évêques qui, en ces temps de troubles, exerçaient directement le pouvoir dans les cités (ravitaillement, enseignement, entretien des bâtiments civils et religieux, exercice de la justice, surveillance de la vie religieuse).

En 508, après la victoire sur les Wisigoths à Vouillé, l’empereur romain d’Orient Anastase transmit à Clovis le titre de consul romain honoraire avec les insignes correspondants, ce qui favorisa également le ralliement à sa personne des élites gallo-romaines.

La monnaie ci-dessous, frappée en Gaule sous le règne de Clovis, signale cette allégeance symbolique à l’empereur romain d’Orient, nécessaire pour conférer une légitimité politique au pouvoir de Clovis.


Document : Sous en or frappé sous le règne de Clovis

Monnaie en or de 4,37 g.

Titulature avers : D N ANASTA-SIVS PP AVG. Description avers : Buste casqué, diadémé et cuirassé d'Anastase de face, tenant de la main droite la lance placée sur l'épaule et de la gauche un bouclier orné d'un cavalier bondissant à droite. Traduction avers : “Dominus Noster Anastasius Perpetuus Augustus”, (Notre seigneur Anastase perpétuel auguste).

Titulature revers : [V]ICTORIA - AVGVSTORVN E/ -|*//CONOB(EV). Description revers : Victoire debout à gauche, tenant une longue croix de la main droite ; étoile à sept rais dans le champ à gauche. Traduction revers : “Victoria Augustorum”, (La Victoire des augustes).


Le récit légendaire du baptême de Clovis, raconté par Grégoire de Tours, un siècle après les faits supposés, est questionné par les historien.nes. En effet, ce baptême ne nous est connu que par ce texte unique. Ce récit nous permet surtout de comprendre la genèse de l’idéologie monarchique de la France du Moyen Age et des Temps modernes.


Document : Le récit du baptême de Clovis par Grégoire de Tours

La reine [Clotilde] fait alors venir en secret Remi, évêque de la ville de Reims, en le priant d’insinuer chez le roi la parole du salut. L’évêque l’ayant fait venir en secret commença à lui insinuer qu’il devait croire au vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, et abandonner les idoles qui ne peuvent lui être utiles, ni à lui, ni aux autres. Mais ce dernier lui répliquait : « Je t’ai écouté très volontiers, très saint Père, toutefois il reste une chose ; c’est que le peuple qui est sous mes ordres, ne veut pas délaisser ses dieux ; mais je vais l’entretenir conformément à ta parole. »

Il se rendit donc au milieu des siens et avant même qu’il eût pris la parole, la puissance de Dieu l’ayant devancé, tout le peuple s’écria en même temps : « Les dieux mortels, nous les rejetons, pieux roi, et c’est le Dieu immortel que prêche Remi que nous sommes prêts à suivre ». Cette nouvelle est portée au prélat qui, rempli d’une grande joie, fit préparer la piscine […]. Ce fut le roi qui le premier demanda à être baptisé par le pontife. Il s’avance, nouveau Constantin, vers le baptistère pour se guérir de la maladie d’une vieille lèpre et pour effacer avec une eau fraîche de sales tâches faites anciennement.

Lorsqu’il fut entré pour le baptême, le saint de Dieu l’interpella d’une voix éloquente en ces termes : « Sois humble, enlève tes colliers, Sicambre ; adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ». Remi était un évêque d’une science remarquable et qui s’était tout d’abord imprégné de l’étude de la rhétorique. Il existe de nos jours un livre de sa vie qui raconte qu'il était tellement distingué par sa sainteté qu’il égalait Silvestre par ses miracles, et qu’il a ressuscité un mort. Ainsi donc le roi, ayant confessé le Dieu tout puissant dans sa Trinité, fut baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit et oint du saint chrême avec le signe de la croix du Christ. Plus de trois mille hommes de son armée furent également baptisés (…). Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre II, chapitre XXXI


Nous ignorons quand Clovis fut baptisé (entre 496 et 508) et nous ne sommes pas certains qu’il le fut à Reims. Ce qui compte, c’est la fonction performative de ce récit.

Supposons donc que Clovis fut baptisé à Reims par l’évêque Rémi. On raconta plus tard que, au moment où Clovis se dirigeait vers le baptistère, la colombe blanche du Saint-Esprit apporta dans une bec une ampoule pleine du Saint-Chrême avec lequel l’évêque Rémi oignit Clovis. Cette ampoule était doublement miraculeuse : elle était un don du Saint-Esprit et, en plus, son niveau d’huile ne baissa jamais jusqu’au sacre du dernier roi de France. A partir du règne de Hugues Capet en 987, le sacre des rois de France dans la cathédrale de Reims rejoua constamment cet épisode miraculeux par lequel le roi apparaissait à chaque fois comme étant explicitement désigné par Dieu, comme le représentant de Dieu sur la terre du royaume des Francs. Le récit légendaire du baptême de Clovis constitua une étape décisive dans la construction de l’idéologie monarchique en France.

Clovis fonda la dynastie des Mérovingiens, du nom de son grand-père Mérovée. Il inaugura une nouvelle forme de pouvoir monarchique, au croisement de deux influences majeures. A l’instar des empereurs romains, il était acclamé au soir des victoires militaires et la religion lui servit à légitimer son pouvoir, comme le montre le récit légendaire de son baptême. A l’instar des chefs barbares, ses compagnons pensaient qu’il exerçait un pouvoir de type charismatique qui légitimait son pouvoir. En 509 ou 510, Clovis fut proclamé roi des Francs (Rex Francorum), titre que gardèrent les rois de France jusqu’au milieu du Moyen Age.

Il fit de Paris sa capitale en 508. Il fut enterré en 511 dans l’église des Saints-Apôtres, bâtie sur la colline Sainte-Geneviève. Il assumait ainsi l’héritage de l’empereur Constantin inhumé lui aussi dans l’église des Apôtres Pierre-et-Paul à Constantinople.


2.2 La dynastie des Mérovingiens

La dynastie des Mérovingiens fut discréditée plus tard par Eginhard, un proche de Charlemagne, afin de justifier la prise du pouvoir par les Carolingiens. Leur légende noire fut reprise au XIXe siècle qui popularisa le surnom totalement injuste de « rois fainéants ».

A la mort de Clovis en 511, le royaume franc fut partagé entre ses quatre fils. Le royaume était considéré comme un bien patrimonial familial qui devait être partagé entre les héritiers du rois défunt, considérés comme égaux. Durant deux siècles, les royaumes francs (Neustrie, Austrasie, Burgondie, Aquitaine…) furent tantôt séparés et tantôt réunis. Le fameux roi Dagobert (629-639) parvint à réunifier temporairement le royaume des Francs. Il fut le premier roi à se faire enterrer dans la basilique de Saint-Denis, donnant ainsi un ancrage territorial à la dynastie. Aujourd’hui les historien.nes pensent que ces partages constituaient en réalité une manière rationnelle d’administrer et de défendre un très vaste territoire à partir de la capitale de chaque souverain. D’ailleurs, le terme de regnum Francorum (royaume des Francs) ne disparut jamais des sources de l’époque, ce qui atteste la permanence de la conscience de l’unité du royaume malgré ses divisions chez les auteurs de l’époque.

Nous savons que ces rois étaient parfois de fins lettrés écrivant de la poésie. Ils se trouvaient à la tête d’une administration héritée de la Gaule romaine. Parmi leurs proches, les comtes, dirigeaient les pagi (pluriel de pagus, pays). Ils rendaient la justice au nom du roi et levaient les impôts. L’élite gallo-romaine se mit au service des rois mérovingiens qui lui confièrent des missions administratives. Réciproquement, les Francs se fondirent dans la population gallo-romaine. Ils perdirent leur langue germanique et leurs traditions barbares. Cela permit de faire oublier, au XIXe siècle, que le peuple qui donna son nom à notre pays étaient en fait des Germains.

Il apparaît surtout que l’arrivée des Francs sur le territoire de la Gaule ne provoqua pas la disparition de la civilisation gallo-romaine. Elle produisit une société hybride.


Encart : Brunehaut (vers 547 – 613)

Cette princesse wisigothique, était l’épouse de Sigebert (561-575), roi d’Austrasie, dont la capitale était Metz, le royaume franc le plus brillant sur les plans culturel, diplomatique et militaire. A la mort de son époux, elle s’imposa comme la régente de son fils puis de ses petits-fils. Très cultivée, brillante diplomate, elle réorganisa l’administration de son royaume. A la tête d’un réseau de fidèles, elle n’hésita pas à imposer son autorité à tous. Les nobles du royaume d’Austrasie, jaloux de son autorité croissante, la livrèrent au roi de Neustrie Clothaire II. En 613, elle fut livrée aux soldats durant trois jours (pour la punir en tant que femme indigne) puis attachée à la queue d’un cheval sauvage (pour montrer qu’elle n’était pas une reine puisqu’elle n’était pas capable de commander à un cheval). Son corps supplicié fut brûlé (car elle n’était pas digne d’une véritable sépulture).

Dès cette époque, une légende sombre fut développée autour de ce personnage de femme qui, comme nous le dirions aujourd’hui, transgressa les assignations de genre. Elle fut dépeinte comme autoritaire, cruelle, on lui reprocha d’avoir fait assassiner quelques opposants. Rien que de très habituel, si elle avait été un homme. Sa rivalité meurtrière avec Frédégonde, femme du roi de Neustrie qui avait fait assassiner la sœur de Brunehaut, alimenta également la sombre légende.


On a longtemps associé la dynastie mérovingienne à une période de troubles et de guerres civiles qui auraient provoqué une rétractation des espaces urbains et un recul des zones cultivées. Cependant, depuis une trentaine d’années, les archéologues ont retrouvé des traces de centaines de villae mérovingiennes qui attestent au contraire de la densité du maillage de l’espace rural. Comme les bâtiments étaient construits en matières végétales et non plus en pierres, leur traces sont plus difficile à déceler.

De même, les tombes mérovingiennes ont livré de nombreux objets de luxe, fibules, boucles de ceintures, pendants d’oreilles, rehaussé de grenats et de pierres semi-précieuses. Mais les progrès de la christianisation ont progressivement fait disparaître des sépultures les objets précieux accompagnant les défunts.


3. Vers l’Empire Carolingien

3.1 Le règne de Pépin le Bref

Progressivement, la jeunesse de nombreux rois mérovingiens et les régences affaiblirent le pouvoir royal et permirent à certains grands du royaume de se proclamer maire du palais (Major Domus, « Premier de la maison » ou… majordome) et d’accaparer la réalité du pouvoir. Ce fut le cas de Charles Martel – le vainqueur d’une incursion arabe aux alentours de Poitiers en 732 - et surtout de son fils Pépin le Bref qui, en 751, déposa le dernier roi mérovingien Childéric III, avec l’assentiment du pape Zacharie, l’enferma dans un monastère, et se fit élire roi à sa place.

Pépin le Bref (surnommé ainsi en raison de sa petite taille) se fit acclamer et élire par une assemblée d’évêques et de grands du royaume à Soissons en novembre 751. Cette acclamation évoquait la désignation du roi franc par son peuple mais aussi la proclamation du général romain victorieux par ses soldats en tant que imperator. Il fut ensuite sacré au nom de l’Église catholique par une onction de l’huile sainte, le saint-Chrême, sur le front. Cette onction fut peut-être administrée par l’évêque Boniface, l’évangélisateur des Germains. Elle évoque l’onction des rois d’Israël dans la Bible et rappelle surtout le baptême de Clovis : elle montrait que le nouveau roi était désigné par le Saint-Esprit et qu’il devait désormais protéger l’Église.

En 754, le pape Étienne II fit le voyage jusqu’en Île-de-France pour solliciter une alliance militaire avec Pépin de Bref car l’empereur de Constantinople, son protecteur habituel, était lui-même en difficulté et pouvait pas le protéger contre les Lombards. Pépin le Bref lui attribua des territoires qui constituèrent les États de l’Église et dont le Vatican actuel est l’héritier. En contrepartie, le dimanche 28 juillet 754, à l’abbaye royale de Saint-Denis, le pape Étienne II sacra à nouveau Pépin le Bref, lui conféra le titre de roi des Francs et de Patrice des Romains, à savoir protecteur du Saint-Siège. Ses héritiers, Carloman et Charles (le futur Charlemagne) furent également sacrés à cette occasion. De la sorte, ils risqueraient d’être moins contestés lors de leur accession au trône. Le pape reconnut ainsi la nouvelle dynastie et acta la fin de la dynastie mérovingienne.


Document : Les deux sacres de Pépin le Bref

Si tu veux savoir, lecteur, à quelle époque ce petit livre a été composé et achevé à la précieuse louange des martyrs sacrés, tu la trouveras en l’année de l’Incarnation du Seigneur 767, au temps du très heureux, très pacifique et catholique Pépin, roi des Francs et patrice des Romains, fils du feu prince Charles de bienheureuse mémoire, en la 16e année de son règne très heureux au nom de Dieu, 5e indiction, et en la 13e année de ses fils, eux-mêmes rois des Francs, Charles et Carloman. Ceux-ci, par les mains du très bienheureux seigneur Étienne, pape de sainte mémoire, furent consacrés rois par le saint chrême, en même temps que leur père susdit le très glorieux seigneur roi Pépin, par la Providence de Dieu et l’intercession des saints apôtres Pierre et Paul.

Car ledit très florissant seigneur Pépin, roi pieux, avait été élevé à la dignité royale trois ans auparavant, par l’autorité et sur ordre du seigneur pape Zacharie de sainte mémoire, par l’onction du saint chrême, reçue des mains des bienheureux prêtres des Gaules, et par le choix de tous les Francs. Par la suite, il fut oint et béni de nouveau comme roi et patrice, avec ses susdits fils Charles et Carloman, au nom de la Sainte Trinité, par les mains du même pape Étienne, en l’église des bienheureux susdits martyrs Denis, Rustique et Éleuthère, dont le vénérable Fulrard est archiprêtre et abbé. Dans cette même église des bienheureux martyrs, en ce même jour, ledit vénérable pontife bénit par la grâce de l’Esprit aux sept formes la très noble, très dévote et très attachée aux saints martyrs Berthe, épouse dudit roi très florissant, revêtue de la robe royale à traîne, et en même temps il confirma de sa bénédiction par la grâce du Saint-Esprit les princes des Francs et il imposa à tous sous peine d’interdit et d’excommunication de ne jamais choisir un roi issu d'autres reins de celui que la divine piété avait daigné exalter, et qu’elle avait décidé, par l’intercession des saints apôtres, le très bienheureux pontife. C’est pourquoi nous avons inséré ces quelques lignes à la dernière page de ce petit livre, à l’attention de votre charité, afin que dans la suite des temps la tradition commune puisse en transmettre à jamais la connaissance aux lignées futures.


Source : Clausula de unctione Pippini regis in Bruno Krusch, MGH, Scriptores rerum Merowingicarum 1-2, Hanovre 1885, p. 465-466. Traduit du latin par G. Brunel, E. Lalou (dir.), Sources d’histoire médiévale, ixe - milieu du xive siècle, Paris, Larousse, 1992, p. 73.


Cette nouvelle dynastie bouleversa considérablement la légitimité royale. Depuis Clovis, cette légitimité était fondée sur l’héritage familial et avait un fondement ethnique. Or, les Carolingiens ne constituaient pas une branche familiale des Mérovingiens et, en raison des conquêtes réalisées depuis deux siècles, ils se trouvaient à la tête d’un empire multiethnique. Il fallut donc recourir à une nouvelle légitimation, celle de Dieu, transmise par les évêques et le pape. C’est pourquoi Pépin le Bref prit le soin de se faire élire par acclamation par les évêques et les grands du royaume (référence à l’empereur romain mais aussi à la désignation du roi par les Francs), puis sacrer par l’onction avec le saint-Chrême (référence à l’onction des rois juifs de la Bible et référence au baptême de Clovis) pour manifester le choix du roi par Dieu et par l’Église. Choisi par Dieu, le roi était son représentant sur terre, comme l’étaient les empereurs romains chrétiens, dans un contexte différent, bien évidemment. Tout cela est beaucoup plus fort que la simple règle héréditaire des Mérovingiens. Désormais, le roi est roi de droit divin.

Ces détails peuvent sembler fastidieux. Notre but est de montrer comment la cérémonie du sacre des rois de France, jusqu’en 1825, a trouvé ses sources dans le contexte de la prise du pouvoir par Pépin le Bref. Établir la généalogie du sacre des rois de France permet d’historiciser cette cérémonie et de montrer qu’elle fut d’abord une construction politique pour légitimer un pouvoir qui se sentait peu légitime, en revendiquant la filiation avec les empereurs romains et en utilisant la religion chrétienne à cet effet.

Pépin le Bref réorganisa les bases administratives du royaume. Il consolida le pouvoir des comptes dans les pagi, contrôla ces derniers par l’envoi de missi dominici (« envoyés des maître ») et exigea un serment de fidélité de la part des grands du royaume, comme nous le verrons également avec la description du règne de Charlemagne. Il combattit les Germains mais également le duc d’Aquitaine et les Arabes qu’il chassa de Narbonne en 759. Il mourut en 768 et fut enterré dans la basilique de Saint-Denis.


3.2 L’avènement de l’Empire de Charlemagne

Le royaume de Pépin le Bref fut, selon l’usage franc, partagé entre ses deux jeunes fils, Carloman et Charles (né entre 742 et 748). Les grands du royaume en profitèrent pour se soulever. Charles dut affirmer son autorité par la force. Il absorba le royaume de Carloman mort prématurément et engagea ensuite de nombreuses campagnes contre le royaume des Lombards en Italie du nord (773-775) et contre la Saxe (772-803). Chaque année, ces campagnes permettaient d’associer dans son armée (ost) des guerriers d’origines très diverses qui pouvaient s’y distinguer et espérer diverses formes de promotions. La guerre interminable contre la Saxe fut particulièrement difficile et violente. En effet, il n’existait pas en Saxe une structure étatique hiérarchisée qu'il suffisait de vaincre une fois pour toutes, mais une juxtaposition de populations autonomes qui s’opposaient simultanément ou successivement à la conquête, et qu'il fallut réduire les unes après les autres. Charlemagne alterna donc des phases de conversions forcées au christianisme (ce qui justifiait une guerre de conquête particulièrement brutale, assimilable à une guerre d'extermination, comme l’indique le document ci-dessous) et de tentatives de séduction de la noblesse saxonne.


Document : Charlemagne organise la christianisation brutale des Saxons


4. Si quelqu’un viole le saint jeune de carême par mépris pour la religion chrétienne et mange de la viande, qu’il soit puni de mort (…).

6. Si, égaré par le diable, quiconque homme ou femme s’adonne à la magie, et mange de la chair humaine, et qu’à cause de cela, il a fait rôtir cette chair, ou qu’il la donne à manger, qu’il soit puni de mort.

7. Si quelqu’un fait consumer par les flammes, selon le rite des païens, le corps d’un homme défunt, et qu’il en réduise les os en cendre, qu’il soit puni de mort.

8. Si, à l’avenir, quelqu’un de la nation saxonne demeure non baptisé, se cache et refuse le baptême, voulant rester païen, qu’il soit puni de mort.

9. Si quelqu’un offre un sacrifice humain au diable et aux démons selon la coutume païenne, qu’il soit puni de mort.

10. Si quelqu’un conspire avec les païens contre les chrétiens et qu’il persévère à être leur ennemi, qu’il soit puni de mort. Qu’il en soit de même de celui qui serait le complice de ses agissement criminels contre le roi et le peuple chrétien.


Premier capitulaire saxon (775-790) dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne. Paris, Albin Michel, p. 287-290.




Cavaliers francs de l’époque carolingienne. Psalterium Aureum, bibliothèque cantonale de Saint-Gall, IXe siècle.








Charlemagne tenta d’envahir le nord du royaume musulman d’al-Andalus en 778 et perdit son arrière-garde attaquée par les Basques sur le chemin du retour, en franchissant les Pyrénées à Roncevaux, lieu que les historien.nes ne sont pas parvenus à identifier. Cet épisode peu glorieux fut immortalisé au XIIe siècle par la Chanson de Roland.

A l’ouest, Charlemagne finit par intégrer la Bretagne continentale à la zone d’influence carolingienne, mais sans la dominer directement. Ce territoire se trouvait sous l’autorité de chefs de clans locaux dotés du titre de machtien, entourés d’une cour de propriétaires terriens. Ils se transmettaient le pouvoir de façon héréditaire. Charlemagne créa une marche militaire limitrophe de la Bretagne confiée à un comte qui profita de la division des chefs des clans bretons pour les soumettre.

Charlemagne domina au final un vaste territoire de 1,2 million de km² environ, correspondant approximativement au territoire de « l’Europe des six », à savoir les six pays fondateurs de la Communauté Économique Européenne (CEE) de 1957 : France, Allemagne de l’Ouest, Italie, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg. C'est pourquoi il fut surnommé à une époque, de manière totalement anachronique, le "père de l'Europe". Charlemagne disposait de moins de trois mille agents pour gérer un si vaste Empire. Il lui fallu donc recourir à divers moyens pour imposer son autorité : il passa son temps à parcourir son Empire, il développa une idéologie impériale fondée sur la religion et tenta d’organiser une administration efficace au regard des critères de l’époque.

Document : L ’Empire de Charlemagne

Source : Textes et Documents pour la Classe n°778.


Sous le règne de Charles, la dynastie carolingienne changea de dimension avec le couronnement impérial. Les sources de l’époque insistent sur son caractère improvisé alors que ce sacre fut en réalité préparé de longue date. En effet, les conquêtes territoriales réalisées par Charlemagne rendaient possibles la reconstitution de l’Empire romain d’Occident. En outre, comme le trône de l’Empire byzantin était occupé par une femme, Irène, on pouvait considérer qu’il n’existait plus d’autorité impériale légitime à Constantinople. La nécessité de rétablir l’ordre imposait évidemment à Charlemagne de se faire proclamer empereur et, pourquoi pas, de revendiquer aussi le trône byzantin !

Le pape Léon III avait été victime d’une tentative de coup d’État et se réfugia sous la protection du roi des Francs. Le 23 novembre 799, Charlemagne fit son entrée à Rome, à la manière d’un imperator romain victorieux. Il restaura l’autorité du pape, puis fut couronné empereur à Rome le 25 décembre 800 (le jour de Noël étant alors le premier jour de l’année).

Il existe plusieurs versions concurrentes du récit du couronnement. L’une indique que Charlemagne fut d’abord couronné par surprise par le pape Léon III, avant d’être acclamé par les grands du royaume et le peuple romain. Cette chronologie aurait indisposé Charlemagne qui semblait devoir ainsi son pouvoir d’abord à l’Église et ensuite au peuple, ce qui le mettrait en position subordonnée par rapport au pape. Il aurait préféré le scénario byzantin : l’empereur byzantin était d’abord acclamé par l’armée, selon la tradition romaine, puis consacré par le patriarche de Constantinople qui ne faisait ainsi qu’entériner la volonté du peuple et de l'armée. Une autre version indique que le pape se serait prosterné devant l’empereur, ce qui signale une forme d’humiliation du pape. Il ne s’agit pas simplement d’une querelle d’ego. Ces symboles sont essentiels dans l’imaginaire politique.


Document : Le récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par Eginhard


Toutefois, sa dernière visite [à Rome] ne fut pas uniquement dictée par ces motifs, mais par le fait que les Romains poussèrent le pape Léon, qui avait été victime de nombreuses violences, ayant notamment eu les yeux arrachés et la langue coupée, à recherche instamment l’assistance du roi. Il [Charlemagne] vint donc à Rome pour restaurer la situation de l’Église qui avait été complètement bouleversée, et il y passa tout l’hiver. C’est à ce moment là qu’il reçut le nom d’empereur et Auguste. Dans un premier temps, il s’y opposa si fortement qu’il affirmait que ce jour-là, bien qu’il se fut agi d’un jour de fête, il ne serait pas entré dans l’église s’il avait pu connaître l’avance la résolution du pontife [Charlemagne veut ainsi montrer sa modestie. Il est également mécontent de devoir son titre impérial au pape qui a ainsi pris un ascendant sur lui]. Il supporta avec une grande patience la jalousie que lui valut le nom qu’il avait reçu : les empereurs romains [byzantins] s’en indignèrent en effet. Il vainquit leur entêtement par sa grandeur d’âme, qualité qui lui donnait de s’élever, sans aucun doute, bien au-dessus d’eux, en leur envoyant de fréquentes ambassades et en les appelant ses frères dans ses lettres


Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne. Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 65-67.


Document : Le récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par les Annales royales


Le saint jour de la nativité de Notre-Seigneur, le roi [Charlemagne] vint dans la basilique du bienheureux saint Pierre, apôtre, pour assister à la célébration de la messe. Au moment où, placé devant l’autel, il s’inclinait pour prier, le pape Léon lui mit une couronne sur la tête, et tout le peuple romain s’écria : « A Charles auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des romains, vie et victoire ». Après cette proclamation, le pape se prosterna devant lui et l’adora suivant la coutume établie du temps des anciens empereurs [byzantins], et dès lors Charles, quittant le nom de Patrice des Romains [protecteur du pape], porta celui d’empereur et d’Auguste.


Annales royales, dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne. Paris, Albin Michel, p. 167.



Un récit du couronnement impérial de Charlemagne à Rome, le 25 décembre 800, par le Liber Pontificalis


Vint le jour de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ et ladite basilique du bienheureux apôtre Pierre les vit tous à nouveau réunis. Alors le vénérable et auguste Pontife, de ses propres mains, le couronna d’une très précieuse couronne. Alors l’ensemble des fidèles romains, voyant combien il avait défendu et aimé la Sainte Église romaine et son vicaire, poussèrent d’une voix unanime, par la volonté de Dieu et du bienheureux Pierre, porteur de la clé du royaume céleste, l’acclamation : « A Charles très pieux Auguste, par Dieu couronné grand et pacifique empereur, vie et victoire ». Ceci fut dit trois fois devant la Sainte confession du bienheureux apôtre Pierre, tout en invoquant plusieurs saints, et par tous il fut constitué empereur des Romains. De suite après, le très saint évêque et pontife oignit d’huile sainte le roi Charles, son très excellent fils, ce même jour de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ.


Liber Pontificalis, II, éd. et trad. par Mgr L. Duchesne, Paris, 1892, p. 8.

[Le Liber Pontificalis est un recueil de biographies de papes compilé entre le VIe et le IXe siècle]


Quelques temps plus tard, Nicéphore Ier ayant succédé à Irène sur le trône byzantin, Charlemagne abandonna le titre peu réaliste d’« empereur des Romains », titre officiel de l’empereur byzantin (voir ci-dessus le récit du couronnement par les Annales royales). Il était désormais doté de la titulature suivante : « Charles, empereur auguste, gouvernant l’Empire romain, roi des Francs et des Lombards ». Il se positionnait donc comme le successeur des empereurs romains, mais plutôt en Occident, comme l’indique son titre de roi des Francs et des Lombards. L’affirmation de l’héritage romain vint renforcer sa légitimité de droit divin acquise lors du sacre conjoint avec Pépin le Bref et Carloman en 754. Ajoutons que la date du 25 décembre n’est pas anodine : l’Empire de Charlemagne naquit le même jour que le Christ. Charlemagne se présentait donc lui aussi comme le représentant de Dieu sur terre, à l’instar des empereurs romains chrétiens.

Ajoutons que le couronnement de l’empereur à Rome fut à l’origine de la tradition du couronnement de l’empereur germanique durant tout le Moyen Age. De leur côté, les rois de France étaient couronnés par l’archevêque de Reims. Si nous faisions de l’histoire selon une perspective nationaliste, nous devrions enlever la date « 800 – couronnement de Charlemagne » de notre roman national et la laisser aux Allemands ! Ce serait évidemment une erreur puisque Charlemagne appartient à l’histoire de plusieurs pays européens actuels.





Statuette équestre de Charlemagne ou de Charles le Chauve. Bronze, IXe siècle, Musée du Louvre.










Pour mieux enraciner son projet politique, Charlemagne fit construire ou rénover de nombreuses églises, telles que l’oratoire de Germiny qui est l’un des rares édifices carolingiens encore visibles aujourd’hui. Cela lui permettait de se présenter comme le protecteur de l’Église et de rappeler aux fidèles qu’ils devaient prier et attendre le jugement dernier en bon ordre derrière leur empereur.



3.3 Le gouvernement de l’Empire

Chaque année, au printemps, Charlemagne tenait un plaid général des Francs, où se rassemblaient les prélats et les principaux nobles de l’Empire, à l’occasion duquel il rendait la justice, avant d’engager la guerre à la tête de son ost.

Il organisa l’administration d’un très vaste Empire alors que les moyens de communication de l’époque était réduits. Les voies romaines, toujours entretenues, permettaient la circulation dans tout l’Empire des lettres et des diplômes de l’administration impériale. Mais les distances à parcourir étaient immenses.

Charlemagne fit fixer par écrit les règles juridiques des différents peuples de l’Empire. En institutionnalisant ainsi les règles de droit de chaque peuple, il s’assurait que la justice serait correctement rendue et comprise localement, et que son autorité serait respectée. Il réorganisa le travail des juges et restructura son armée. Il supervisa le fonctionnement des grandes villae royales afin de développer la production agricole et ses propres revenus. Ces décisions étaient rédigées par les juristes de l’entourage de Charlemagne dans des capitulaires, textes juridiques et législatifs émanant du pouvoir et organisés en un grand nombre de chapitres (capitula) abordant des sujets très divers.

L’Empire était divisé en deux cents comtés environs, héritiers des pagi de l’époque gallo-romaine. Depuis les temps mérovingiens, un comte exerçait l’autorité royale par délégation dans chaque comté. Il dirigeait la justice, la levée des impôts et des hommes libres pour l’ost impérial. Les comtes étaient surveillés par les missi dominici (envoyés du maître), une création de Pépin le Bref. Ces derniers transmettaient les capitulaires, ils vérifiaient que les ordres étaient correctement exécutés dans les comtés et ils rendaient compte de leur mission à l’empereur. Charlemagne leur attribua en outre la responsabilité de rendre la justice dans les comtés. Désormais, la justice était rendue par des professionnels qui collectaient les amendes au profit de l’empereur. Dans les textes qui suivent, il est intéressant de noter que l’empereur est toujours associé à Dieu : il est nécessaire d’obéir à l’empereur comme on obéit à Dieu.


Document : Le rôle des missi dominici d’après un capitulaire de Charlemagne


40. En dernier lieu, enfin, nous désirons savoir par nos missi, envoyés maintenant dans tout notre royaume, comment de toutes nos décisions, chacun, soit parmi les hommes ecclésiastiques, évêques, abbé, prêtres, diacres, chanoines et tous les moines, soit parmi les religieuses, a observé notre ordre ou notre décision son domaine et sa profession (...). De la même façon aussi, nous désirons savoir si les laïques, en tous lieux, ont observé notre ordre sur la protection des saintes églises, des veuves et orphelins ou des petites gens. A propos des pillages et de l’institution du service d’ost, et à propos des affaires judiciaires elles-mêmes, nous désirons savoir comment ils ont obéi à notre recommandation ou à notre volonté ou aussi comment ils ont observé notre autorité et comment chacun lutte pour se maintenir dans le saint service de Dieu (…).


Capitulaire général des Missi Dominici (802), dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne. Paris, Albin Michel, p. 342-343.



Document : Les missions des comtes et des missi dominici d’après un capitulaire à l’usage d’un comte, écrit par des missi dominici


Hadal hard, Fulrad, Unroc, Hroculf, missi de l’empereur, saluent dans le Seigneur le très chéri comte.

Votre bonté n’ignore pas que l’empereur nous envoya, Radon, Fulrad et Unroc, dans cette mission pour agir, autant que nous le pourrions, d’après la volonté de Dieu et la sienne. Mais Radon étant tombé malade, il s’est trouvé par là empêché de faire partie de cette mission où le besoin de sa présence se faisait néanmoins sentir.. Alors, il a plu à l’empereur de nous adjoindre Hadalhard et Hroculf, afin que nous travaillions tous ensemble et, comme nous venons de le dire, d’après la volonté de Dieu et de la sienne.

Étant donc établis dans cette mission, nous vous envoyons cette lettre afin de vous ordonner, au nom de l’empereur, et de vous nôtre, en notre nom, de veiller par tous les moyens possibles à toutes les choses qui dépendent de vous, tant à celles qui regardent le culte de Dieu et le service de notre maître, qu’à celles qui ont pour but le salut et la protection du peuple chrétien. Car il nous est ordonné, ainsi qu’à tous les missi, de lui rapporter à la mi-avril comment ont été exécutés ses ordres, afin qu’il donne des éloges mérités à ceux qui s’y sont conformés et réprimande vivement ceux qui s’y sont montré rebelles.

Il veut que nous lui fassions connaître non seulement en quoi l’on a contrevenu à ses ordres, mais quels sont ceux dont la négligence a favorisé ces contraventions. Nous vous recommandons donc dès maintenant de relire les capitulaires, de vous ressouvenir des ordres qui vous ont été donné verbalement et qu’enfin vous déployez si bien votre zèle qu’il ne vous arrive à recevoir que des récompenses tant de Dieu que de notre puissant maître.

1. Nous vous ordonnons donc et nous vous avertissons, non seulement vous, mais tous vos subordonnés et les habitants de votre comté, d’être soumis à l’évêque (…). De même, exécutez avec soin ce que vous devez à l’empereur et qui vous a été ordonné verbalement et par écrit.

2. Rendez la justice aux églises, aux veuves, aux orphelins, à tout le monde enfin, sans mauvaise pensée, sans esprit de lucre, sans retard inutile, pleinement et d’une manière irréprochable, en respectant la loi et le droit (…).

3. Que tous ceux qui se montreront rebelles ou désobéissants à vos ordres et refuseront de se soumettre à votre justice soient mis en prison, quel que soit leur nombre. Envoyez-les nous, si nécessaire, ou dites-nous ce qu’il en est lors de notre prochaine conférence afin que nous puissions mettre en exécution, en ce qui les concerne, les ordres que nous avons reçus de l’empereur.

4. S’il y a quelque chose dans les ordres que vous avez reçus qui ne soit pas clair pour vous, envoyez-nous d’urgence un homme intelligent auquel nous l’expliquerons, afin que nous vous le compreniez bien et puissiez l’accomplir avec l’aide de Dieu.

7. Gardez cette lettre et relisez-la souvent, afin qu’elle nous serve de guide et que vous puissiez dire d’avoir agi en accord avec ce que nous vous avions écrit.


Capitulaire rédigé par des Missi Dominici à l’usage d’un comte (entre 801 et 813), dans Gérard Walter (1967). Le mémorial des siècles. VIIIe siècle, les hommes. Charlemagne. Paris, Albin Michel, p. 369-371.




Lecture d'un capitulaire de Charlemagne à l'empereur Charles Le Chauve entouré de ses vassaux, comtes et missi dominici. Enluminure de la Première Bible de Charles le Chauve, Paris, BnF, département des manuscrits, ms. Latin 1, fo 27 vo, vers 840.




Charlemagne chercha surtout à s’assurer la fidélité des hommes d’Église, des guerriers, des puissants et de la plupart des hommes libres. En effet, à l’occasion des plaids généraux, les hommes d‘Église et les Grands de l’Empire durent prononcer sur des livres sacrés un serment de fidélité à l’autorité de l’empereur. Ces liens personnels obligeaient les uns et les autres à une fidélité mutuelle. Ils permirent à Charlemagne d’établir son pouvoir sur les hommes et d’éviter les révoltes des grands personnages. Il pouvait punir les félons et récompenser les fidèles. A partir de 789, ce serment de fidélité fut imposé à tous les hommes libres de l’Empire, à l’image du serment prêté par les Romains à l’empereur. En développant ainsi les liens vassaliques qui s’épanouirent au cours des siècles suivants, Charlemagne s’assurait de l’obéissance de tous ses sujets.


La monnaie joua également un rôle déterminant dans la propagande impériale. Les deniers d’argent de Charlemagne diffusés dans tout l’Empire constituaient un objet politique de première importance.


Denier en argent de Charlemagne frappé à Agen vers 800

Avers : deux croix et l’inscription : CAROLUS REX FR(ancorum)

Revers : monogramme de la signature de Charlemagne et AGINNO (lieu de la frappe)

Denier impérial en argent de Charlemagne

Avers : le profil imberbe, vêtu d’une toge, le front ceint de lauriers à l’image d’un empereur romain, et l'inscription « KAROLUS IMP(erator) AUG(ustus). Revers : un bâtiment religieux et l’inscription RELIGIO XPICTIANA. Cabinet des médailles, BnF, Paris. Source: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7700118m.item


Un autre moyen de gouverner l’Empire fut ce que l’on nomma par la suite, et de manière un peu excessive, la « renaissance carolingienne », à savoir le retour à l’idéal politique des empereurs romains chrétiens, en premier lieu Constantin, et aux textes de la culture latine (les textes de Virgile, de Cicéron et surtout des Pères de l’Église, dont Jérôme et Augustin). L’objectif était de retrouver le lexique et la syntaxe de la langue latine. Loin d’avoir « inventé l’école », Charlemagne développa les écoles ecclésiastiques dans tout l’Empire pour former un personnel administratif lettré et compétent, et un personnel religieux capable de recopier correctement les manuscrits (surtout la Bible) et d’assurer une prédication de qualité en direction des fidèles.


Document : Charlemagne précise la nature des écoles religieuses


72. (…) Qu’on rassemble non seulement les fils de riches familles mais aussi les fils de conditions modeste. Qu’il y ait des écoles pour l’instruction des garçons Que dans chaque évêché, dans chaque monastère, on enseigne les psaumes, les notes, le chant le calcul, la grammaire et que l’on ait des livres soigneusement corrigés. Car souvent les hommes voulant prier Dieu le prient mal à cause des livres incorrects qu’ils ont entre les mains. Ne permettez pas qu’ils nuisent à vos enfants qui les lisent ou les copient.


Source : Capitulaire Admonitio generalis, 23 mars 789. Textes et Documents pour la Classe n°778.


La présence de juristes aux côtés de l’empereur était nécessaire à l’administration qui, nous l’avons vu, supposait la rédaction de textes juridiques et l’envoi fréquent de lettres et de capitulaires à travers tout l’Empire en direction des comtés. Bien que resté analphabète, Charlemagne attira également une soixantaine de savants dont les plus illustres furent Alcuin, originaire de York, et Théodulf, un Wisigoth d’Espagne.


Document : La culture de Charlemagne


Il avait une riche éloquence et parlait d’abondance, pouvant s’exprimer avec une très grande netteté sur tout sujet de son choix. Ne se contenant pas de la langue de ses ancêtres, dont le latin qu’il apprit au point de le parler à l’égal d sa propre langue, et le grec qu’il était capable de comprendre sans pouvoir le prononcer. Il était si disert qu’il pouvait même jouer avec les mots. Il cultivait avec la plus grand empressement les arts libéraux [grammaire, dialectique, rhétorique, arithmétique, géométrie, astronomie, musique] et, respectueux au plus haut point de ceux qui les enseignaient, il comblait ces derniers d’honneurs. Pour l’apprentissage de la grammaire, il suivit les leçons de Pierre de Pise, un diacre âgé. Pour celui des autres disciplines, il eut pour maître Alcuin [vers 730-804, le principal artisan de la Renaissance carolingienne sur le plan culturel et religieux], diacre lui aussi, un homme venu de Bretagne et d’origine saxonne, l’homme le plus savant de son temps. Auprès de ce dernier, il consacra beaucoup de temps et de travail à apprendre la rhétorique, la dialectique et tout particulièrement l’astronomie. Il apprenait l’art du calcul et, avec une attention pénétrante et une extrême curiosité, il scrutait la course des astres. Il s’essayait même à écrire et avait l’habitude de placer à cet effet dans son lit, sous ses oreillers, des tablettes et des cahiers afin d’habituer sa main, quand il avait du temps libre, à tracer des lettres ; mais ce travail, entrepris trop tard et à un âge trop avancé, se solda par un échec relatif.


Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne. Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 59-61.


L’usage de parchemin, plus stable que le papyrus, fut généralisé. L’écriture d’une Bible supposait l’emploi de près de trois cents peaux de moutons. On généralisa également l’écriture « caroline », plus standardisée et plus facile à lire et à écrire, une typographie aux caractères détachés à l’origine de nos caractères d’imprimerie. Elle permit d’éviter les erreurs de transcription et de disposer ainsi de textes plus fiables.








Il convient de ne pas exagérer l’ampleur de la renaissance carolingienne qui n’est pas du tout comparable à la Renaissance des Temps modernes. Elle portait sur la langue latine et pas sur les idées des philosophes antiques, elle fut de courte durée et, surtout, elle toucha seulement un tout petit nombre de personnes dans l’entourage de Charlemagne.


3.4 Le palais d’Aix-la-Chapelle

Vers 794, Charlemagne s’installa à Aix-la-Chapelle, qui devint la capitale définitive de l’Empire en 801. Il fit construire un vaste ensemble architectural qui mit en scène son pouvoir et qui exprime son programme impérial, dans la continuité du modèle romain.


Document : La piété de Charlemagne décrite par Eginhard


Il pratiqua très sainement et dans la plus grande piété la religion chrétienne dont il avait été imprégné depuis sa plus tendre enfance et, pour cette raison-là, il fait édifier à Aix [La Chapelle] une basilique d’une extrême beauté avec or, argent, et luminaires, et l’orna de balustrades et de portes en bronze massif. Pour sa construction, il ne pouvait trouver nulle part des colonnes ou des marbres, il prit soin d’en faire venir de Rome et de Ravenne.

Il ne manquait pas de se rendre à l’église le matin et le soir, de même pour les offices de nuit et le saint sacrifice, tant que sa santé le lui permit (…). Il fit amender très scrupuleusement la technique de la lecture et celle de la psalmodie. Il était très bien formé à l’une et à l’autre, bien qu’il ne lût point lui-même en public et ne chantât qu’à voix basse et avec la foule.


Eginhard (vers 830). Vie de Charlemagne. Édition Michel Sot et Christiane Veyrard-Cosme. Paris : Les belles Lettres, 2014, p. 61-63.


De nombreux vestiges, recouverts par un millénaire de constructions postérieures, ont permis aux archéologues de reconstituer le palais de Charlemagne bâti sur le site d'une ancienne villa romaine. Cela explique la présence de thermes où Charlemagne soignait ses rhumatismes et qui pouvaient accueillir jusqu’à cent invités. Ce palais était organisé autour de deux pôles : un pôle administratif et un pôle religieux.



Le pôle administratif du palais était composé d’une grande basilique de type romain où l’empereur accordait des audiences dans la aula et recevait des ambassades. Elle était flanquée d’une tour fortifiée où était gardé le trésor impérial alimenté par les amendes et les impôts prélevés dans tout l’Empire. Ce bâtiment était relié à la chapelle par une galerie longue de 120 mètres, siège de la garnison. Au milieu de cette galerie se trouvait une porte monumentale à l’étage de laquelle Charlemagne rendait la justice à l’occasion des plaids. Ces bâtiments incarnaient donc les pouvoirs de l’empereur : militaire, justicier, diplomatique.

Le pôle religieux du palais était composé de la chapelle palatine, dédiée à la Vierge, et flanquée d’un atrium. Elle occupait une place centrale et monumentale dans le complexe palatial. Il en reste un vestige qui a été totalement réaménagé et redécoré au XIXe siècle. Le dôme de la chapelle, d’une hauteur de 31 m et de forme octogonale (8 étant le chiffre de la résurrection de Jésus) était orné d’une mosaïque représentant le Christ en majesté accompagné des vingt-quatre vieillards de l’apocalypse. Seul l’empereur, depuis son trône, pouvait le contempler lors des offices religieux. Cette place réelle renvoyait à une signification symbolique car Charlemagne se trouvait ainsi comme le médiateur entre les hommes et l’image divine. La continuité avec l’Empire romain était marquée par l’aspect monumentale de l’ensemble et par l’usage de colonnes de marbre et de porphyre amenées à grands frais de Ravenne et de Rome.




Vue de l’intérieur de la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle
























Vue des mosaïques du dôme octogonal principal de la cathédrale, Aix-la-Chapelle. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Main_mosaic_ceiling,_Aachen_Cathedral,_Germany.jpg


4. Le démembrement de l’Empire carolingien

L’Empire puis les royaumes francs furent fragilisés par les raids des Normands entre 830 et 930 (appelés aussi vikings avec un v minuscule car ce terme ne désigne pas un peuple mais une fonction, celle de commerçant-pillard exercée ponctuellement par les paysans danois, suédois ou norvégiens). Après des raids sporadiques, de véritables flottes vikings n'hésitèrent plus à remonter les fleuves, la Loire, la Garonne, la Seine, pour piller les monastères et les villes, pour réduire les populations en esclavage on leur imposer des tributs. Il devint nécessaire de renforcer les fortifications des villes et des ponts fortifiés furent construits sur les fleuves pour bloquer les flottes vikings. Certains princes, tel que Robert le Fort, lointain ancêtre d'Hugues Capet, s'illustrèrent par leur résistance face aux vikings. Il fut parfois nécessaire de s'entendre avec les vikings, tel le chef viking Rollon à qui l'on attribua le comté de Rouen par le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911). Les descendants de Rollon s'intégrèrent au jeu politique franc et construisirent le duché de Normandie.

L'Empire fut également fragilisé par l’ambition des comtes appartenant aux catégories supérieures de la noblesse, désireux de s’émanciper de la tutelle impériale dès que cette dernière montrait quelques signes de faiblesse. En outre, l’affirmation de particularités ethniques et linguistiques produisirent une différenciation progressive de l’espace. Une querelle dynastique accéléra les effets de ces forces centrifuges.

En effet, Louis le Pieux, le fils de Charlemagne, eut à son tour plusieurs fils, Lothaire, l’aîné, Charles le Chauve et Louis le Germanique. A sa mort en 840, une guerre civile éclata entre ses trois fils, chacun étant soutenu par une fraction de la noblesse. En 841, Charles et Louis s’allièrent et vainquirent Lothaire lors de la bataille de Fontenay-en-Puisaye afin de lui imposer le principe du partage de l’Empire. Cela ne suffit pas à convaincre Lothaire. Le 14 février 842, les Serments de Strasbourg confirmèrent l’alliance de Charles et de Louis contre Lothaire. Ces serments furent prononcés par les vassaux de Charles et Louis, non pas en latin mais en langues vulgaires, en proto-roman pour Charles le Chauve et en tudesque (allemand ancien) pour Louis le Germanique. Ils attestent donc de l’existence d’une frontière linguistique entre l’Est germanique et l’Ouest roman du royaume des Francs. De manière excessive, d’aucuns voient dans ces textes, qui ont peu à voir avec le français et l’allemand actuels, les actes de naissance des langues françaises et allemandes.


Document : Le texte des serments de Strasbourg, 842


(Proto-roman) Si Lodhuuigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non los tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contre Lodhuuig non li iu er.


(Tudesque) Obar Karl then eid, then er sinemo bruodher Ludhuuuige gesuor, geleistit, indi Ludhuuuig min herro, then er imo gesuor, forbrichit, ob ih inan es irruenden ne mag, noh ih noh thero nohhein, then ih es iruenden mag, wider Karle immo ce follusti ne uuirdhit.


(Traduction) Si Louis/Charles respecte le serment qu’il a juré à son frère Charles/Louis, et que Charles/Louis mon seigneur, pour sa part n’en tient pas les clauses, si je ne peux pas l’en détourner, et que ni moi ni nul ne soit qui puisse l’en détourner, j en lui serai d’aucune aide contre Louis/Charles.

Source : Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France, 2017, Seuil, p. 107.


En 843, le Traité de Verdun organisa un compromis entre les trois frères et mit fin à l’unité de l’Empire franc : Louis le Germanique obtint l’Est de l’Empire, Lothaire le milieu, la Lotharingie et le titre d’empereur, Charles le Chauve l’Ouest de l’Empire (la Francia occidentalis). Le royaume de Charles le Chauve ressemble bien peu au territoire actuel de la France. Plus tard, l’Empire germanique absorba l’ancienne Lotharingie (à l’origine du nom de la Lorraine). Les frontières de la Francie occidentale décidées à Verdun perdurèrent durant tout le Moyen Age. La Francie occidentale puis le royaume de France étaient séparés de l’Empire germanique par « les quatre rivières », l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhône.

Source : Atlas de France, L'Histoire n°390, mars 2013, p. 13.

Au même moment, la Bretagne connaissait une relative indépendance. Nominoé était un agent de l’empereur, son successeur Salomon (mort en 874) dirigeait de fait un territoire indépendant et Alain le Grand (898-907) pu porter le titre de roi avec l’accord du roi Carolingien. Entre 919 (date de la prise de Nantes par la bande viking de Ragenold) et 939, le royaume breton subit la domination des vikings.


Conclusion

Au terme de cette période de près d’un demi-millénaire, nous pouvons retenir plusieurs éléments.

Nous avons tout d’abord constaté que les populations dites barbares, si elle ont provoqué la chute de l’Empire romain, se sont intégrées à la société gallo-romaine. Plus important, l’inscription dans l’héritage du pouvoir impérial romain a servi à assurer la légitimité du pouvoir des rois francs.

Nous ignorons la réalité du baptême de Clovis et les récits du sacre de Charlemagne sont peu concordants. Ce qui compte pour nous, c’est la dimension performative de ces récits qui se rejouèrent par la suite à l’occasion de chaque couronnement royal. Retenons du récit du baptême de Clovis l’onction avec le saint-chrême tiré de l’ampoule miraculeuse qui rend manifeste la désignation du roi par Dieu. Cette onction place le roi au-dessus des hommes et lui impose la responsabilité de protéger l’Église. Elle renouvelle un pouvoir charismatique hérité des chefs de tribus barbares. Au préalable, l’acclamation par les grands du royaume évoque l’acclamation par ses soldats de l’imperator romain victorieux. La volonté d’assumer l’héritage de l’empereur romain chrétien, de Clovis et de Charlemagne servit ensuite à construire une légende pour légitimer le pouvoir des rois de France.

Il convient cependant de se garder de voir dans ces récits la naissance de la France moderne. Clovis et Charlemagne parlaient vraisemblablement une langue germanique, ils résidaient la plupart du temps entre la Seine et le Rhin. En outre, le territoire de la Francie occidentale hérité du partage de Verdun est loin de correspondre au territoire de la France actuelle. Les différents éléments évoqués dans ce chapitre furent mis en œuvre par les souverains francs pour régler les problèmes politiques qui se posaient à eux, pas pour construire la France moderne.

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